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Le Président de la République Emmanuel Macron élève Julia Kristeva à la dignité de Grand Officier de la Légion d’Honneur

 

vidéo de Sophie Zhang et G K Galabov

 

Cérémonie de remise des insignes de Grand officier de la Légion d’Honneur à Julia Kristeva, discours du Président de la République Emmanuel Macron

vidéo de G K Galabov et Sophie Zhang

 

Cérémonie de remise des insignes
de Grand officier de la Légion d’Honneur,
à Julia Kristeva par M. Emmanuel Macron, Président de la République
au Palais de l’Elysée, 15 novembre 2021

 

SEUL LE PRONONCÉ DU DISCOURS FAIT FOI

 

Chère Julia Kristeva,

 

Vous êtes bulgare, par votre famille, par votre naissance, par votre adolescence.

Et vous êtes française, par vos écrits, par vos amours, par votre choix.

Mais vous êtes aussi de cette République des lettres dont les passeports sont des livres, dont les frontières sont des routes. « In via, in patria » – « ma patrie, c’est le chemin » – dites-vous avec saint Augustin : c’est l’incessante remise en question, la quête perpétuelle de la connaissance, au-delà des idées préconçues.

Si votre professeur et ami Roland Barthes vous a qualifiée « d’étrangère », c’est moins parce que vous venez d’ailleurs, que parce que, dès le début et méthodiquement, vous déshabituez nos regards, dépaysez nos pensées.  

Sans doute parce que l’étude d’une langue a ce pouvoir de transformation du monde. 

Vous en avez fait l’expérience intime, vous qui êtes née dans une Bulgarie soviétique où vous n’aviez pas le droit de manifester, de penser, de parler librement.

Vous que vos parents, en intellectuels éclairés, ont inscrite à l’Alliance Française pour vous frayer un chemin d’émancipation.  

À huit ans, quand vous escaladiez les pruniers de votre grand-mère, vous déclamiez des alexandrins de Victor Hugo, La barricade, un des premiers poèmes que plus tard vous apprendrez à votre fils David.

À dix-huit ans, affamée de hauteurs toujours, vous vouliez conquérir les étoiles, devenir astrophysicienne. Votre père, orthodoxe convaincu, cultivé et dissident, ne faisait pas partie de la Nomenklatura, condition sine qua non pour avoir accès aux études spatiales. 

À défaut de cosmos, vous allez explorer un microcosme tout aussi brillant et obscur pour beaucoup, celui du post-structuralisme : vous décrochez une bourse du gouvernent français pour venir étudier à Paris. 

Vous atterrissez un beau jour dans la capitale, riche en tout et pour tout d’une valise, de cinq dollars et de vos vingt-cinq ans.

Derrière le pays rêvé de Diderot, de Voltaire, et de la Révolution de 89, vous retombez amoureuse du pays réel, celui d’Aragon, de Barthes, et des Révoltes de 68.  

Vous gravitez dans les cercles de la revue Tel Quel, dont le directeur, un certain Philippe Sollers, vous propose bien vite, d’échanges intellectuels en contrats de publication, un partenariat amoureux qui sera le plus beau de vos romans. Votre histoire commence sur une interview, se mue en un dialogue littéraire et amoureux, finit en un duo existentiel.

Qui aurait cru à cet alliage presque baroque entre une fille de l'Est, éduquée dans un milieu communiste par des parents réfractaires et orthodoxes, avec un fils de la bourgeoisie bordelaise aux parents gaullistes de gauche ?

Et pourtant, vos vies, vos regards vos sujets d’amusement et de perplexité, vos lectures, vos plumes parfois sont les mêmes. Pour ses romans, pour ses monographies d’artistes, ses explorations musicales, Philippe Sollers n’a pas meilleure relectrice que vous. Et vos essais n’ont pas plus fin critique que lui.  Et au fond, de toutes ces années, c’est le secret d’unir vos vies sans uniformiser vos esprits, de penser côte à côte sans penser l’un comme l’autre qui restera.

 

Mais il y a un deuxième homme dans votre vie : il a nom Dostoïevski. Cet « explorateur clinique dans le sous-sol des passions humaines » auquel vous avez consacré un essai et une anthologie, et dont vous partagez la recherche infinie de sens.

Tout réussit, tout cède à votre talent, à la force de cette quête. 

Votre essai Sèméiôtikè est un coup d’essai et un coup et de maître : vous analysez le surgissement de la littérature à l’intérieur du champ historique et social ; et pour disséquer les méandres de cette relation d’amour-haine faite d’opposition, de réaction, d’innutrition mutuelle, tous les outils vous sont bons, linguistique, sémiotique, psychanalytique, tous les cribles, toutes les pensées.

Puis votre carrière prend une inflexion moins scientifique, plus philosophique : vous puisez dans votre double expérience de lectrice et de psychanalyste pour nous livrer trois volets d’une même réflexion sur les ressorts de l’âme humaine, l’horreur, qui sidère la raison, l’amour, qui la balaie, la mélancolie, qui l’embrume. 

Ces vagues à l’âme de nos concitoyens, vous les connaissez mieux que quiconque, et vous les racontez, dans Les nouvelles maladies de l’âme, en 1993. Bernanos le disait déjà, il y a 70 ans : « le monde moderne est une conspiration contre toute forme de vie intérieure ». Le phénomène n’a fait que s’amplifier, et vous dénoncez cette érosion de la psyché, sous l’effet du stress, de la frénésie, du divertissement extérieur, de la volonté insatiable de gagner, dépenser et jouir, cette incapacité grandissante à nous connaître nous-mêmes, à cultiver notre jardin.  Le vôtre en revanche ne cesse de fleurir, en articles, en romans, en essais. En 1991, vous publiez Étrangers à nous-mêmes, un livre qui questionne la relation des Européens aux étrangers, des Métèques aux barbares.  Cette exploration de la différence n’est jamais très loin sous la surface de vos textes.

Bientôt vous vous lancez dans la deuxième de vos grandes trilogies : une exploration du génie féminin, Hannah Arendt, Mélanie Klein, Colette, auquel vous ajouterez bientôt une quatrième facette, plus romancée, avec Thérèse d’Avila.

Vous êtes de la même étoffe qu’elles, ces grandes écrivaines, ces grandes amoureuses, qu’elles se soient passionnées pour des idées, pour des hommes ou pour Dieu. Par-delà les siècles, elles sont vos sœurs, vos icônes, les muses de votre inlassable combat féministe. Simone de Beauvoir, également : en 2008, pour le 100e anniversaire de sa naissance, vous avez créé un prix à son nom qui récompense chaque année un engagement majeur pour la liberté des femmes.

Ce n’est pas le seul combat que vous ayez pris à bras-le-corps. À travers la maladie neurologique de votre fils, David, vous avez découvert le handicap, la fragilité. 

De quoi briser les plus résistantes.  Mais vous êtes une femme exceptionnelle, avec un mari à part, et vous avez accueilli cet enfant aussi hors-norme que vous avec un amour à nul autre pareil.  Stabat Mater : vous avez tenu. Cette « reliance » unique de l’amour maternel, cet exil de soi, cet état d’urgence de la vie vous a donné la force d’abattre les barrières : aux côtés de votre ami, le professeur Gardou, vous avez créé le conseil national du Handicap, pour sensibiliser, informer, et changer les regards sur ceux qui le vivent. Deux ans plus tard, c’est le CNH qui organise les premiers États généraux du handicap à l'UNESCO. Vous avez toujours vu votre engagement non pas comme un complément à vos activités intellectuelles, mais comme leur principe constitutif, une pensée en acte, une actualité de l’intelligence. C’est cette force qui vous permet d’être professeur d’université depuis cinquante ans, membre du CESE depuis quinze ans.

Vous y éclairez notre société, avec votre regard d’Européenne convaincue et de francophone ardente. Contre l’universalisme relativiste qui affaiblit les cultures, contre le communautarisme qui les juxtapose, vous prônez une troisième voie, celle qui respecte les diversités tout en affirmant qu’une culture est partageable, cette voie défrichée par les Lumières, que la France continuera à indiquer aux yeux du monde.

 

 

Vous avez durant toutes ces années épousé une langue, un pays, et tant de littérature. Vous avez représenté à l’étranger le meilleur de notre pays.

Vous avez offert aux entrailles de notre langue, aux flux de nos psychés, aux mouvements intestins de notre société, la lucidité de votre regard. Les concepts que vous avez forgés sont devenus les armes intellectuelles de plusieurs générations, vos écrits sont devenus des références, et vos actions des exemples. 

C’est pourquoi ce soir, pour votre engagement en faveur de la culture, pour cette odyssée au sein de nos âmes, de nos littératures, pour vos combats en faveur des plus fragiles, des femmes et de la France, j’ai l’honneur de vous élever à la dignité de Grand Officier de la Légion d’Honneur.

 Emmanuel Macron, 15 novembre 2021

 

 

 
vidéo de Nicolas Rabain

 

 

 

 

 

 

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