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JULIA KRISTEVA : RÉVOLTE ET RELIANCE

Colloque de Cerisy 2021

 

 

 

 

Colloque Julia Kristeva – Cerisy-la-salle

« Le biographe et l’analyste : lecture(s) colettienne(s) de Julia Kristeva »

par Frédéric Maget

 

Jeudi 1er juillet 2021 - Matinée

 

 

Mesdames et Messieurs,

Chère Julia Kristeva,

 

Permettez-moi de débuter cette communication par le rappel de deux souvenirs personnels.

Le premier se déroule au mois de novembre 2004, à la Bibliothèque nationale de France, où la Société des amis de Colette organise, pour le cinquantenaire de la mort de l’écrivaine, un colloque intitulé « Colette : mythes et images ». Votre intervention, chère Julia Kristeva, y était très attendue et le hasard – ou la facétie des organisateurs – a voulu que j’intervienne dans la même matinée. Lors du déjeuner, où j’étais attablé avec Alain Brunet, co-éditeur de Colette dans La Pléiade et biographe de Colette, j’eus la surprise de vous voir vous approcher de notre table et, vous adressant à moi, de vous entendre me dire : « Entre Willy et Colette, vous avez choisi votre camp ». Je vous laisse imaginer l’impression terrible que fit votre remarque sur le jeune homme que j’étais et qui venait de donner sa première communication en public.

Le second souvenir se déroule quelques mois plus tard – je n’en retrouve pas la date exacte - à la Bibliothèque Marguerite Durand, haut lieu de la mémoire des femmes, où vous donnez une conférence consacrée à « Notre Colette ». Au moment de prendre la parole, votre regard fixe un point au fond de la salle et, vous adressant au public venu en nombre, vous saluez la présence dans l’assemblée d’Alain Brunet, sollicitant, par avance, son indulgence.

 

Quand vous m’avez écrit, au mois de février dernier, pour m’inviter à porter ici, à Cerisy, la parole colettienne et « l’écriture de la chair », ces deux souvenirs me sont immédiatement revenus en mémoire, « à la manière d’une fleur qui éclot », et avec eux l’étonnement qui avait été le mien, il y a dix-sept ans, de constater non seulement l’intérêt que vous portiez aux aspects les plus précis de la biographie de Colette, mais également le respect sincère et profond que vous exprimiez à l’égard de l’oeuvre de Claude Pichois et d’Alain Brunet, dont attestent aussi bien vos différentes prises de parole publiques que l’index du Génie féminin où l’entrée « Pichois/Brunet » présente à peine moins de renvois que « Freud » et presque autant que les entrées « Sido » et « Willy ».

 

Ayant hérité de la bibliothèque et d’archives d’Alain Brunet, après sa mort tragique en 2005, j’ai retrouvé l’exemplaire du Génie féminin que vous lui aviez adressé à la fin du mois de janvier 2002, richement annoté. L’idée m’est alors venu de prolonger posthumément cette conversation qu’est toute lecture, en relevant et en commentant les passages de votre œuvre qui avait retenu l’attention de celui qui était sans nul doute lecteur le plus averti de Colette. C’est donc comme lecteur d’un lecteur d’une lectrice que j’interviendrai ici, tentant de saisir à travers le regard du biographe les traits les plus marquants et novateurs de l’analyste.

 

Lectures

 

Les annotations portées au crayon par Alain Brunet sont de plusieurs natures. Les premières, les moins importantes, relèvent de la simple correction typographique. Les signes utilisés rappellent qu’il fut correcteur d’abord aux éditions du Cerf puis au Livre de Poche. D’autres, guère plus nombreuses, sont le reflet de la rigueur et la minutie du biographe corrigeant ici une date, là l’orthographe d’un nom propre. Coquille, oubli, il s’amuse même à corriger ses propres erreurs notant ici, à propos de la date de la mort de Missy : « erreur recopiée dans Pichois Brunet ». Les annotations les plus signifiantes, celles qui m’occupent aujourd’hui, sont le fait d’une lecture attentive soulignant dans la marge, d’un trait vertical, un passage, l’isolant de l’ensemble par des crochets, ajoutant quelques commentaires laconiques « oui », « non », ou un point d’interrogation. Reprenant toutes ces annotations, Alain Brunet, comme en témoignent les autres exemplaires provenant de sa bibliothèque, prend le soin de récapituler en tête de volume, tous les passages qui ont retenu son attention (une page, plusieurs pages, parfois un chapitre entier), soulignant d’un double trait, ceux qui l’ont particulièrement intéressé. Ce travail de re-lecture témoignait sans doute de la volonté de garder une trace, pour mémoire, dans la perspective d’une utilisation ultérieure. Je n’évoquerai ici que ces derniers passages, les plus significatifs.

 

Le premier sur lequel j’aimerais m’arrêter se trouve au début du Génie féminin, dans le deuxième chapitre intitulé « Une vie ou une œuvre ? ». Vous y analysez « l’alphabet nouveau » transmis par Sido, la mère de Colette, à sa fille. L’expression, comme vous le rappelez, apparaît à la fin de La Naissance du jour (1928), deuxième volet du triptyque maternel débuté en 1922 avec La Maison de Claudine, et autofiction – une des premières de notre littérature -, dont le récit est structuré par les lettres de la mère - lettres réelles recopiées, réécrites et commentées par l’autrice-narratrice. Arrive la dernière lettre, deux feuillets crayonnés, d’une écriture tremblée presque illisible, qui « ne portent plus que des signes qui semblent joyeux, des flèches partant d’un mot esquissé, de petits rayons », tracés d’une main qui, écrit Colette, « tentait de me transmettre un alphabet nouveau » [1] .

 

Après avoir rappelé que cet « alphabet nouveau » ne pouvait se résumer ni à la recherche du mot juste, « meilleur que meilleur », ni à « l’expression d’une forme d’être, fût-elle exquise », vous indiquez que l’écriture de Colette doit se lire au regard de l’éclosion, ce « drame essentiel » que l’écrivaine ne cessa de célébrer ; « l’alphabet nouveau », écrivez-vous, est une invitation à « une perpétuelle renaissance de l’Etre à lui-même ». Ce faisant, vous évoquez l’expérience singulière que suppose toute lecture de l’œuvre de Colette. Ici Alain Brunet a isolé deux passages qui se succèdent :

 

« [Colette] déploie flore et pomone, scrute chats et chiens, des « riens », lance Sido, aimable… Mais la palette des couleurs, les fragrances sont tressées dans la musique des mots, toujours excellemment choisis, suaves, savoureux, parfumés, et qui éclosent dans l’intimité du lecteur. » [2]

 

Et deux lignes plus loin :

 

« C’est d’un temps perdu qu’il s’agit, dont le fil vous échappe une fois le livre refermé. Et vous oubliez le texte de Colette, ou plutôt vous en gardez un souvenir aussi vague que puissant, aussi indicible qu’ému. Car comment nommer autrement ce qu’elle a formulé avec une justesse si définitive que changer une seule syllabe détruirait la chair palpitante du monde ? De surcroît, vous avez l’impression que ce texte n’était qu’un passage vers… le vécu, la vie ? comment désigner cela ? – Vers une expérience ? Laissons résonner le mot. » [3]

 

Écoutons résonner le mot…

 

J’en trouve des échos un peu partout dans les témoignages qui nous sont parvenus de lectrices et de lecteurs de Colette, célèbres ou anonymes. En 1973, Jean-Marie Gustave Le Clézio évoquant à la demande du Monde sa découverte de Colette écrivait : « Qui l'a rencontrée, comme cela, un jour, par hasard, tout à fait au début de la littérature, quand il commençait à lire par plaisir et non plus par obligation scolaire, il ne peut plus l'oublier. Ce qu'on a découvert alors - et que nul autre écrivain ne pouvait donner aussi vite, - c'est ce passage, cette accession, cette limpidité. On lit Colette, et on oublie les mots, on oublie la barrière du langage écrit, l'auteur, la culture. On lit : on vit. Colette, nous sommes encore dans votre monde, nous n'en pouvons pas sortir, nous n'en voulons pas sortir, car il dure plus longtemps, il est plus vrai que le nôtre. » [4]

 

Cette expérience singulière de la rencontre avec l’œuvre de Colette vous la racontez, à votre tour, dans votre ouvrage d’entretiens, Je me voyage, publié en 2016. Vous y évoquez la préférence que vous avez très tôt accordée aux livres plutôt qu’aux landaus, aux poupons et autres dinettes : « Pendant l’été, j’allais en vacances chez ma grand-mère, je me cachais tout en haut des pruniers pour échapper à la discipline qui voulait m’imposer de faire la cuisine ou le ménage ! J’emportais mes cahiers dans les larges poches de ma salopette et, entre deux bouchées de reine-claude, j’avalais les romans de Colette ou de Victor Hugo. Maman criait de cesser de faire le garçon et de descendre immédiatement de cet arbre ! Et grand-mère ajoutait que, si cela continuait comme ça, cette enfant ne se marierait jamais. » Une attitude presque « claudinesque » où l’on retrouve à la fois « cette sensualité qui s’enracine dans l’espièglerie raffinée, comme dans les plaisirs les plus simples » qui est, écrivez-vous, « le charme de notre civilisation », mais aussi, déjà, le goût de la transgression et de la subversion : subversion des traditions, subversion des genres et, plus tard, transgression à l’égard d’un milieu littéraire et universitaire qui longtemps fit de Colette « un écrivain secondaire » car « trop féminine ».

 

Comme Claude Pichois, spécialiste reconnu de Baudelaire et de Nerval, vous serez souvent invitée à justifier votre intérêt pour Colette aux yeux de profanes qui auraient trouvé plus convenable que vous lui préfériez Virginia Woolf, comme vous envisagiez de le faire dans un premier temps.  Il n’est sans doute pas étonnant qu’interrogeant le biographe sur la place de Colette dans notre littérature en ouverture du colloque « Notre Colette » [5] que vous aviez organisé en 2003, il ait exprimé, à son tour, cette expérience qui fut à la fois une révélation du monde et de soi : « Je lui ai été reconnaissant de m’apprendre la sensualité au double sens du terme. La sensualité physique qui est très présente chez elle, mais aussi la découverte du monde sensible. Tout ce que la littérature, l’éducation, ma famille, ne m’avaient pas permis d’apprendre. Je vois en Colette quelqu’un de véritablement inclassable, hors de toute catégorie. » [6]

 

Écritures de la chair : la chair du monde

 

Le deuxième passage doublement souligné est un chapitre entier, le troisième : « Ecrire : Les Vrilles de la vigne », duquel Alain Brunet a pris soin d’isoler, entre crochets, les deux derniers paragraphes. Dans ce chapitre, vous revenez sur cette expérience de lecture qui est expérience du monde, de l’ordre de la sensation, mais aussi expérience de la langue.

 

Assumant, écrivez-vous, votre « humilité d’immigrée » face à la langue, c’est d’abord un dictionnaire à la main que vous avez abordé, dans l’enfance, les textes de Colette « pour essayer de percer le sens exact de telle tournure bourguignonne, des mots communs mais rares ». Aubier, tartan, scille, areuiller, flogre, acouter, et bien sûr les litanies botaniques carex, araucaria, ampélopsis, fleur d’ageratum, rosier cuisse-de-nymphe émue, nigelle, lobélia, budléia, sceau-de-salomon, vierge du diable, sagesse des chirurgiens… Ces mots « trouent le texte » autant qu’ils « vident de sens la phrase » lue dans une forme de « griserie phonétique » ou de « sauvage mélopée » [7] qui « confond les mots avec les choses, les uns et les autres sortis de leurs gonds » à la façon du « presbytère » de la nouvelle, « Le Curé sur un mur », recueilli dans La Maison de Claudine (1922) :

 

« Le mot « presbytère » venait de tomber, cette année-là̀, dans mon oreille sensible, et d’y faire des ravages. […] J’avais recueilli en moi le mot mystérieux, comme brodé d’un relief rêche en son commencement, achevé́ en une longue et rêveuse syllabe... Enrichie d’un secret et d’un doute, je dormais avec le mot et je l’emportais sur mon mur. « Presbytère ! » Je le jetais, par-dessus le toit du poulailler et le jardin de Miton, vers l’horizon toujours brumeux de Moutiers. Du haut de mon mur, le mot sonnait en anathème : « Allez ! vous êtes tous des presbytères ! » criais-je à des bannis invisibles. […] Un peu plus tard, le mot perdit de son venin, et je m’avisais que « presbytère » pouvait bien être le nom scientifique du petit escargot rayé jaune et noir […] Rejetant les débris du petit escargot écrasé, je ramassai le beau mot, je remontai jusqu’à mon étroite terrasse ombragée de vieux lilas, décorée de cailloux polis et de verroterie comme le nid d’une pie voleuse, je la baptisai « Presbytère », et je me fis curé sur le mur. » [8]

 

« Entre le réel et l’imaginé, il y a toujours la place du mot, le mot magnifique et plus grand que l’objet » [9] , écrit Colette. « Rares, savant, inouïs, incongrus », les mots rares, comme les néologismes, ne relèvent pas, chez Colette, – vous le soulignez – d’un vain formalisme, mais sont des « condensations qui resserrent les sensations et les significations et qui éliminent le récit », laissant « perdurer la saveur d’un rythme, le goût des allitérations, la fraîcheur d’une langue confondue avec le suc des plantes. » Colette musicienne fait sonner la langue, Colette alchimiste transmute roborativement les mots en mets et en sucs, en reines-claudes, l’imaginaire en substance, elle trace dans la chair du monde des arabesques et inscrit, dans l’écriture, « une scansion du non sens, un appel à l’émotion et à l’invisible. »

 

La recherche de cette écriture physique et rythmique s’incarne, dans un premier temps, dans l’expérience du mime, période qu’Alain Brunet avait étudié en historien, exposition à la fois « chaste » et « sensuelle », pour reprendre les mots de Louis Delluc, du corps dépersonnalisé, livré à sa seule plasticité. Sur scène, Colette devient une bacchante : « Car je danserai encore sur la scène, je danserai nue ou habillée, pour le seul plaisir de danser, d’accorder mes gestes au rythme de la musique, de virer, brûlée de lumière, aveuglée comme une mouche dans un rayon » [10] et plus tard dans La Vagabonde : « Il n’y a de réel que la danse, la lumière, la liberté, la musique… Il n’y a de réel que rythmer sa pensée, la traduire en beaux gestes. » Ce passage à l’acte du corps métamorphique sur scène – tantôt faune, oiseau, chatte – constitue à vos yeux « un passage obligé », « une station dans le parcours de sublimation » qui s’exprimera dans l’écriture. La métaphore en sera l’instrument. La métaphore considérée comme « un geste de contradiction et de tension », comme une métamorphose.

 

La fleur, tout d’abord, « métaphore des métaphores », « cristallise plus que tout autre objet chez Colette les éclats de l’imaginaire » et « on ne se lassera jamais de humer, de manger, de penser les fleurs de Colette » comme cette évocation des pivoines dans Pour un herbier – un des textes préférés d’Alain Brunet avec Flore et Pomone :

 

« Rouge, grenat, rose gai, rose sentimental, trois ou quatre carmins, elles ont les couleurs de la belle santé, et me réjouiront pendant une semaine. Et puis elles laisseront tomber, toutes à la fois, leur brasier de pétales, avec un soupir de fleur qui imite le brusque trépas de la rose. Son trépas, mais non son parfum. Car la pivoine ne sent pas la rose, et ce n’est pas moi qui lui reprocherai. La pivoine sent la pivoine. Ne pouvez-vous me recroire sur parole, au lieu de chercher toujours des comparaisons, prêter au beurre fin le goût de la noisette, à l’ananas celui de la fraise blanche, et à la fraise blanche l’apéritive et douce saveur de la fourmi écrasée ? La pivoine sent la pivoine, c’est-à-dire le hanneton. » [11]

 

La vie florale est sans doute ce qui se rapproche le plus de l’écriture. Sous la plume de Colette la métaphore éclot et comme les lianes de la glycine centenaire qui arrache la grille au fond du jardin de la maison natale « couvre, étrangle, pare, ruine, étaye » le monde. L’existence même de Colette semble obéir à la loi des éclosions comme elle confia en 1954 à des étudiants venus assister à la projection du Blé en herbe, film de Claude Autant-Lara, adapté de son roman : « Plus que sur toute autre manifestation vitale, je me suis penchée, toute mon existence, sur les éclosions. C’est là pour moi que réside le drame essentiel, mieux que dans la mort qui n’est qu’une banale défaite. Tout ce qui m’a étonné dans mon âge tendre m’étonne aujourd’hui bien davantage. L’heure de la fin des découvertes ne sonne jamais. Le monde m’est nouveau à mon réveil chaque matin et je ne cesserai d’éclore que pour cesser de vivre. » [12]

 

Métamorphoses

 

L’écriture de Colette est un passage. Vagabonde, « c’est dans le passage qu’elle trouve son rythme » [13] . « Exquise, inhumaine, endiablée, maniaque, féroce » [14] , l’écriture de Colette est contagieuse, toxique même, non comme « ce poison éprouvé, traditionnel » dont elle contemple les effets « dès longtemps connus » [15] sur sa fille, Bel-Gazou, et qui imprégna autrefois jusqu’à la consumer sa demi-soeur aux longs cheveux, Juliette, « la vie gorgée de rêves et de lectures effrénée » [16] , mais comme un des philtres métamorphiques de Circé : « Sans identité sexuelle, ni humaine, ni autre, mais amalgamé à toutes les identités et les embrassant toutes, [notre corps, sous l’effet de l’écriture colettienne] se métamorphose sans cesse, permutant les rôles, désolidifiant clivages et barrières » [17] de genres, d’espèces… L’écriture colettienne nous invite à un voyage métamorphique sans rien négliger des aspects les plus sombres de nos identités.

 

Le dernier passage que j’évoquerai ici et qui a retenu l’attention d’Alain Brunet aborde un thème qui a beaucoup été commenté par les lecteurs de Colette : celui du monstre et de la monstruosité. Il est au cœur du sixième chapitre du Génie féminin consacré au corps métamorphique. Ce thème avait déjà retenu l’attention du biographe dans le précédent chapitre, où avais-je indiqué plus haut, il avait mis entre crochet deux paragraphes, ceux où vous évoquiez cette Colette « nocturne qui explore les abîmes de nos identités » en faisant référence à un des textes les plus étranges de la production colettienne et un de ceux qu’Alain Brunet affectionnait tout particulièrement : Bella-Vista, une nouvelle policière parue en 1936 dont l’action se situe en Provence, où Colette séjournait régulièrement depuis l’acquisition de la Treille muscate à Saint-Tropez en 1926, et qui met en scène l’étrange Mme Ruby et l’inquiétant M. Daste.

 

Comme vous le rappelez, au début de la quatrième section du chapitre, il n’y a pas au sens aristotélicien, mythologique ou encyclopédique, de « monstres » dans l’œuvre de Colette, mais le mot lui-même éclot dans les œuvres de la seconde moitié des années 20, pour se disséminer dans de nombreuses œuvres des années 30 et particulièrement dans Prisons et Paradis en 1932, Ces plaisirs… publié la même année et réédité en 1941 sous le titre Le Pur et l’Impur et dans La Chatte en 1933.

 

Dans ce triptyque, la monstruosité s’incarne tout d’abord dans la bête et dans la connivence de l’homme avec la bête : « Au point de vue humain, c’est à la connivence avec la bête que commence la monstruosité » [18] affirme Colette dans La Naissance du jour, en 1928. Ce basculement de la bête dans la monstruosité, s’incarne dans un texte, très souvent commenté, « Serpents », qui ouvre l’édition de Prisons et Paradis chez Ferenczi en 1932. Ce texte, fait assez rare pour être signalé, est une commande de l’éditeur suisse Gonin qui souhaitait, sous le titre Paradis terrestre, éditer un ouvrage luxueusement imprimé et illustré de dessins de Paul Jouve. À cette fin, l’éditeur avait dépêché Colette, au mois de juin 1929, au zoo d’Anvers dans le but de réaliser, « sur le vif », une série de dix « portraits » animaliers. L’évolution du titre, outre le caractère composite du second recueil qui mêle portraits animaliers et portraits de personnalités, traduit le caractère violemment déceptif de l’expérience, Colette n’ayant pas supporté de voir les animaux encagés dans des espaces étroits, fort mal entretenus : « C’est au-dessus de mes forces, je tremble, je me mets en colère, j’ai envie de pleurer » [19] écrit-elle le soir de sa visite à Maurice Goudeket, son compagnon.

 

Le premier jour de sa visite, une averse force Colette à se chercher refuge dans le vivarium. Là, derrière une vitre, se trouve un python. L’obscurité fait que la narratrice-regardant ne distingue d’abord qu’un « pavage d’émail » dont elle admire la mosaïque de couleurs : « bleu d’hirondelle », « vert-jaune des saules », « deux ou trois bruns de fraîches poteries vernissées, autant de beiges » [20] . Soudain, elle aperçoit ce qui lui semble être un œil « en un point les petits quadrangles écailleux ici carrés, là étirés vers le losange, écrasés en trapèze, un orbe pourvu presque d’un regard mort ». Le python la regarde et elle recule : « cette bête qui cache sa fin et son commencement, qui regarde, épouvante avec son dos, et moi, nous ne sommes ni du même pays, ni du même ventre ». Tous ses sens sont en alerte et monte à ses narines « une fadeur de flaques à demi-taries, d’excréments inconnus, un air verdâtre et sucré qui amollit le cœur ». Tandis qu’elle tente de déchiffrer dans les anneaux de son corps la forme de lettre, un O, un U, un grand C, un petit G, - comme pour reprendre possession d’elle-même et du monde - le python bouge et c’est l’univers qui chavire : « Tout chancelle affreusement. Il bouge : ainsi la marée avance sur les longs sables suspendus à la lune. Ainsi le poison se propage dans la veine, ainsi le mal dans l’esprit. » Le python « se fond en lui-même, se recommence, progresse et ne change pas de place, il se résorbe et se dilate sans se dénouer » jusqu’à ce que soudain émerge de cet « enfer concentrique » une tête petite et plate. La narratrice respire : « c’est une bête comme vous et moi ». Dans ce texte, écrivez-vous, « l’écriture transite de l’alphabet-jeu à l’alphabet chaos », ce qui effraie la regardante-regardée c’est « cette inquiétante étrangeté à la place de l’autre, en face d’elle ». A travers « l’animalité monstrueuse », Colette « met en image son inquiétante étrangeté – et la nôtre. » 

 

« Si Madame Colette n’est pas un monstre, elle n’est rien » écrivait Jean Cocteau. Elsa Triolet n’avait-elle pas également parlé de sa « sagesse de serpent » [21]  ? Plasticité du corps, plasticité de l’écriture qui ne mime pas mais qui fait advenir, plasticité de la pensée qui brise les chaînes du vivant et rapproche l’homme, l’animal et le végétal – ne parle-t-elle pas de « l’enlacement ophidien » [22] de la glycine -, par l’écriture Colette devient le python, elle est le python, et offre au lecteur, spectateur de cette métamorphose, une expérience unique, fascinante et troublante.

 

C’est encore dans Prisons et Paradis que se trouve une autre figure centrale de la monstruosité dans l’œuvre de Colette : les assassins, « que l’écrivain va voir dans les cours d’assises pour les décrire – ô scandale ! – avec une certaine sympathie » [23] confirmée par ses contemporains à l’image de cet « ami » cité par Colette en ouverture de l’article qu’elle consacre au procès de Landru dans la Revue de Paris le 1er décembre 1921 : « Ce qui est inconcevable, me dit un ami, ce n’est pas la curiosité que vous avez manifestée de voir Landru, c’est que l’ayant vu, vous avez parlé de lui sur ce ton de réserve, de courtoisie, presque d’estime… » Violette Nozière, Marie Becker, Eugène Weidmann, Mouley Hassein, Landru, etc., il y a, réparti dans l’œuvre, un « puzzle monstrueux » qu’a fort bien étudié Valentine Leÿs [24] . Je m’arrêterai ici sur Landru qui fait l’objet d’un long développement dans ce 6e chapitre du Génie féminin mis en exergue par Alain Brunet.

 

Colette a consacré à « l’homme aux 283 fiancées » plusieurs textes : trois articles, le premier paru dans le Matin le 8 novembre 1921, le second dans la Revue de Paris le 1er décembre 1921, le troisième dans le Figaro le 11 mai 1924, et leur refonte en volume avec de nombreuses variantes dans Aventures quotidiennes en 1924 puis dans Prisons et Paradis en 1932. On pourrait y ajouter la mention du procès dans La Fin de Chéri en 1926.

 

Le premier article de Colette paraît à la Une du Matin sous un titre accrocheur – et révélateur de l’originalité de son approche : « Voici Landru ! Ni génial, ni difforme, un œil qui n’est point humain, le regard d’un fauve enragé, attentif et lointain, maniaque et lucide, imperturbable ». Envoyée sur place par Le Matin où elle vient de prendre la direction littéraire, elle considère avec ironie la foule venue nombreuse pour assister au procès et voir le monstre, des femmes essentielles. Elles le voient, mais elle seule le regarde :

 

« Je cherche en vain, dans cet oeil profondément enchâssé, une cruauté humaine, car il n’est point humain. C’est l’œil de l’oiseau, son brillant particulier, sa longue fixité, quand Landru regarde droit devant lui. Mais s’il abaisse à demi ses paupières, le regard prend cette langueur, ce dédain insondable qu’on voit au fauve encagé. Je cherche encore, sous les traits de cette tête régulière, le monstre, et ne l’y trouve pas. Si ce visage effraie, c’est qu’il a l’air, osseux mais normal, d’imiter parfaitement l’humanité, comme ces mannequins immobiles qui présentent les vêtements d’hommes, aux vitrines. » [25]

 

« C’est à la complicité avec la bête que la monstruosité commence », rappelions-nous tout à l’heure. L’assassin, on l’entend ici, est le « détenteur d’une animalité ailleurs abolie, tous rayonnent d’une douceur pleine de ténèbres, baignés de l’aménité dévolue encore aux peuplades que le hasard préserva des contacts européens » [26] . Il n’est pas totalement blâmable puisque « les us de la jungle originelle » lui paraissent relever d’une « survivance archaïque remontant, sinon au règne animal, du moins aux anciens rites des sacrifices primitifs » [27] , « plus authentique, sinon préférables aux conventions modernes. » [28] : « Je crois que nous ne comprendrons jamais rien à Landru. […] Landru semblait rêver au-dessus d’eux, retiré de nous, retourné peut-être à un monde très ancien, à une époque où le sang n’était ni plus sacré ni plus horrible que le vin ou le lait, un temps où le sacrificateur, assis sur la pierre ruisselante et tiède, s’oubliait à respirer une fleur… » [29]

 

« Plus originaire qu’un « primitif » ou qu’un présoscratique », écrivez-vous, Colette a cette capacité d’être en « osmose totale avec le refoulé le plus archaïque, avec le prépsychique qui habites nos pulsions et nos sensibilités, sous la frêle pellicule des mots qui les recouvrent, mais avec lequel son écriture a le génie de garder le contact afin de le réhabiliter et de le transmettre. » [30] Lire Colette, avec vous, avec Freud, c’est entreprendre un voyage aux confins de l’humain, à l’aube de la représentation et du réel. « Voilà qui tranche avec les images de notre académicienne-Goncourt-Grand-Croix-de-la-légion-d’honeur, mais qui n’étonnera point ses lecteurs attentifs », au premier rang desquels Alain Brunet.

 

Postérité(s)

 

Dans une lettre adressée à Claude Pichois le 18 décembre 2001, vous lui écriviez avoir voulu « rendre justice, même modestement, à [son] travail ainsi qu’à celui d’Alain Brunet, à leur précision et à leur justesse, qui [vous] ont accompagnée dans [votre] propre rechercher sur Colette » [31] et vous poursuiviez par une crainte qui était aussi un espoir : « Je partage avec vous une inquiétude concernant l’accueil frileux dont cet auteur pâtit encore, mais je ne perds pas espoir et je pense que le temps jouera en sa faveur et permettra à un nombre croissant de lecteur de se persuader de son génie. »

 

En 1920, l’écrivain et critique Benjamin Crémieux avait formulé ce même vœu cité en exergue du premier chapitre du Génie féminin : « Ce n’est que dans un siècle ou deux qu’on pourra doser avec quelque chance de précision l’apport de Colette dans la littérature française. » [32] Un siècle plus tard, vingt ans après votre courrier à Claude Pichois et alors que se profilent les commémorations du 150e anniversaire de la naissance de Colette, peut-on enfin cerner « l’apport de Colette à la littérature française » ? Son génie est-il enfin reconnu à l’égal de son contemporain et ami Marcel Proust dont elle est, écrivez-vous, la « jumelle païenne » ? ou restera-t-elle éternellement vagabonde, buissonnière, comme le souhaitait Jean Cocteau ?

 

Qu’en est-il enfin de cet espoir que vous formuliez en 2010, dans un texte que vous aviez généreusement donné en soutien à la sauvegarde de la maison natale de Colette : « Sauver la maison de Colette participe non pas d’un culte, mais d’une initiation à la lecture de son œuvre, dans laquelle la langue française est inséparable de l’espace et du temps, ressentis et incorporés. Une initiation à la lecture, tout simplement. Et je fais un rêve : en visitant la maison natale de Colette, les internautes dopés par hyperconnexion avec « éléments de langage », parviennent peu à peu à associer leurs mots dévitalisés aux choses, aux sensations, pourquoi pas à l’histoire. » [33] ?

 

Votre œuvre, chère Julia Kristeva, s’inscrit dans un long, difficile, et peut-être impossible travail de reconnaissance, né avec Jean Larnac en 1927 et dont les héros sont Nicole Houssa, Madeleine Raaphorst-Rousseau, Michèle Sarde, Marguerite Boivin, Claude Pichois, Alain Brunet, Jean Chalon, Michel Del Castillo, Gérard Bonal… Chacun de leurs livres comme autant d’éclosions. Dans cette histoire qui reste à écrire, nul doute que le Génie féminin occupera une place cardinale, non loin, tout près, de la biographie de Claude Pichois et d’Alain Brunet.

 

Frédéric Maget

 



[1] Colette, La Naissance du jour, Pl. III, p. 371.

[2] Julia Kristeva, Le génie féminin. Tome III : Colette, Paris, Fayard, 2002, p. 34.

[3] Idem.

[4] J.-M. G. Le Clézio, « Voici que nous nous sentons pris comme dans un piège », Le Monde, 25 janvier 1973.

[5] [Julia Kristva dir.] « Notre Colette », PUR, coll. « Interférences », 2004.

[6] « Notre Colette », p. 15.

[7] « Notre Colette », p. 10.

[8] Colette, La Maison de Claudine (1922), Pl. II, pp. 986-987.

[9] Colette, Journal à rebours (1941), Pl. IV, p. 203.

[10] Colette, « Toby-Chien parle », Les Vrilles de la vigne, Pl. I, p. 997.

[11] Colette, « Fétidités », Pour un herbier, Pl. IV, p. 897.

[12] Colette, « Allocution de Colette », 20 janvier 1954, Pl. II, p. 1275.

[13] Op. cit., p. 263.

[14] Op. cit., p. 263.

[15] Colette, « La Couseuse », in La Maison de Claudine (1922), Pl. II, p. 1080.

[16] Colette, Sido (1930), Pl. III, p. 547.

[17] Op. cit., p. 263.

[18] Colette, La Naissance du jour (1928), Pl. III, p. 303.

[19] Lettre inédite.

[20] Colette, « Serpents », in Prisons et Paradis (1932), Pl. III, p. 657 et suiv. Toutes les citations de ce paragraphe sont extraites de ce texte.

[21] Elsa Triolet, « La voix de nos maîtres ou les Forces intérieures du roman (de Melville à Colette), in Confluences, juillet 1943

[22] Colette, « Mœurs de la glycine », Pour un herbier, Pl. IV, p. 893.

[23] Op. cit., p. 305

[24] Valentine Leÿs, « Les monstres de Colette », in « Notre Colette », PUR, coll. « Interférences », 2004, p. 57 et suiv.

[25] Colette, « Landru », in Prisons et Paradis, Pl. III, 747.

[26] Colette, Aventures quotidiennes, Pl. III, p. 86.

[27] Op. cit. p. 318

[28] Op. cit. p. 316.

[29] Colette, Prisons et Paradis, Pl. III, p. 748.

[30] Julia Kristeva, « Aux limites du nommable », in Cahiers Colette n°27, 2005, p. 149.

[31] Lettre jointe à l’exemplaire du Génie féminin appartenant à Alain Brunet.

[32] Op. cit., p. 11.

[33] Colette en scène, programme de la soirée donnée au théâtre du Châtelet le 9 novembre 2010.

 

 

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