De l’abjection à la banalité du mal

 

Nous sommes réunis ce soir autour des Bienveillantes de Jonathan Littell.
Evénement littéraire incontestable et scandale pour certains, le roman a obtenu le prix Goncourt et le Prix de l’Académie française 2006. Merci à l’auteur d’avoir accepter de venir en parler dans le cadre des Conférences Roland-Barthes ; merci à Rony Brauman, avec nous pour participer à ce débat sur les enjeux du roman qui engagent, avec la littérature, la mémoire et l’éthique. Et merci à Jean-Charles Darmon, vice-directeur de l’ENS, spécialiste des rapports entre littérature et morale, qui nous accueille ici ce soir et débattra avec nous.
Les Bienveillantes est un roman  énorme (à tous les sens du terme), à la hauteur de l’imaginaire terrifié  qui, seul, peut témoigner du désir à mort, qui est un désir de mort. Un imaginaire terrifié qui s’empare de quiconque se risque à pénétrer dans l’horreur de la Deuxième Guerre mondiale et de la  Shoah.
Par une connaissance – sans précédent littéraire – des travaux sur le déroulement des opérations de guerre, aussi bien que sur l’organisation et la pratique de la « solution finale », et, davantage encore, par la virtuosité d’une narration qui insère l’histoire dans la psychopathologie d’un homme qui pourrait être un contemporain du 3e millénaire, Les Bienveillantes ne se contente pas d’être une œuvre littéraire : le volume agit comme un colossal virus propre à contaminer peu à peu le naïf lecteur, ce « semblable, [ce] frère », pour en fait un otage : de Jonathan Littell ou de Max Aue ?
Nous ne manquerons pas de nous poser cette question. C’est dire que nous allons honorer en vous, Jonathan Littell, l’auteur qui a su, avec une force et une persévérance hors pair, installer le lecteur dans cette  expérience de l’horreur qui est la vôtre. Mais nous allons essayer aussi de passer cette expérience au crible, et peut-être au scalpel, pour la disséquer : Max Aue lui-même n’est pas du genre à bouder quelque plaisir polymorphe, incisif et/ou bienveillant, que ce soit. Je me contente pour le moment de quelques généralités de présentation pour faire revivre dans votre mémoire quelques traits incontournables du livre.
Ce n’est pas la première fois qu’un bourreau nazi est un personnage romanesque : on se souvient, entre autres, de La mort est mon métier, de Robert Merle (1963), et de Sartre qui, dans La Mort dans l’âme, troisième volet des Chemins de la liberté, associe homosexualité et collaboration dans le personnage de Daniel, qui « aurait voulu être femme » pour se jeter dans les bras des jeunes et blonds Allemands. Le cinéma ne se gêne pas davantage pour prendre des libertés avec l’histoire – voir L. Cavani ou L. Visconti et l’épisode du massacre des SA dans le chalet de Röhm, etc. Mais c’est la première fois que le narrateur d’un roman est un bourreau nazi. Les neuf cents pages des Bienveillantes donnent en effet la parole à un criminel qui se dépeint, se justifie, fait dans la dentelle : vous aimez, Jonathan Littell, développer en récits hallucinés les perles de la langue française – pas si « secondaire » en somme, la « langue maternelle » ? – ainsi que celle de la mythologie grecque (je vais y revenir). Ayant échappé aux Erinyes des tribunaux, votre narrateur bénéficie de l’indulgence des Euménides, alias les Bienveillantes et, tout en dirigeant une usine de dentelles dans le Nord de la France, ne cesse de se raconter dans les moindres détails. Sans remords, pour « se faire du bien » (« je pense que cela me fera du bien », p. 13 ; « ce n’est pas pour vous que j’écris », p. 16, dit-il à ses « frères humains »), il entraîne le lecteur dans une épopée infernale et cependant attachante. « Attachante » dans tous les sens du terme : par l’abondance des faits de guerre, par la minutie des détails – la bureaucratie, la politique, la psychologie, la culture sont entremêlées aux plaisirs sexuels, tous avoués dans une narration constamment bondissante, avec un phrasé sobre, rythmé comme une suite (allemande ou française ? Bach ou Rameau et Couperin ? baroque ou rock ?), et par le recours à un vocabulaire d’un naturel impudique. Le tout produit l’effet d’un blanchiment de l’horreur néanmoins subie. Et réussit à broyer les faits historiques et les dialogues des personnages sous un rouleau compresseur aussi sophistiqué que tuant, auquel n’échappe aucun de ceux qui acceptent de lire Aue : « Même l’homme qui n’a pas fait la guerre subira ce dont je parle » (p. 15). Le narrateur réussit, sans aucun doute, et cette réussite a valu à l’auteur deux prix ; « L’humain n’existe pas » (p. 538) ; « L’horreur est inévitable » (p. 638) ; « L’odeur [des camps] était immonde… c’est la signification de notre existence » (p. 39), etc. Le lecteur naïf, le frère du narrateur Aue, en sort-il convaincu ou écoeuré ? Telle sera la question que nous essaierons d’aborder ce soir.

Max Aue, c’est son nom – de mère française et de père allemand, est docteur en droit et gravit les échelons de la SS au Bureau central du service de sécurité (SD), non sans exprimer quelques réserves, voire des critiques, sur les erreurs administratives, et même les excès des mesures d’extermination des Juifs. Cet Obersturmfürer pas comme les autres essaie de nous convaincre que l’homme est un tueur : « Vous ne pourrez jamais dire : Tu ne tueras point, c’est impossible » (p. 30).
C’est dit d’emblée : pour cet intellectuel, la solution finale est une question métaphysique, il est en désaccord avec le message biblique qu’il ne manquera pas cependant d’annexer à sa philosophie. Rien n’est pourtant simple dans ses ambivalences puisqu’il évolue, comme l’histoire telle qu’il la visionne, sous l’empire des sens. Tuer, sous la plume de ce nihiliste achevé, serait donc le propre de l’homme. Raison de plus pour « préférer être une femme » (p. 29) : « Les hommes sont des vestiges des femmes » (p. 821) ; ces femmes qui éprouvent des plaisirs incommensurables et tragiquement enviables : « Le e rend les femmes terriblement femelles, et je souffrais démesurément d’en être dépossédé » (p. 821).
Du front ukrainien, en passant par le Caucase et Stalingrad – où il manque se faire tuer et d’où il revient avec un trou dans la tête –, puis à Paris, où il soulève les dessous de l’Action française et détaille sa rencontre grotesque avec le Führer juste avant la débâcle – il pince, comme un potache, le « nez  large et mal proportionné », « slave ou bohémien, presque mongolo-ostique » de Hitler –, le bourreau-narrateur est tour à tour philosophe tragique, érudit éblouissant, pervers délirant, et en définitive humain, trop humain. C’est, en tout cas ce que pense Aue lui-même (le narrateur, donc le bourreau) quand il expose sa théorie générale de l’aliénation qui, à mes yeux, banalise le crime en essentialisant le mal : « Tout comme l’ouvrier est aliéné par le produit de son travail », le tueur l’est « par la victime », qui « a été amenée là par d’autres hommes ; [dont] la mort a été décidée par d’autres encore, et le tueur sait qu’il n’est que le dernier maillon d’une très longue chaîne, qu’il n’a pas à se poser des questions » (p. 25).
Telle est la version étendue de la banalité du mal selon Max Aue : le héros croise d’ailleurs Eichmann, dont Hannah Arendt diagnostique les crimes sous cette expression, non pour les banaliser, mais pour indiquer qu’ils sont fréquents, et en ce sens seulement « banals » ; car en s’interdisant de penser, de poser des questions, de juger le bien et le mal, le nazi se contente d’obéir, et c’est cette obéissance (cf. les travaux de Milgram) qui banalise l’horreur commise en son nom. Aue abonde dans ce sens, non pas celui de Arendt, qui s’indigne, mais celui de Eichmann, qui veut se blanchir : plus même, il le dépasse car il essentialise le mal. «  Le bien et le mal sont des catégories qui peuvent servir à qualifier l’effet des actions d’un homme sur l’autre ; mais elles sont à mon avis foncièrement inadaptées, voire inutilisables pour juger ce qui se passe dans le cœur de l’homme. » (p. 544). C’est ici, par cette essentialisation du mal que, de saisissant, le roman devient problématique.

Rony Brauman est cofondateur et président de Médecins sans frontières de 1982 à 1994, fondateur de Liberté sans frontières, auteur notamment de L’Action humanitaire (nouvelle éd. 2001), Les Médias et l’Humanitaire (2001), L’Humanitaire, le dilemme (2002), Aider, sauver, pourquoi, comment (2006), et coauteur avec Eyal Sevan de Un spécialiste, documentaire sur Eichmann. Il a bien voulu être ce soir avec nous pour réagir à cette nouvelle façon de banaliser l’horreur que défend Max Aue. Sa présence ici est d’autant plus inévitable et heureuse que, comme Rony Brauman, Jonathan Littell lui-même, dans sa vie sociale, est très impliqué dans l’action humanitaire, ce qui nous conduira à aborder avec eux la complexité de ce chantier. L’humanitaire est-il toujours, comme je le pense, une inspiration forte de l’action politique des démocraties ? Ou bien risque-t-il de banaliser le mal, à force de médiation ? Et dans cette hypothèse, comment se prémunir contre cette dérive, qui me paraît due à la manipulation spectaculaire et mafieuse de l’action humanitaire, à ne pas confondre avec son caractère spécifique ? Après avoir à ma façon essayé de cerner l’ampleur des Bienveillantes, je demanderai à nos invités d’aborder cette mondialisation du mal face à la thèse essentialiste du mal selon Max Aue.
On ne saurait présenter un écrivain – et a fortiori Jonathan Littell – qu’en évoquant son œuvre. Ce que je ferai en assumant mon rôle dans cette pièce à trois de ce soir, en vous livrant ma lecture du roman et mes questions.
Car c’est le roman qui sera au centre de notre discussion, et cet insoutenable voisinage de la littérature et du mal, sans lequel il n’y a pas de littérature (« On ne fait pas de littérature avec de bons sentiments », la littérature est amorale – qui ne le sait ?). Question : à partir de quel voisinage avec le mal la littérature est-elle encore une « catharsis » ? Court-elle le risque d’essentialiser l’abjection ? Que veut dire « le registre de la littérature pure » ?

Nombre de critiques ont récusé l’utilisation abondante des travaux des historiens dans les Bienveillantes : c’est-à-dire l’appropriation, par le bourreau, aussi bien des documents recueillis par les chercheurs que des témoignages de victimes de la Shoah. Des historiens ici présents reviendront certainement sur ce point ; je me bornerais, quant moi, à signaler les travaux incontournables qui font date dans l’analyse de l’horreur nazie, et qui sont utilisés dans le roman, par un narrateur qui les déforme immanquablement, puisqu’il se les approprie dans sa logique nihiliste : je pense à Raul Hilberg, Saul Fridländer, Charles Browning , Des hommes ordinaires,  1992, et, last but not least, Wieslaw Kellar, Anus Mundi, Cinq ans à Auschwitz (1980). Ces recherches, témoignages et analyses ont repéré aussi bien la chronologie des décisions nazies et l’évolution de la politique et de l’idéologie au sommet du Reich, que les initiatives locales et le rôle de la dynamique de groupe et des caractères personnels.
Cependant, puisque Les Bienveillantes n’est pas un « roman historique » comme les autres, les critiques formulées par les historiens à son endroit ratent leur cible. Car le narrateur, lui, s’approprie ces discours (jusqu’aux archives soviétiques et aux témoignages des victimes) pour les insérer dans sa psychopathologie. Il y parvient avec une maestria narrative qui associe aux détails factuels fourmillants des filtres culturels non moins abondants et variés. Les lectures de cet invraisemblable trentenaire qu’est Max Aue vont de Plutarque et Tertullien à Bossuet, sans oublier Lermontov, le voyageur arabe Ibn Battuta, Dumézil sur les ossètes, Hérodote, Platon évidemment, Joseph de Maistre, Stendhal, Blanchot, le Flaubert de L’Education sentimentale, sans parler de Rebatet, Brasillach, Maurras, Céline, Ambroise de Milan et Augustin découvrant la lecture mentale, Kant, Nietzsche, mais aussi, en mélomane exquis, Mozart, Bach, Brahms, le baroque, notamment français, Schönberg bien sûr, en passant par Watteau et Robespierre, et j’en passe. L’ensemble « prend » parce qu’il se mêle inlassablement aux déflagrations pulsionnelles de l’homosexualité passive de Max Aue, à sa gémellité torride avec sa sœur Una, à son désir morbide de prendre la place du sexe féminin – distillé tout au long du roman jusqu’à ce qu’il s’évide dans une fureur d’auto-pénétration érotique, qui explose à l’abri du chalet de sa sœur (devenue, par la grâce du signifiant, épouse von Üxkül) ; ce qui conduira cet esthète raffiné et néanmoins nazi au crime d’Oreste : le meurtre de la mère. Je parle ici en lectrice, en romancière et en psychanalyste.

Je ne reprendrai pas à mon compte les critiques qui pointent la déformations infligées aux travaux des historiens, du fait de leur inclusion dans le discours du bourreau. Je rappellerai seulement le mot de Magritte, sous l’image d’une pipe : « Ceci n’est pas une pipe ». Les Bienveillantes n’est pas un ouvrage d’historien, pas plus qu’une analyse de la Shoah : c’est une fiction qui restitue l’univers d’un criminel. Ne lisons donc pas le roman avec les critères que requiert une œuvre d’historien, mais avec ceux que requiert une œuvre d’imagination. C’est sur ce plan, et sur ce seul plan que des questions surgissent, autrement plus douloureuses, voire insolubles, que les objections des historiens et des moralistes.

Deux fils narratifs se croisent dans la polyphonie des Bienveillantes.
1. Le discours ou la vision du criminel sur la Deuxième Guerre mondiale qui a été déclarée par les Nazis, avec au centre, l’extermination de six millions de Juifs ;
2. Les catastrophes pulsionnelles d’un homme qui verse son roman familial d’enfant abandonné par un père, parti sans laissé de trace, probablement nazi lui-même, et déclaré mort par une mère abandonnée. Victime chétive de ses camarades de classe, lecteur impénitent mais piètre joueur de foot-ball tout juste capable de marquer contre son propre camp, jeune homme inexorablement dominé par le désir d’être une femme et croyant qu’il pourra y arriver en se faisant sodomiser : le masochisme sadique qui en résultera sera mis au service de l’idéologie la plus exterminatrice que l’humanité ait connue – le nazisme qui planifia l’extermination de tous les juifs. C’est ici qu’apparaît une particularité de Max Aue, qui piège le lecteur – son frère – sa féminisation. La féminisation victimaire de cette homosexualité passive confère au narrateur une réceptivité aiguisée par la souffrance d’autrui, et ses chagrins d’inassouvi éveillent en lui de tristes désaccords avec les violences des guerriers : eux, les guerriers sont tous des mâles épais et ridicules, frères et pères fascinants et abominés, dont il lui arrive même de rejeter certaines brutalités, sans pour autant les juger, et encore moins s’en séparer ou se révolter. Max Aue ne pense pas : « Penser n’est pas une bonne chose » (p. 14), nous prévient-il dès le début de ses mémoires. Mais contrairement au médiocre Eichmann, il sent, et il élucide brillamment ses sensations : magnifiques sont les pages sur les paysages du Don et du Caucase, sur les colonnes de poussières qui accompagnent les troupes dans la steppe, les neiges, sur les baignades dans l’eau de la Volga qui caresse une peau toujours réactive, sur les papillons voletant autour de la tombe du poète russe, sur les blocs de son qui sortent de la gorge du linguiste Voss, qui parle d’innombrables langues : chef-d’œuvre du temps sensible. Dans la même logique, il arrive au narrateur de réagir à la brutalité humaine, mais sa réaction n’est que viscérale : vomissant et déféquant sans fin, ce dont il nous rend compte méticuleusement. « Manger, boire et l’excrétion, et le recherche de la vérité. Le reste est facultatif » (p. 13). Quelle vérité ? La vérité de l’abjection par l’abjection.

La « recherche de la vérité » selon le narrateur charrie pourtant des monceaux de syllogismes. Mais Max Aue le plébéien (qui souffre aussi de n’être ni grand bourgeois ni aristocrate) se moque des limites de ceux qui « raisonnent par syllogismes, qui se prouvent les uns les autres, comme au Moyen âge » (p. 119). Il préfère s’enfoncer dans « le sang et les excréments » (p. 12), « parce qu’on y prenait plaisir » (p. 127). Aue n’est pas un bourreau comme les autres, on ne le répétera jamais assez, et ce n’est pas là le moindre paradoxe de celui qui prétend que son expérience est valable pour toute l’humanité. Ainsi, le mal est universel : « Les gens tuent les Juifs pour se mettre en valeur », « pour lui [Eichmann], l’évacuation des Juifs était la solution de son problème. Et il n’était pas seul, cet homme, tout le monde était comme lui, moi aussi j’étais comme lui, et vous aussi, à sa place, vous auriez été comme lui » (p. 719). Il n’en est pas à une contradiction près – tandis que « les autres discutent saucisses et femelles » (p. 177), il médite Bossuet et Tertullien sur fond de cadavres. Et se laisse déborder par ses plaisirs.
Max Aue serait-il purement et simplement, si l’on peut dire, un pervers curieux, un artiste du crime lucide ? Cette innocente curiosité, qui séduit le lecteur piégé dans son rôle de « frère », masque une philosophie de l’horreur inexpugnable que le héros nazi distille sans relâche. Aue médite more ostinato sur la source des crimes comme sur celle des plaisirs, qu’il va chercher dans l’histoire humaine, en se faisant « anthropologue » de l’instinct de mort, en rationalisant et en sexualisant à mort la pulsion de mort. Ainsi, la mise à mort des juifs est un « sacrifice sans raison », puisque sans utilité économique et politique, qui remonterait au sacrifice du père « commis en commun », acte fondateur selon Freud du pacte social  « qui nous lie définitivement… plus de marche arrière possible… on sort du monde du pari… nous sommes liés maintenant » (p. 137). En un tournemain, le mémorialiste Aue détourne l’hypothèse anthropologique (celle des humanoïdes tueurs endogènes parce que chasseurs par nécessité et à jamais, selon les historiens de la préhistoire, ou celle du « meurtre du père » selon Freud) et la transforme en justification de la thèse selon laquelle l’humain est un « réservoir sans fond [de] tueurs possibles » (p. 127).
Puisque sa sexualité met en acte ce qui demeure inconscient pour les autres – ses « frères », qu’ils soient ou non des bourreaux, Max est attentif à « notre » cruauté anthropologique, que les nazis ont conduite, concède-t-il, à un degré exorbitant : les ancêtres guerriers lui paraissent « presque propres et justes à côté de ce que nous avons amenés au monde » (p. 127). Pourtant, loin de refouler et encore moins condamner cette jouissance sadomasochiste, « je trouvais cela extraordinaire… » ; la « pitié monstrueuse » (p. 142) se « muant en rage » contre les victimes – ce que le langage freudien appelle le sadomasochisme – devient, pour lui, le signe unique de l’« inaltérable solidarité humaine » (p. 142).

Cette veine du roman, qui n’est pas l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale et de la Shoah mais qui la résorbe, est une veine essentielle et cependant passée sous silence par la plupart des critiques ; elle trace une autre voie pour aborder le plaisir à mort : celle de la « sublimation », que le consumérisme spectaculaire nous fait négliger désormais, partagé qu’il est entre science (le vrai) et hypnose (« l’opinion médiatique »), et qui ne cesse de nous travailler, de nous empoigner, de nous manipuler – en douce. Par le récit de l’acte – qui est toujours un acte de désir et, à l’extrême, un acte de désir à mort – l’être parlant accompagne ou remplace l’exigence des pulsions sexuelles : c’est le fantasme qui calme le sadomasochisme s’il est mis en récit, en peinture, en musique. William Burroughs et Jean Genet sont ici les maîtres du narrateur : le cauchemar de sa blessure à Stalingrad qui lui laisse un trou au front, tel un « œil pinéal » (en hommage à Georges Bataille), et dont il finit par obturer le vagin de sa sœur jumelle, dans l’irrésistible désir de se résorber en femme ; le martyre de la belle Russe en Notre-Dame-des-Neiges en écho à Notre-Dame-des-fleurs ; les longues scènes de travestissement de Max qui brisera le miroir lorsque s’y profilera l’image non plus de sa sœur mais de sa mère : ce ne sont là que quelques uns des hauts lieux de ce récit qui dit bel et bien une vérité du désir (notez que je ne dis pas : « vérité de l’humain », et encore moins « vérité de l’histoire »). Sans la juger mais en se par-donnant grâce au partage du fantasme raconté. Dostoïevski avec Stavroguine et Proust avec Charlus étaient déjà passés par là.
La justesse psychologique de cette exploration de la cruauté est remarquable. Max Aue/Oreste est un anti-Œdipe : il n’aime pas sa mère comme, chez Sophocle, Œdipe, le trop célèbre Œdipe, ce prototype du névrosé freudien que fut le fils de Laïos, aime la sienne. Oreste, lui, tue Clytemnestre, et ce matricide a été diagnostiqué par Melanie Klein comme l’étape la plus archaïque de la psychosexualité  infantile : c’est la position schizoparanoïde, dans laquelle l’enfant se dégage de l’emprise maternelle en fantasmant que s’il la perd, c’est parce qu’il l’a tué – culpabilité et remords s’ensuivent, dans le meilleur des cas… qui est supposé aboutir à l’œdipianisation et à son dépassement. En revanche, l’échec de cette opération psychique qu’est le matricide imaginaire conduit au passage à l’acte criminel. Chacun de nous est un Oreste imaginaire au plus profond de soi, pour pouvoir se libérer du contenant maternel : les écrivains et les artistes ne cessent de régler leurs comptes avec la mère-sorcière et/ou la femme dévoratrice, pour se distancier de cette abjection qu’est la confusion des frontières entre le moi immature (mâle ou femelle) et l’enveloppe de la génitrice (forcément femelle). Les portraits féminins amoureusement concassés de Picasso ou de De Kooning portent la trace de ce matricide, et non moins les démêlées de Céline avec sa mère, glissant dans leurs vomissements sur le Pont de Londres… D’un côté, Una : la face lumineuse, sororale, d’unique féminité désirée, celle qui s’est sauvée dans la culture, celle de la langue maternelle amoureusement pénétrée dans sa chair même. De l’autre, la sinistre femelle, abandonnique traîtresse, l’infidèle Clytemnestre : « Je m’étais révélée mortellement allergique au lait de son sein », « Comme un retour au ventre perdu : l’odeur de son sexe, de sa  merde. » (p. 343). Elle réapparaît en vieille femme lorsqu’il se voit comme s’il était sa sœur dans le miroir : « C’était donc ça, ma mère ! », « une voix immense qui me réduisait à rien » ; et il « rapetisse ». A tuer.

Pourtant, lorsque cette veine abjecte et sadomasochiste du récit onirique, halluciné, délirant – d’identification érotique et thanatique avec le féminin ou le maternel – contamine l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale et des camps de concentration, l’horreur nazie revêt une dimension inouïe, aberrante et qui, paradoxalement, ne la rend pas plus monstrueuse, mais l’humanise. En effet, dans l’écriture du narrateur bourreau, cet homme-femme sans père ni mère qu’aucun interdit ne retient, surtout après sa blessure à la tête qui rend plausibles sinon normaux ses passages à l’acte aggravés jusqu’à la folie, toutes les identités se contaminent : les nazis sont comme les juifs qui sont comme les communistes et vice versa (p. 364) ; le judaïsme est une Loi dure à laquelle il faut obéir comme les Allemands obéissent au Führer (p. 211) ; l’antisémite viscéral Turek a un physique juif (p. 227) ; les homosexuels sont honnis par les nazis mais ils sont aussi le pilier de la fraternité Völkish, et en plus « rien de plus Völkish que le sionisme » (p. 420) ; le mot Endlösung (solution finale) lui-même, sous couvert d’un soi-disant « relativisme linguistique », lui procure « une beauté ruisselante », etc. Et c’est le couple incestueux Max-Una, halluciné par Aue dans un autoérotisme bisexuel dévastateur, et dont la séduction morbide explose dans le chalet de von Üxkül, qui se révèle être le fondement infantile de cette gémellité fantasmée entre victimes et bourreaux, Juifs et Allemands, qui trace insidieusement son chemin sous la plume du narrateur (chapitre « Air », p. 793-836).
Et pourquoi pas, si c’est le bourreau qui parle ? - me direz-vous. Le bourreau n’est pas supposé dire la vérité historique ; le bourreau ne dit que sa vérité : la vérité qui lui fait faire ce qu’il fait. Certes, et on suppose sans trop risquer de se tromper que tel fut aussi le raisonnement des jurys littéraires. La réception d’une œuvre littéraire comprend-elle un jugement ? Et si oui, lequel ? D’où la question : où sont passées Les Bienveillantes ?
On se souvient qu’Eschyle se demande, dans les Euménides, si l’on doit continuer à réclamer vengeance contre Oreste, comme le crient ces chiennes d’Erinyes. Athéna finit par acquitter l’assassin et condamner ipso facto les Erinyes ; mais non sans que ces dernières, justement, deviennent des Euménides qui « prient pour le salut des citoyens, à condition qu’ils respectent le droit ». Crainte et respect : ni vengeance ni indulgence, l’Aéropage fut créé (461) trois ans avant la pièce d’Eschyle (458). Tout au contraire, pas plus que le remords, aucun « aéropage » n’habite la mémoire fébrile d’Aue ; et il n’a pas été jugé par les Erinyes de Nuremberg. Il se dit « frère humain », englobant tous les humains dans son abjection universalisée. Le camp de concentration n’est-il « qu’une métaphore, une réduction ad absurdum de la vie de tous les jours » (p. 572), tant « l’inutilité des efforts de vivre » est patente ? La musique elle-même, métaphore suprême de la sublimation qu’Aue pratique en écrivant, est fréquemment associée aux excréments, quand le narrateur ne tue pas l’organiste jouant un Bach trop émouvant – comme le jeune musicien juif est tué par les bourreaux du camp…
Le narrateur d’A la Recherche du temps perdu n’était ni Marcel ni Jupien, ni Charlus. Et celui de Crime et châtiment n’était pas Raskolnikov, lequel, de surcroît, bénéficia du pardon de Sonia pour retrouver l’ « âge d’or » avec les « troupeaux d’Abraham », à la fin du roman. Rien de tel avec Aue. L’absence de distance entre le narrateur et le bourreau rend difficile, sinon impossible la moindre distance à l’égard de son univers antisémite et nihiliste, tandis que la position féminine de Max, victimaire et magnifiée, atténue le sadisme du bourreau qu’il est : la drag queen insolemment pathétique fait oublier le SS qu’est Max Aue. Et l’ensemble de la construction bienveillante contribue à mimer l’emprise de l’idéologie nazie sur le lecteur des temps modernes désinhibés, même s’il en débusque certaines clés psychosexuelles inconscientes.
En d’autres termes, par sa structure même, basée sur l’identification entre le narrateur et le bourreau, et reconstituant la « solution finale » à partir de la position féminine masochiste de l’assassin, le roman va plus loin que de « banaliser » le mal, comme le faisait la logique de l’obéissance. Stigmatisée par Hannah Arendt et Milgram, cette logique est, par Aue, inscrite dans une « nature humaine » supposée irrémédiablement abjecte : il anthropologise, il naturalise, il universalise le mal. Sans laisser à l’abjection humaine l’espace narratif d’une grâce possible.
Si, une grâce demeure, ou plutôt deux. Celle du vieux juif Ben Inrahim qui parle le vieux grec du Caucase, mais il est tué par Aue… sur sa propre demande : ultime sursaut de la dignité et/ou de l’humour juifs ? Et celle de l’écriture d’Aue elle-même, par laquelle il se sauve, indéfiniment, en se livrant à la réception des lecteurs ? Mais il la vit comme un « misérable acharnement » (p. 822).
Sommes-nous vraiment ses frères ? se demandent les lecteurs (à en croire les critiques). Je réponds, pour ma part et sans hésiter : non ! A la limite, je me laisserais tenter par le personnage si envié de la sœur… mais elle était jungienne… et puis, ces deux jumeaux aux noms prédestinés d’Orlando et Tristan, ne seraient-ils pas ses enfants à elles, leurs enfants à eux deux… Non, ce monde n’est pas un monde, c’est un cauchemar ; il convient de l’analyser.
Car s’il est vrai que les latences pulsionnelles inconscientes qui tourmentent le narrateur sont réelles (je pense à la désormais célèbre pulsion de mort, si controversée, que Freud a léguée à la psychanalyse), s’il est tout aussi vrai qu’elles ont joué leur rôle dans le « faisceau de motivations» qui ont conduit aux horreurs de la Deuxième Guerre mondiale et aux camps d’extermination, les latences pulsionnelles sont transvaluées chez la plupart des « frères humains » que nous sommes en fantasmes, en rêve, en rire, en pensées plus ou moins créatives, qui les éloignent du passage à l’acte, du meurtre. Elles sont aussi et tragiquement, héroïquement, humblement transvaluées par cette autre « pureté » qui n’est pas « littéraire », mais dans laquelle la dignité des hommes et des femmes atteint ce degré où le zéro de l’indicible coïncide avec l’infini de la révolte : la pureté des victimes du mal, la pureté des résistants au mal.
C’est pourquoi Les Bienveillantes sont un roman terrifiant. A moins que le malaise provoqué par sa lecture ne parvienne à déclencher – au-delà de la complaisance – nous sommes tous des tueurs – un éveil. Pour lire les mémoires de Max Aue comme une tragicomédie, un carnaval, une œuvre satirique (plutôt que dans la fascination ou l’abjection compassionnelle) ? Eveillant ainsi le sens du jugement qui accompagne la grâce de la catharsis ?
Cette grâce (du grec charis, ce qui réjouit, brille ; de l’hébreu chen, désignant Yahvé qui, dans ses bonnes dispositions, interpelle les hommes), que je cherche en vain dans le texte de Max Aue, serait alors à rechercher, et peut-être à trouver, dans l’après-coup du livre : dans le surgissement des questions, comme nous essayons de le faire ce soir, une fois le livre refermé ? D’ailleurs, le mot « bienveillantes » ne se trouve que dans la dernière phrase, et sur la couverture : autant dire que les bienveillantes sont hors texte. Les véritables bienveillantes viennent-elles lorsque commence l’interprétation, dans le cours de la réception du roman ? Je remercie l’auteur de s’être prêté au jeu, pour confronter le narrateur Max Aue à l’écrivain Jonathan Littell.

JULIA KRISTEVA  

"De l'abjection à la banalité du mal"

Conférence avec JONATHAN LITTELL auteur du roman LES BIENVEILLANTES, invité par le Centre Roland Barthes (Université Paris-VII), à l'ENS, le mardi 24 avril 2007 avec Julia Kristeva et Rony Brauman



 

 

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