Beauvoir, les déchirements de la liberté
Dans ce livre à la fois si daté et si
vivace qui s'intitule Pour une morale de
l'ambiguïté (1947), Simone de Beauvoir élaborait une doctrine de la liberté
comme délivrance toujours recommencée, comme déchirement existentiel, comme
supplice intime. « La cause de la liberté ne peut triompher qu'à travers des
sacrifices singuliers », notait-elle. On pense vite à ces mots en lisant le
beau recueil que lui consacre Julia Kristeva, volume qui paraît en poche sous
le titre Beauvoir présente (Pluriel,
144 p., 6,50 €).
Avec l'auteure du Deuxième Sexe, Julia Kristeva partage plus d'une qualité : une œuvre
au rayonnement mondial, le refus de séparer littérature et philosophie, la
décision d'envisager le couple comme « espace de pensée », la conviction qu'une
femme doit tenir bon sur son désir (d'écrire, entre autres). Initiatrice du
prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes, la psychanalyste voue
aujourd'hui une grande reconnaissance au « Castor », et le bref livre qu'elle
publie vise d'abord à marquer cette dette. Mais cet héritage est exigeant, il
appelle une fidélité critique, et on retrouve ici les tensions qui travaillent
de l'intérieur tout idéal d'émancipation.
Ainsi Julia Kristeva ne dissimule-t-elle
aucune des contradictions propres à Beauvoir la féministe, par exemple son déni
de l'homosexualité féminine, sa phobie du corps maternel, son culte du « Grand
Homme » et de l'organe mâle… Mais, justement, Julia Kristeva ne met en évidence
les limites de Beauvoir, et même quelques « brins de cruauté », que pour saluer
sa modernité politique : la philosophe a transformé ses failles intimes en
instrument de libération collective. « Les avancées libertaires de notre
siècle, peut-être plus que les autres, se paient d'excès, d'extravagances et
d'incommensurables brûlures », écrit Julia Kristeva. Avec loyauté et tendresse,
elle perpétue donc ce geste que Simone de Beauvoir nous a légué en partage,
quels que soient les sexes, les sensibilités : d'un malaise existentiel, faire
la condition d'une universelle liberté.
Jean Birnbaum
Le Monde des Livres,
Vendredi 5 février 2016
