L’adolescence, un syndrome d’idéalité

 

1. Pervers polymorphe vs adolescent, ou le théoricien vs le croyant

       La  célébration du centième anniversaire des Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905)   de Freud m’a  fait prendre conscience d’un fait majeur : le « pervers polymorphe » a occulté l’adolescence.

       Bien sûr, les successeurs de Freud, ainsi que nombre de ceux qui sont présents  dans cette salle,  n’ont pas manqué de mettre en valeur les traits caractéristiques   et surtout des difficultés, toujours en souffrance,  que l’adolescence fait apparaître  aussi bien dans le développement d’un sujet donné que pour sa famille, sans oublier l’impact du malaise adolescent sur la culture d’une société ou d’une époque. Il n’empêche, nos approches  me semblent biaisées par les deux bords de la chaîne psycho-sexuelle : au départ, le polymorphisme à dominante narcissique et dont l’objet de désir en voie de constitution étant incertain, induit la curiosité épistémophylique ; à l’arrivée, le paradigme de la névrose  avec son achèvement optimal dans la génitalité.

       Force est de constater cependant que ce cadre est mis à mal par la crise adolescente : je dirais même que l’adolescence le fait exploser, en en démontrant les insuffisance, mais en nous ouvrant aussi de nouvelles problématiques  qui pourraient nous aider à  compléter le cadre classique de la découverte freudienne.

       Au regard du dispositif du développement psycho-sexuel qui se dégage des Trois essais , tel que je viens de le résumer, et face au malaise adolescent,  je vous propose le schéma binaire suivant, dans lequel se déroulera mon raisonnement aujourd’hui : au pervers polymorphe tributaire de ses plaisirs partiels, qui « veut savoir » et dont la pensée se développe sous l’impulsion de sa théorisation sexuelle, s’oppose l’adolescent qui idéalise la relation d’objet au point de succomber à cette maladie d’idéalité qui le pousse à jouir du fantasme d’un Objet absolu comme de sa destruction vengeresse. Pervers polymorphe théoricien vs Adolescent croyant : la dichotomie  que je propose  obéit évidemment à des objectifs euristiques de clarté, car le plus souvent les deux dispositifs se recoupent.

 

       Faut-il préciser ? - Le pervers polymorphe est dominé par les pulsions  qui  sont immanquablement polymorphes : tributaires de la satisfaction des zones érogènes, de l’incestuel primaire (la séduction maternelle, ou la mère-version) et du défi oedipien ultra-précoce (père-version). Cette agitation pulsionnelle se satisfait et se perlabore  en activité fantasmatique qui prend la forme  d’une dénégation-Verneinung  (« je ne veux pas maman »= « je veux maman »), et c’est  sur la lancée de la négativité ainsi dégagée par Freud que se construit le langage avec sa synthèse grammaticale et logique. Ces dernières  ouvrent la voie à l’interrogation (« qui suis-je ? », « d’où je viens ? », « qu’est-ce que je veux ? »).  Le fondateur de la psychanalyse  s’est longuement penché sur l’émergence de la représentation comme acte de dénégation de la pulsion (Cf. Die Verneinung, 1925). Il ne nous laisse pas d’étude spécifique toutefois  sur l’interrogation, mais les Trois essais nous en livrent  le contenu essentiel : l’enfant pervers polymorphe, voulant savoir d’où il vient, crée des théories sexuelles  consécutives à sa question-clé  « d’où viennent les enfants ? ».

Résumons : le polymorphisme est au carrefour d’une pulsionnalité auto-érotique  et d’une quête de relation objectale ; le pervers polymorphe est un sujet de la curiosité  épistémophylique ; le pervers polymorphe est un chercheur.

 

       Rien de tel à l’adolescence, ou, plus exactement, le « pervers polymorphe chercheur » est recouvert à l’adolescence par un sujet de type nouveau, qui croit à l’existence de l’objet érotique (objet de désir et/ou d’amour). Il ne le cherche que parce qu’il est convaincu que « ça » doit exister. L’adolescent n’est pas un chercheur en labo, c’est un croyant. Nous sommes tous des adolescents quand nous sommes des passionnés de l’absolu. Freud ne s’est pas occupé des adolescents parce qu’il était le plus incroyant, le plus irreligieux des humains qui ait jamais existé. La foi implique une passion pour la relation d’objet : la foi est potentiellement intégriste, comme l’est l’adolescent. Roméo et Juliette en sont le blason, j’y reviendrais.  

       Cependant,  puisque la vérité sado-masochique  de la pulsion et du désir est inévitable,  cette croyance que l’Objet Idéal Existe est continûment menacée quand elle n’est pas mise en échec. Alors, la  passion de la relation d’objet s’inverse en punition et en autopunition. Et en son cortège qui accompagne l’adolescence passionnée : la déception-dépression-suicide ; quand ce n’est pas, sous une forme plus régressive et somatique, le syndrome anorectique ; voire, dans un contexte politique adéquat, la poussée destructrice de soi-avec-l’autre: j’ai nommé le syndrome du kamikaze.

       Je pose donc  que l’adolescent est un croyant à la relation d’objet et/ou à son impossibilité. Ainsi formulée, la question implique un paramètre que nous avons du mal  à prendre au sérieux, malgré les efforts de Lacan : c’est le paramètre de l’idéalité (Lacan dit : le signifiant).

 

 

2. Qu’est-ce qui le syndrome d’idéalité ?

       L’Œdipe adolescent est violent parce qu’il opère sur l’onde porteuse de l’idéalisation. Il s’agit de se séparer du couple parental en le remplaçant par un modèle nouveau, porteur d’une satisfaction absolue de ce sujet adolescent dont la statue  s’érige sur le socle du pervers polymorphe. Dans ce but, le narcissisme du moi, noué à ses idéaux, déborde  sur l’objet du désir en donnant lieu à la passion amoureuse qui se caractérise par l’intrication de la pulsion avec l'idéalité.

       Freud écrit que dans l’idéalisation «  l’objet est traité comme le moi propre et que donc dans la passion amoureuse une quantité importante de la libido narcissique déborde sur l’objet. » (Cf.  Psychologie de masses et analyse du moi (1921), trad. fr., Payot, 1951   p. 126). Je soutiens cependant que l’intensité de cette satisfaction nouvelle s’obtient grâce à ce qui ne me paraît pas suffisamment souligné dans la théorie freudienne, à savoir précisément : le nouage pulsion/idéalisation,  et l’englobement de l’objet dans le narcissisme sous l’aspect de la croyance. Le sujet acquiert ainsi la  certitude que « ça existe » . « Ça » : une satisfaction acquise  par les moyens conjoints  de la pureté et de la transgression . « Ça » : une élation vécue comme un destin absolu, table rase de l’Œdipe originel et ruée vers des paradis nouveau. Images, idéologies, savoirs, modèles existentiels : tout y est convoqué et érigé pour étayer  un narcissisme idéalisé déferlant sur autrui jusqu'à l'englober dans la certitude d'une satisfaction commune qui dépasse en puissance tous les idéaux antérieurs.

       L’idéalité domine l’inconscient adolescent : la pulsion adolescente est  structurée non seulement comme un langage, mais comme une idéalité. Il s’agit d’un moment décisif de la construction de l’être parlant,  où l’idéal de moi et le surmoi empruntent la voie régrédiente et imprègnent les pulsions inconscientes jusqu’à les dominer. Cette imprégnation de la pulsion par l’idéalité culmine dans l’idéalisation de la satisfaction due à l’objet idéal.

       Melanie Klein a relevé que l’idéalisation  dès les débuts de la vie  est défensive parce qu’elle clive  le « bon » du « mauvais » objet, pour se défendre de ce dernier et de l’agressivité du moi qui l’accompagne. A cet égard, j’ajoute que, pour défensive qu’elle puisse être, l’idéalisation adolescente n’induit pas moins  une jouissance exponentielle de type pervers. En effet, la dynamique croissante de l’idéalisation stimule et accroît le plaisir qu’éprouve le sujet des  deux bords de ce clivage : « tu jouiras du bon et du mauvais », dit le syndrome d’idéalité.

       Je résume : à partir d’une évolution biologique et cognitive, le pervers polymorphe est capable d’opérer une mutation décisive : c’est la jonction entre ses poussées libidinales et le fantasme d’une satisfaction libidinale absolue par un objet nouveau, dans lequel il projette son narcissisme étayé par l’idéel de moi. Cette jonction est accompagnée  par la croyance  de devoir et de pouvoir dépasser le couple parental, de l’abolir même, et de s’en évader  dans une variante idéalisée, paradisiaque, de la satisfaction absolue. Le paradis judéo-chrétien est une création adolescente : l’adolescent jouit du syndrome du paradis, qui peut être également la source de sa souffrance, dans la mesure où l’idéalité absolue  s’inverse en persécution cruelle. Puisqu’il croit que l’autre, surpassant l’autre parental,  non seulement existe mais qu’il/elle procure une satisfaction absolue, l’adolescent croit que le Grand Autre existe qui est la jouissance même. La moindre déception de ce syndrome d’idéalité le projette dès lors dans les ruines du paradis, qui prennent l’aspect de conduites punitives.  Le pervers polymorphe reprend alors ses droits, mais « sous le fouet du paradis,  ce bourreau sans merci » (pour paraphraser Baudelaire): à l’innocence de l’enfant succèdent nécessairement des satisfactions sado-masochistes,  qui puisent leur violence dans la sévérité du syndrome d’idéalité lui-même qui commande à l’adolescent : « Tu dois jouir de  quelque façon que ce soit ! »

 

Croyants et nihilistes

 

       On comprend que, structurée par l’idéalisation, l’adolescence est cependant une maladie d’idéalité : soit l’idéalité lui manque, soit celle dont il dispose dans un contexte donné ne s’adapte pas à la pulsion post-pubertaire et  à son besoin de partage avec un objet absolument satisfaisant. Toujours est-il que l’idéalité adolescente est nécessairement exigeante et  en crise, car l’intrication pulsion/idéalité est lourde d’une menace de désintrication.  La croyance adolescente côtoie inexorablement le nihilisme  adolescent

 

     Cette croyance fanatique dans l’existence du partenaire absolu et de la satisfaction absolue contrecarre la circulation des représentations entre les divers registres psychiques qui caractérise ce que j’ai appelé  la « structure ouverte » de l’adolescent (Cf. J.Kristeva, « Le roman adolescent » in Les nouvelles maladies de l’âme, Fayard, 1999, p. 203-228) due à l’assouplissement du surmoi sous la poussée des désirs, et stabilise le sujet.

     Une stabilisation fort dangereuse cependant, s’il est vrai que la  croyance est  un « assentiment suffisant seulement d’un point de vue subjectif, mais qu’on tient pour insuffisante au point de vue objectif » (selon la définition de  Kant, Critique de la raison pure, 2,3).  Autant dire qu’une croyance est un fantasme de satisfaction maximale, mais un fantasme d'une nécessité inexorable, fatale (le terme revient dans la fiction concernant la passion adolescente) pour le vécu du sujet. Autrement dit, à mi-chemin entre le scénario imaginaire inhérent au désir et le délire,  la croyance n’est pas elle-même délirante, mais elle en porte les potentialités. La désintrictation pulsion/idéalité, sous la poussée pulsionnelle accrue, favorise  cette potentialité délirante. On ne s’étonnera pas en effet  que, structuré par sur cette aptitude à la croyance, l’adolescent est prompt à l’enthousiasme et au romantisme, voire du fanatisme. Cependant,  en raison non seulement  de  l’assouplissement des instances psychiques (« structure ouverte »), mais aussi en raison de la stimulation des pulsions par le syndrome d’idéalité, l'adolescent s'expose aussi à  cette explosion défensive que sont  les discours et les passages à l’acte à proprement parler délirants et qui peuvent plonger le sujet dans la schizophrénie.

       On peut interpréter aussi  la schizophrénie adolescente comme un échec du nouage  idéalité/pulsion. Il n'en reste pas moins que d’ordinaire l’adolescent investit sa maladie d'idéalité et s’en sert  nécessairement, je dirais : banalement, obligatoirement,  en se projetant corps et âme dans ce stabilisateur de son excitabilité qu’est la croyance dans l’existence de l’Objet idéal. Il y croit dur comme fer, personne plus qu’un adolescent ne croit que l’Objet  Est, l’adolescent est un mystique de l’Objet. 

 

       Quand ce fantasme échoue à prendre la voie  d’un processus de sublimation (école, profession, vocation), l’échec du syndrome paradisiaque  conduit immanquablement à la  dépressivité revêt la forme banalisée de l’ennui : « Si je n’ai pas Tout, je m’ennuie » ; et ouvre la voie à des conduites punitives  qui sont autant de réparation de l’ennui et puisent dans les ressources du pervers polymorphe. Celui-ci reprend alors ses droits sous le fouet du paradis, ce bourreau sans merci, qui installe des conduites punitives. Mais elles ne  sont que l’envers  de la maladie d’idéalité, car celle-ci persiste et les étaye, et ne signent nullement son abolition ou sa destruction en cours.

    Ainsi, la toxicomanie abolit la conscience, mais réalise la croyance dans l’absolu de la régression orgasmique dans une jouissance hallucinatoire.

       Les conduites anorexiques chez les adolescentes rompent la lignée maternelle, et révèlent le combat de la jeune fille contre la féminité, mais au profit  d’un surinvestissement de la pureté -et -dureté du corps, qui tend à rejoindre la fantasme d’une spiritualité, elle aussi absolue : par ce fantasme,  le corps tout entier disparaît dans un Au-delà à forte connotation paternelle.

 

Roméo et Juliette : le couple idéal et impossible

 

       A contrario, la pérennisation du syndrome paradisiaque,  notamment dans le couple bourgeois, est devenu le pilier de l’ordre établi, qu’entretiennent les feuilletons télévisuels galvaudés dits « opéras de savon »  ou que magnifient  la vie à deux des magazines « people ». Ces variantes spectaculaires, commerciales ou vulgaires du paradis sécularisé à outrance recèlent une religiosité intrinsèque, elles sont la face séculière visible de ce besoin de croire profond qui nourrit la culture adolescente. Une religiosité qui a attendu la récente crise des idéologies et le conflit au Proche Orient pour exploser en plein jour, mais qui demeure inhérente à l’organisation sociale elle-même.  En effet, on a pu démontrer  comment, avec Rousseau notamment (cf.  La Nouvelle Héloïse, 1761 et Emile, 1762), le « couple » est devenu  la formule miracle destinée à fonder un sujet bi-face, garant à la fois du lien parents-enfants et du lien Etats-citoyens. (Cf. Julia Kristeva, Le génie féminin, t.3, Colette, 2002, p. 421 sq.)   Cet idéal rousseauiste  est certes intenable, mais il ne peut être contesté que sur le mode de la débauche, de la perversion et du crime  - comme l’a fait Sade. C’est ce que tente à sa manière l’adolescent, lorsque l’échec du complexe de paradis le pousse aux tournantes ou au vandalisme.

       L’ imprégnation du « ça »  par l’idéalité diffère d’un individu à l’autre et selon les contextes familiaux ou culturels : on connaît la sévérité surmoïque de certains modèles adolescents source de culpabilité, ou, au contraire, l’absence de repères chez d’autres, qui poussent aux régressions ou aux transgressions. Quelles que soient les différences cependant, toujours l’horloge bio-psychique commande chez tous ce phénomène particulier sur lequel j’insiste : l’ombre de l’idéal est tombé sur la pulsion adolescente pour se cristalliser dans le besoin de croire. La pureté d’Adam et d’Eve ;  Dante rencontrant Béatrice au firmament du Paradis, Roméo et Juliette  en couple idéal parce  que impossible sont des indices majeurs de cette idéalité qui jalonnent notre civilisation.  Et ce n’est pas parce qu’ils sont en souffrance et se dégradent  qu’ils ne continuent pas de former la poussée adolescente

       J’ai déjà suggéré qu’une telle idéalisation de la satisfaction due à un objet idéal  s’élabore et se vit comme une revanche contre l’Œdipe et contre le couple parental, à la place duquel précisément se bâtit le couple adolescent idéal.  Roméo et Juliette( 1591 ou 1594) de Shakespeare ( 1564-1616) est le paradigme de cette construction fantasmatique dans notre culture.

       L’idéalisation mutuelle que se portent les deux adolescents est éprouvée comme un refus de la loi parentale : Romeo et Juliette s’aiment d’autant plus qu’il défient les Mantaigus et la Capulets qui, eux, se détestent et se livrent à une guerre sans merci; leur idylle est transgressive et secrète comme aspirent à l’être tous les actes adolescents.  De surcroît,  l’idéalisation réciproque des deux amants  est ressentie par tous les deux comme une « fatalité ». Qu’est-ce qu’une fatalité ? Je propose de penser  que cet inévitable de l’attraction jouissive, dit « fatalité », traduit précisément  l’imprégnation des pulsions par l’idéalité, la domination des pulsions perverses polymorphes (infantiles) par un ou des modèles propres à l’idéal de moi. Plusieurs répliques des adolescents shakespeariens font  écho à Marlowe : « Il n’est pas de notre libre pouvoir d’aimer ni de haïr./ Car la volonté est en nous gouverné par la fatalité. » ( Hero and Leander, I, 167-8).

      Pourtant, et le génie de Shakespeare le dévoile avec force, la croyance que « ça existe fatalement » est fragile et résiste difficilement aux assauts du pervers polymorphe qui sommeille dans l’adolescent. En voici deux preuves. D’abord, le discours exalté des amants laisse entendre les latences sado-masochistes du désir. Juliette dépèce  littéralement le corps de Roméo à la tombée de la nuit : « Vient, Nuit aimante au front sombre./ Donne-moi mon Roméo : et quand il devra mourir/prends-le et coupe-le en petites étoiles… » (III,II, 9-25) Quant à Roméo, sa jalousie s’avère être un plaisir fatal lui aussi de pénétrer ses rivaux mâles : « Je suis le fou de la fortune », déclame-t-il en transperçant Tybalt et Paris. Enfin, ce couple idéal paradisiaque s’avère impossible. Roméo et Juliette meurent : en 1591 ou en 1594 Shakespeare n’est plus un adolescent, il vient de quitter son épouse Anne  Hathaway, son fils Hamnet vient de mourir. Roméo et Juliette, la neuvième de ses pièces qui appartient au second cycle  des chefs-œuvres lyriques (avec Songe d’une nuit d’été)  est un adieu à la croyance adolescente que ça existe. Un adieu au  ça adolescent : à cette imprégnation du ça avec l’idéal du moi, que seule satisfait  la rencontre avec un autre idéal.

  

 

 

 

Un piège pour l’analyste

     

       C’est ici que l’analyste se laisse piéger, car il a tendance à  coller au symptôme érotique ou thanatique et oublie l’idéalité qui le commande  depuis l’inconscient.  Comment tenir compte du fait que l’inconscient de l’adolescent croyant est construit comme une idéalité  à risques?

       Les civilisations dites primitives avaient instauré des rites d’initiation, dans lesquelles,  d’une part, on affirmait l’autorité symbolique (divine pour le monde invisible, et politique pour ce monde-ci), et d’autre part, par des pratiques sexuelles dites initiatiques, on s’autorisait des passages à l’acte  qu’on qualifierait aujourd’hui de pervers.

       Dans notre culture occidentale, notamment dans le christianisme médiéval,  on a noté l’impact des rituels de mortification ainsi que les jeûnes excessifs  qui absorbaient les  comportements anorexiques des adolescentes et les passages à l’acte sado-masochique des adolescents, pour les banaliser ou pour les héroïser.

     D’une autre façon, laïque cette fois-ci, et qui m’apparaît comme une élaboration  imaginaire de la crise adolescente, j’ai proposé  de considérer que la naissance du roman européen se noue autour du personnage adolescent. (Cf. Julia Kristeva, « Le roman adolescent », in Les Nouvelles maladies de  l’âme, Fayard,1999, p.203-228). Le jeune page au service de la Dame  est le pivot de l’amour courtois, autour duquel se déploie  une gamme complexe de relations homosexuelles plus ou moins avouées, avant que ce parcours débouche sur une stabilisation  du couple dans le happy end bien provisoire du mariage dans le roman  bourgeois. Aujourd’hui même, la littérature à succès médiatique n’a pas fini de puiser dans cette logique narrative, qui s’est mise en place à la Renaissance et que le hard sexe ne fait pas vraiment exploser, mais, au contraire, à laquelle il s’intègre aisément.

       Comparée à ces diverses « prise en charge » de l’adolescence qui nous précèdent, l’écoute psychanalyse innove-t-elle, et si oui,  comment?

       Il revient à l’analyste d’entendre le besoin de croire  adolescent, et de l’authentifier : les adolescent viennent nous voir pour que nous reconnaissions l’existence de leur syndrome d’idéalité.  Sans cette reconnaissance  formulée et partagée, nous ne sommes pas capables de comprendre et d’interpréter  avec justesse les conduites punitives, qui manifestent l’acmé de la crise adolescente, comme des lieux de jouissance extrême : des simili- paradis parce que des anti-paradis. Et c’est seulement dans un troisième temps  que l’analyste pourrait s’aventurer  à pointer la valeur négative, la révolte oedipienne ou orestienne, de ces conduites.

       En d’autres termes, seule la capacité de l’analyste de  connaître et reconnaître le parcours jouissif, idéalisant  des pulsions adolescentes, lui permet de se poser en pôle de transfert  crédible et efficace,- et à cette condition - seulement capable de métaboliser  le besoin de croire qu’il  aura accompagné en plaisir de penser, d’interroger, d’analyser.  En partageant le syndrome d’idéalité spécifique à l’adolescent, l’analyste a une chance de lever les résistances et d’introduire l’adolescent dans un véritable processus analytique auquel l’adolescence  se montre rétive.

 

       Le  besoin religieux, relayé  tout au long du 20e siècle  par l’enthousiasme idéologique, se proposait et se propose toujours pour authentifier et cultiver le syndrome d’idéalité. Ce n’est pas un hasard si le malaise adolescent  qui inquiète la société moderne (au point de dégager de juteux crédit  pour inaugurer à grandes  pompes telle  « maison de l’adolescent ») s’accompagne d’un retour du religieux, bien souvent sous des formes abâtardies (les sectes) ou intégristes (encourageant au nom de l’idéal une explosion de la pulsion de mort).  Dans ce contexte, l’adolescence est peut-être aussi une chance, si nous pouvons la penser pour mieux accompagner les adolescents dans leur besoin de croire coextensif à l’impossibilité de cette croyance. Nous serions ainsi  mieux capables d’interpréter  les variantes  de ce nouveau malaise dans la civilisation qui nous entoure et que sont les retours des « besoins de croire ».  Que  nous partageons  par le truchement de cette adolescence perpétuelle qui nous habite.

 

                             Julia Kristeva

conférence donnée à la SPP, le 8 février 2010

 

 

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