Céline ou le pouvoir de l’horreur

 

Julia Kristeva

 

  Étrange état que celui dans lequel nous plonge la lecture de Céline. Au-delà des contenus des romans, du style de l'écriture, de la biographie de l'auteur ou de ses positions politiques (fascistes antisémites) insoutenables, c'est l'effet de la lecture — fascinant, mystérieux, intimement nocturne et libérateur d'un rire sans com­plaisance mais néanmoins complice — qui constitue le véritable « miracle » Céline. Presque vingt ans après sa mort, près d'un demi-siècle après la publication du Voyage au bout de la nuit, comment, où, pourquoi cet univers célinien nous interpelle-t-il aussi vigoureusement ?

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   Il appelle ce qui, en nous, échappe aux défenses, aux apprentissages, aux paroles, ou qui lutte contre. Une nudité, un abandon, un ras-le-bol, le malaise, une déchéance, une blessure. Ce qu'on n'avoue pas mais qu'on sait commun : une communauté basse, populaire ou anthropologique, le lieu secret auquel sont destinés tous les masques. Céline nous fait croire qu'il est vrai, qu'il est le seul authentique, et nous sommes prêts à le suivre, enfoncés dans ce bout de nuit où il vient nous chercher, et oubliant que s'il nous le montre, c'est qu'il se tient, lui, ailleurs : dans l'écrit. Comédien ou martyr ? Ni l'un ni l'autre, ou les deux à la fois, comme un véritable écrivain qui croit à sa ruse. Il croit que la mort, l'horreur, c'est l'être. Mais brusquement, et sans crier gare, voilà que la plaie nue, de sa douleur même et par l'artifice d'un mot, s'auréole, comme il dit, d'un « ridicule petit infini [1]  »,  aussi tendre, gorgé d'amour et de rire gai que d'amertume, de dérision implacable et de lendemain impossible. Même votre abjection chérie est une affaire de guignol's band, et la féerie sera pour une autre fois... Pour la jouissance, du verbe, des sens ou de la transcendance prise de l'intérieur, dans le pur style littéraire, vous repasserez... Il ne reste que l'air sans notes... Même pas le culte de la Mort... Les trois points... Moins que rien, ou plus... Autre chose... La consumation de Tout, de Rien, dans le style...  À la charnière du social et de l'asocial, du familial et du délinquant, du féminin et du masculin, de la tendresse et du meurtre.

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   La fascination haineuse et soutenue jusqu'à la fin de sa vie envers les Juifs, cet antisémitisme primaire qui enivre les pages tumultueuses des pamphlets, ne sont pas un accident : ils contrecarrent la dissolution d'identité coextensive à cette écriture qui touche aux distinctions les plus archaïques, qui jette des ponts sur les séparations assurant la vie et le sens. L'antisémitisme célinien, comme l'engagement politique chez d'autres - comme, en fait, tout engagement politique, pour autant qu'il assoit le sujet dans une illusion socialement justifiée —, est un garde-fou. Un délire, si l'on veut, mais dont on connaît le déploiement social et les rationalisations multiples : un délire qui empêche, littéralement, de devenir fou, car il diffère l'abîme insensé qui menace cette traversée de l'identique  qu'est l'écriture...    

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   L'écrivain de ce type, Céline, cette exclamation catastrophique qu'est son style, ne trouvent pas d'appui extérieur où se soutenir. Leur seul appui, c'est la beauté du geste qui, ici, sur la page, contraint la langue à s'approcher au plus près de l'énigme humaine, là où ça tue, pense et jouit en même temps. Parole d'abjection dont l'écrivain est le sujet et la victime, le témoin et la bascule... Bascule dans quoi ? Dans rien d'autre que cette effervescence de passion et de langage qu'est le style, où se noient toute idéologie, thèse, interprétation, manie, collectivité, menace ou espoir... Une beauté brillante et dangereuse, envers fragile d'un nihilisme radical qui ne peut s'évanouir que dans « ces profondeurs pétillantes que plus rien existe [2] »... Musique, rythme, rigodon, sans fin, pour rien.

 

Julia Kristeva

 

Pouvoirs de l’horreur, Éditions du Seuil, coll. “Tel Quel”, 1980

 



[1] Voyage au bout de la nuit

[2] Rigodon

lire aussi: Céline : ni comédien ni martyr

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