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Julia Kristeva et Danièle Brun, Cerisy, 30 juin 2021

 

 

 

 

 

Un écho au prélude de Julia Kristeva pour une éthique du féminin [1]


 

Danièle Brun

Cerisy la Salle, mercredi 30 juin 2021

 

 

 

Julia Kristeva nous propose un « Prélude à une éthique du Féminin » qui, comme toute musique, va solliciter nos oreilles, mais aussi et peut-être même surtout les sensations de notre corps.

Le prélude, rappelons-le, désigne la forme libre d’une pièce instrumentale, sans forme imposée. Ce qui ne signifie pas qu’elle soit «hérétique », quoiqu’elle traite d’éthique. Je joue un peu ici sur l’adjectif, sachant que Julia a toujours une façon très personnelle de manier les mots pour leur donner chair.

De quoi va-t-il s‘agir ? D’une éthique du féminin nous dit Julia où, nolens, volens, l’épistémologie va trouver son mot à dire. D’emblée, l’oreille se dresse. Il faut se pencher sur les caractéristiques de l’éthique du féminin que Julia propose à nos sens et à notre entendement. Suivons-la sur cette voie, penchons-nous avec elle sur ce sujet en se gardant de mêler l’éthique dont elle nous parle à une forme de morale ou de surmoi freudien.

La femme, écrit Freud en 1931 dans son texte sur « La féminité » est un être de peu de surmoi. C’est un être pulsionnel. De fait, estime-t-il, « Il existe une relation particulièrement constante entre féminité et vie pulsionnelle. »

Dans une note de bas de page de son article « Sur la sexualité féminine », il anticipe déjà la contradiction que vont lui apporter « les hommes féministes (sic) ». Il compare leur argumentation à la « célèbre arme à deux tranchants » de Dostoïevski.  Peut-être Julia pourras-tu nous éclairer sur le sens de cette formule dostoïevskienne ?

Un mot encore pour saisir pleinement ce que Julia entend par « Éthique du féminin ». Elle met en jeu la question du désir et de l’amour, soit, comme elle le précise, la manière dont au cours de l’analyse le Je progressivement advient. Un Je plus subtil que celui auquel en 1932, pour conclure sa conférence sur « la décomposition de la personnalité psychique », Freud assignait la tâche d’assécher le Zuiderzee. Une ambiguïté régnant sous sa plume avec l’emploi du Ich allemand, tour à tour traduit en français par le pronom Moi, plutôt que par Je.

J’ai également partiellement relu pour notre occasion le Séminaire VII de Lacan sur L’Éthique de la psychanalyse. On y trouve en germe les concepts que Julia promeut dans ses textes et qui donnent du relief à son écriture : ceux de révolte et de reliance. J’y reviendrai car la contestation y prend corps et psyché pour la femme. Elle s’oppose au rejet dont le féminin fait généralement l’objet dans la sphère de l’éthique. Révolte et reliance nous aident là aussi à suivre l’évolution de Julia vers un nouveau féminin, peut-être même vers ce que, pour ma part, je tiens pour une nouvelle féminité. Vient alors sous sa plume cette question qui nous oblige à un suspens de la pensée : « Freud cherchait-il une refondation de l’éthique par le féminin ? »

Peut-être, mais à quel prix ?

Julia appuie son questionnement par une lecture des travaux tardifs de Freud sur la féminité et sur la sexualité féminine, dans lesquels elle décèle, en nous invitant à la suivre, « une inquiétante ouverture », inhérente à ce que le féminin comporte de transformatif.

Retenons d’abord l’adjectif « inquiétant » qui nous évoque « l’inquiétante étrangeté » freudienne, où se mêlent à la fois le connu et l’étranger. Le féminin déjà en moi, en vous, écrit Julia, mais qu’il revient à chacune, chacun d’incarner.

Freud, s’interroge-t-elle, aurait-il préfiguré la théorie des genres ? C’est une question dont l’enjeu n’est pas mince. Il ne suffit pas, pour en évaluer l’impact, d’invoquer avec Freud, le thème de la bisexualité. Celle-ci se jouerait au moins à quatre, nous dit Julia, pour se moduler en définitive au singulier. C’est ici dans cet espace de — je cite — « liberté risquée » que, pour ma part, j’ai vu se dessiner un point commun avec celle que, désormais je nomme l’écrivaine de la féminité et qu’est, à mes yeux, Marguerite Duras ; ma Colette à moi.

Arrivée à ce point, je vous propose de me suivre dans une fiction dont Julia, écrivaine, sera à la fois l’autrice et l’héroïne.

Pourquoi vos entraînerai-je aujourd’hui dans une fiction ou plus exactement dans une fable inventée ?

Me remémorant ce qui s’est dit de Julia dans les deux premiers jours de ce colloque qui lui est dédié, j’ai repensé à un moment du film de Philippe Sollers qui nous a été projeté, et qui s’est associé dans mon esprit à certains passages du volume intitulé Ce désir de penser avec J.K. J’en ai lu des passages dans le train, lors de mon bref aller-retour à Paris. Les réponses de Julia à Marian Hobson et à Miglena Nikolchina m’ont confortée dans l’idée de la fiction et inspirée.

Cela a commencé par une image : j’ai soudain revu se dérouler la scène du bal dans Le Ravissement de Lol V. Stein où une femme, Anne-Marie Stretter entre dans la salle avec sa fille. C’est bien elle que l’on reconnaît, conforme à ce qu’elle est dans Le Vice-Consul. Anonymisée dans Le Ravissement , elle fait partie des personnages clés de l’œuvre durassienne. C’est une femme mythique, également mère, comme souvent les femmes chez Duras. La stupéfaction que crée sa féminité notamment chez le fiancé de Lol, Michael Richardson, mais aussi chez elle et chez Tatiana, son amie de collège, enclenche l’histoire que déroule le roman. Peu de mots servent à décrire cette féminité : « Une audace pénétrée d’elle-même, semblait-il seule, la faisait tenir debout », écrit la romancière.

Le moment m’a paru convenir à illustrer cette partie à quatre dont parle Julia ainsi qu’à l’effet que produit parfois son œuvre qu’elle nomme « polyphonique », où l’hétérosexualité, comme elle vient de nous le rappeler, ne va psychiquement pas de soi.  Je veux dire que la féminité de l’homme dans la scène du bal est également sollicitée.

Je me suis alors, dans la foulée, remémoré la façon dont Sollers, dans la vidéo qui nous a été montrée, évoque le commentaire que fit Julia dans les années soixante de son livre intitulé Nombres. « Ahurissant ! » a-t-il dit, « Unique !». Comme si, lui aussi, ai-je pensé, s’était à sa manière, par sa parole et par l’expression de son visage, montré stupéfié. Celle-ci, en l’occurrence témoignait de sa réaction face à « l’audace » et à la féminité de l’écriture de la femme de sa vie.

Les nombreux lecteurs de Julia, parmi lesquels je me compte bien sûr, réagissent à son Désir de penser pour penser avec elle, d’après elle. Nous devenons les narrateurs de son écriture. Il y a souvent un narrateur dans les romans de Duras, tel Jacques Hold dans Le ravissement …Et c’est par lui que le trauma initial de Lol va peu à peu s’apaiser, par lui, par son intérêt et par son désir naissant

pour l’énigme de sa féminité à elle dont elle-même paraît avoir douté depuis la scène du bal, celle du ravissement. N’y aurait-il pas là un exemple de ce déplacement traumatique dont nous a parlé Julia dans son Prélude à l’éthique du féminin et qu’elle rattache da façon freudienne au trauma de la différence anatomique entre les sexes ?  Ce trauma, dit-elle « résonne en profondeur » avec la refente-clivage originaire. » Et c’est ici que, pour elle, se situe — si j’ai bien compris   ce qu’elle appelle l’érotisme maternel. Voilà qui nous fait entrer dans la partie à la fois charnelle, érotico-charnelle de ce qui fait la féminité et de la place tout à fait particulière qu’elle se crée dans la vie psychique.

Là encore une comparaison, ou plutôt une analogie s’impose à mon esprit avec l’écriture du Ravissement… et du Vice-Consul. Julia fait de la place au monde dans lequel nous vivons ; le monde pour elle est nécessaire, il occupe la vie psychique et les mots, dit-elle, se font chair. Dans les scénarios de Duras aussi, il y a du monde. Elle ne dit pas, comme le fait Julia, que le monde permet à l’érotisme maternel de se faire Reliance entre le en soi et le hors soi. Mais cela ne serait pas incompatible avec la dynamique de ses romans. Pour Julia, la rencontre entre le dedans imprimé et impressionnable depuis la naissance et le dehors implique le combat. Un combat qu’elle tient pour un analogon de celui que se livrent en chacune, chacun de nous le principe de plaisir et le principe de réalité. Mais, dit-elle, le corps des femmes ne gère pas cette dualité entre les deux principes de la même façon que les hommes. La différence existe même si l’on sait que l’urgence de la vie concerne les deux sexes. Le « multivers » de Julia s’inscrit dans cette bi-dimensionnalité que les scénarios de Duras me paraissent aptes à illustrer.

Quelques mots encore à propos du féminin que, dans son texte, Julia met en anglais et en majuscules : The FEMININE. Ainsi posé, c’est un état. J’ai brièvement consulté le Webster Dictionary. The feminine gender y est mentionné. Le substantif éclaire, à mon sens, tout ce qui, selon Julia, se rapporte au dedans/dehors, au nom de l’excitation du corps intérieur. Elle aborde ici l’excitabilité de la cavité en tant que formation du psychisme de la petite fille qui y construit son altérité par voie d’« altération », c’est-à-dire, au sens propre, du fait de la présence de l’autre excitant. Tout cela est époustouflant de justesse à la fois au niveau des mots et au niveau de la pensée. Car la disponibilité de la petite fille à l’excitabilité et à l’érotisme, d’abord maternel puis paternel, y est posée.

J’attire l’attention sur l’ajout que fait Julia à sa conception du féminin, The Feminineavec ce qu’elle nomme Œdipe prime et Œdipe bis. On y retrouve aussi la notion de partie à plusieurs dont elle nous parle et que j’ai trouvé chez Duras, notamment dans Moderato Cantabile. L’accès au langage et à la pensée c’est aussi la temporalité paternelle de l’Œdipe bis, le Kairos, c’est-à-dire le moment opportun, mais aussi le temps du basculement, de l’« épuration » de l’Œdipe prime, nous dit Julia. Et puis survient dans son propos cette référence à Hegel qui parle de la féminité comme ironie de la communauté. Je connais cette phrase que Conrad Stein, en 1960, mit en exergue de sa conférence pour le titulariat à la SPP, intitulée « La castration comme négation de la féminité ». Je me suis amusée cette fois à rechercher les différents sens du mot « ironie », et j’ai trouvé l’idée de feinte : Feindre l’ignorance. Je me suis dit que, s’agissant du féminin et peut-être de la femme, la communauté avait feint et feignait encore de savoir ce qu’au fond elle savait et qu’elle ne voulait pas reconnaître.

Chez Julia les mots doivent être pris à la fois au pied de la lettre peut-être même dans leur homophonie, mais aussi et avec les préfixes qui les constituent. Ainsi dans ab-jection, le préfixe s’entend, comme dans ab-omine, comme ce que l’on rejette. Pour ma part, j’entends aussi le sens de la latinisation du mot quand on le prononce ab-homine. On joue sur le préfixe, avec lui et on jette ou bien on s’approprie. Ab indique l’éloignement, la séparation mais aussi l’achèvement, le complètement. C’est aussi l’enjeu de la relation mère-fille que Freud n’a cessé de viser sans la cerner vraiment. Mais surtout cette façon de jouer avec les préfixes et avec les mots caractérise l’accès au langage et à la pensée que Julia désigne comme « Œdipe bis ».

Le concept de « reliance » inaugure le lien entre les deux Œdipe. L’essentiel pulsionnel de la mère se loge dans la notion de « reliance » avec sa contradiction interne. Julia l’inscrit, si j’ai bien compris, aux confins des limites de la vie et de son urgence, ce dont il fut question lors de la table ronde qui eut lieu dimanche en visioconférence et que j’ai eu l’honneur d’animer.

Comment, pour terminer — et ce sera mon dernier mot, ma dernière question — entendre, décrypter ce féminin qui en anglais se transforme en substantif : The Feminine ?

Serait-ce l’expression du pouvoir transformatif que Julia attribue à la femme ? Cette partie de son trajet la conduit vers le performatif, par lequel la sémioticienne en elle désigne le pouvoir de réalisation de la parole.

Finalement tout se passe dans ce que Julia appelle « le for intérieur », c’est-à-dire l’expérience intérieure où le trauma de la différence des sexes joue à plein.

Freud, on le sait, y inscrivit l’essentiel de son œuvre. Julia tient ses incidences personnelles et transférentielles pour le nerf de la psychanalyse.

De la différence anatomique entre les sexes à l’exercice de la sexualité, la route est de plus en plus sinueuse. Selon Julia, l’hétérosexualité est le problème. Les féministes l’ont montré dans leurs critiques de la psychanalyse où, dit-elle, se révèlent, au cœur de l’expérience analytique, « les zones traumatiques de la subjectivité ».

Et la féminité alors ? Selon Julia, elle serait l’un des modes d’expression de la femme pour se conformer à ce qu’elle ressent comme une demande du socius. D’où son recours à la beauté et à ce qui y mène comme accessoires. Cela m’a évoqué un échange critique entre Freud et Jones à propos de Joan Riviere qui était en analyse chez lui et à son article intitulé « La féminité comme mascarade ».

L’hétérosexualité serait-elle devenue le problème, en tant que sexualité d’une norme dont nul ne veut plus ? Autre questionnement où se logerait une nouvelle forme d’ironie de la communauté, une ironie recomposée somme toute.

Et pour terminer, eu égard à mes recherches récentes, une dernière question en direct à Julia :

Me serais-je, ou non, trompée de mot en parlant de féminité plutôt que de The feminine selon l’anglicisation du terme et qu’en français tu nommes le féminin?

Voilà, je vous dis « Merci !».

 

  Danièle Brun



[1] Transcription d’une intervention orale faite le mercredi 23 juin à Cerisy la Salle

 

 

 

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