JULIA KRISTEVA

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Julia Kristeva
 

 

 

 

 

 
 

 

 
 

 

« Je ne tiens pas du tout à mourir, mais, s’il le faut physiquement, j’accepte, comme prévu, qu’on enterre mes restes au cimetière d’Ars-en-Ré (Sollers en Ré), à côté du carré des corps non réclamés, des très jeunes pilotes et mitrailleurs australiens et néo-zélandais, tombés là, en 1942 (pendant que les Allemands rasaient nos maisons), c’est-à-dire, pour eux, aux antipodes ;

       Simple messe catholique à l’église Saint-Etienne d’Ars, douzième siècle, clocher blanc et noir servant autrefois d’amer aux navires, église où mon fils David a été baptisé ;

       Sur ma tombe, cette inscription : Philippe Joyaux Sollers, Vénitien de Bordeaux, écrivain ;

      Si un rosier pousse pas trop loin, c’est bien. »

 

(Philippe Sollers, Un vrai roman. Mémoires, 2007)

 

 

Sollers en Ré, Messe à l'Église Saint-Etienne d’Ars enRé

célébrée par Monseigneur Jean-Pierre Samoride le 15 mai 2023

Chant : Fabienne Cellier-Triguel, Piano : Anne-Lise Saint-Amans

 

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Communiqué de l'Elysée (7 mai 2023)

 

 

Philippe Sollers nous a quittés hier, à l’âge de 86 ans. Intempestif, vorace, mélancolique, son style comme son allure firent de lui pour beaucoup de Français, et pendant de longues années, le visage de la littérature contemporaine. Celui qui naquit Philippe Joyaux fut un orfèvre de la bibliothèque du monde entier, qui la dota d’œuvres précieuses et majeures. 

 

S’il avait suivi les sentiers balisés, Philippe Joyaux aurait repris à Bordeaux la direction des usines de fer-blanc familiales, et consacré sa vie à la métallurgie. Mais c’est un autre creuset dont il voulait puiser les richesses. Double abdication, ou double affirmation, il commence par quitter l’ESSEC pour la Sorbonne, puis abandonne ses études littéraires pour la fréquentation buissonnière des cénacles germanopratins : Ponge sera son initiateur, Barthes, Lacan, Foucauld, Althusser ses professeurs, Julia Kristeva son grand amour.  

 

Il lui faut un nom de plume ; le dictionnaire latin le lui fournit, Sollers, de « sollus », et de « ars », ingéniosité, virtuosité.  Très vite, il rend justice à son pseudonyme. Il a 21 ans quand il accède à la majorité médiatique par la publication de ses premiers romans, salués par « le Vatican et le Kremlin », Mauriac et Aragon. Mais le vent de mai 68 commence à se lever. C’est alors l’époque de tous les essais formels, des textes découpés en 64 sections comme dans Drame, en 25 cycles comme dans Nombres, éparpillés pour se défier de toute structure comme dans Lois, ou encore étirés sans ponctuation en monologues intérieurs fleuves comme dans Paradis. La revue Tel Quel se fait l’écho de ses expérimentations, laboratoire d’une quête de sens artistique et politique qui le mène aux confins du maoïsme.

 

La parution de Femmes, en 1981, sonnait le virage de la maturité. Cette fugue à dix voix, ce portrait en dix visages de la féminité contemporaine, marquait un retour à une veine plus figurative que l’avant-garde vit comme une trahison, mais où Sollers trouva une nouvelle veine romanesque. Il s’inscrivit alors dans la géographie intime des Français, s’immisçant régulièrement, cigarettes aux lèvres, sur le plateau d’ « Apostrophes », s’invitant tous les mois dans les colonnes du Monde, de l’Obs et du Journal du Dimanche, se hissant tous les ans en tête de gondole, par des romans, des biographies, des monographies d’artiste, Watteau ou Picasso, Rodin ou Kooning, Vivant-Denon ou Casanova, qui traduisaient sa large culture et son goût éclectique. Quand il n’était pas occupé à user de son talent en son nom, il l’employait à le déceler chez les autres, comme directeur de collection chez Gallimard.

 

À travers ces réflexions sur l’art, le sexe, lui-même et Dieu, ces romans métaphysiques, ces autofictions exploratoires, pleines de références et d’intertextes, se dessine le portrait d’un inclassable. Érudit iconoclaste, bourgeois provocateur, léger et grave, altier et goguenard, se réclamant de l’antirévolutionnaire Joseph de Maistre comme de Karl Marx, séducteur mais moitié d’un couple inséparable, il débordait toujours le reflet qu’on lui prétendait lui renvoyer. Son œuvre, dont il voulut faire dès ses débuts « un système nerveux, résistant, mobile, pour survivre dans la fermeture et l’effondrement contemporains », construit un immense rébus où se donne à déchiffrer une soif d’infini, titre de la collection et de la revue qu’il dirigeait. Quant au titre de son dernier roman, Graal, paru en avril 2022, il annonçait que, peut-être, une quête touchait à sa fin.

 

Le Président de la République et son épouse saluent l’œuvre d’un écrivain éminemment français, dans sa virtuosité et ses paradoxes, et ainsi devenu universel, de Bordeaux à Venise. Ils adressent leurs condoléances attristées à son épouse Julia Kristeva, à ses proches, et à tous les lecteurs qui se pencheront encore durant des générations sur sa modernité intacte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Julia Kristeva lit des extraits de romans de Philippe Sollers consacrés à l’île de Ré, après la messe dans l'Église Saint-Étienne d'Ars-en-Ré, le 15 mai 2023.

 

 

 

 

28 novembre 2023
 
 

25 décembre 2023

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Livret de Messe

 

 

 

Sollers en Ré

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Le divin Philippe Sollers 

 

Par Alexandre Folman, la Revue des deux mondes, 19 mai 2023

 

 

Avec la disparition de Philippe Sollers survenue le 5 mai 2023, c’est une certaine idée de la littérature qui s’en va. Philippe Sollers y voyait une affaire à prendre très au sérieux, même la plus importante qui soit.

Il tenait la littérature pour la plus secrète matrice de notre monde, celle qui transcende les contingences du présent et éclaire les mystérieuses ruelles escarpées et zigzagantes de l’esprit humain, forcément vénitiennes pour cet amoureux de la Sérénissime et du Tintoret.

Sollers considérait que « l’existence est une illusion d’optique : la littérature est là pour la renverser. » Il avait compris mieux qu’un autre la valeur heuristique du roman. Elle l’habitait. Il y a consacré sa vie.

C’est-à-dire qu’il considérait vraiment la littérature comme le lieu de la vérité de l’être, au sens le plus heideggérien du terme qui soit, absolu, sans voile, tel qu’à lui-même. En ce sens, Sollers était donc déjà d’une certaine façon à lui tout seul un personnage de roman, parlant depuis et avec les livres.

En y repensant, c’est d’ailleurs l’impression fascinante qu’il pouvait donner parfois par son style extrêmement libre, d’une virtuosité constante dans son usage du langage. L’air madré et exégète, il semblait en permanence être détenteur d’ésotérismes jubilatoires ou d’apocryphes précieux. Il paraissait appartenir à un infra monde et arpenter ses lignes de force en voyageur du temps.

Sollers naquit Joyaux, ça ne s’invente pas. Il incarna cinquante ans durant, en tant qu’écrivain et éditeur, la figure radicalement solaire de l’homme de lettres germanopratin, érudit en diable et à l’élan vital débordant.

Deux traits de caractère foncièrement imbriqués pour celui qui s’était choisi pour pseudonyme quasi homophonique « tout entier art » en latin. Cela annonçait donc la couleur : chatoyante et intelligente, celle d’Éros et d’Hermès, des Lumières étincelantes du XVIIIe sa seconde patrie.

Sollers ou le perpétuel hymne à la joie, donc Mozart. Sollers ou le gai savoir, donc Nietzsche. Et tant d’autres: Dante, Voltaire, Casanova. Joueur et rieur, il aimait les masques et être où on ne l’attendait pas.

Cela avait démarré avec ses deux improbables parrains à tout juste 20 ans, et pas des moindres, Mauriac et Aragon, pour Une curieuse solitude, premier roman qui marqua son entrée en littérature. L’Église et le Parti. Sollers d’emblée Janus, tout à tour maoïste puis ultramontain.

Brouiller les pistes, toujours. L’art de la dissimulation, de l’esquive, du clair-obscur était chez ce lecteur averti des Jésuites, une seconde nature. Sa profession de foi.

La guerre de Sollers, celle du goût comme il l’avait nommée, se voulait souterraine et subversive, à la fois patiente à travers l’édition dont il fut le condottiere au Seuil puis à « la Banque centrale » Gallimard, soudainement éclatante et gentiment machiavélique à travers les médias dont il fut l’enfant chéri (Apostrophes, Le Monde des Livres).

Mais une guerre qui était aussi et surtout exigeante. Sollers a été un véritable stakhanoviste. Et pour cette raison, son œuvre restera. Il a publié et fait publier plusieurs centaines de livres. Il y eut bien sûr aussi les revues, fondamentales.

D’abord Tel Quel avec Jean-Edern Hallier au Seuil. Haut lieu expérimental de rencontre entre l’avant-garde et les classiques qui fédéra notamment Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Derrida, Francis Ponge. L’époque qui s’y reflétait était au maoïsme, à la psychanalyse et au structuralisme.

Puis vint L’Infini chez Gallimard avec ce même souci d’exploration esthétique, frondeur et précurseur au risque de fréquenter les infréquentable. La moraline ce n’était pas le genre de Sollers. Il eut le courage de regarder en face certains astres noirs de la littérature, qu’il s’agisse de Céline, de Sade, d’Artaud, de Bataille et d’autres antimodernes. Certainement pour mieux voir le monde ? Pari réussi.

Sollers fut à lui seul le centre de gravité de la vie littéraire et des idées des cinquante dernières années. Ce n’est pas rien et ce n’est pas si fréquent. Vite, la Pléiade pour le divin Sollers !

 

  Alexandre Folman

 

 

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La grande solitude de Philippe Sollers, par Yannick Haenel

 

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Sollers en Ré,

sur le site de Philippe Sollers

 

http://www.philippesollers.net/sollers-en-re.html

 

 

 

 

 


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