Prix Hannah Arendt pour la pensée politique
15-16 décembre 2006, Brême

Hannah Arendt ou la refondation comme survie


Mesdames et Messieurs,
Je tiens tout d’abord à remercier très chaleureusement le Jury Hannah-Arendt, la Fondation Heinrich Böll et l’Etat fédéral de Brême qui me font l’honneur de me décerner le Prix Hannah Arendt pour la pensée politique cette année, qui est aussi l’année du centième anniversaire de la naissance de la philosophe.
J’aime à penser qu’à travers moi vous saluez la force encore énigmatique que possède l’œuvre arendtienne de toucher un public qu’on dit « large », et que j’appellerai l’« opinion » dans le sens où Hannah Arendt laisse entendre ce mot. Pourrions-nous être aujourd’hui un relais entre, d’une part, l’expérience de cette femme qui se disait tellement « exposée » qu’elle pouvait devenir un « carrefour et une objectivation concrète de la vie », et d’autre part, cette « opinion » plus que jamais soucieuse, en ce début du troisième millénaire, de faire bouger les lignes du contrat politique qui gouverne les hommes et les femmes, afin de concilier l’autorité du lien et l’imprévisibilité de chacun, la pluralité du monde et la vie de la pensée accordée au jugement. Telle est la préoccupation qui accompagne aujourd’hui ma gratitude.
Serait-ce parce que je suis, à ma façon, « eine Mädchen aus der fremde », « Une fille qui vient d’ailleurs » (comme se désignait Arendt elle-même, en reprenant Schiller)? Que mes origines balkaniques m’ont légué un mélange de judaïsme et de christianisme qui se profile à l’horizon de la pensée arendtienne ? Que « je me voyage » dans la culture européenne – comme le dit l’héroïne de mon dernier roman : Meurtre à Byzance ? Que je vis, à ma façon, l’étrangeté, la mélancolie mais aussi la joie requises par le monde globalisé ? Serait-ce parce que, théoricienne du langage et de la littérature en même temps que psychanalyste – la psychanalyse resta opaque à Hannah Arendt, bien que sa vie et son oeuvre interpellent la psychanalyse de façons multiples et inhabituelles –, je tente de sonder l’ecceitas du quid, cette singularité de pensée sans laquelle il ne nous reste que la « banalité du mal » et la « terreur », à en croire la philosophe, mais aussi « la promesse » et « le pardon » dont la version moderne n’est autre, à mon sens, que l’interprétation analytique lorsqu’elle nous permet de renaître ? Serait-ce parce que mon enfance et mon adolescence se sont déroulées dans un pays totalitaire que j’ai très rapidement éprouvé la plus grande méfiance vis-à-vis des latences totalitaires entretenues par certains mouvements libertaires de nos démocraties elles-mêmes, et jusqu’au féminisme, et que je ne peux m’empêcher de craindre quelque nouveau totalitarisme capable de surgir sous le masque des monothéismes fondamentalistes ? Le nom de Hannah Arendt s’est immédiatement imposé à moi lorsque, dans ma trilogie du Génie féminin, j’ai voulu me dissocier du féminisme de masse pour faire l’éloge de la créativité féminine.
Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans le détail de ma rencontre avec Arendt, et des chemins de réflexions qu’elle a ouverts pour moi. Je l’ai fait dans le volume que je lui ai consacré : Hannah Arendt ou l’action comme naissance et comme étrangeté. Ces chemins ne cessent de s’élargir, mais si je devais relever un seul trait pour résumer l’impact que laisse sur moi son œuvre, et pour le transmettre à ceux qui la découvre ou la redécouvre aujourd’hui, à l’occasion du Prix qui porte son nom, je l’appellerai ainsi : une irrésistible capacité de survie. Entendons « survie » comme une échappée de la mort mais aussi du processus vital zoologique, car pour Arendt « vivre » s'enracine dans la félicité [c’est son terme] de penser et de juger. Tel me paraît être, en effet, le fil rouge qui traverse la vie et l’œuvre de cette femme, qui vécut pendant une des périodes les plus tragiques de l’histoire humaine, celle de la Shoah, et qui s’abstint de proposer une doctrine, ou même un système de savoir (on n’a pas manqué de le lui reprocher !), mais inventa une pensée en mouvement, enracinée dans l’expérience et, puisant dans l’imaginaire sensible, qui frôle la narration, n’hésite pas à juger, mais surtout vise et parvient à surprendre. N’est-ce pas la meilleure sinon la seule façon de réhabiliter le geste philosophique lui-même – lequel, dès son aurore grecque, fut un « thaumazein » ? De réhabiliter ce geste au cœur de la désolation de notre monde moderne qui a « coupé le fil de la tradition » ? Mais aussi de susciter l’intérêt et l’action politique hic and nunc, par le renouvellement de la tension, de l’attention et du débat ?
Une tension permanente traverse, on l’a beaucoup dit, toutes les avancées arendtiennes dans ce démantèlement de la métaphysique héritée de Heidegger, qu’elle poursuit à sa manière. Ces avancées nous surprennent, pour commencer, par leurs ambiguïtés, et pour finir par l’ouverture de cet étonnement que j’ai déjà signalé : étonnement de l’auteur elle-même, qui ne dissimule guère son plaisir de penser, il devient étonnement du lecteur, et parvient à déverrouiller littéralement les impasses de la subjectivité et de la politique – mieux que ne saurait le faire le métalangage théorico-politique des philosophes et des politologues professionnels. Je suis persuadée, pour ma part, qu’il n’y a pas d’autres moyens d’affronter les forces de la mort, qui avancent aujourd’hui sous le couvert des intégrismes religieux et de l’automatisation de l’espèce, que cette capacité de sur-vie qui provient de la félicité de penser et de juger. Pour vous en convaincre, je relèverai quatre thèmes grâce auxquels Hannah Arendt rejoint nos préoccupations actuelles :
1. Parce que l’apparaître au monde structure à la fois la pensée et le jugement, seule l’opinion pourra vaincre la violence.
2. Mais La politique de l’opinion ne saurait être un antidote possible aux calculs politiciens que si elle rassemble la perspicacité jugeante (phronêsis) des spectateurs racontant et partageant « ce qui arrive ». En y « risquant ma révélation », je fais de l’espace politique un lieu d’autoanalyse, de re-naissance continue ; j’impulse de vraies histoires par des histoires inventées, et nous créons ensemble le temps politique au croisement du passé et du futur.
3. Si la noblesse de la politique réside dans sa capacité à révéler des étrangetés innovantes, elle ne saurait exister sans ces repères et ces fondements que lui procurait jadis la triade autorité- religion- tradition, désormais mise à mal par la sécularisation. Pourtant, ni nostalgiques de la tradition, ni censeurs terrifiés par les risques de la sécularisation « désormais irrémédiable », sommes-nous capables d’une refondation ? Elle se fera non par la reprise « à l’identique » de l’autorité, des religions et des traditions, mais par leur « éternel retour » dans la pensée jugeante, qui se doit de dévoiler leur impensé et, tout en nous abritant dans l’ancienne fondation, de la modifier en l’augmentant par de nouvelles découvertes qui puissent re-donner sens à nos vies plurielles.
4. Enfin, Arendt ouvre de manière tout aussi insolite la question de la responsabilité des Lumières dans les nouvelles formes d’antisémitisme. Et cette audace la conduit à une tension supplémentaire : en faisant l’analyse horrifiée de la généalogie européenne de la Shoah, grâce à l’héritage continûment élucidé de la pensée européenne elle-même, la philosophe nous invite à admettre que « les combats pour la liberté » en Europe et en Israël sont « identiques ». Peut-être plus que jamais aujourd’hui, face aux nouvelles formes de totalitarisme.

I.
Face à l’histoire du nihilisme et tout en s’inspirant de Heidegger, mais affirmative et sur-vivante, ai-je dit, Arendt tente une recomposition qui transformerait la défaite de la raison : sans se réfugier dans une « pensée qui pense la vérité de l’Etre », ni se contenter de la connaissance des sens, il s’agira de proposer une autre pensée qui soit une pensée du monde – venant du monde, s’appliquant au monde, constituant le monde.
« Il me semble », dokei moi, dis-je en apparaissant – en naissant – dans la pluralité du monde, reprend-elle en substance le « miracle grec ». Au commencement serait donc l’imaginaire ? On aurait tort de prendre cette « semblance », cet « imaginaire » pour un impressionnisme inconsistant et manipulable. Quand je dis « Il me semble » en me présentant au monde que je crée par ma présentation elle-même, je ne dis pas que je n’existe que pour le regard de l’autre : le regard d’autrui n’est que la condition phénoménale, la scène qui s’offre pour que je sois vu/e. Le naissant-apparaissant que je suis n’est un spectateur que dans la réciprocité des différents qui peuplent le monde. « Il n’y a rien au monde ni personne dont l’être au monde ne suppose un spectateur ». Nous sommes tous des spectateurs, or un spectateur est quelqu’un qui ne pense pas au sens du philosophe, mais qui juge. Ce sont ces jugements-là, n’ayant pas le statut d’une vérité, ainsi que les corps sentant qui les portent (mais Arendt ne s’arrête pas longuement sur les logiques conscientes et inconscientes de la chair) qui forment l’opinion. « L’opinion, et non la vérité, est une base indispensable du pouvoir. » « Tout gouvernement repose sur l’opinion », déclare Madison, un des rédacteurs de la Convention de Philadelphie. En élucidant philosophiquement l’opinion, en insistant sur sa pluralité et en l’enracinant dans son combat contre la violence interne à la philosophie et à la politique classique, Arendt nous permet de mieux comprendre le sens que revêt ce phénomène moderne qu’on appelle une politique de l’opinion. Suivons son raisonnement un pas de plus.
///Constitué dans et par la présence qui est une semblance, mais en arrimant la pensée au jugement, le monde de l’apparaître pluriel selon Arendt ne peut être qu’un monde intrinsèquement et immédiatement politique, au sens d’une liaison-déliaison de différences. L’espace et le temps politiques sont les conditions dans lesquelles, dès qu’il apparaît, « quelqu’un » s’ouvre : se présente et se partage ; espace et temps de l’Öfftenlichkeit : publicité et ouverture (comme le dit la langue allemande) de l’impensé, l’oublié, le refoulé, le plus intérieur, l’intime ; espace et temps de leur devenir public, de la « publicité » où l’innommable et l’invisible nous semblent d’emblée signifiables. Le monde s’offre à ceux qui le peuplent pour les rendre agissants-et-signifiables, et l’opinion telle que la pense Arendt est le degré zéro de cette mondanité, de cette publicité, l’aube du politique. ///
Concrètement, par cette pluralité constitutive du monde et de chacun en lui, Hannah Arendt anticipe sur des problèmes centraux de la politique contemporaine, parmi lesquelles l’inter-dépendance climatique et plus largement écologique, ou la globalisation diversifiée de l’économie et de l’information. Mais c’est sur les incidences de sa réflexion sur la politique de l’opinion, telle que nous l’impose l’actualité, que mon travail personnel me porte à insister aujourd’hui. Non que Arendt ne prenne pas grand soin de dénoncer la simulation, le semblant, l’inauthentique, et tout particulièrement celui qui se dissimule dans l’imposture d’authenticité : autant de dévoiements de l’apparition originelle qui constitue le politique et que l’histoire des hommes ne s’est pas privé de mutiler. Pourtant, aux croyants à la vertu supposée authentique, en dessous ou au-dessus des fausses apparences (toujours ce monde duel de la métaphysique !), tel Robespierre dont l’austérité morale s’achèvent en suspicion, hostilité et terreur révolutionnaire, Arendt aime opposer la virtuosité de l’existence mondaine, en se servant au passage d’un… Machiavel. Non sans prévenir que la virtuosité politique intègre la capacité de jouer avec les apparences, à condition toutefois qu’il y ait des règles du jeu !
Dès lors, dans cette démystification que propose Arendt de la tradition politique, de la politique prétendument « vraie », il n’y a d’être que ce qui se donne dans l’épiphanie de l’inter homines esse : et cette assertion d’une réalité qui ne serait que de nature phénoménale n’a rien de cynique ou de démagogique. Elle en appelle à débarrasser le champ politique des détenteurs de la « vérité » et autres « valeurs » préexistantes à l’interaction des specteurs/acteurs différents. J’y verrais volontiers une invitation à dénoncer la prétention d’une certaine classe politique, à moins que ce ne soit la tradition politique elle-même, constituée en professionnels de la vertu idéologique, de droite comme de gauche, religieuse ou athée. Pour ne leur opposer rien d’autre que le courage politique élémentaire, qui consiste à braver la peur de parler et d’agir avec tous ceux qui « peuplent » l’espace public et constitue la « publicité » – le renouvellement, l’ouverture – du monde toujours déjà politique : le citoyen en étant le « héros » par excellence : « un être qui a décidé que ce n’est pas le spectacle de la peur qu’il veut donner ».
En actualisant à outrance cette ambitieuse recomposition du politique que suggère Arendt, osons formuler une interrogation pragmatique : pourrions-nous nous emparer des moyens techniques que nous offre la politique médiatisée, pour cesser de diaboliser le spectacle, mais, tout en restant conscients de ses pièges et facilités à désamorcer sans fin, pourrions-nous redonner à l’inflation sans précédent de l’« opinion » qui est le nouveau pouvoir des démocraties avancées, cette noblesse propre à la politique de l’opinion qu’esquisse Arendt en un sens insolite, inouï ? Lorsque la réalité et le concept de peuple deviennent, de toute évidence, une « opinion », pourrions-nous penser, non seulement les dérives que cette mutation entraîne, mais aussi les surprenantes ouvertures qu’elle comporte ?

II.
« Qui sommes nous ? » s’opposant à « que sommes nous ? » : telle est l’inquiétude qui opère comme un trait d’union entre l’œuvre politique et l’inspiration philosophique d’Arendt, entre son affrontement à la métaphysique et son pari de penser contre la tradition politique . Une inquiétude qui, de surcroît, interpelle la psychanalyse contemporaine. Pour le dire autrement, la « politique de l’opinion » – au sens innovant qu’Arendt donne à ces termes – ne pourrait être un antidote à la politique spectacle qu’on nous vend aujourd’hui comme une politique de l’opinion, aussi bien qu’aux appels nostalgiques d’un « réveil des peuples » –, que si elle est un inter-esse de singularités créatrices, une reliance de « qui ».
En rappelant la généalogie augustinienne, scotiste ou franciscaine de ce « qui » arendien, j’aimerais insister avant tout sur son principe amoureux, pour le rapprocher de cette autre transvaluation que Freud, de son côté, entreprend des logiques fondatrice du sujet du désir. Car c’est en ce lieu précis du sujet politique comme singularité amoureuse, du « qui », que Arendt frôle la psychanalyse dont elle ne franchit pourtant pas le seuil, mais nous invite néanmoins à méditer le rôle éventuel qu’elle pourrait jouer dans la recomposition du lien politique.
C’est parce qu’il est d’emblée et toujours « politique » au sens arendtien du terme, le « qui » est « caché » davantage à la personne qu’à la multitude humaine, ou plutôt à la temporalité de la mémoire d’autrui : il ne se révèle qu’à la diversité des mémoires. Rien à voir avec un « savoir intime » de soi séparé du Mitsein : l’étrangeté du « qui » selon Arendt n’apparaît que dans la « reliance » mutuelle qui rappelle étrangement le… « transfert » freudien ! Et qui lui adresse implicitement la question : « Qui es tu ? ». A l’isolement de l’appropriation de soi heideggérienne, « qui » répond par… le récit de ses histoires qui « transcende la simple activité productive » par l’extraordinaire de l’excès, certes ; mais plus encore par le fait même que « je » parle et par la structure même de la transmission verbale, narrative: « L’essence de qui… ne commence à exister que lorsque la vie s’en va, ne laissant derrière elle qu’une histoire ».
La passion arendtienne pour la singularité du « qui » ne trahit pas seulement l’horreur qu’elle éprouve envers la massification totalitaire. En redécouvrant le destin de la singularité innovante dans l’œuvre de Duns Scot, la femme qui a écrit Les Origines du totalitarisme approfondit sa réévaluation de l’ontothéologie, et fait apparaître l’archéologie chrétienne de la liberté subjective moderne : ses grâces comme ses risques. On ne s’étonnera pas de constater qu’au contraire, une théologie restée sur ses gardes a vite fait de condamner aujourd’hui encore le Docteur subtil.
Que le sujet de la politique qu’elle appelle de ses vœux soit un sujet amoureux, l’étudiante de Jaspers le fait savoir dès sa thèse sur Le concept d’amour chez Augustin, soutenu le 28 novembre 1928. Le psychanalyste relèvera qu’en commentant la véritable « constellation de l’amour » selon Augustin – amour, désir (avec ses deux variantes, appetitus et libido) charité et concupiscence –, Arendt avance que l’onde porteuse de cette variété est le désir. C’est ici que surgit la possibilité, pour l’étant-homme, de questionner son être propre : entre le « pas encore » et le « déjà plus », je suis devenu question à moi-même (Quaestio mihi factus sum).
La formulation augustinienne que Arendt se plaira à explorer dans La Vie de l’esprit est tributaire de cette expérience de la vie comme amour, qui naît en même temps que la volonté et l’intériorité du sujet humain. Elle reviendra sur cette inspiration augustinienne, que les « penseurs professionnels » comme les commentateurs de Arendt ont tendance à sous-estimer, tout au long de sa vie, et jusque dans la maturité de sa trilogie Pensée-Vouloir-Juger. Outre le thème désormais célèbre du « miracle de la natalité » (« Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, « naturelle », c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autre termes : c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance. Seule l’expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foie et l’espérance […] que l’antiquité grecque a complètement méconnues.[…] C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Evangiles annonçant leur « bonne nouvelle » : « Un enfant nous est né »), Arendt aime insister sur la vie comme conflit, telle qu’elle découle de la position biblique d’un Dieu Créateur, et sur la rupture de l’autarcie hellénique qu’opère Augustin en reprenant la séquence judaïque naissance/mort .
En rassemblant Aristote, Augustin et sa propre expérience de l’actualité désastreuse du nazisme et du stalinisme, Arendt, dans sa maturité, formulera ainsi le nouage de la vie d’un « qui », habité par le conflit amoureux, au monde pluriel par le truchement de la narration historique qui leur est consubstantielle : « La principale caractéristique de cette vie spécifiquement humaine, dont l’apparition et la disparition constituent des événements du monde, c’est d’être elle-même toujours remplie d’événements qui, à la fin, peuvent être racontés, et fonder une biographie. C’est de cette vie, bios, par opposition à la simple zoé, que Aristote disait qu’elle « est en quelque manière une sorte de praxis ».
Qu’il n’y a pas de vérité cachée de l’inconscient qui ne soit accessible – à l’infini – à « l’association libre », c’est-à-dire à la mise en récit de l’action et de la mémoire dans l’inter-esse du transfert et du contre-transfert amoureux : n’est-ce pas ce qui spécifie une autre politique de la transcendance, celle de Freud précisément, qui inscrit l’être du sujet désirant dans les événements de la parole narrée ? En se révélant à l’analyste dans le transfert, le « qui » de la psychanalyse ne vise-t-il pas, à travers la dissolution du transfert et la fin de la cure, la réouverture de nouveaux liens, ce recommencement de mondes pluriels étant le critère même d’une expérience analytique réussie ?
La psychanalyse étant l’expérience intime par excellence, il ne peut y avoir de politique de la psychanalyse qui ne soit pas en même temps une réduction du « qui » en un « ce que ». En revanche, l’écoute du parlêtre est la révolution copernicienne des valeurs et des normes qui ouvre de nouvelles possibilités de liens dans la pluralité du monde, lesquelles constituent l’essence même du politique. Ainsi comprise, l’expérience analytique est éminemment politique, au sens arendtien d’une révélation de l’être parlant qui coïncide avec l’apparaître de son discours. A côté et par-delà les résistances et les défenses sexuelles que suscite la psychanalyse, la raison profonde des hostilités qu’elle mobilise ne proviendrait-elle pas de cette réappropriation et refondation de l’ontothéologie, qui sont implicites dans sa théorie et sa pratique?
Insolites bien sûr, impensés, notoirement repoussés par l’auteur de La Vie de l’esprit , les « convergences » entre Freud et Arendt ne manquent pas dans l’optique que je viens d’esquisser. Ainsi, le « semblant », le « simulacre », et jusqu’au « faire semblant » ne sont-ils pas des « vérités » pour l’écoute de l’analyste, qui révèlent non on ne sait quelle authenticité de l’analysant, mais la réalité psychique que son récit se risque à faire apparaître dans ce monde politique qu’est l’inter-esse du transfert/contre-transfert ? Ainsi, le transfert/contre-transfert, ou l’inter-esse arendtien ne sont-ils pas des mondes de l’apparaître originel, qui ne préexistent pas à la narration elle-même, mais se créent au fur et à mesure que le moi se « met en question » ou en « anamnèse », pour qu’advienne le sujet de nouveaux liens, ouverts et interminables ? Ainsi, n’est-ce pas une conception psychanalytique du sujet parlant constitué comme « événement » dans le temps (passé, mémoire), et non pas un diagnostic psychologique des dispositions, dons et autres tempéraments que formule Hannah Arendt, quand elle fait siennes certaines avancées de l’Aufklärung, par exemple avec Herder : « La différence ne réside pas dans les dispositions, dons ou tempéraments, elle est au contraire dans l’aspect irréversible de tout événement humain, dans le fait qu’il a un passé dont on ne peut pas faire qu’il n’a pas été ». Ou quand elle s’emploie à définir l’identité d’un peuple, le peuple juif, comme une sédimentation de mémoires : « Les ruines de Jérusalem ont leurs fondations pour ainsi dire au cœur du temps », tandis que la religion ne lui apparaît ni source de préjugés, ni religion de la raison, mais un « héritage inaliénable ». L’identité d’une personne ou d’un peuple serait un passé, un récit ou une mémoire « irréversible » et « inaliénable », et pour cela même interprétables et analysables. Hélas, le monde est plein de gardiens de l’identité qui ne pardonneront ni à Freud ni à Arendt de telles audaces, déplacements, élucidations.

Décidément la plus résurrectionnelle de tous, Arendt ne cesse de retourner sa mélancolie et les impasses de la modernité en demeure, en ouverture, re-naissance, continuelle nativité augustinienne revue et modulée par la lecture de Nietzsche et Heidegger. Ni conservatisme nostalgique du passé, ni démantèlement destructeur. Pas de mode d’emploi non plus pour ce monde nouveau et sa nouvelle politique : rien qu’une respiration des liens formés par des « qui » surprenants -, et c’est énorme. Car le re-commencement n’est possible que si et seulement si il re-fonde l’autorité elle-même, qui ne saurait advenir autrement qu’en tant que ré-interprétation, ré-invention. Retour et reprise de l’autorité-religion-tradition donc, non pour les re-faire (Machiavel et Robespierre ont confondu « faire » et « fonder » et ont échoué dans la tyrannie), mais pour en ré-initier le sens, jusque dans son nucleus qu’est l’autorité, et ceci dans l’espace présent de la nouvelle « publicité ». C’est ainsi que je lis, pour ma part, ces phrases testamentaires écrites par Hannah Arendt dans de La Vie de l’esprit : « Dans la perspective de l’histoire, ce qui a cédé, c’est la trinité romaine qui pendant des millénaire a uni religion, autorité et tradition. La disparition de cette trinité n’anéantit pas le passé et le processus de démantèlement lui-même n’est pas destructeur, il ne fait que tirer les conclusions d’une perte qui est un fait, et à ce titre ne fait pas partie de l’‘histoire des idées’, mais de notre histoire politique, celle du monde. » Quant au monde de la psychanalyse, « tirer les conclusion » de la perte d’autorité reviendrait à repenser le sens prépolitique et préculturel du besoin de croire, indispensable à la construction de l’identité psychique par l’identification primaire avec le « père aimant de la préhistoire individuelle », Autre idéal et étayage de mon idéalité.

IV
C’est bien au regard de cette paradoxale convergence entre Freud et Arendt, inscrivant tous deux quoique différemment le caché dans l’apparent, le refoulé dans l’inter-dit, que j’aborderai pour finir une ultime tension arendtienne : sa critique de la sécularisation, d’une part, et le refus du transcendantalisme dont elle l’accompagne, d’autre part.
En stigmatisant la sécularisation, Arendt attaque la réduction des différences humaines à la généralité du « zoon politikon », devenu « l’Homme » générique dans la compréhension réductrice des « droits de l’homme », et elle « oublie » plus ou moins intentionnellement la richesse des corps, des désirs et des langages qui s’épanouissent notamment dans les Lumières françaises. Heureux « oubli » cependant, qui lui permet de dénoncer sans relâche le tour de force de l’assimilation des juifs, qui transforma le « judaïsme » en « judéité » et réduisit l’être humain juif à un « paria », ouvrant ainsi la voie à un déni sans précédent du sens de la vie, et à l’extermination systématique de la « superfluité de la vie humaine » proclamée et programmée par les nazis qui culmine dans l’extermination de six millions de juifs d’Europe.
Cependant, lorsque Waldemar Gurian et Eric Voegelin, de l’importante Ecole des sciences politiques de l’université de Notre-Dame, tentèrent d’associer Arendt à leur thèse selon laquelle le totalitarisme est davantage le produit de l’athéisme moderne que d’un processus socio-historique, voire la « maladie spirituelle de l’agnosticisme », Arendt ne rejeta pas le fait qu’un certain athéisme ait pu contribuer à la fin de l’éthique. Mais elle maintint que le phénomène totalitaire est unique, et qu’aucun des éléments antérieurs, qu’ils appartiennent au Moyen âge ou au XVIIIe siècle, ne peut être qualifié de « totalitaire ». Elle prend soin également de différencier son interrogation philosophique de quelque position religieuse que ce soit, en renvoyant l’utilisation politique du « divin » au pernicieux nihilisme qu’elle combat : « Ceux qui concluent des événements terribles de notre temps que nous devons retourner en arrière vers la religion pour des raisons politiques me semblent faire preuve d’autant de manque de foi en Dieu que leurs opposants ».
On comprend alors que tout en s’indignant avec Bernard Lazare du sort de « paria » que l’Europe des Lumières réserve au juif, et en en éclairant le destin tragique jusque dans la figure du « juif d’exception » chez Kafka, Chaplin ou Stefan Zweig, elle conclut par cette réflexion, dont j’aimerai faire entendre la modernité provocatrice : «Toutes les nations européennes sont devenues des peuples parias, elles sont toutes contraintes d’accepter à nouveaux frais le combat pour la liberté et l’égalité des droits. Pour la première fois, notre destin / le destin du peuple juif / n’est pas un destin exceptionnel, pour la première fois notre combat est identique au combat pour la liberté que mène l’Europe. En tant que juifs nous voulons combattre pour la liberté du peuple juif car : ‘Si je ne me soucie pas de moi, qui se souciera de moi ?’ ; en tant qu’Européens nous voulons lutter pour la liberté de l’Europe car ‘Si je ne me soucie que de moi, que suis-je ?’ » (Hillel).
Cette défense et illustration de ce qu’il faut bien appeler la « communauté européenne et juive » porte, de toute évidence, la trace de son temps, qui est celui du combat d’une certaine Europe contre l’Europe nazie. Pourtant, et quelles que furent les tragédies personnelles et collectives auxquelles Arendt a survécu, tout au long de son œuvre elle resta soucieuse d’enraciner le destin d’Israël à la fois dans l’affirmation de sa différence et dans l’action politique libératrice de tous les hommes, telle qu’elle lui paraît possible/impossible par et dans le démantèlement/refondation de la tradition européenne à partir de son fondement, c’est-à-dire de l’ontothéologie, en pensée politique. Lorsqu’elle tente d’en refonder l’autorité politique, avec la vitalité inouïe de son jugement et son irrésistible capacité de survie, le destin du peuple juif demeure néanmoins l’horizon permanent de son ambition : qu’il soit explicitement nommé ou qu’il se laisse deviner dans la dénonciation arendtienne des menaces d’une troisième guerre mondiale atomique ; ou encore lorsqu’elle pointe les violences de l’automatisation présageant la « dévastation » (Verwüstung) de la terre : « L’espace politico-publique est essentiellement dans le champ de la violence », « L’humanité elle-même peut disparaître du monde compte tenu de la politique et des moyens de violence dont elle dispose » ; ou encore quand elle décrit le « désert en mouvement » qui étend son empire totalitaire en nous privant de la capacité d’agir, de penser, de pâtir, de juger et de condamner ensemble ».
Trente ans après sa mort, à ces dangers qu’elle tente d’affronter par une refondation de l’autorité politique et qui, en s’aggravant, rendent cette dernière improbable, vient s’ajouter la nouvelle menace qui pèse sur Israël et le monde. Arendt l’a pressentie dans sa mise en garde contre la sous-estimation du monde arabe et, tout en donnant un appui inconditionnel à l’Etat d’Israël comme seul remède à l’acosmisme du peuple juif, comme retour au « monde » et à la « politique » dont l’histoire l’avait privé, elle n’a pas épargné ses critiques : « Ils avaient fui en Palestine comme on souhaite se propulser sur la lune, pour échapper à la méchanceté du monde ». Bien que beaucoup de ses analyses et avancées nous paraissent plus prophétiques que jamais, Arendt ne pouvait prévoir le durcissement de l’Islam fondamentaliste, ni le chaos destructeur qu’il est en train de propager dans le monde, devant l’impuissance de la politique à y répondre, et devant l’apolitia, c’est-à-dire l’indifférence que génèrent les dérives du spectacle.
Il n’en reste pas moins que cette nouvelle forme de totalitarisme fondamentaliste – par la désertification de la pensée qui le caractérise et qu’il impose, et par son mépris pour la vie humaine, qu’il réduit à une superfluité à éliminer avec la plus froide préméditation –, nous ramène à des angoisses essentielles et nous invitent à reprendre les diagnostics lucides de Arendt. Dans ce contexte, et plus dramatiquement que jamais, l’état actuel du monde nous confronte avec une gravité sans précédent à ce soleil noir du scepticisme, dont l’ombre n’a jamais épargné notre philosophe de la natalité politique, et qui l’a conduite à se demander à plusieurs reprises si la politique a « finalement encore un sens »
Pourtant, en saluant la « vitalité du jugement » arendtien, je l’ai appelé tout à l’heure une « sur-vie ». Je n’entends aucunement ce terme comme un pansement humaniste de l’isolement, de la désolation, de la destruction personnelle et/ou politique. J’entends qu’Arendt n’est pas que le penseur du démantèlement. J’entends sa félicité de penser que la re-fondation est possible : re-fondation de soi, d’un peuple, de l’espace-temps politique. Cela demande un amour du passé et du futur, et une extraordinaire capacité de renaissance dont un autre génie féminin, Colette, disait qu’elle ne fut jamais au-dessus de ses forces : « Renaître n’a jamais été au-dessus de mes forces ». C’est bien cette attitude que Arendt adopte lorsqu’elle fait sienne la phrase de Tocqueville : « Un monde nouveau a besoin d’une nouvelle politique », et que, évitant toute facilité, elle ne démantèle la tradition du politique que pour mieux le refonder. « La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents », « La ruine de la politique résulte du fait que le corps politique se développent à partir de la famille », « La politique prend naissance dans l’espace qui-est-entre les hommes, donc dans quelque chose qui est extérieur-à-l’homme. Il n’existe donc pas une substance véritablement politique », « Il n’y a de liberté que dans l’espace intermédiaire propre à la politique ».
Est-ce à dire que la politique prend la place du divin, pour notre penseur politique ? Ou, comme j’ai essayé de le montrer, le divin ainsi que l’être s’incurvent-ils dans l’inquiétante opinion du « qui » suis-je? Le divin et l’être participent, immanents, à la publicité des sujets singuliers ; ou, mieux, ils s’incarnent dans cette narration fondamentalement amoureuse et interactive que tissent des hommes et des femmes différents sur le sens pluriel de leurs actions. La politique arendtienne serait-elle la première politique de l’incarnation ? Devant les nouvelles menaces que fait peser la conjonction de l’automatisation de l’espèce et de la fondamentalisation des religions, deux possibilités semblent s’ouvrir à nous en relisant Arendt :
- Ou la dépolitisation galopante précipitera le retour du religieux et réduira à l’impuissance l’espace politique, pour un temps long et imprévisible.
- Ou la programmation en cours de la superfluité de la vie humaine et l’instrumentalisation de la pulsion de mort par les intégrismes provoquera un sursaut vital de l’inter-esse et une ré-initiation de la subjectivité innovante.
Logiquement, cette deuxième probabilité nécessite non un retour à, mais une refondation de l’autorité du gréco -judéo-christianisme qui a donné au monde le désir pour un « monde commun », constitué par une pluralité de « qui », et que Arendt appelle « le centre de la politique ». Il nous incombe de réinterpréter ce don.
Seule une « nouvelle politique » éclairée de la sorte peut encore éviter la ruine du monde.

Dans l’immédiat :
constatant que la superfluité de la vie humaine continue à être un mal radical déclaré, pratiqué ou toléré ;
que le droit de chaque personne d’apparaître dans la pluralité des liens politiques est, aujourd’hui encore, en souffrance à maints endroits sur notre terre globalisée ;
que le plus souvent ce sont les femmes qui deviennent les victimes de cette destruction de l’espace politique et de la négation de la personne humaine jusque dans son droit à la vie;
et en se souvenant que, réticente au féminisme, n’ayant consacré aux femmes qu’un bref texte (« On Emancipation of Women », 1933) qui s’insurgeait contre la discrimination économique, Hannah Arendt refuse de voir en elles de simples prolétaires, et recommandait une analyse de la famille plutôt que de l’individu isolé ;
Je considère que la refondation du monde politique, telle que la suggère l’oeuvre de Hannah Arendt, nous invite à conduire le souci du destin singulier d’un homme et d’une femmes, sans hiérarchie, au cœur de la démocratie d’opinion.
Par conséquent, j’offre le Prix Hannah Arendt 2006 à l’ONG Humani-Terra (www.humani-terra.org), sise à Marseille, pour l’aider dans son travail exemplaire à l’Hôpital de Herat en Afghanistan, notamment avec les femmes afghanes qui ne trouvent pas d’autre moyen de protester contre les injustices et violences diverses auxquelles elles sont soumises que de s’immoler par le feu. Que ce prix contribue aux soins médicaux et psychologiques, ainsi qu’au suivi des handicaps, et à l’organisation d’une éducation sociopolitique des victimes, de leurs familles et de leur milieu. En espérant continuer notre collaboration dans l’avenir, je souhaite que le « Prix Hannah Arendt pour la pensée politique » puisse attirer l’attention sur le sort de ces femmes, pour activer la solidarité politique internationale avec elles, ainsi qu’avec d’autres victimes des politiques, idéologies, croyances ou comportements qui programment ou tolèrent « la superfluité de la vie humaine ».

 

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