Julia Kristeva

 

Beauvoir en Chine

 

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  Prix Simone de Beauvoir

La Remise du Prix Simone de Beauvoir 2010 à Guo Jianmei au café Les Deux Magots

 

Prix Simone de Beauvoir Guo Jianmei Bertrand Delanoe Julia Kristeva photo Sophie Zhang

Réception à l'Hotel de Ville de Paris, Guo Jianmei, Sylvie Le Bon de Beauvoir, Bertrand Delanoë, Julia Kristeva, Fatima Lalem, 13 janvier 2010 (photo Sophie Zhang)

 

 

 


Simone de Beauvoir 2010


Notre longue marche

Introduction à la conférence donnée à l'université Paris Diderot-Paris 7, le 12 janvier 2010

L'émotion que provoquent les difficultés de nos deux lauréates, Madame Xiaoming AI et Madame Jianmei GUO , à promouvoir les droits des femmes en Chine, va de pair avec l'immense événement que représente leur action et le Prix Simone de Beauvoir qu'elles ont si justement mérité. Quel est cet événement?
Voici une puissance émergente la Chine, qui fascine et qui inquiète et dans laquelle - tout compte fait malgré tout- les droits des femmes progressent. Et ils progressent de deux façons remarquables car très originales : d'une part, Mme GUO avec son O.N.G. « Women's law studies and legal aid center » et quelques femmes autour d' elle qui luttent courageusement pour faire bouger les lois, en développant pour ceci un talent tel qu'il parvient à faire accepter ces lois par le gouvernement. Ces droits des femmes deviendront alors réalité dans la Chine moderne qui ne sera plus seulement le premier pays exportateur mais aussi une puissance émergente soucieuse des droits des femmes . N'est-ce-pas inattendu? D'autre part et parallèlement, avec Mme AI, des femmes parviennent à braquer les projecteurs sur les maltraitances et les tragédies actuelles et qui continueront il faut le craindre. Leurs actions sont complémentaires et cette complémentarité signifie quelque chose qui nous intéresse tous, nous en France et aussi l'opinion en Chine et dans le monde entier : les droits des femmes et ceux des hommes ne s'exportent pas de l'étranger, ils se conquièrent de manière spécifique et en tenant compte des conditions propres à chaque pays, ici la Chine. Notre rôle, en tant que jury du Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes, est de reconnaître que les droits des femmes sont universels mais que leur promotion prend le chemin des diversités culturelles. Pour le dire autrement, il nous faut à la fois :
-éviter de figer ces particularités chinoises qui sont importantes en terre promise, et de les brandir pour démissionner devant les crimes contre les libertés fondamentales
-mais éviter aussi de négliger la diversité chinoise comme le font ceux qui tentent d'imposer de l'extérieur nos conceptions de la démocratie et des droits des hommes et des femmes.
Dans quel but, ces deux attitudes?
Dans le but de travailler ensemble avec les femmes et les hommes de cette grande puissance de demain et déjà d'aujourd'hui, comme le font Xiaoming AI et Yianmei GUO. Pour mieux promouvoir ces droits universels, qui ne sont jamais mieux à la porté de tous, que s'ils prennent en considération chaque civilisation, chaque individu et le moment précis de leur histoire concrète.
Ce travail est indispensable et c'est au coeur de l'université qu'il peut s' approfondir, à l'abri de la course aux contrats et avec le respect dû à la pensée mais aussi avec le respect dû aux entreprises. Dans cet esprit, je suis heureuse de vous apprendre que depuis la création de ce prix, le secrétariat de ce prix a été domicilié à l'université Paris Diderot : je vous invite à visiter au 8ème étage des Grands Moulins notre siège. Nous bénéficions du dévouement d'une personne extraordinaire qui, malgré une compensation financière dérisoire que nous accorde aussi l'université, accomplit fabuleusement sa tâche de manière exemplaire, dévouée et compétente. Je vous demande d'applaudir Mlle Cécile Decousu, doctorante à l'U.F.R. LAC qui prépare sous ma direction, un travail passionnant sur Simone de Beauvoir et Merleau Ponty.
Après ces applaudissements, je m'adresse maintenant au Président d'université. Vincent Berger nous a fait entendre que le « pôle Simone de Beauvoir », -que nous sommes en train de constituer autour du secrétariat et avec la participation de quelques professeurs et maîtres de conférences de l'U.F.R. Lettres-art-cinéma et d'autres U.F.R. de l'université -sera plus substantiellement soutenu. Nous le remercions et attendons avec impatience l'accomplissement de ses promesses.
Il s'impose aussi de poursuivre la clarification de la synergie entre l'Institut Confucius et l'U.F.R. Langues et civilisations d'Asie Orientale, pour que le rôle de l'université Paris Diderot- pour défendre aussi bien la diversité culturelle que les droits universels des femmes dans le monde- soit le plus efficace possible. Car, nul ne l'ignore que, ce que Marcel Granet appelait la « pensée chinoise » et que j'appellerai l'expérience chinoise, reste une énigme qui ne cesse de stimuler la philosophie, l'anthropologie, la sociologie occidentale, soucieuses elles-mêmes de se renouveler face à la diversité des cultures qui ont émergé et qui demandent à être reconnues dans leur réalité et dans la réalité de la globalisation. C'est à la sinologie qu'incombe cette tâche, et je suis heureuse du rattachement de l'U.F.R. Langues et civilisations d'Asie Orientale à l'école doctorale que j'ai le plaisir de diriger . Un renforcement des ambitions de cette équipe est à poursuivre aussi bien qu'il est important de renforcer et développer l'expérience de l'Institut Confucius, que je considère comme un énorme avantage pour notre université, puisqu'il délivre des connaissance de langue et civilisation à des entrepreneurs et des amis de la Chine comme aux cadres universitaires. Ce sont deux atouts que l'université Paris Diderot possède et qui nous permettent de mieux faire comprendre en France, en Chine, et dans le monde, ce pari interdisciplinaire et la vocation humaniste de l'université Paris Diderot.
Je vais m'adresser maintenant au Professeur Gilles Guiheux : il représente ici Madame AI qui -comme vous savez- n'a pas pu obtenir son visa, et il nous lira l' intervention qu'elle a préparée, destinée à cette conférence- débat de ce soir, à l'université Paris Diderot.

Julia Kristeva
12 janvier 2010

 

 

J’ai rappelé hier le sens actuel du Deuxième sexe qui, 60 ans  après sa publication en 1949, a bouleversé la condition féminine (mais peu ont été celles ou ceux qui  ont pris le soin de signaler cette dette ?).

 

-Puisque  pour Beauvoir  les « chances de  l’individu » ne se définissent pas en termes de  bonheur, mais en termes de  liberté » ; puisque « nous sommes libres de transcender toute transcendance, mais cet ‘ailleurs’  est encore au sein de notre condition humaine » ; puisque la liberté elle-même, en raison des ambiguïtés et les risques qu’elle entraîne «  doit  contester en son propre nom les moyens dont elle use pour se conquérir » ; puisque la liberté bouscule  les codes communautaires et ne se conjugue qu’au singulier- « Pour que ce monde ait quelque importance, pour que nos entreprises aient un sens et méritent des sacrifices, il faut que nous affirmions le sens de la dignité de chaque homme, /de chaque femme/, pris un à un… », - écrit Simone de Beauvoir;

- Et bien que la dignité, la créativité et les droits des femmes progressent dans les démocraties avancées, mais sont encore loin d’être respectés comme une valeur universelle  (la « cause nationale », récemment proclamée en France  contre la « violence faite aux femmes » en est la preuve) ;

- Force est de reconnaître que le curseur du combat pour les droits des femmes se déplace désormais dans les pays en voie de développement et les pays dits émergents.

 

  Conscient de cette donnée qui est en passe de devenir décisive   pour l’avenir des droits de l’homme dans la globalisation, le Jury du Prix  Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes (financé par les Éditions Gallimard, CulturesFrance et Le Centre National du Livre et doté de 30 000 euros) a attribué le Prix 2008  à  MmesTaslima Nasreen et Ayaan  Hirsi Ali, deux femmes condamnées à mort par les intégristes islamistes ; et le Prix 2009  à l’ONG « One million signatures » qui tente de réunir un million de signatures pour les droits des femmes en Iran, et qui fut remis à la grande poétesse iranienne, Mme Silim Behbahani.

   

 

Présidé par Julia Kristeva et par Sylvie Le bon de Beauvoir (Présidente d’honneur), le jury se compose comme il suit :

-        ELISABETH BADINTER, Philosophe

-        GÉRARD BONAL, Écrivain

-        ANNIE ERNAUX, Écrivain

-        CLAIRE ETCHERELLI, Écrivain

-      MADELEINE GOBEIL-NOEL, Ancienne Directeur des Arts à l’Unesco

-      LILANE KANDEL, Sociologue

-        AYSE KIRAN, Docteur Université de Haceteppe, Ankara, Turquie

-        CLAUDE LANZMANN, Ecrivain, Directeur de la revue Les Temps Modernes

-        BJORN LARSSON, Écrivain, professeur à l’Université de Lund, Suède

-        LILIANE LAZAR, Simone de Beauvoir Society, États-Unis

-        ANNETTE LÉVY-WILLARD, Journaliste à Libération et écrivain

-        ANNE-MARIE LIZIN, Sénatrice, Présidente du Conseil des femmes de Wallonie, Belgique

-        KATE MILLETT, Écrivain, artiste peintre et sculpteur, États-Unis

-        YVETTE ROUDY, Ministre des Droits de la femme de mai 1981 à 1986

-        DANIÈLE SALLENAVE, Écrivain

-        JOSYANE SAVIGNEAU, Journaliste au Monde

-        ALICE SCHWARZER, Écrivain, Allemagne

-        ANNIE SUGIER, Présidente de la Ligue Internationale du droit des femmes

-        LINDA WEIL-CURIEL, Avocate

-        ANNE ZELENSKY, Ecrivaine. Présidente de la Ligue  du droit des femmes, co-fondée avec Simone de Beauvoir

 

Le prix 2010 est attribué à deux femmes chinoises : Mmes AI Xiaoming et GUO Jianmei. 

    Le Jury avait déjà arrêté sa décision lorsque nous avons appris que  le dissident Liu Xiaobo, écrivain et ancien professeur à l’université, un des auteurs de la Charte 08 pour les Droits de l’homme, vient d’être condamné à 11 ans de prison. Dans ce contexte AI Xiaoming et  GUO Jianmei poursuivent patiemment et avec  détermination leur action pour les droits des femmes. En leur remettant cette distinction, le jury entend contribuer à mobiliser la solidarité internationale, pour réaffirmer le droit des femmes, garantir la protection de celles qui luttent aujourd’hui au risque de leurs vies, et défendre à leurs côtés les idéaux d’égalité et de paix. 

 

 

 

Je voudrais rappeler aujourd’hui quelques aspects du livre de Beauvoir sur la Chine : les stigmates qu’il porte de son époque, mais aussi des ouvertures qui nous interpellent. J’esquisserai ensuite et très brièvement ma propre vision de ce vaste continent et plus précisément de la place qui occupent les femmes.

 

Il convient de rappeler que Simone de Beauvoir fut parmi les premiers intellectuels occidentaux à visiter la Chine   ( pendant quatre semaines selon certains de ses biographes, six semaines selon  l’auteur elle-même), en septembre-octobre 1955, La Longue Marche étant publié chez Gallimard en 1557. Reportage sur le vif et essai d’explication d’un pays tout aussi mystérieux qu’en plein développement que l’auteur salue avec enthousiasme, le livre de Beauvoir est-il un « voyage en utopie », comme le dit le philosophe et politologue israélien  Denis Charbit, désormais membre du Jury Simone de Beauvoir et connaisseur lucide de la vie politique française ?  Le pathos de Beauvoir le laisse penser. En pleine guerre froide et animée d’un marxisme revu et corrigé par son existentialisme, Beauvoir découvre-t-elle en Chine une nouvelle terre d’élection ? Si c’était le cas, serait-ce pour ne pas désespérer Billancourt  après les révélations sur l’URSS et les événements en Hongrie ? Ou est-ce parce que le cadre d’une « invitation » (par Chou Enlai lui-même !)  impose à la philosophe une vision de réconciliation avec les dirigeants chinois plutôt qu’une critique franche et loyale à laquelle nous a habitué l’esprit de Beauvoir?  Aucune de ces hypothèses, qu’on n’a pas manqué d’évoquer, ne me semble correspondre ni au livre ni à la pensée de Beauvoir.

      En effet, l’auteur  ne manque pas d’exprimer ses doutes, ses incertitudes et ses désaccords :   tous cependant si  savamment distillés et parfois lourdement étouffés tout au long de son voyage, que sa « Longue Marche » passe encore pour  un pèlerinage  vers la nouvelle Terre Promise. Et l’on ne manque pas d’évoquer pêle-mêle de nombreux intellectuels qui auraient succombé, avant et après elle, à cette naïveté, séduits parait-il par l’immensité de la future grande puissance: de la figure tutélaire de la sinophilie française que fut André Malraux  aux  militants prochinois de 68 comme Maria-Antoinnette Macciochi. À y regarder de près cependant, c’est  la spécificité de la culture (toujours énigmatique !) du continent chinois qui  surprend les observateurs et qui attise aussi bien  l’enthousiasme pathétique des uns que la peur panique des autres, -  faute d’être soutenue par une connaissance rigoureuse de la pensée chinoise ainsi que  de l’histoire culturelle, sociale et politique du pays. C’est ce manque  qu’on peut reprocher aussi à Beauvoir, elle-même consciente que La Longue Marche est « le moins bon de ses livres », sans pour autant lui enlever ni le bénéfice de la curiosité intellectuelle, ni la finesse des observations psychologiques croquant avec bonheur portraits et caractères, ni le courage politique d’ouvrir à un Occident frileux et à son socialisme en danger d’épuisement les promesses et les risques d’une  humanité différente. 

        En effet, c’est l’immense curiosité intellectuelle de l’auteur du Deuxième sexe, et son honnêteté d’écrivain  toujours à l’affût et aux aguets des mots et gestes humains, qui parviennent à transformer le pathos de ce reportage-essai à la recherche du meilleur des mondes possibles en souci d’expliquer  les erreurs politiques : mais sans  condamner les vices d’un régime totalitaire. Et  qui lui permettent  de repérer les promesses de cette interminable « longue marche »  chinoise, de ce Dao toujours en cours,   conduisant la philosophe française à la conclusion suivante: /La Chine n’est/ « Ni paradis, ni infernale fourmilière, mais une région bien terrestre, où des hommes qui viennent de briser le cycle sans espoir d’une existence animale luttent durement pour édifier un monde humain ». (Prière d’insérer).

     L’expérience anthropologique, offerte à l’intuition de l’écrivain, fait ainsi irruption à chaque page du  raisonnement politique mal (parce que trop ?) assuré qui guide le voyage, de telle sorte que Beauvoir semble accomplir une troisième « longue marche », la sienne,  en suivant celle de la Chine en train de se moderniser suite à la révolution communiste de 1949, après la « longue marche » de Mao de 1934-34. Beauvoir vient à peine d’obtenir le Goncourt en 1954, et voilà qu’elle s’embarque pour observer, partager, commenter des réalités  neuves et fascinantes pour elle : la ville, le village, la famille, le travail, la culture, les jeunes, les femmes - des réalités humaines  dont le sens lui échappe. Elle  perçoit – c’est le mot- que ce sens  n’est pas celui que les mêmes réalités  revêtent dans la civilisation française. Et, sans avoir les moyens linguistiques, ethnologiques et anthropologiques de les élucider,- il semble qu’elle ne se donne qu’un seul objectif : celui  de nous  léguer un grand point d’interrogation à l’endroit de cette altérité émergente, de nous contaminer avec sa propre  curiosité pour « ceux qui luttent durement pour édifier un monde humain ».  Afin que nous continuions   à l’interroger dans notre propre « longue marche » à nous. Et D.Carbit de noter que Beauvoir n’écrit pas « comme touriste, mais comme un être humain  en quête d’une partie de l’humanité si différente, si attachante qu’elle apprit à connaître et aimer, au risque d’y projeter ses attentes qui, impitoyablement refoulées par l’Histoire, chercheront d’autres rivages » (DCh,5).

    La Longue Marche n’est  en aucun cas  une de ces « dégradations » de la « mystique en politique », pour reprendre le mot de Péguy, comme certains ont pu le lui reprocher. Sans connaître le chinois, et en  ne faisant que  très sommairement allusion à l’histoire politique, culturelle et religieuse de la Chine, Beauvoir s’enthousiasme  surtout pour le « scénario chinois d’une disparition progressive et pacifique du capitalisme » (Dch,14), à l’opposé  de la violence dictature communiste en URSS. Aujourd’hui encore, certains déchiffrent le même « scénario pacifique » dans la disparition progressive du socialisme chinois au profit du néo-capitalisme. Nouvelle utopie ? Ou, plutôt, constat d’une diversité culturelle qui reste à comprendre, dans ses contradictions, dans ses promesses et dans ses dangers ?

 

         Séduite par les apparences de la civilité populaire et institutionnelle, Beauvoir néglige la réalité répressive, et tout particulièrement la soumission des individus à la répression intériorisée et acceptée  par une culture  aux longues habitudes féodales, paysannes et confucéennes. Chemin faisant, l’auteur ne manque cependant ni de « retenue », ni de « vigilance », ni de « lucidité » (DCh,19). Surtout lorsque son flair d’écrivain conduit l’observatrice subtile à insister par exemple sur la manière plastique et mobile qu’auraient les Chinois à effectuer étape par étape  leur processus dynamique de croissance et d’expansion : Joseph Needham, l’éminent connaisseur des tours « dialectiques » propres la « pensée chinoise » en aurait été comblé ! Ce modèle plastique et mobile (mais au prix de quelles contraintes ?) ne continue-t-il pas d’intriguer aujourd’hui encore,  avec son endroit et son envers, et d’embarrasser les commentateurs soucieux de voir émerger plus vite et plus massivement  des individus libres et une démocratie à la hauteur de leurs droits universels?

     De même, enthousiasme de Beauvoir pour la jeunesse qui, échappant à la marginalisation à laquelle la condamnaient aussi bien les mariages arrangés que l’autorité absolue des séniors, dynamise la scène sociale  d’une énergie policée  introuvable nulle part ailleurs. Rien à voir cependant, laisse entendre  l’essayiste,  avec la philosophie de l’émancipation qui lui est chère : la liberté des mariages n’est pas acquise, les violences conjugales continuent à sévir. Et Beauvoir d’élever la voix: « Mais où commence l’habitude ? Combien de fois par semaine un mari peut-il battre sa femme sans que le fait soit qualifié d’habituel ? Et quelle quantité de coups l’épouse peut-elle tolérer ? En ait, à moins d’avoir un membre brisé ou qu’un scandale éclatât dans la communauté, la femme demeurait sans recours contre les mauvais traitements » (LM,138 ). Ou encore, lorsque les petites filles lui soulèvent les jupes pour voir si cette dame qui porte du rouge à ongles ne cache pas quelque monstruosité, les institutrices les  corrigeant en riant méritent ce commentaire : «  Avec leur taille gracile, leurs nattes, leurs visages innocents, ces jeunes femmes ont elles-mêmes l’air de grands enfants sages… elles sourient, leurs voix sont douces, elles ne donnent jamais d’ordre impératif »( LM, 153),- sans se douter que ces femmes-enfants, institutrices ou mères, pratique un autre modèle de maternité et d’éducation (mais lequel ?), et qui n’est certainement pas dépourvu de violence (mais laquelle ?). La philosophe préfère  s’en tenir aux mesures sociales appelées à protéger les femmes.   Et tout en saluant les lois communistes qui volent au secours des femmes, elle ne manque pas de noter que la réalité stagne : « Même en France, les mœurs sont sur ce point à la remorque du code ; il existe encore des unions arrangées, et certaines sont  de véritables marchés. » (LM, 138 ). Nos lauréates engagées contre les violences faites aux femmes, comme la  récente « cause nationale » française  sur les mêmes thèmes, ont été précédées par la vigilance de Beauvoir.

        Avec son flair d’écrivain qui capte la réalité concrète, la chose qui fait mouche, Beauvoir perçoit  plus qu’elle n’explique la différence  frappante entre les corps chinois et les nôtres (ceux des membres de la délégation européenne) : cette perception relevant (mais l’auteur ne le dit pas) de la différence entre les rapports homme/femme dans la culture chinoise d’une part, et le rapport homme/femme  que nous lègue la mémoire ancestrale  des sociétés patriarcales  et tout particulièrement monothéistes : «  Je demande à mon interlocutrice s’il existe à la faculté quelque rivalité entre garçons et filles : cette question la surprend/…/La femme n’apparait pas à l’homme comme une concurrente » (p.153). Mais alors, pourquoi ces violences dans les couples ? Silence de l’essayiste.

      De toute évidence, Simone de Beauvoir ne mène pas son enquête « anthropologique » aussi loin que  le lecteur, la lectrice contemporains souhaiteraient qu’elle le fasse. Pourtant, au moment même où nous sommes sur le point de lui en demander davantage, elle nous surprend avec cette sensibilité  saisissante qui réagit, par exemple, face à la souplesse et le sérieux rieur des corps chinois, pour lesquels cependant il ne lui vient – comme pour la plupart des observateurs  occidentaux sensibles à ce choc culturel - que les substantifs « enfance », « nonchalance » ou « fraîcheur » : « Tous souriaient. A Pékin, il y a du bonheur dans l’air » (LM,49) ; « Sur les chantiers, le rythme du travail n’a rien de forcené, il est même nonchalant; mais toute une foule s’active » (LM, 27) ;  ou encore : « … huit mille acteurs et danseur : « le théâtre dans la rue dont rêvaient les surréalistes » (LM, 415). « Quand on voit ça, on n’a plus envie d’être cynique »…. « Impossible d’imaginer pareille chose à Rome ou à Paris, nous manquons  bien trop de fraîcheur dans l’âme ». Oui, c’est peut-être ce qu’il y a de plus émouvant  en Chine : cette fraîcheur qui par moment donne  à la vie  humaine le lustre d’un ciel bien lavé ». (LM, 15)

 

     Nous connaissons aujourd’hui le rôle actif des femmes chinoises  dans la vie intime du couple, à commencer par la sexualité. Codé depuis l’antiquité par l’influence secrète du taoïsme, du bouddhisme, du confucianisme, puis par celle des missions chrétiennes, ce rôle centrale de la chinoise dont il a fallu bander les pieds pour la freiner, fut modulé et orienté vers une participation voire une promotion sociale des femmes  par ce qu’il faut bien appeler  l’histoire du féminisme chinois depuis la fin du 19e siècle, dans lequel les missions protestantes ont joué un rôle majeur. Enfin,  l’utilisation de cette « deuxième moitié du ciel » (comme s’exprimait le Président Mao)  dans l’idéologie du PC, a conféré aux femmes une place centrale dans la vie sociale sans comparaison avec les autres pays émergeant.   Ces dernières décennies,  les femmes chinoises- à travers leurs élites intellectuelles et politiques- prennent de plus en plus conscience de leurs droits et du fait que ceux-ci  reposent sur  une nouvelle philosophie de l’émancipation,  impulsée par l’œuvre de Simone de Beauvoir et par la diversité du mouvement féministe mondial. Et elles se mobilisent contre toutes les violences qui leur sont faites : la mise à mort des bébés-filles, la violence conjugale, les discriminations en terme de salaire, promotion professionnelle, divorce, retraites, etc. : nos deux lauréates en sont la preuve. Les femmes chinoises : un chantier complexe qui est tout aussi intrinsèque à l’histoire de la Chine, qu’aux mutations du communisme national  dans le contexte de la globalisation, et qui rencontre mais souvent devance  les combats essentiels des femmes partout dans le monde.  

 

          Le Prix Simone de Beauvoir 2010 décerné aujourd’hui à Mes Ai et Guo  constitue  une reconnaissance des  réalisations et de la créativité des femmes chinoises, mais aussi un signal envoyé à ceux et à celles qui, hors de Chine, suivent avec solidarité et inquiétude  leur combat pour le droit des femmes et des hommes. Le Prix est enfin un message  à nous autres, intellectuels et politologues, hommes et femmes, qu’il invite à mieux  connaître, pour mieux  interpréter, les particularités de la civilisation chinoise toujours énigmatiques pour la raison métaphysique qui nous constitue et qui continue de nous façonner.  Il nous reste à nous aussi une longue marche à accomplir, que la génération après Simone de Beauvoir a entreprise, à ses risques et périls, et dont j’essaierai de témoigner, avec d’autres, à la Conférence-débat à l’Université Denis Diderot, le 12 janvier à 17h.  Pour ne pas figer ces particularités chinoises en Terre Promise, ni les ériger en excuses  faciles et démission irresponsable face aux crimes contre les libertés fondamentales. Sans les négliger  non plus, comme le font ceux qui tentent d’imposer de l’extérieur nos conceptions de la démocratie et des droits de l’homme et de la femme. Mais en travaillant ensemble, avec les hommes et les femmes de cette grande puissance de demain et déjà d’aujourd’hui, pour mieux promouvoir ces droits universels, qui ne sont jamais plus à la portée de tous que s’ils prennent en considération chaque civilisation, chaque individu et le moment précis de leur histoire concrète.  

 

2. « Des Chinoises »

 

 En février 2009, j’ai retrouvé la Chine : trente-cinq ans après un premier voyage, en mai 1974, avec Philippe Sollers et ce que nos hôtes d’alors avaient appelé « le groupe des camarades de Tel Quel » (Roland Barthes, François Whal et Marcelin Pleynet). Nous étions la première délégation d’intellectuels occidentaux, me semble-t-il, que la Chine du Président Mao recevait après son entrée à l’O.N.U.
Contrairement à ce qui a pu être dit, cette visite n’était pas, en ce qui me concerne, une allégeance inconditionnelle à l’idéologie en vigueur à l’époque, et je pense que cela ne l’était pas davantage pour mes amis, quoique différemment pour chacun. Profondément intriguée par la civilisation chinoise aussi bien que par les bouleversements politiques qui se produisaient, inscrite depuis quatre ans en licence de chinois à l’université Paris 7, qui est toujours aujourd’hui mon université, lectrice passionnée de la célèbre encyclopédie du britannique Joseph Needham « Science and civilisation in China », j’étais curieuse de trouver une réponse à deux questions (au moins !) que je formulerai comme suit, et qui me paraissent toujours d’actualité :


 

1. Si le communisme chinois est différent du communisme et du socialisme occidentaux, comment la tradition culturelle et l’histoire nationale ont-elles contribué à forger cette énigmatique « voie chinoise » ?

 

2. Les conceptions traditionnelles chinoises de la causalité, de la divinité, du féminin et du masculin, du langage et de l’écriture ne contribuent-elles pas à former une subjectivité humaine spécifique, différente de celle qui s’est constituée dans la tradition gréco-judéo-chrétienne ? Et si oui, comment ces expériences subjectives peuvent-elles rencontrer, s’opposer ou coexister avec les autres acteurs de notre humanité universelle et non moins différenciée ?


 

Vous imaginez que ces questions, pour une jeune femme de trente ans, étaient aussi enthousiasmantes qu’insolubles. Pour autant, la réalité chinoise que je rencontrai, dominée par la phase dite de la « révolution culturelle » dans laquelle les femmes et les jeunes avaient été lancées à l’assaut de l’ancien appareil du Parti communiste, m’attirait à cause de l’attention portée à l’émancipation féminine au présent et dans le passé, au point que je rapportais de ce voyage un livre que j’écrivis en hommage aux femmes chinoises - livre qui sera d’ailleurs  bientôt disponible en traduction chinoise. Cependant et en même temps, la persistance du modèle soviétique et les stéréotypies d’un discours officiel qui faisait fi des libertés de pensée individuelles et collectives allaient non seulement rendre presque impossible l’approfondissement de mon enquête, mais même me décourager : au point de me faire renoncer à poursuivre sur la voie de l’apprentie sinologue que j’avais tout d’abord choisie d’emprunter.
De retour à Paris, c’est à la sémiologie et surtout à la psychanalyse que je me suis consacrée, et à la maternité, sans oublier le moins du monde les questions que j’ai formulées plus haut. Des questions immenses, que des jésuites des XVIIe et XVIIIe siècles avaient ouvert à leur façon, dans l’orbe de l’universalisme catholique, et dont les sciences humaines et la sinologie n’avaient pas manqué de poursuivre l’exploration, à leur manière technique et minutieuse, et qui me passionnent toujours aujourd’hui.

 

Beaucoup de choses ont changé depuis mon premier séjour, et c’est une nouvelle Chine qui m’ a accueille en février 2009, avec les tours géantes de ses villes qui ont surgi à la place des vieilles maisons rustiques dans les ruelles pittoresques et des HLM soviétiques ; et au lieu des masses énergisées en uniformes bleues de l’époque, c’est à présent une population colorée et entreprenante qui défie, quand elle ne l’effraie pas, le monde globalisé. Si mes questions persistent néanmoins, c’est parce qu’elles découlent d’une interrogation essentielle que l’actualité rend plus brûlante que jamais : la rencontre des civilisations (vous remarquerez que je ne dis pas « heurt » mais « rencontre »), aussi différentes, rendue désormais possible par la globalisation, est-elle porteuse de risques majeurs ? Ou de mutations bénéfiques à force de d’emprunts mutuels et de réciprocités inouïes ?
Permettez-moi de reprendre très brièvement et schématiquement quelques éléments de cette « pensée chinoise » (pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre du grand savant français Marcel Granet), que je préfère appeler quant à moi une « expérience chinoise », telle que je l’ai tracée à larges traits dans Des Chinoises, et qui interpellent aujourd’hui le monde, avec, en-deçà et en plus, le « miracle économique » de votre croissance et ses aléas.
Lorsque le Père Longobardi interroge ce qu’il appelle « la religion des Chinois » (Traité, 1701), il considère que les Chinois ne connaissent pas « notre Dieu » (entendant par là le Dieu des catholique : le Père, le Fils et le Saint-Esprit), car l’Empereur Céleste, Shang-di, n’est qu’un attribut, qualité ou réalité phénoménale de la LI  : matière pourvue de façon immanente d« opération », d’« ordre », de « règles », d’« action », de « gouvernement », c’est-à-dire de « causalité ». Il n’échappe pas au savant jésuite que cette sorte de loi - LI - peut conduire à l’athéisme les lettrés qui la partagent ; tandis que les divers « esprits » et « divinités » qui s’y rapportent ne sont destinés qu’à une sorte de religion pour le peuple et se limitent au rôle de gardiens de l’ordre social.
Plus encore, cette causalité immanente à la matière qu’est la LI suppose une dichotomie radicale entre deux termes (vide/plein, vie/mort, ciel/terre, etc.), dont elle assure l’harmonie, sans qu’on puisse parler de la moindre unicité entre les deux éléments, lesquels restent dissociés dans leurs combinatoires mêmes. Un problème surgit dès lors : sans unité, quelle vérité pourrait advenir ? Ce genre de « matière causale » peut-elle révéler de la vérité ?
Le commentaire de Leibnitz (1646-1716), au contraire, fait évoluer cette causalité immanente vers un rationalisme novateur. La LI serait, à ses yeux, une « substance subtile accompagnée de perception » : « Ils (les Chinois) disent la vérité dans les créatures », « car peut-être ces vies, savoir, autorité en Chinois, sont pris anthropopatos » (« Dieu » se voyant attribuer des qualités humaines). Leibnitz serait-il le visionnaire d’un humanisme à la chinoise ?
L’hétérogénéité de LI (matière et/avec ordonnancement) et sa dichotomie (plein/vide, ciel/terre, homme/femme), tendraient selon le philosophe mathématicien et inventeur du calcul infinitésimal, à se réduire à ce qu’il découvre, à partir des données jésuites, comme une pure Raison, laquelle, bien loin d’être cartésienne, le frappe par ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une spécificité de l’expérience chinoise : concrétude, préoccupation permanente de la logique du vivant et du social, indistincte d’une préoccupation ontologique de soi.
Une autre être au monde se profile ainsi, que Leibniz lui-même côtoie dans sa pensée philosophique/mathématique : toute unité (y compris celle de l’homme et de la femme) est un point d’impact dans lequel s’actualisent une combinatoire infinie de forces et de logiques.
Je reprends donc ici les questions avec lesquelles je suis venue en Chine en 1974, et qui concernent philosophiquement le problème des droits de l’homme- et de la femme- dans ce pays. Cette expérience et/ou pensée chinoise serait-elle intrinsèquement rebelle au concept d’une individualité libre et susceptible de vérité, qui éclôt dans l’histoire complexe des croisements grec/juif/chrétien, incluant leur greffe musulmane ?

 

   L’histoire chinoise ne manque pas confirmer pareille crainte. Pourtant, n’est-ce pas cette même « ontologie de soi indissociable de la logique du vivant et du social », spécifiant l’individu selon l’expérience chinoise, qui paraît également susceptible de receler des « droits de  l’homme » d’une autre espèce : dans une plus grande harmonie avec les lois du cosmos et des conflits sociaux ? A condition de déplier la complexité des désirs et des actes signifiants qui constituant le for intérieur d’un tel « individu » toujours déjà ouvert aux désirs et actes signifiants de son environnement ?
C’est en effet sur l’énigme de « l’individu » (entre guillemets, parce qu’infiniment divisible et pluriel) que butent les premières rencontres de l’Occident avec la Chine. Mis à mal dans leur effort d’interpréter les particularités de l’expérience/pensée chinoise, philosophes, anthropologues et autres spécialistes devaient attendre la révolution sensualiste, épistémologique et sociale du XVIIIe siècle, ainsi que les avancées des sciences de l’homme, et en particulier la psychanalyse freudienne de la fin du XIXe et du XXe siècles, pour tenter d’y voir un peu plus clair. Car les « énigmes » de l’expérience chinoise ne pouvaient se laisser appréhender que si le discours interprétatif lui-même devenait capable d’aborder deux continents qui échappaient à la métaphysique occidentale. Lesquels ? Je veux parler du rôle spécifique de la femme et de la mère, d’une part, et de l’indissociable appartenance du sens du langage à la musique (langue à ton) et au geste (au corps), d’autre part. En d’autres termes, si la métaphysique occidentale peine devant l’individu chinois, c’est parce qu’il n’y pas d’individu, mais une complémentarité homme/femme dans chaque entité ; et que la vérité d’un sens ou d’un langage n’est jamais dissociable de sa traversée du corps sexué. La longue domination d’une filiation chinoise de type matrilinéaire et matrilocale devait imposer à l’homme et à la femme chinois la certitude de leur dualité psycho-sexuelle (dépendance égale en importance vis-à-vis de la mère comme du père), disons de sa « bisexualité psychique », et ceci plus fortement que ne le font d’autres cultures, notamment l’Occident chrétien dominé par le modèle patrilinéaire. Trait significatif entre tous, bien que Yin et Yang se combinent dans chacun des deux sexes des deux côtés de la différence sexuelle, cette cohabitation interne n’efface pas la différence externe entre un homme et une femme. Elle favorise au contraire le couple procréateur, tout en accordant à la jouissance féminine une place centrale et une « essence Yin » inépuisable.
Quant à la langue tonale, qui confère du sens aux intonations antérieures à la courbe syntaxique, elle conserve l’empreinte précoce du lien mère/enfant dans le pacte social par excellence qu’est la communication verbale (parce que tout enfant humain acquiert la mélodie avant la grammaire, mais l’enfant chinois charge ces traces mélodiques archaïques de sens socialisable). La langue chinoise conserve donc, grâce à ses tons, un registre présyntaxique ; présymbolique (signe et syntaxe étant concomitants), préoedipien (même si le système tonal ne se réalise à plein que dans la syntaxe). L’écriture elle-même, imagée à l’origine, puis de plus en plus stylisée, abstraite, idéogrammatique, préserve son caractère évocatif, visuel et gestuel (une mémoire du mouvement est exigible, en plus de la mémoire du sens, pour écrire en chinois). Ces composantes relevant de couches psychiques plus archaïques que celle du sens syntaxique-logique, l’écriture chinoise pourrait être considérée comme un dépôt inconscient sensoriel dont le sujet pensant en chinois ne serait jamais définitivement coupé, et qui est le laboratoire par excellence de ses évolutions, innovations, résurrections.
Si je m’attarde à ces rappels élémentaires et passablement schématiques, ce n’est pas seulement parce que j’ai acquis la conviction que mes étudiants chinois à Paris ou à Chicago n’en sont pas conscients, n’ayant pas reçu l’initiation nécessaire à leur culture nationale traditionnelle, et qu’ils éprouvent souvent un intense plaisir à les découvrir dans les universités française ou américaines, au point même que certains d’entre eux - venus apprendre la littérature ou la philosophie françaises ou américaines, changent de cursus pour se mettre à étudier la culture chinoise classique (la calligraphie, la peinture, les systèmes de parentés en Chine ancienne, etc.) Je ne m’y attarde pas non plus pour suggérer quelque hiérarchie de valeurs que ce soit entre les civilisations. Car il est possible de repérer les avantages comme les limites de chacun de ces modèles de structuration psychique que j’ai schématisés.
Mais je crois nécessaire d’insister sur ce point : sous la pression des techniques productives et reproductives, et de leur emballement virtuel, la complexité du modèle chinois court le risque de se figer en automatisation, combinatoire mécanique faussement adaptative aux « patterns » à la mode, et ignorant cette inquiétude de la pensée que la philosophie grecque, puis sa recomposition judéochrétienne ont inscrite dans l’intériorité psychique à laquelle prétend l’être parlant européen. Face à lui et en miroir symétrique, l’égotisme, l’apragmatisme et l’intégrisme dont s’auréole l’amour à mort des croyants de tous bords guettent aussi bien les institutions que les marges mystiques de ce qu’il faut bien appeler l’« âmosexualité » (l’âme-et-la sexualité) occidentale, et que diffusent à profusion la mousse inconsistante des « opéras de savon » américains.

 

J’avais terminé mon livre Des Chinoises dans un esprit d’interrogation non conclusive, tout en pariant sur les promesses que la civilisation chinoise libérée du totalitarisme communiste pourrait apporter à l’humanité. Sur l’écriture comme continuation de la prière par d’autres moyens, et sur les femmes inventant ou construisant une réalisation politique, sociale et symboliques de leur dualité psychosexuelle, capable de mettre à l’épreuve la vieille Europe de Dieu et de l’Homme (avec majuscule). Telle était le finale de mon livre, et le moins qu’on puisse dire est que cette mise à l’épreuve est en cours.
Les développements récents de la globalisation m’ont cependant fait revenir sur la tonalité optimiste de ce pari, sans forcément en écarter la possibilité. Dans mon polar métaphysique Meurtre à Byzance (Fayard, 2004), j’ai construit le personnage d’un Chinois rebelle, Xiao Chang, alias Wuxian ou l’Infini. Insurgé contre la corruption galopante du village planétaire, ses sectes, ses mafias et ses manipulations en tous genres, Xiao Chang non seulement ne s’adapte pas à ces abîmes mais, désireux de s’en faire le purificateur, il finit par succomber à sa propre fragilité et, en proie à la psychose, devient un serial killer dans un Occident à bout de souffle. La fin du roman - que je ne vous révélerai pas - est moins pessimiste. Car, vous le savez, on n’assassine pas facilement une culture millénaire, qu’elle soit occidentale ou orientale.
Et aujourd’hui, en ce début de l’année 2010, avec ses feux d’artifice de banques et de bombes ? Jamais la société n’a été aussi privée d’avenir, et jamais l’homme n’a été aussi incapable de pensée. Pourtant, des recherches sur la Chine moderne et ancienne essaiment en France et partout dans le monde, tandis que quelques-uns, en Europe, s’obstinent à croire que nous pouvons arriver à une compréhension mutuelle.
Les Chinois se tournent vers l’Europe, parce que la richesse de la psyché européenne séduit par ses mythes et ses capacités de sublimation dans l’art de vivre et de penser, par ses expériences esthétiques et sociales aussi. Un désir de France et pour la langue française existe, je le constate ici-même, et quelque minoritaire qu’il soit, son intensité est bien réelle.
Les Français et les Européens de leur côté, et quels que soient leurs lourdeurs, leurs maladresses et leurs faux-pas, prennent au sérieux l’énigme de l’expérience chinoise qu’ils travaillent à déchiffrer. Peut-être leur est-elle moins fermée parce que les Lumières, l’humanisme et les nouvelles connaissances des sciences exactes et des sciences de l’esprit ont réussi à nous imprégner de la diversité des autres. Ou lieu de nous engouffrer dans la mystique des idéologies, qui n’a pas épargné des esprits aussi corrosifs que celui de Beauvoir elle-même…
Et c’est avec le souci  d’emprunts réciproques et de bénéfices mutuels que je salue nos deux lauréates, je remercie le Jury Simone de Beauvoir qui les a nommées, et j’exprime ma sincère solidarité à nos collègues de LCAO qui nous accueillent aujourd’hui et dont les recherches ouvrent de nouvelles perspectives  de travail commun avec nos collègues chinois : aujourd’hui avec nos collègues chinoises.

 

 

Julia Kristeva

26.12.2009

 

  Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes 2010, attribué à AI Xiaoming et GUO Jianmei

 

 

 

 

 

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