Beauvoir et la psychanalyse : un défi réciproque

Julia Kristeva

 

 

L’accolement des deux champs, Beauvoir et la psychanalyse, m’évoque le célèbre cinéaste John Huston qui aimait à souligner la coïncidence entre l’invention de la psychanalyse et celle du cinéma. Ne voyez aucune malice dans le fait que je mette le féminisme à la place du cinéma. Seulement une invitation à penser, au-delà de la coïncidence historique entre le féminisme et l’invention de la psychanalyse, plutôt un chassé-croisé, voire un défi réciproque ? En effet, la provocante association de John Houston nous réveille  parce qu’elle pointe un impensé : ne cherchez pas à subordonner l’un à l’autre les termes en présence, reconnaissez les similitudes pour mieux apprécier l’incommensurable. Par exemple, si la psychanalyse et le cinéma ont en commun de désinhiber le désir et le fantasme, au contraire, il suffit de constater que la psychanalyse cherche à élucider là où le cinéma visa à séduire, pour éprouver les différences, l’autonomie et les limites respectives des deux arts, ainsi que leurs mises en questions réciproques. Il en va de même dans quand on rapproche Beauvoir et la psychanalyse. Je m’explique.

La coïncidence historique entre le féminisme et l’invention de la psychanalyse cache plutôt un chassé »-croisé voire un défi réciproque.Simone de Beauvoir « adore » Freud plus qu’elle ne le lit (« C’est un des hommes de ce siècle que j’adore le plus chaleureusement », écrit-elle dans Tout compte fait, Gallimard, 1972, p.206), ce qui ne manque pas de courage à une époque où la découverte de l’inconscient est encore peu connue en France (mais la professeur de philosophie en parlait déjà à ses élèves, et le Ministère n’appréciait pas vraiment). Mais, malgré les critiques qu’elle adresse à la psychanalyse dès Le Deuxième Sexe (1949), je prétends que Beauvoir puise dans la psychanalyse cette idée fondatrice du livre, qui a été comme une gifle à l’establishment, qui dérange encore aujourd’hui et qu’elle formule comme suit : le « sexe », dit-elle en substance en définissant le « point de vue de la psychanalyse » dès la p. 80 de son livre, c’est « le corps vécu par le sujet . Ce n’est pas la nature qui définit la femme : c’est celle-ci qui se définit en reprenant la nature à son compte dans son affectivité ».

En reprenant et en affirmant ainsi ce qui demeure essentiel à la découverte freudienne, c’est-à-dire la refonte du dualisme métaphysique corps/âme, chair/esprit, nature/culture par la promotion du « sexe » au rang d’une « psychosexualité », Simone de Beauvoir se montre davantage complice avec Freud que ne le sont maints phénoménologues qui, avec Heidegger, accusent le docteur viennois de « biologiser l’essence de l’homme ». Il n’en reste pas moins que cette adhésion profonde et comme immédiate n’empêche pas Simone de Beauvoir de cultiver une constante ambivalence à l’endroit de Freud et du freudisme. Elle va jusqu’à ranger la psychanalyse parmi « les religions » (Ibid., p. 80) ; elle accuse Freud de « ne connaître la femme qu’à travers des cas cliniques » (Tout compte fait, p. 618) ; de réduire la théorie freudienne de l’Œdipe à une compétition entre organes génitaux (vagin et clitoris d’un côté vs pénis divinisé en phallus de l’autre) ; d’oublier le sens symbolique de la fonction paternelle, si fondamentale en particulier chez le « second » Freud (cf. Totem et Tabou est évacué parmi les « étranges romans » ; à signaler encore cette étrange incompréhension du « progrès » que représente pour Freud la religion paternelle et la spiritualité intellectuelle du judaïsme selon Moïse et le monothéisme, in DS, p. 89) , etc. Toutes ces simplifications devaient nourrir la ruée d’un certain féminisme, notamment aux USA, contre la psychanalyse. Mais a contrario elles ont suscité aussi des mouvements qui tentent de s’informer de l’actualité psychanalytique et qui devaient conduire en France à la naissance de Psychanalyse et politique.

En définitive, et bien plus qu’une féministe outrée par la castration originelle de la femme (vaste continent qui n’a pas fini de réunir et de diviser les techniciens de la clinique et de la théorie freudienne et postfreudienne), c’est la philosophe phénoménologue qui, sous la plume de Simone de Beauvoir, se dresse contre ce qu’elle pense être une « absence de l’intentionnalité originelle de l’existence » chez Freud, ou encore son « refus systématique de l’idée de choix » (Ib., p. 88) pour lui opposer Adler. L’architecture complexe de la vie psychique selon les deux topiques de Freud (inconscient-Ҫa ; pulsion-affect-désir ; narcissisme-identification-Idéal du Moi-Surmoi, etc.) ne semblent ni connu ni prise en compte par la théoricienne. Ce serait pourtant lui faire un mauvais procès, et injuste pour son œuvre, que de l’entraîner dans un débat sur les fondamentaux de la découverte de l’inconscient.

Car les « fondamentaux » résident, pour Beauvoir, dans son engagement à élucider et promouvoir la liberté existentielle des femmes au cœur d’un contexte historique précis. Pour ce faire, elle remanie le discours phénoménologico-existentialiste lui-même, en empruntant à divers discours libérateurs, la psychanalyste trouvant dans cette recomposition une place de choix précisément : mais un choix que Beauvoir assimile à sa personnalité à elle, pour l’intégrer dans son combat à elle. 

Je ne m’engagerai donc pas dans des objections qui sont à l’évidence faciles à lui adresser après coup, aujourd’hui, quand la recherche psychanalytique (loin de se limiter à Freud, mais en développant sa découverte avec et après Lacan, Klein, Winnicott et quelques autres) ne cesse d’expliciter et de développer les ouvertures freudiennes en matière de sens, désir, différence sexuelle et finalités éthiques.

 

Tout compte fait, des rêves

Je prendrai une autre voie, en relisant d’abord avec vous ce cadeau inattendu et surprenant que Simone de Beauvoir nous a fait au détour de Tout compte fait (1972) : vingt pages de récits de rêves ! « Je veux parler d’un domaine que je n'ai jamais abordé: mes rêves. C'est une des diversions qui m'est le plus agréable /…/ ».

Avec son honnêteté intellectuelle habituelle, l’auteur avoue que le sommeil lui procure des « états d’euphorie » comme il arrive avec certaines drogues : des états qu’elle « ne connaît pas à l’état de veille parce qu’ils supposent un total abandon » (p. 159). Mais elle « les tient à distance » - ah, la distance de Beauvoir, jusque dans ses rêves ! « Il me semble jouer un psychodrame plutôt que de vivre vraiment ». Toujours le contrôle, l’inévitable emprise sur les pulsions, la maîtrise de soi jusque dans le sommeil. « Tenir à distance » l’« abandon » lui-même, est-ce rêver ? Mais aussi, et d’entrée de jeu, cette lucidité d’inspiration analytique : « Je n’essaierai pas d’en donner une interprétation freudienne : c’est seulement s’il est pris dans l’ensemble d’un traitement que le rêve peut livrer à l’analyste ses significations profondes » (Ib. p. 140).

Je ne donnerai pas davantage d’interprétation freudienne stricte des rêves de Simone de Beauvoir. Je choisirai quelques-uns de ses résumés, et les ferai résonner avec ma lecture des autres écrits de la philosophe, ainsi qu’avec les récits associatifs que ces notes éveillent ou réveillent en moi.

 

Cela commence ainsi : «  Très souvent je me rends à pied d’un point à un autre ». Cette phrase blanchie de toute émotion déclenche une avalanche de voyages, courses à pieds ou à vélo, trains et gares, voitures et avions, hélicoptère même, non : c’est Sartre qui devient l’hélicoptère en personne et ce n’est pas drôle ; bagages égarés rarement récupérés, cartes et plans invraisemblables, itinéraires confus, vols et chutes, en Europe, en Asie, en Amérique, en France bien sûr, et souvent à Paris, couloirs-cafés-restos, personnages connus ou fantasques, proches ou politiques, expulsions-séparation-rarement retrouvailles. Cela se confond parfois avec la déportation quand ce n’est pas exil, cela ne manque pas d’assassinats - comme il se doit dans un rêve, ni de quelques aveux de souffrance mais en bémol, et voici l’ombre de la femme rompue qui côtoie l’amante émancipée, la voyageuse, la marcheuse… Ҫa marche ou ça ne marche pas ?

 

« Très souvent je me rends à pied d'un point à un autre. …Nous allions, par des routes et des sentiers, et soudain une maison nous barrait le chemin. Cela m’arrive très souvent : j'entre dans la maison, je cherche en vain une sortie, je n'ai pas le droit d'être là, je m'affole et parfois il y a quelqu'un qui me poursuit. » A lire l’accumulation de ces longues marches, j’entends une excitation motrice continuelle, battement sans fin et sans décharge, mais qui s’écrase dans la peur. Et que le sommeil n’efface pas puisqu’il s’emploie minutieusement à la traduire en espaces, avec application, sans repos : « pas d’issue », « je ne sais  pas où est le frein », précise la rêveuse. « Je m'aperçois soudain que je ne sais pas où est le frein, je n'arrive pas à le trouver, je me demande anxieusement comment je vais m'arrêter : en général je finis par m'écraser doucement contre un mur; je m'en sors indemne, mais après avoir eu peur. » Ce « perpetum mobile » que fut Beauvoir ( à en croire  ses écrits autobiographiques et les témoignages de ses amis) peine à se poser : trouver son port d’attache, ses repères, et encore moins sa maison, dont le prototype revient, dans les derniers rêves, à l’appartement maternel du 5e étage de la rue de Rennes.

 

En doublure de cette excitation motrice : le trouble vestimentaire. Beauvoir accumule les rêves de vêtements méconnaissables, essayages désagréables ou déguisements, inutiles entassements d’accessoires : pour résister au froid de « là-bas », « du bas ? ». Tous méticuleusement soumis à l’examen critique de la rêveuse et qui – comme une peau étrangère ou un miroir infidèle - traduisent une image de soi incertaine, déroutante,  scellée       par les mots « trou », « vide » et « peur » : « …J'en signalerai un /de ses nombreux rêves vestimentaires/ qui est assez exceptionnel par son côté réflexif et critique. Je me préparais à aller faire mes cours à Rouen, et soudain j'avais un trou de mémoire /…/ Je voyais dans la glace que je portais une blouse jaune et une jupe écossaise : je ne les reconnaissais pas. Je prenais peur. /…/ Beaucoup de gens m'entouraient et je sentais toujours ce vide dans ma tête : impossible de retrouver de quoi se composait ma garde-robe. Je disais au médecin : « Je n'y comprends rien. A moins que je ne dorme ». « J'entasse des vêtements dans une grande mallette bleue ; elle est trop petite parce que « là-bas » il fait très froid et je dois emporter beaucoup de choses. »

 

Deux événements scandent les labyrinthes des excitations haletantes.

Les chutes : effondrement de l’excitation sans satisfaction, amère insatisfaction in fine, des larmes ravalées. Et les vols : tourbillonnantes euphories en principe, mais ici teintées d’un soupçon d’inquiétude,  d’angoisse ; quand ils ne tournent pas en psychodrame « joué », souligne la rêveuse qui se juge elle-même en rêvant.

 

Fréquemment, l’écrivain rêve de sa mère : « femme » sans visage, jeune fille attirante et plus ou moins inaccessible, à aimer ou à tuer, cette présence maternelle qu’il faut bien appeler onirique s’insinue jusque dans le nom imaginaire d’une ville, « Mersépolis » (au lieu de Persepolis dont on parle beaucoup le jour, précise la rêveuse).

Emblématique, le rêve de la mère au lac conduit la rêveuse à… Nelson Algren. De maman - objet premier d’amour et de haine -, à l’amant favori, la même eau froide me sépare : métaphore-métamorphose de la frustration, infranchissable blessure, frigidifiant éloignement. «  Une autre nuit, j'ai aperçu ma mère - une jeune et belle silhouette, sans visage - qui se tenait au bord d'une étendue d'eau lumineuse qu'il me fallait traverser pour la rejoindre. J'ai pensé au petit lac qui s'étendait devant le jardin d'Algren : mais il n'y avait pas de barque pour le franchir. C'était aussi un fjord et on ne pouvait le contourner que très difficilement : on était obligé de s'aventurer dans l'eau où on risquait de se noyer. Cependant, je devais avertir ma mère qu'un grand danger la menaçait. » Retenons ce lac : souvenir d’une mère inaccessible, psychiquement absente, impossible à conquérir, menacée-menaçante ? Ou est-ce une reconstruction défensive contre sont attrait : contre le désir pour elle et contre son désir à elle pour la rêveuse ?

 

Deux autres rêves complètent cette maternité fuyante et à fuir.

D’abord, le rêve de la « femme stupide » - mais n’aurait-elle pu être un alter ego la rêveuse, puisque la rêveuse et son héroïne ont le même âge ? - «  Je me promenais avec une jeune fille stupide : j’avais le même âge qu’elle, elle répondait que l’important pour une «femme» c’était d’avoir une crèche à proximité. Elle m’agaçait parce qu’en parlant d’elle elle disait toujours une « femme ». Nous entrions dans sa maison qui était un véritable palais. /On y croise un personnage masculin/ vêtu du long manteau blanc qu’il portait l’avant-veille, pendant la manifestation pour la liberté de l’avortement. J’étais contente de le voir. Sur une table, il y avait un plat rempli d’œufs crus, sortis de leur coquille. Quelqu’un prenait une fourchette et la plongeait dans les blancs. Je criais : «Ne faites pas ça! » C’était des embryons et si on y touchait ils deviendraient des enfants handicapés. Ce rêve était évidemment influencé par des conversations que j’avais eues à propos de notre manifestation. » Certainement. Ce rêve de « la femme stupide » qui finit en rêve aux œufs que la rêveuse va fouetter à la fourchette exprime aussi l’angoisse de l’infanticide par le truchement d’un de ses personnages, la peur de l’enfant déficiant, le dégoût des œufs, des ovaires, de la fécondité féminine et de sa dangerosité.

 

Il contient aussi une autre pensée latente et témoigne de la profondeur de l’autoanalyse que Simone de Beauvoir cherche à poursuivre. En tuant la mère dans l’œuf, ce rêve appartient à la même constellation  que le rêve de la sœur brûlée et/ou inapte au mariage. Rêves du matricide, de la lutte à mort avec l’autre femme -« /.../ deux personnes dont l'une était ma sœur bien qu'elle ne lui ressemblât pas et fût une très jeune fille. Son nez, son bras droit étaient des branches d'arbre brûlées. Elle n'avait pas l'air de s'en soucier mais je me disais : « Elle ne pourra jamais se marier. Ces brûlures sont trop laides ». La mère de la rêveuse elle-même succombe, confondue avec sa fille, « étendue sur un drap comme si j’avais été dans un lit, je sentais que j’allais tomber. /.../ A ce moment-là, une femme vêtue de blanc - en robe de mariée peut-être - tombait en tournoyant et s’écrasait au sol. Je me disais : « C’est ma mère » /…  /« Ma mère vient de se tuer », sans rien ressentir, comme si je jouais un rôle ». Est-ce la froideur de la mère du lac qui imprègne la fille elle-même, jusqu’à en faire une « fausse personnalité » ? Ou bien est-ce la fille qui « vole » la place de sa mère dans le lit de la mariée et finit par « chuter » - s’écraser sans plaisir à force de culpabilité méconnue ? La rêveuse se défend de cette passion primaire incestuelle, en jouant tous les rôles : pour se protéger d’aimer et de haïr, de désirer et de se venger ?

Mise en scène de la cruauté en tout cas, une cruauté « bien tempérée » - Beauvoir ne s’y attarde pas. Mais elle va la réparer, y compris dans ses rêves, en adoptant Sylvie, en rêvant d’elle comme d’une sorte de sœur – « une personne qui était à la fois Sylvie et ma sœur », « j’étais avec ma sœur Sylvie », « charmante jeune femme à la fourrure ». Sylvie : rassurante et aimante compagne dans le labyrinthe des gares, voyages et autres bagages perdus-retrouvés, en contrepoint à un Sartre essentiel et non moins imprenable.

 

Le père a-t-il vraiment disparu des nuits du deuxième sexe ? Pas vraiment. Beauvoir ne manque pas de souligner que son père est absent de ses rêves : « Ma mère, j’ai dit dans Une mort très douce qu’elle apparaissait souvent dans mes rêves alors que mon père en était absent ; jadis c’était parfois une présence chérie mais le plus souvent je redoutais de retomber en son pouvoir. Maintenant il m’arrive d’avoir rendez-vous avec elle dans notre ancien appartement de la rue de Rennes. J’en éprouve du malaise et d’ailleurs nous ne nous rejoignons pas : ou je n’arrive pas jusqu’à la maison, ou elle est absente. Quand elle m’apparaît, elle est en général lointaine et jeune. » Pas si absent que cela, le père : et quand la rêveuse s’en souvient, il s’agit d’une figure paternelle qu’elle tue.

Beauvoir ne tue pas explicitement son propre père, mais quelqu’un qui lui vient à l’esprit après avoir mentionné des promenades avec Sartre, après s’être retrouvée avec lui dans une sorte de désert et sans bagages, sans sa belle jupe bleue brodée achetée en Grèce, après avoir perdu sa clé. L’arrivée de Sylvie dans le rêve effacera-t-elle cette séquence d’amertume ? Pas vraiment. Pour toute réponse, la logique onirique enchaîne un autre rêve, le rêve assassin justement. Celle qui prétendait dans le Deuxième Sexe douter de l’autorité du père, met en scène un Œdipe de garçon dans un scénario saignant : « … un gros méchant homme a attaqué nos amis et je lui ai enfoncé un couteau dans la gorge; je me suis évanouie en pensant : « J'ai tué! ce n'est pas possible! » Revenue à moi, je me suis demandé anxieusement si on allait me féliciter ou me faire un procès : j'ai été assez déçue parce qu'il ne s'est rien passé du tout. » 

Et c’est le même thème du « meurtre du père » - en plus dissimulé, tordu dans les méandres d’un cimetière plein d’hommes en pierre (répliques dévaluées de la statue du Commandeur ?) qui réapparaît dans le rêve de Soljenitsyne, figure par excellence s’il en fallait du patriarche, et qui côtoie la mère de la rêveuse  : « /…/ On me disait : c’est Soljenitsyne. II demandait /…/ : «Par la faute de qui mon père est-il mort » /…/ A ce moment-là je partais : ma mère m’attendait pour dîner dans notre ancien appartement, au cinquième étage, rue de Rennes (il revient assez souvent dans mes rêves). Je me trouvais dans un village /…/ J’entrais dans le cimetière. Là j’ai eu une étonnante vision : elle ressemblait à ces rêves que construit le cinéma et qui me paraissent si faux. Il y avait sur le sol un grand nombre de cercueils recouverts d’étoffes noires; des hommes en habits noirs et chapeaux hauts-de-forme faisaient la haie de chaque côté, tandis qu’en arrière-plan d’autres défilaient : sous le haut-de-forme, certains avaient des têtes de mort. /…/ les têtes de mort n’appartenaient pas à des hommes, c’étaient des sculptures en pierre. » Ce modelage du père mort en statue, est-ce une « rationalisation », comme le dit le commentaire de Beauvoir ? Ou, aussi, une défense contre l’agressivité vis-à-vis du père, remplacé par une œuvre d’art, aussi idéalisée que neutralisée ? » D’autres rêves, explicitement des rêves de souffrance, associent l’« homme de pierre » à… Sartre : «  les silencieuses souffrances m'étaient insupportables, et j'ai dit déjà qu'il ne m'arrive plus de mourir dans mon sommeil. De tout temps Sartre a été pour moi la nuit tantôt le compagnon qu'il est dans ma vie et tantôt un homme au cœur de pierre que mes reproches ou mes prières, mes larmes, mes évanouissements laissent indifférent. »

 

Mais il existe aussi une maternité oblative, apaisante, qui répare la mère-au-lac inaccessible et la sœur-aux-bras-brûlés : ce sont les rêves (déjà mentionnés plus hauts) de la rêveuse avec sa fille adoptive Sylvie. Sylvie qui se confond avec une sœur bonifiée, alter ego complice, compagne apaisante, contrepoids à un Sartre incertain. Ce Sartre parfois porteur (comme un hélicoptère), parfois fuyant parce qu’il préfère manger mais ne mange plus si la rêveuse veut manger elle aussi : il ne mange pas de ce pain-là ? pas le même goût, pas le même appétit que ceux de la rêveuse ? « Je vais manger à un coin de table », dit-elle après s’être perdu et après avoir enfin retrouvé Sartre attablé devant une assiette avec des hors d’œuvres appétissants et un gâteau aux marrons. « J’ai assez mangé, j’ai fini », coupe Sartre « avec humeur ». D’autres voyages, interrompus par un Sartre fatigué, continueront avec Sylvie.

 

Je ne donnerai pas davantage de pistes pour d’éventuelles associations libres que les rêves de Beauvoir, offerts généreusement par elle en pâture à ses lectrices et lecteurs, pourraient laisser jaillir dans l’inconscient « public ». Offrir son intime au public : est-ce un acte de séduction ? D’emprise ? Ou un appel d’amour, de fragilité ? L’inscription de l’intime au cœur même du pacte politique : pour éviter le culte, ou pour mieux le souder ? Je dis : pour éviter le culte, pour le fragiliser, j’y reviendrai.

Et au lieu de systématiser mes libres associations que j’ai voulues prudentes, je vous propose d’aborder trois thèmes de l’expérience de Simone de Beauvoir qui s’y rattachent. C’est ma façon de vous dire que l’autoanalyse de Beauvoir l’a conduite à une œuvre de pensée qui a pris une place indélébile dans l’histoire des femmes et du monde ; mais que, de cette œuvre, les rêves révèlent seulement la doublure intime et n’en épuise nullement la portée. Car cette portée ou, si vous préférez, le génie de Beauvoir consiste en sa capacité de moduler son intimité à l’unisson avec les malaises d’une époque pour les transformer en urgences politique : mon mal être est le vôtre, c’est à vous de la transcender (c’est son terme) sur la scène du monde. Dès lors, la psychanalyse qui ne se réduit pas au microscope de l’interprétation des rêves et de l’intime, pourrait tenter de prolonger le dialogue en abordant l’œuvre avec le télescope de ce que j’appellerai une interprétation sociohistorique attentive à l’expérience analytique. Auscultons donc avec ce télescope les trois domaines dans lesquels Beauvoir a innové en inscrivant son inconscient (dont ses rêves nous révèlent quelques arêtes) dans l’existence sociohistorique des femmes du XXe siècle. Ces thèmes seront : l’universel et le féminin ; le couple détruit-reconstruit ; le roman comme refonte de l’intime dans le politique.

 

Les secrets pulsionnels de l’ « universalisme »

 

L'égalité des sexes selon Beauvoir, qui, socialement, se réclame de la « fraternité» (notez le masculin) entre l'homme et la femme, s'inscrit philosophiquement sous le régime de l'universel, dont la généalogie remonte à l'Idée platonicienne, au voʋϛ de Plotin, aux idéaux républicains de l'homme universel cher aux Lumières françaises : on ne saurait énumérer ici les déclinaisons historiques de la métaphysique de l'universel qui demeure la pierre angulaire des droits de l'homme et de la culture moderne. À l'écoute de la psychanalyse, on sait que cet universel se soutient du déni du corps féminin, du déni de l'homosexualité féminine et du déni de la maternité. Par le culte du phallus et du grand homme (Sartre), qui ne va pas sans ambivalence, agressivité ou dépendance.

Tout en stipulant pour la première fois et avec un courage exemplaire qu'« on ne naît pas femme, mais qu'on le devient », et en dénonçant donc les manipulations sociohistoriques qui produisent en dernière instance l'esclavage féminin, l'auteur du Deuxième Sexe ne manque pas de révéler son refus plus qu'inconscient, souvent conscient, voire militant, de la différence sexuelle telle que la manifestent, entre autres, la menstruation, la ménopause, la maternité et l'homosexualité féminine.

Bien sûr, je peux lire, dans les mots qui déplorent le corps menstrué de la jeune fille, une identification à l'agresseur : comme si l'auteur avait intériorisé le regard et le vécu imposés par la société technique et productiviste sur et à l'encontre de ce corps féminin, du sien propre. Je peux lire aussi ce lamento beauvoirien contre la maternité, par exemple, comme un désir d'acquérir l'agilité performante du frère, de l’homme, sa force pénétrante, incisive.

Et je m’interroge : pourquoi cette phobie du corps féminin et notamment maternel ? Pourquoi ce déni de l'homosexualité féminine ? Pour se protéger de l'enfermement conventionnel, des poursuites judiciaires? Ou par impossibilité d’intégrer et la maternité et l’homosexualité féminine dans son système hegélomarxiste, existentialiste, engagé? Ou, plus cyniquement – on n’a pas manqué de le dire - par goût du pouvoir adossé aux convenances, et, tout compte fait, par calcul social? Ou encore, n’est-ce pas ce subtile équilibre entre liberté transgressive (dénonçant la maternité conventionnelle et victimaire) mais en respectant certaines pudeurs (pas de provocations lesbiennes), son génie consisterait-il justement à porter ce que l’époque voulait et pouvait entendre : sans se soumettre ni se compromettre ?

En la lisant, en suivant son combat, en l'accompagnant jusque dans ses défenses et ses douleurs, je reste persuadée que Beauvoir ne cesse de se brûler à ce qu'elle dit et à ce qu'elle ne peut pas dire, et qu'elle rend transmissible sinon la vérité du désir, certainement le tremblement de la recherche de vérité – dans l’arrachement du « moi » devant « sujet » - et dont le roman sera le discours. Nous sommes, avec elle, loin de l'exhibition dont nous abreuve la pornographie ambiante, mais tout aussi loin du refoulement rationaliste avec lequel certaines universalistes actuelles bétonnent leurs ambitions viriles et brocardent la diversité et la complexité des expériences maternelles par exemple. Comme si l'enfantement – et pire encore : l’allaitement - condamnait à la déchéance la condition féminine (à en croire un des clans qui s’affrontent aujourd’hui). Le credo de ces beauvoiriennes autoproc1amées serait-il : « Une femme est un homme comme les autres » - l'envers symétrique de la formule de Groucho Marx qui clamait qu'« un homme est une femme comme les autres » ? Ou comme si (à en croire le clan adverse qui se dispute le monopole du Deuxième Sexe aujourd’hui) il devait y avoir une seule maternité, celle du ventre gravide, sans la part d’adoption que suppose toute passion maternelle, et sans aucun recours aux procréations assistées par les avancées techniques qui enlèveraient à la Mère l’exclusivité de pouvoir « faire le don » sacré que serait le « don d’enfant ».

Rien de tel chez Beauvoir. Son universalisme, dont j'ai signalé le fondement libidinal, est continuellement repensé et recomposé.

D'autant que l'ambiguïté des dénis propres à Beauvoir ne se justifie pas seulement de la percée sociale et politique qu'ils lui ont permis d'accomplir. Sa méchanceté envers les femmes - objets de ses désirs et de sa jalousie -, sa mélancolie dévoilée dans La Femme rompue, ou la cruelle tendresse dévolue au corps déchu d'un Sartre mourant dans La Cérémonie des adieux, révèlent les regrets d'une maternité ratée et les failles de la militante. L'aveu, presque, de la différence aux facettes multiples qui composent la maturité féminine, par comparaison à la virilité masculine. Cette différence qui fait peur aux universalistes : la différence pour le meilleur et pour le pire. La différence sexuelle que Beauvoir ne pose pas comme une exigence politique ou philosophique, mais qui se profile dans son expérience existentielle du couple décomposé-recomposé. Et qu'elle recherchera dans les risques du roman politique, qui n'est pas le roman philosophique de Sartre.

 

Le couple homme-femme revu et corrigé.

 

Par-delà ses antécédents grecs, juifs et chrétiens, le couple moderne est fondé par l'idéologie bourgeoise dite éclairée, telle qu'elle s'est forgée grâce aux philosophes des Lumières. C'est à Rousseau (1712-1778) que nous en devons les contours et les valeurs. La Nouvelle Héloïse (1761) décrit une société et des mœurs en décomposition dont Roxane et Saint Preux sont les victimes. En réponse à cette débâcle Émile (1762) invente une nouvelle réalité : un couple dans lequel le rapport sexuel, parce que fondé sur la nature, est déclaré possible.

Pour bien mesurer le sens sexuel et la portée sociale de cette invention, il faut la mettre en perspective avec la réflexion menée aux siècles précédents sur les mœurs d'une part, et sur leur lien au pouvoir despotique de l'autre. Rousseau est à lire à la lumière de La Boétie (1530-1563) et de son Discours de la servitude volontaire, aussi bien qu'au regard des Lettres persanes et de L'Esprit des lois de Montesquieu (1689-1755). Dans cette perspective, le couple rousseauiste semble proposer une alternative, à la fois à la jouissance sensuelle dans laquelle s'abolit le souverain oriental polygame, et à son pendant préfiguré dans le déclin du pouvoir monarchique.

Dès le XVIe siècle, et tout particulièrement aux XVIIe et XVIIIe siècles, l'intérêt des auteurs et du public français pour les sérails fut des plus vifs. Le maître du harem semble moins un homme qu'un «hommeau », voire un « homme mort » coincé entre des mères tyranniques et des eunuques obséquieux, un homme au corps mou et dont le prétendu pouvoir phallique n'est qu'un pouvoir par défaut, auprès de la multitude de ses femmes comme en politique. Voyageurs et philosophes se réfèrent complaisamment à ce dispositif étranger, car ils y entrevoient l'archéologie - si ce n'est l'essence - de ce qui se déploie sous leurs yeux dans la société française : faillite du pouvoir politique, carence du rapport sexuel. Particularités géographiques, faits historiques, impasses structurales? Aux constats d'une impossibilité fantasmatique du rapport sexuel et de la crise du pouvoir despotique, le nouveau couple sera, en d'autres termes, la formule miracle destinée à fonder un sujet biface, garant à la fois du lien parents-enfants et du lien État-citoyens. On sait déjà - et les textes de Rousseau le montrent - que cette formule n'est pas tenable ; elle ne peut être contestée que sur le mode de la débauche, de la perversion, du crime. La « nouvelle harmonie» que réinvente le couple apparaîtra très vite comme un « dispositif de façade [qui] cache un enfer de débauche et de perversion » (cf. Alain Grosrichard). C'est Sade surtout qui se fait le héraut de cet envers du modèle rousseauiste ; et Diderot, de façon plus éclairée, plus sensuelle que scandaleuse, mais non moins dérangeante.

Le roman féminin, de Mme de Staël à Colette et à Histoire d'O, ne cesse de mettre en scène la difficulté du couple bourgeois. Beauvoir, quant à elle, n'en a pas dévoilé les impasses, les mélancolies et les feux érotiques, plus audacieusement ou de manière plus originale que ses consœurs. C'est la jalousie qui semble être pour elle, dès L'Invitée, la cible principale. La jalousie comme aveu inconscient majeur de la fascination féminine pour le phallus de l'homme et de sa soumission au pouvoir imaginaire de l’homme qui peut posséder toutes les femmes : fascination et soumission dont une femme a du mal à se déprendre sans l'expérience de la psychanalyse. La jalousie aussi comme aveu inconscient de l'homosexualité féminine envieuse de la jouissance de l'autre femme, l'indestructible rivale. Le thème de la jalousie infiltre un autre thème qu’il domine avant de se laisser dominer par lui : il s’agit de l'exclusion de la femme du combat politique, qui ne lui réserve que la place de la morte, selon Le Sang des autres (1945).

En effet, de L'Invitée (1941) au Sang des autres (1945) qui porte en exergue cette citation de Dostoïevski - « Chacun est responsable de tout devant tous» -, la donne change : comme le démontre Danièle Fleury, le thème de l'intime s'insinue dans celui de la solidarité qui, désormais, dominera, non sans se laisser à son tour infiltrer par l'aveu des échecs et des faiblesses de la narratrice. Mais le genre est trouvé : au carrefour entre l'intime et le politique. Les plis moites de la psychologie rehaussés par la dialectique de la lutte à mort entre consciences se dessèchent sous le vent de l'Histoire : Front populaire, pacifisme, Occupation, Résistance, collaboration, déportation des juifs, communisme, syndicalisme, etc., pénètrent dans l'imaginaire avec le Sang des autres. Témoin de son temps et de la philosophie de l'engagement, la philosophe continue à déconstruire le couple - ici Blomart et Hélène, cette dernière mortellement blessée dans une action de résistance décidée par Blomart. Le sang des autres, ou le sang d'une femme ? La liberté du désir dans L'Invitée, la liberté de l'engagement politique maintenant, se paient de la mort d'autrui, de la femme toujours, et, par voie de conséquence, de la mort du couple.

Mais il y a plus. Ce dépassement de l'intimisme qui aurait pu se figer dans un appel au refoulement militant, voire universaliste, comme le veut la doctrine d'un Sartre qui déclarera in fine que la littérature est en substance une névrose à laquelle il convient de renoncer, est lui-même dépassé.

L'infatigable marcheuse (jusque dans ses rêves !) qu'était Beauvoir ne cessera de s'ouvrir des chemins et des liens. LE lien amoureux absolu, à la manière du « Cantique des cantiques » ou de Rousseau, est mis en échec ? Qu'à cela ne tienne, il cédera devant la pluralité des liens. Sartre demeurera en pôle tutélaire ; Algren sera associé, mais de loin, pour déverrouiller la jouissance du corps, et quelques autres hommes. Et cela ne cessera de s'écrire - ou de ne pas s'écrire, diront les détracteurs. Mais cela ne cessera pas de se dire, en tout cas, en vue de transmettre : responsabilité parentale oblige, comme le postule la lettre à propos de Bost qui en appelait « au politique ».

Cette vitalité parlante, adaptative, mobile, qu'est-ce au juste? Infidélité? Vice? Manipulation? Abus des autres? Cruauté et mensonge hystériques utilisés comme antidépresseurs ? Peut-être. Sans doute. Beauvoir se maintient cependant au cœur de son investigation, expérimentatrice et cobaye, observatrice distante et proie disséquée. Elle s'épargne aussi peu qu'elle épargne les autres. Elle ne cesse d'être à la recherche, dans la réflexion qui la situe, ou plutôt la déplace, dans le monde plus que dans la langue. « Je ne suis pas de ton avis », ce mot qu'elle repère dans la bouche d'une héroïne de Colette, Renée Néré, la guide dans son lien au partenaire homme, à l'exception de Sartre, peut-être, qu'elle ne conteste pas ouvertement, mais seulement en se tenant autrement, à côté, et jusqu'au corps mourant, dans une tendre cruauté. Sans qu'elle le clame comme une revendication, mais en reconnaissant sa dette à la supériorité de son «cher petit », ce « vous» dont elle sait se servir tout en le protégeant, et en suivant sa marche à elle, avec une désarmante sobriété.

Le plus remarquable, dans cette expérience, c'est que le couple ainsi déconstruit-reconstruit  ne s'érige même pas en modèle, bien qu'il y ait - et il y aura toujours - des militants pour suivre ce qu'ils croient être leur exemple. Mais qu'ont-ils exhibé, Sartre et Beauvoir, sinon l'impossibilité de l'union homme femme, avec et par-delà le souci de maintenir cependant le lien, celui d'une reconnaissance et d'une estime entre individus autonomes? Et cette politesse ultime qu'est le souci de l'intégrité physique d'autrui, ainsi que de son travail, qui comprend jusqu'au regard décapant, au mot qui fait mouche. Lien de pensée, échange d'idées par-delà l'entente et la mésentente érotique : le couple, à leur façon, est un débat.

 

L'amour fou, l'exaltation passionnelle qu'ont célébrés les surréalistes et d'une autre façon des mystiques comme Georges Bataille, sont relégués, après Sartre et Beauvoir, aux archives de l'histoire, à l'enfantillage et aux mirages de la régression narcissique. Ces deux-là ont définitivement fissuré la Religion, parce qu'ils ont fissuré l'idylle du couple dont se nourrit encore la société du spectacle, image oblige. Le couple fissuré en pleine lumière ? Peut-être, pas vraiment, avec des non-dits, des censures et des victimes. Et avec cette conscience lucide des risques que cette expérience comporte, et que Sartre résume, à propos de l’athéisme : « une expérience cruelle et de longue haleine » (Les Mots).

 

Dans cette exhibition du couple possible dans l'impossible, je vois, pour ma part, non pas un héroïsme, mais une générosité. C'est le mot qui convient à l'art de vivre qui maintient aux yeux du monde - et comme une résistance contre cette déflagration des liens qu'on appelle un totalitarisme ou un terrorisme - la possibilité d'un dialogue entre deux individus autonomes, avec et par-delà le sexe. Non pas le couple rousseauiste comme socle du pouvoir de l'État et de la procréation, mais le couple comme dialogue nucléaire, comme espace de pensée. C'est incertain, c'est risqué, cela demande beaucoup d'intelligence pour que la liberté ne soit pas irrémédiablement un acheminement vers le meurtre. Le couple comme espace de pensée, ou la pensée comme dialogue entre les deux sexes : n'est-ce pas l'utopie même? L'universel, la fraternité, tous les mythes de cohésion identitaire, autochtone et groupale se scindent en deux. Combien d'entre nous sont capables aujourd'hui de cette estime, de ce désaccord, de cette générosité qui durent dans le temps en pensant?

 

À quoi bon le roman?

 

« Ecrire est demeuré la grande affaire de ma vie » (Tout compte fait, p.13), affirme Beauvoir.

 

Cependant, contrairement à  Sartre qui finit par faire des « mots », dans Les Mots, une cible privilégiée de son attention, avant de renvoyer les Belles Lettres à la névrose, Simone de Beauvoir ne semble pas s'apercevoir que la pensée, l'engagement, la vie elle-même, et, après tout, l'écriture, sont œuvre de langage. La volubilité de ses lettres, l'interminable accumulation de détails dont elle semble savourer un intérêt qui aujourd'hui nous échappe, et dont elle sature sans ménagement ses correspondants (Nelson Algren ou Olga Kosakiewicz, par exemple, qui ne demandaient pas nécessairement d'en savoir aussi long sur son intimité avec Sartre), sont-elles vraiment faites de mots ? Ou d'une incompressible pulsion verbale que rien n'arrête, de même que rien ne pouvait freiner la frénésie de la marcheuse avalant les espaces ? Les rares remarques de Beauvoir sur l'art de la parole et de l'écriture révèlent des finesses d'intelligence, mais jamais une préoccupation essentielle pour ce qu'il est convenu d'appeler une « forme ». Ayant toutefois noté que « Colette est d'abord un grand écrivain », Beauvoir s'empresse de s'en débarrasser pour saluer une femme de combat qui a su faire de « sa plume un gagne-pain ». Exit la monstrueuse Colette en même temps que son art, ses complexités, ses abîmes !

Avant même que la critique s'en prenne au style savant de la Sartreuse, Sartre lui-même s'en fait l'écho dès les premières remarques de Brice Parain, « lecteur » de L'Invitée chez Gallimard: c'est « leur » style commun qui serait visé, mal compris et taxé de « lâché », « philosophique, argotique » ; « procès de tendance », « mais il est vrai que ce parler, c'est nous ».

 

Ainsi tissé, le roman de Beauvoir, s'il est une écriture, semble être surtout pour son auteur une reconstruction de soi, une autoanalyse et un message social davantage qu'une « œuvre d'art ». Modestie de celle qui ne saurait rivaliser avec une Virginia Woolf ou une Colette, et qui le sait, et qui ne le veut pas ? Certainement.

Mais les romans de Beauvoir sont aussi les partis pris d'une philosophe, d'une femme dans son siècle : des partis pris de l'existence contre l'Être. Tout contre. Comme une marche sur une balustrade qui sépare et protège de l'abîme. Dans le contexte de la littérature française qui, depuis des siècles, a excellé dans la sophistication des formes transmuées elles-mêmes en contenu, et plus encore dans le contexte formaliste du Nouveau Roman et du structuralisme, les pavés de Simone de Beauvoir avaient peu de chances de séduire le public « branché ». On ne lui a pas ouvert le panthéon des Belles Lettres, malgré le Goncourt des Mandarins; ses romans « font partie » de l'œuvre de la « grande intellectuelle ». Ils s'imposent cependant, au présent, pour donner non pas une justification mais un nouvel éclairage à sa pensée dont ils sont indissociables.

Avec Beauvoir, le roman est un acte d'affirmation existentielle par lequel l'invivable de l'intime se transmue en enjeu politique. En ces troubles temps que nous traversons, je suis persuadée, quant à moi, que ce genre hybride où Beauvoir a risqué son intimité, non seulement renoue avec les origines du roman comme texte dialogique et polyphonique, mais que ses risques et ses maladresses sont salutaires face à l'enfermement du roman français dans l'autofiction et le narcissisme complaisant qui en serait la substance. Car c'est bien par la passerelle de la fiction, ses mi-dires, ses déplacements, que Beauvoir a manifesté une autre facette de sa généreuse vitalité : sa capacité d'incarner une philosophie politique de la liberté dans le microcosme de l'intime.

 

J'avais insisté sur son universalisme, j'y reviens. La ruse ultime de la fiction politique ne consiste-t-elle pas à déjouer l'universalisme de la philosophe en explorant - bien au-delà de la différence sexuelle et d'une morale de l'ambiguïté - des incommensurables singularités, les siennes, les nôtres : Beauvoir dit « l’universel singulier » ? On attribue son aventure romanesque à une prétendue faiblesse de la théoricienne. Je verrai plutôt, dans cette tension et complémentarité entre philosophie et roman qu’est l’œuvre de Simone de Beauvoir, une richesse existentielle, acte autoanalytique suprême qui l'a préservée du ridicule que d'autres ont cru bon d'assumer après elle, de s'ériger en chef de groupe, mouvement ou secte féministe. C’est la romancière qui rend impossible  la statue de militante féministe que cultivent ses prétendantes posthumes, et la femme rompue se fait jour dans celles que nous transmettent ses romans et qui détruisent sa statue de féministe, mais portent Le Deuxième Sexe dans l'irréductible de chacune, de chacun. Entre philo et roman, les deux à la fois, ni l’une ni l’autre, Simone de Beauvoir devient plus qu'un mythe : une invitation à singulariser le politique et à politiser le singulier. Dans cette expérience dont nous ressentons aujourd'hui le manque et l'urgence, Beauvoir reste unique, exceptionnelle, inégalée. Une autoanalyse sans fin, qui nous invite non seulement à approfondir la nôtre, mais surtout à la porter au monde.

C’est pourquoi Simone de Beauvoir ne se laisse pas seulement défier par la psychanalyse, elle défie le microcosme psychanalytique et l’invite à se cadrer dans l’histoire.

 

JULIA KRISTEVA

Intervention au Colloque Simone de Beauvoir et la psychanalyse

organisé par l’Institut Emilie-du-Châtelet, université Paris-Diderot (CERILAC) et l’Association pour les Etudes freudiennes,

les 19 et 20 mars 2010, au studio Raspail, 216 boulevard Raspail, 75014 Paris

 

 

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