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/video de la cérémonie/ |
Julia Kristeva lit des extraits de romans de Philippe Sollers consacrés à l’île de Ré - Église Saint-Étienne d'Ars-en-Ré, 15 mai 2023. |
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Le divin Philippe Sollers
Par Alexandre Folman, la Revue des deux mondes, 19 mai 2023
Avec la disparition de Philippe Sollers survenue le 5 mai 2023, c’est une certaine idée de la littérature qui s’en va. Philippe Sollers y voyait une affaire à prendre très au sérieux, même la plus importante qui soit.
Il tenait la littérature pour la plus secrète matrice
de notre monde, celle qui transcende les contingences du présent et éclaire les
mystérieuses ruelles escarpées et zigzagantes de l’esprit humain, forcément
vénitiennes pour cet amoureux de la Sérénissime et du Tintoret.
Sollers considérait que « l’existence est
une illusion d’optique : la littérature est là pour la renverser. » Il avait
compris mieux qu’un autre la valeur heuristique du roman. Elle l’habitait. Il y
a consacré sa vie.
« Sollers tenait la littérature pour la plus secrète
matrice de notre monde, celle qui transcende les contingences du présent et
éclaire les mystérieuses ruelles escarpées de l’esprit humain. »
C’est-à-dire qu’il considérait vraiment la littérature
comme le lieu de la vérité de l’être, au sens le plus heideggérien du terme qui
soit, absolu, sans voile, tel qu’à lui-même. En ce sens, Sollers était donc
déjà d’une certaine façon à lui tout seul un personnage de roman, parlant
depuis et avec les livres.
En y repensant, c’est d’ailleurs l’impression
fascinante qu’il pouvait donner parfois par son style extrêmement libre, d’une
virtuosité constante dans son usage du langage. L’air madré et exégète, il
semblait en permanence être détenteur d’ésotérismes jubilatoires ou d’apocryphes
précieux. Il paraissait appartenir à un infra monde et arpenter ses lignes de
force en voyageur du temps.
Joueur et rieur, il aimait les masques
Sollers naquit Joyaux, ça ne s’invente pas.Il incarna cinquante ans
durant, en tant qu’écrivain et éditeur, la figure radicalement solaire de
l’homme de lettres germanopratin, érudit en diable et à l’élan vital débordant.
Deux traits de caractère foncièrement imbriqués pour
celui qui s’était choisi pour pseudonyme quasi homophonique « tout entier art »
en latin. Cela annonçait donc la couleur : chatoyante et intelligente, celle
d’Éros et d’Hermès, des Lumières étincelantes du XVIIIe sa seconde patrie.
Sollers ou le perpétuel hymne à la joie, donc Mozart.
Sollers ou le gai savoir, donc Nietzsche. Et tant d’autres : Dante, Voltaire,
Casanova. Joueur et rieur, il aimait les masques et être où on ne l’attendait
pas.
« Il incarna cinquante ans durant, en tant qu’écrivain
et éditeur, la figure radicalement solaire de l’homme de lettres germanopratin,
érudit en diable et à l’élan vital débordant. »
Cela avait démarré avec ses deux improbables parrains
à tout juste 20 ans, et pas des moindres, Mauriac et Aragon, pour Une
curieuse solitude, premier roman qui marqua son entrée en littérature. L’Église
et le Parti. Sollers d’emblée Janus, tout à tour maoïste puis ultramontain.
Brouiller les pistes, toujours. L’art de la
dissimulation, de l’esquive, du clair-obscur était chez ce lecteur averti des
Jésuites, une seconde nature. Sa profession de foi.
La guerre de Sollers, celle du goût comme il l’avait
nommée, se voulait souterraine et subversive, à la fois patiente à travers
l’édition dont il fut le condottiere au Seuil puis à « la Banque centrale »
Gallimard, soudainement éclatante et gentiment machiavélique à travers les médias
dont il fut l’enfant chéri (Apostrophes, Le Monde des Livres).
Mais une guerre qui était aussi et surtout exigeante.
Sollers a été un véritable stakhanoviste. Et pour cette raison, son œuvre
restera. Il a publié et fait publier plusieurs centaines de livres. Il y eut
bien sûr aussi les revues, fondamentales.
D’abord Tel Quel avec Jean-Edern Hallier au Seuil. Haut lieu expérimental de rencontre
entre l’avant-garde et les classiques qui fédéra notamment Roland Barthes,
Michel Foucault, Jacques Derrida, Francis Ponge. L’époque qui s’y reflétait
était au maoïsme, à la psychanalyse et au structuralisme.
Puis vint L’Infini chez Gallimard
avec ce même souci d’exploration esthétique, frondeur et précurseur au risque
de fréquenter les infréquentable. La moraline ce n’était pas le genre de
Sollers. Il eut le courage de regarder en face certains astres noirs de la
littérature, qu’il s’agisse de Céline, de Sade, d’Artaud, de Bataille et
d’autres antimodernes. Certainement pour mieux voir le monde ? Pari réussi.
Sollers fut à lui seul le centre de gravité de la vie
littéraire et des idées des cinquante dernières années. Ce n’est pas rien et ce
n’est pas si fréquent. Vite, la Pléiade pour le divin Sollers !
Communiqué de l'Elysée (7 mai 2023)
Philippe Sollers nous a quittés hier, à l’âge de 86
ans. Intempestif, vorace, mélancolique, son style comme son allure firent de
lui pour beaucoup de Français, et pendant de longues années, le visage de la
littérature contemporaine. Celui qui naquit Philippe Joyaux fut un orfèvre de
la bibliothèque du monde entier, qui la dota d’œuvres précieuses et majeures.
S’il avait suivi les sentiers balisés, Philippe Joyaux
aurait repris à Bordeaux la direction des usines de fer-blanc familiales, et
consacré sa vie à la métallurgie. Mais c’est un autre creuset dont il voulait
puiser les richesses. Double abdication, ou double affirmation, il commence par
quitter l’ESSEC pour la Sorbonne, puis abandonne ses études littéraires pour la
fréquentation buissonnière des cénacles germanopratins : Ponge sera son
initiateur, Barthes, Lacan, Foucauld, Althusser ses professeurs, Julia Kristeva
son grand amour.
Il lui faut un nom de plume ; le dictionnaire latin le
lui fournit, Sollers, de « sollus », et de « ars »,
ingéniosité, virtuosité. Très vite, il rend justice à son pseudonyme. Il
a 21 ans quand il accède à la majorité médiatique par la publication de ses
premiers romans, salués par « le Vatican et le Kremlin », Mauriac et Aragon.
Mais le vent de mai 68 commence à se lever. C’est alors l’époque de tous les
essais formels, des textes découpés en 64 sections comme dans Drame, en 25
cycles comme dans Nombres, éparpillés pour se défier de toute structure comme
dans Lois, ou encore étirés sans ponctuation en monologues intérieurs fleuves
comme dans Paradis. La revue Tel Quel se fait l’écho de ses expérimentations,
laboratoire d’une quête de sens artistique et politique qui le mène aux confins
du maoïsme.
La parution de Femmes, en 1981, sonnait le virage de
la maturité. Cette fugue à dix voix, ce portrait en dix visages de la féminité
contemporaine, marquait un retour à une veine plus figurative que l’avant-garde
vit comme une trahison, mais où Sollers trouva une nouvelle veine romanesque.
Il s’inscrivit alors dans la géographie intime des Français, s’immisçant
régulièrement, cigarettes aux lèvres, sur le plateau d’ « Apostrophes », s’invitant tous les mois dans les colonnes du Monde, de l’Obs et
du Journal du Dimanche, se hissant tous les ans en tête de gondole, par des
romans, des biographies, des monographies d’artiste, Watteau ou Picasso, Rodin
ou Kooning, Vivant-Denon ou Casanova, qui traduisaient sa large culture et son
goût éclectique. Quand il n’était pas occupé à user de son talent en son nom,
il l’employait à le déceler chez les autres, comme directeur de collection chez
Gallimard.
À travers ces réflexions sur l’art, le sexe, lui-même
et Dieu, ces romans métaphysiques, ces autofictions exploratoires, pleines de
références et d’intertextes, se dessine le portrait d’un inclassable. Érudit
iconoclaste, bourgeois provocateur, léger et grave, altier et goguenard, se réclamant
de l’antirévolutionnaire Joseph de Maistre comme de Karl Marx, séducteur mais
moitié d’un couple inséparable, il débordait toujours le reflet qu’on lui
prétendait lui renvoyer. Son œuvre, dont il voulut faire dès ses débuts « un
système nerveux, résistant, mobile, pour survivre dans la fermeture et
l’effondrement contemporains », construit un immense rébus où se donne à
déchiffrer une soif d’infini, titre de la collection et de la revue qu’il
dirigeait. Quant au titre de son dernier roman, Graal, paru en avril 2022, il
annonçait que, peut-être, une quête touchait à sa fin.
Le Président de la République et son épouse saluent
l’œuvre d’un écrivain éminemment français, dans sa virtuosité et ses paradoxes,
et ainsi devenu universel, de Bordeaux à Venise. Ils adressent leurs
condoléances attristées à son épouse Julia Kristeva, à ses proches, et à tous
les lecteurs qui se pencheront encore durant des générations sur sa modernité
intacte.