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JULIA KRISTEVA : RÉVOLTE ET RELIANCE

Colloque de Cerisy 2021

 

 

Abjection, reliance, sublimation et esthétique

Jean-Louis Baldacci

 

I-Intro

Nous devions échanger avec Françoise ce matin en référence à la clinique, sur les notions d’abjection et de reliance proposées par JK. Françoise en s’appuyant sur ses travaux concernant l’esthétique et moi sur ceux des miens qui interrogent la problématique des sublimations. Mais Françoise étant souffrante cet échange ne peut avoir lieu. J’essaierai dc d’interroger  les notions d’abjection et de Reliance en abordant dans mon cheminement ce que l’approche de Françoise permet d’éclairer.  Car finalement par des voies différentes mais proches nous  cherchons tous les trois,  Julia Kristeva, Françoise Coblence et moi les moyens, permettant à psyché de se construire ou de se reconstruire à partir de  son  ancrage corporel. Je remercie Samuel le Pastier qui a accepté au pied levé et avec générosité  d’engager et d’animer la discussion.

 

II- Les nouvelles demandes adressées à la psychanalyse

Les notions d’abjection et de reliance se proposent d’enrichir la compréhension de certaines formes de troubles psychiques, celles là même qui sollicitent la psychanalyse depuis qu’elle ne se limitent plus au champ exclusif de la névrose . S’agit-il de nouvelles maladies de l’âme apparues dans le socius ou de maladies seulement nouvelles pour la psychanalyse, la question reste ouverte ? Ce qu’il y a de sûr c’est que la question se pose déjà pour Freud sans qu’il  parvienne à y répondre, lorsqu’il découvre dans la dernière partie de son œuvre à côté du  refoulement, en tout cas souvent associé à lui,   un autre mécanisme de défense constitutif du moi , le clivage. Mais à son propos il hésite et se demande en 38, je cite  s’il est un processus  «  connu depuis longtemps et allant de soi , ou… tout à fait nouveau et déconcertant ».

Il tourne en fait autour de cette question depuis plusieurs années jusqu’à tenter d’y répondre en 27 dans un même article qui traite du fétichisme et du deuil. Ce qui apparaît spécifique du clivage c’est de rendre possible pour le moi la coexistence de deux positions antinomiques, celle  de reconnaître et de refuser   une même réalité,  en l’occurrence dans l’article,  la castration ou la disparition d’un être cher.

Dans cette ligne et pour nombre d’auteurs post freudiens, le clivage correspondrait à  une tentative de réduire l’antagonisme principe de plaisir/principe de réalité en maintenant leur simultanéité  possible, en complément de mécanismes de refoulement inadéquats parce que insuffisants ou excessifs. 

- le clivage serait alors  soit  une solution d’attente – ainsi du mensonge de l’enfant - , attente  d’une articulation qui permettrait de sortir de l’antagonisme principe de plaisir/principe de réalité. Il serait  donc un clivage fonctionnel ( cf G Bayle) susceptible de revenir transitoirement durant la vie adulte . C’est ce Freud appelle « la folie des hommes » dans ses deux textes de 24 qui abordent la question de la réalité.

- Mais le clivage peut devenir aussi structurel soit l’expression fixée   d’1 articulation échouée des deux principes.  La clinique montre que ces formes structurellement fixées sont liées à des traumatismes et des carences précoces générant des troubles des premiers refoulements. Ces troubles  gênent en particulier la constitution d’un pôle hallucinatoire comme base d’un fonctionnement psychique  selon le  principe de plaisir lui-même condition initiale d’un cheminement possible vers le principe de réalité. Deux  conséquences sont cliniquement évidentes , un trouble dans l’élaboration  des souvenirs et de leur oubli possible, une fonction onirique perturbée.

Deux formes cliniques structurelles du clivage  apparaissent  typiques et viennent  interroger à des degrés divers les situations limites et les nouvelles demandes  auxquelles la psychanalyse essaie de répondre .

-celles tournées vers l’objet via le pôle hallucinatoire ici objet interne réalisant  au max  le modèle mélancolique  mais  plus banalement le masochisme moral : elles   récupèrent ce qui échappe au  refoulement au profit d’un surmoi qui sadise le moi l’humilie, l’accuse et lui fait honte en exploitant son collage à l’objet primaire et avec lui ses mouvements œdipiens et sa sexualité infantile.

-celles tournées vers l’objet , ici objet externe ,via  la motricité  sur le modèle  de la paranoïa  mais plus banalement et plus fréquemment de la perversion narcissique volontiers accompagnées de perversions sexuelles,  qui utilisent le non refoulé  au profit d’un surmoi sadisant l’objet  ou l’utilisant comme moyen de jouissance , le rendant coupable et lui faisant  honte en exploitant ses désirs œdipiens et sa sexualité infantile .

Au plan des traitements psychanalytiques, jusqu’à aujourd’hui,  la question reste de savoir  comment traiter ces clivages. Pour y répondre   Il faut trouver comment   transformer les traumas en souvenirs, c’est-à-dire comment les représenter  sur la scène psychique , en particulier  la scène conflictuelle  du rêve [1] , pour les rendre  transférerables  et analysables .

La question est délicate,

-d’abord au plan de la méthode avec sa règle fondamentale , car l’association libre, en risquant de conduire à la mémoire du trauma c’est-à-dire à un enregistrement sensoriel non remanié ss forme d’ histoire et de souvenir, menace le moi d’effondrement.

- ensuite au plan du transfert car le danger de l’imaginaire entraîne un refus  de l’écart sujet fonction et clive l’analyste. Il est alors pris dans des renversements tantôt   objet direct de l’attaque du surmoi , tantôt  incarnation de l’imago  idéalisée, sadique et toute puissante, mais  toujours objet de collage .

- enfin au plan du cadre car la répétition agie qui transgresse et malmène le cadre  cherche à éviter la remémoration au profit de l’actualisation  et du même coup entrave les possibilités d’interprétation.

Toutes ces perturbations qui portent sur le cadre le transfert et la RF limitent beaucoup le processus interprétatif.

Dans ce contexte théorico-clinique , les notions d’abjection et de reliance permettent d’ approfondir la métapsychologie  de ces  crises de la situation analytique et essaient de remédier aux   limites du processus interprétatif et thérapeutique  qu’elles entrainent .

 

 

III-Abjection,  Reliance et processus théorisant

L’élaboration de ces notions est intéressante  car il est rare qu’un auteur nous permette  de saisir comment le processus théorisant s’origine dans l’expérience même  du divan  , comment il naît et se développe  dans le creuset du transfert .    L’abjection tout d’abord :  voilà que dans le cadre d’un transfert maternel, cherchent à se traduire les paradoxes violents que suscite  la rencontre mère/bébé  du fait de la séparation de leur corps . Le mot « abjection »  vient à JK sur le divan alors que traversant quelques difficultés dans sa maternité, elle essaie de traduire la fascination/répulsion, le pouvoir de l’horreur   dans l’écriture de Céline. Quelque chose des mots de l’écriture de l’écrivain, donc d’un texte qu’elle n’a pas écrit,    croise ce qu’elle éprouve et qu’elle  essaie de dire et,  finalement  lui permet de le dire. Certes ce qui se joue là évoque le travail du négatif  le pouvoir transformateur de la destructivité  et on pourrait le rapprocher de ce qu’écrit Winnicott à son propos [2] , mais cela ne dit rien de ce qui s’est passé pour que le  quelque chose d’horrible  contenu dans le texte de Céline et qui attendait d’être lu, puisse être accueilli et  transformé.  L’expérience du divan et son récit nous donne un indice de la source de cette transformation : dans un contexte difficile actualisé dans le transfert, le mot « abjection » échappe, l’analyste le recueille et dit : «  c’est le mot !». « Elle l’a recueilli » écrit julia kristeva. L’abjection est-elle alors  encore abjection ?  Le texte de Céline est-il  seulement abject ou est-il devenu objet esthétique , donnant aux mots    le pouvoir de réfléchir  l’horreur , de l’éloigner et de préserver ce que le corps peut encore donner de plaisir, en transformant la détresse en simple déplaisir.

A propos de Céline, FC rencontre une difficulté , je la cite : « Peut-on y voir encore la bordure du sublime , un tension maintenue par le pouvoir de l’écriture ? Pour ma part , je n’y parviens pas , mais peut-être est-ce résistance à la bascule complète des mots dans l’abjection ».

Cependant quelques lignes plus haut F. évoque la tête de Méduse.   Ne retrouve-t-on pas alors avec l’écriture le pouvoir protecteur, parce que réfléchissant , du bouclier de Persée ? Mais cette réflexion a une condition qu’Athéna donne le bouclier  à Persée . Revenons à la séquence analytique rapportée par JK.

Un mot tombe dans le champ du transfert, éloigne d’un transfert trop direct et de l’acte , se déplace sur la parole et permet de retrouver et d’explorer le sexuel en particulier l’érotisme maternel dans son lien à la sexualité infantile. Le transfert direct s’est transformé en transfert sur la parole qui permet de retrouver le corps, la sexualité infantile et le souvenir via la voie réfléchie de l’imaginaire, en particulier celle du rêve. Et tout cela grâce à une modalité particulière de l’accueil fait à un mot, un mot  dit comme un cri.

JK  reçoit cet accueil par l’analyste  du mot « abjection »  comme  une transmission, celle  de réfléchir et de  préserver de l’horreur. Elle le reçoit  comme le don d’un pouvoir  de l’éros maternel  celui   qui permettrait  de transformer les  émois du corps, besoins, émotions et sensations, même les plus négatives et de les faire cheminer vers la pensée  soutenant ainsi sa quête désirante de l’objet. Elle dira de son analyste : «  elle m’a réconcilié avec le féminin maternel ». Et elle traduit cette capacité par le terme de reliance .

 

IV- Abjection , reliance et sublimation

Le terme de reliance interroge : pourquoi un emprunt à l’anglais  au vieux  français ( selon FC), ou à une notion  issue de la sociologie ? En fait ce n’est pas l’emprunt qui est surprenant  mais la dimension néologique du mot.  De ce fait,  j’essayais de le remplacer par des notions plus classiquement psychanalytiques  comme liaison ou intrication. Mais cela n’allait pas  car elles  laissaient entendre qu’il y aurait une réduction possible du paradoxe fascination/répulsion  alors que c’est lui qui est moteur. J’interrogeais ensuite le rapport  reliance/transitionnalité , la transitionnalité cette notion maintenant bien familière en psychanalyse.  Mais là aussi cela n’allait pas car si la transitionnalité  essaie bien de répondre au paradoxe engendré par la séparation DD/DH  en utilisant grâce à l’objet transitionnel le champ de l’illusion,  elle laisse au second plan la sexualité et le langage qui sont au contraire des facteurs cruciaux de la reliance… J’ ai  remarqué enfin que la reliance apparaissait à  JK après la révélation de l’abjection, pour rendre compte en premier lieu de sa surprise  de la tendresse de l’accueil réservé à un mot pourtant marqué par le rejet et le dégoût. Je me suis dit que c’est ce renversement qui était central et qu’il fallait alors considéré la reliance comme l’antonyme de l’abjection pour comprendre ce moment  analytique fécond . J’ai cherché la liste des antonymes et j’y ai trouvé élévation opposée à  bassesse et surtout dépassement. Avec la notion de dépassement me revenait  tout le débat psychanalytique tournant autour de la traduction d’aufhebung dans le texte de Freud sur la négation. Je rappelle que Lacan à ce propos  reprenant  hyppolite le traduit par sublimation.

J’ai  eu le sentiment de me retrouver en terrain connu celui du détour sublimatoire engagé très tôt lors de la rencontre mère /enfant et qui donne au langage un enracinement psychosomatique.  Mais penser la reliance avec la seule référence à la sublimation  précoce c’est traiter le pb dans sa dimension exclusivement économique, celle du désinvestissement desexualisant  de l’objet externe au profit du transfert resexualisant sur le langage. Or la reliance à côté de l’ économique inclut aussi  les aspects  topique et dynamique. Topique parce que le refus tendre  du débordement agi destructeur  de l’abjection,  s’il  limite l’agitation motrice tournée vers le dehors, vers les objets, favorise simultanément  l’issue passive de la satisfaction hallucinatoire [3]   tournée vers le dedans  la sensorialité et le corps et permet de différencier les espaces psychiques. Au plan dynamique enfin, la reliance permettrait la mise en jeu du rapport fécond entre ces deux pôle du fonctionnement psychiques ,  le pôle perceptivo-moteur tourné vers le dehors  et le pôle sensori-hallucinatoire tourné vers le dedans. Un rapport dynamique dont la conséquence serait la naissance d’un objet concret venu à la fois du dedans et du dehors, objet transitionnel  pour W , objet à la fois créé et trouvé, préforme de l’identification  et de la représentation . Pensons  au ruban ou au vieux bout de ficelle tenu précieusement dans le poing fermé pendant que l’enfant suce son pouce . Il est souvent sale voire, répugnant ou abject , difficile à laver mais gare à sa perte , car elle équivaudrait presque à la perte de l’enfant ou de sa mère . C’est que  l’objet s’est personnalisé il a maintenant un nom,  un nom double qui traduit sa double  origine , l’union du dd et du dh  qui lui a donné naissance . Dou dou, dodo , pinpin et j’en passe, scellent la rencontre de l’objet et du corps et le redoublement , le  trait d’union sexualise le langage tout en desexualisant  l’objet dispensateur de soins .  Jamais un mot seul - ce que tente en vain le néologisme schizophrénique -  ne pourra rendre compte de cette double origine. Grâce à l’acquisition de la négation , être et n’être pas , avoir et ne pas avoir,  cette impossibilité provoquera la séparation du mot redoublé, sa multiplication au gré des rencontres et des découvertes   dans des assemblages de plus en plus complexes.  Et toujours, pour essayer de rendre compte de la présence et de l’absence, de chercher le mot qui manque au bord de l’abjection.    

 

 

V-Abjection reliance et esthétique

Selon cette perspective, la reliance intervient triplement : dans la mise en place des premiers refoulements , des premières sublimations [4] et des premières identifications condition de la mise en représentation [5] . 

Et ces 3 mécanismes ont un préalable commun  celui d’un éros maternel suffisamment tempéré pour permettre , tel un bouclier de Persée, leur mise en place . c’est ce qu’évoque Freud déjà dans les 3 essais lorsqu’il écrit : « la mère fait don à l'enfant de sentiments issus de sa propre vie sexuelle [...], elle éveille la pulsion sexuelle de son enfant et prépare son intensité future [...], si elle comprenait mieux la haute importance des pulsions dans l’ensemble de la vie psychique  , dans toutes les réalisations éthiques et psychiques  , elle s’épargnerait …tous les reproches qu’elle est susceptible de se faire »([ ] p166-167)  » Et quelques lignes plus loin il ajoute : « Un excès de tendresse parentale sera assurément nuisible en hâtant la maturation sexuelle [...] les parents névropathes qui sont enclins à une tendresse démesurée, sont précisément ceux qui par leurs câlineries, éveilleront le plus facilement la disposition de l'enfant aux affections névrotiques» [6] .

En dernière analyse, un éros maternel suffisamment tempéré qui renvoie à l’intégration du tabou de l’inceste.

Or le renoncement , le don et la tendresse qui caractérisent la reliance maternelle sont souvent perturbés. C’est cette perturbation que Freud interroge dans son texte princeps sur la sublimation consacré à Léonard de Vinci. Il essaie en effet de comprendre ce qui entraîne le peintre à régulièrement abandonner la réalisation de ses grandes œuvres au profit de recherches et de constructions marquées par la sexualité infantile, la référence au corps machinal  et la toute puissance de la pensée. Il y voit le retour d’une sublimation précoce troublée par l’érotisme maternel . Il écrit en effet à  propos de la mère de Léonard , je cite :  «  Ainsi à la façon de toutes les mères instatisfaites , mit-elle son jeune fils à la place de son mari et lui ravit elle par une maturation trop précoce de son érotisme une part de masculinité »  

 Tout cela montre la fragilité de l’équilibre des différentes facettes de l’éros maternel et les perturbations de la reliance que leur déséquilibre peut entrainer.  Les troubles de la reliance ont de redoutable conséquences , en majorant l’abjection :  le quantitatif  source d’impacts traumatiques prévaut et menace tant le corps maternel et que le narcissisme. De ce fait se trouve  entraver la séparation d’avec l’objet primaire , l’accès à la triangulation et au conflit psychique . A la place il y a collage et clivage.

 

C’est dans  ces cas comme nous l’avons vu au début de cette présentation  que la règle fondamentale de la psychanalyse,  faute de médiation imaginaire suffisante ,  peut devenir dangereuse  et il est alors difficile d’exploiter le transfert sur la parole .Pour éviter la remémoration ,  le recours à l’acte menace , sinon attaque direct de l’objet au moins attaque du cadre ( absence , paiement problématique des séances manquées , passage à l’acte extérieur par exemple..) ; Dans ces formes ,le passage exclusif par le langage s’avérant dangereux , il devient  nécessaire d’y adjoindre d’autres moyens en particulier  d’ utiliser les références au corps , à l’ affect, la sensorialité et la motricité.   

C’est ici que nous retrouvons FC et ses   travaux   sur l’esthétique puisqu’elle essaie de développer l’intuition freudienne de la nécessité d’ une esthétique d’orientation économique soit une mise en représentation objective utilisant différentes formes de l’acte créateur. Ainsi qu’il s’agisse de sublimation et d’accès aux auto-érotismes via la parole ou d’une esthétique de l’incarnation qui chemine  vers la parole ,  il nous a semblé qu’elle et moi nous abordions des facettes  de la reliance  et que nous recoupions les recherches de JK sur le sémiotique . C’est ce recoupement qui nous a donné le désir de discuter le rapport esthétique/sublimation,  en particulier ce que chacune de ces notions  apporte au processus interprétatif dans la situation analytique.  Pour FC en effet je la cite « l’interprétation analytique peut se ressourcer dans l’expérience esthétique » qui implique le sensible , l’empathie,   et la transformation je cite encore Françoise «  des objets , des sensations et des impressions par la force que la mémoire retrouve derrière eux , ((par les contractions psychiques , dans la série des métaphores les caractérisant »)).

Le cas Didier de Julia Kristeva donne une belle illustration de la modification du processus interprétatif imposé par le clivage et de la nécessité de restaurer une reliance maternelle .

 

 

 

 

VI-Abjection Reliance, esthétique et sublimation à l’épreuve de la clinique

 

Didier est un patient, peintre à ses heures, venu à l’analyse pour « des difficultés d’ordre relationnel ». Mais sa demande est d’emblée particulière et suscite la réserve : il dit en effet à JK qu’elle est la seule personne capable de le guider dans cette aventure après lui avoir dit qu’il appréciait ses livres sur la littérature et l’art. Nous interrogerons peut-être tout à l’heure  l’exclusivité  de cette demande.

 En séance, il verrouille sa parole et évite la surprise de l’idée incidente au prix d’une combinatoire mêlant isolation et perversion. La maîtrise perverse du discours de Didier met le contre-transfert de l’analyste à rude épreuve. Julia Kristeva tient bon et maintient la situation analytique. Elle parvient ainsi à ouvrir la voie hallucinatoire du rêve. Mais la représentation onirique vient figurer la destructivité et l’abjection qui visent le couple patient/analyste. La figuration du rêve vire alors au   cauchemar et menace de révéler avec lui les failles identitaires qui lézardent le narcissisme jusqu’à un possible effondrement. Pour l’éviter, Didier sort de son rêve, se réveille et le raconte en séance :« il est penché à la fenêtre de la maison familiale, quelqu’un le pousse, il bascule dans le vide. Mais, dit-il, au lieu de se casser la figure, de s’angoisser ou de crier, il s’aperçoit brusquement qu’il n’y a pas de vide. Il se trouve devant une glace qui reflète, non pas son visage, mais… le visage de sa sœur. Il crie alors pour de bon et se réveille » [7] . Malgré la pauvreté associative qui suit le rêve l’analyste questionne : « -sa sœur prenait-elle sa place ? Serait-ce elle qui le pousse dans le vide, ou est-ce lui qui la projette pour qu’elle se casse la figure ? » Probablement guidée par le cri du rêve – ((Françoise parlerait-elle là, d’empathie esthétique ?)) – cri qui signale le danger de la figuration hallucinatoire . JK, pour lui donner la valeur d’un appel,  ajoute : « Votre voix s’anime quand vous me parlez de vos peintures ». Ces interventions témoignent que l’analyste a entendu non seulement la parole – le « se casser la figure » qui tombe dans le champ formulé du transfert – mais aussi l’affect porté par le cri.  Elle propose de les tisser ensemble, de les relier, et de réparer grâce à l’agir cadré et la perception objective, ce que l’hallucinatoire du rêve ne peut encore faire.  Le patient apporte  ses œuvres en séances : photos et collages que seule jusqu’alors, sa mère décédée avait pu voir : corps découpés et souillés de taches de peintures, gueules cassées, cruauté d’un carnage contrastant avec la politesse du discours. Nous sommes là, probablement au cœur de ce qui a motivé l’excluvité de la demande : répéter avec l’analyste ce qui se faisait exclusivement avec la mère, et essayer de se dégager de son emprise persistant malgré sa mort. Jk accepte  l’exhibition et le voyeurisme que lui impose le patient, mais évite , grâce au visible, l’agir sado-masochiste [8] .

 

Le travail de reliance qui suit, mobilise les registres pluriels de la signifiance, mots, affects et représentations concrètes. JK les utilise pour interprèter la signification perverse de ces œuvres exhibées . Ainsi se quitte  le champ de la destructivité et se gagne celui de la sexualité infantile perverse : La reliance  sexualise le trauma causé par le décollement du corps maternel.  Mais la dimension transgressive de l’analyse impose une élaboration  du contre-transfert. Celui-ci conduit à une nouvelle interprétation qui lie les peintures et la figuration du rêve : « Vous me faites participer à vos massacres. Peut-être avez-vous besoin de casser la figure d’une femme pour en jouir, mais que nous soyons collés l’un à l’autre pour que vous ne tombiez pas dans le vide ? »

Cette interprétation permet le décollement. Le patient s’absente, fait disparaître et se fait disparaître, et à son retour abandonne l’exhibition des collages au profit de l’associativité en séances. La séquence se termine sur une évocation associative concernant l’épouse née et éduquée à l’étranger : il n’a jamais pu se retenir de « lui casser la figure ». Et Julia Kristeva de reprendre : « - Casser la figure à une étrangère ». Le patient peut enfin entendre l’interprétation du transfert. Etrangère comme la première femme du père . Elle lui ouvre la voie de la différence des sexes et de la scène primitive

 Si nous reprenons le processus interprétatif  nous constatons qu’entre l’interprétation de transfert  ( « le se casser la figure ») qui prend la parole pour objet et l’interprétation du transfert proprement dite , celle  qui détache de l’objet de transfert au profit de la remémoration ,  tout un travail interprétatif  intermédiaire est nécessaire et c’est peut être lui qui est au cœur de la restauration de la reliance .  Intermédiaire entre l’agir et la sensation il prend  la figuration pour objet . Il est intéressant de remarquer que si la reliance maternelle  permet la mise en place du refoulement et de la sublimation avec pour résultante  la représentation, la  restauration de la reliance procède à rebours et utilise la figuration objective et son interprétation  pour compenser les failles des refoulements et des sublimations.   Mais ces failles imposeront des aménagements sinon des transgressions du cadre en attendant que la figurabilité soit suffisamment fonctionnelle pour représenter le trauma et autoriser sa remémoration .Ces transgressions  engageront un travail particulier du contre-transfert pour permettre à l’analyste de se dégager de l’emprise du patient. Souvent il sera ainsi conduit à témoigner de ce qui s’est passé, par exemple avec un écrit [9] .

Pour terminer je donnerai la parole à Françoise : «  l’hypothèse de Julia Kristeva ,écrit-elle, est que la proximité du traumatisme requiert la recréation par l’analyste d’une reliance maternelle, et que, pour ce faire, il peut être nécessaire d’accepter des agirs du patient – une certaine mise en acte perverse [i] . La parole et la capacité fantasmatique peuvent alors reprendre leurs droits, bouclant ainsi par le retour au langage la forte articulation entre psychanalyse, littérature et esthétique que Julia Kristeva nous invite magnifiquement à penser et tisser. »

 

 

 

  Jean-Louis Baldacci

  Colloque de Cerisy, Juin 2021

 

 

 

  

 

 



[1] Dans les deux cas il s’agit d’un clivage intra-narcissique moi/surmoi. Parfois ces figures typiques sont apparue complémentaires ou alternante

  G. Bayle  les résume en deux formules : 1- «  tu cliveras ton prochain comme toi-même » et  2- l’autre qui interroge la fixation narcissique et l’emprise du surmoi : « pas de clivage sans collage » ( une autre manière d’évoquer « l’ombre de l’objet » qui tombe sur le moi).

Ce qui semblait déroutant avec la notion c’est que le sujet sait qu’il est clivé, il peut même faire de ce savoir  l’objet d’auto accusations et la source  de mensonges tout à fait conscients. Ce qui nous est apparu ics dans le processus c’est que le sujet ignore à qui il est identifié lorsqu’il se maltraite ou qu’il maltraite l’objet. Il ignore  ce qu’il répète alors , il ignore quelle fixation traumatique essaie d’être contenue et maîtrisée . C’est le rapport de cette ignorance à l’interprétation qui nous a donné envie de travailler la question de l’identification . Avec une question corollaire : comment restaurer une transitionnalité suffisante et parvenir à passer de ces formes de l’identification accompagnant un clivage intra-narcissique, à des identifications hystériques qui permettraient de jouer, de représenter  les conflits et de répéter ces traumas sur la scène psychique , en particulier sur la scène de rêve.

 

[2] Il écrit : « On aura compris que j’essaie de réécrire une partie de notre théorie, l’impulsion offensive, destructrice, agressive, envieuse, n’est pas un phénomène sous la dépendance du principe de plaisir/déplaisir. Il n’a rien à voir avec la colère devant les inévitables frustrations associées au principe de réalité. Il précède le jeu de ces phénomènes [2] ».

Et un peu avant : « Le nœud de ma discussion est que la première pulsion est une chose que j’appelle “destruction“  [2]  ». (l’usage d’un objet dans Moïse et le monothéisme in la crainte de l’effondrement p 262)

 

[3] satisfaction hallucinatoire   qui s’étaye sur une expérience de plaisir préalablement enregistrée.

[4] .     par le jeu des mouvements de desexualisation et de sexualisation qu’elle engage : tantôt desexualisation de l’investissement de l’objet mais sexualisation de la parole , tantôt desexualisation de la parole et investissement désirant  du souvenir et de la réalité.

 

[5] En résumé la reliance serait à l’origine du trépied refoulement sublimation et identification , trépied fondateur du moi qui permet   la séparation d’avec l’objet primaire et l’accès à la triangulation et à la conflictualité psychique .

 

[6] ibid., p. 162

[7] Les paroles de Didier et les interventions de Julia Kristeva sont tirées d’une conférence non publiée faite par elle à la Société Psychanalytique de Paris le 13 février 2016. L’histoire de l’analyse de Didier apparaît aussi dans Les nouvelles maladies de l’âme, Paris, Fayard, 1993, 352 p., cf. pp20-46

[8] L’analyse devient transgressive   mais préserve le tabou du toucher .

 

[9] Ce que certains ont appelé avec humour « la trahison nécessaire ».



 

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