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JULIA KRISTEVA : RÉVOLTE ET RELIANCE

Colloque de Cerisy 2021

 

 

 

 

 

Marian HOBSON

 

 

« Les années 1960 – un même son de cloche ? »

 

 

 

 

 

 

Je dois d’abord m’excuser du fait que ma présence parmi vous n’est que virtuelle. Peut-être savez- vous que les règlements sur le Covid au Royaume Uni sont en forme de dents de scie. Les consignes changent sans cesse, on y perd du temps, on manque aux engagements pris, on est forcé de renoncer à des réunions avec de bons amis. Je dois remercier très chaleureusement les organisateurs du colloque de leur accord pour que je vous parle quand-même, sur  Zoom et dire ma reconnaissance aux responsables du Centre Culturel de Cerisy, qu’ils l’aient rendu possible.

1.               « Les années 1960 – un même son de cloche ? »

 

Vous le voyez, mon titre ne dit rien du lieu. Il est assumé, mais passé sous silence plutôt qu’explicité. Il n’est pourtant en rien virtuel, il remue, il invente, même dans les temps difficiles que nous vivons. Je parle de Paris, bien sûr, dans ce temps de Covid. Et pour ce que je vais vous dire dans ce moment actuel de la Décade, je partirai également d’un moment, ou plutôt d’une décennie, elle pourtant au contraire, bien particulière et bien clairement nommée dans mon titre, celle des années soixante. Y aurait un sens à doter certains discours d’une certaine similarité, et cela tout le long de cet intervalle chronologique ? Un même son de cloche, qui plutôt que réel, pourrait être fonction de notre besoin d’installer un ordre discursif dans notre vie intellectuel, notre besoin de y déceler des caractéristiques qui se manifesteraient surtout par une persistance dans le vocabulaire ou comme un air de famille dans le style. Cette persistance serait peut-être signe d’un consentement à l’utilité du découpage chronologique. Ou peut-être d’une inertie ? Car je risque de finir sur la question des universels : des concepts universels existent-ils dans une pensée, dans une discipline, ou dans une langue ? •••

 

 

2.

« Un même son de cloche » : mais fait-on ici autre chose que de relever une particularité de plus, qui serait comme une nuance de malveillance ? Comme une critique du déjà repéré, de la répétition ? Au lieu d’un carillon, on n’entendrait qu’une monotonie, qu’un indice de répétition ?

Ce « même son de cloche » serait l’expression d’un mouvement de dessaisissement ou de déprise devant un moment récent de notre histoire (c’est ainsi que Ricœur par exemple exprime sa réaction face au Freudisme bas de gamme ). Et pourtant …. Et tout de même…. les années 60 étaient un moment de grande excitation, tant sociale qu’intellectuelle ; un moment de grands acquis intellectuels. Car les idées qui y jetaient leur ancre, pour ainsi dire, ont produit comme une série de réverbérations au-delà de leur époque ; c’est avec une persistance fragilisée qu’ils travaillent encore maintenant à travers bien des résistances et des refus ultérieurs.

3.

Je dirais presque que la grande originalité intellectuelle de cette époque est rendue visible -  ou audible - par la nonchalance avec laquelle certaines de ses grandes figures inventent ce qui fait mine de prendre la place de termes d’art. Ce sont d’ailleurs, dans le plus grand nombre des cas, voire presque toujours, des substantifs. Substantifs qui étonnaient les lecteurs, percutaient l’atmosphère, déboussolaient. A d’autres moments ce sont bien sûr, non des mots, mais plutôt de ‘petites phrases’. Cependant, en gros, ce sont des vocables qui l’emportent et qui s’insinuent dans la mémoire des auditeurs ou des lecteurs. Prenons par exemple le lexique développé par Jacques Derrida : ‘différence’, ‘dissémination’ sont des mots qui ont déjà cours mais qui, dans l’usage de Derrida, sont comme frappés d’un timbre spécial. On les lit comme entre guillemets, comme mis par l’auteur en italiques. Kristeva quant à elle développe ce qu’on pourrait appeler des termes d’art nouveaux, parmi lesquels se trouve un vocable nouveau mais destiné à un usage fréquent et à longue durée : l’intertextualité, calqué sur l’intersubjectivité, terme qui a sa source, me semble-t-il, dans la philosophie de Husserl et dans ses lecteurs philosophes français, Merleau-Ponty surtout. Avec Intertextualité, comme avec intersubjectivité, le philosophe organise ce dont il parle moins par un mixage du déjà-là, moins par un bricolage, que par une refonte radicale, qui force à en repenser les éléments mêmes. L’intertextualité de Kristeva nous ménage donc une approche des textes qui, comme son parrain à elle, le structuralisme, insiste sur le non-personnel dans le texte. Pourtant, cela se construit,  non de force et par la mise en place de claies et de clôtures intellectuelles, de démarquages et de décisions, mais comme en le noyant, en le prenant comme un acquis, ouvrant ainsi, dans un geste plus large, un champ de pertinence qui va au-delà de l’histoire littéraire ou de la notion de contexte pour nous convaincre, pour nous emballer dans la conviction de la nécessité du concept qu’on vient de nous proposer.  Par un ton d’autorité.

Ces vocables fonctionnent donc en vocabulaire technique – mais dont un trait important est que, s’ils sont résorbés dans un certain usage commun, ces nouveaux concepts restent comme portant une marque de celui ou celle qui les a « originés », pour emprunter un verbe utilisé en informatique à propos des NFT (jetons non fongibles, auxquels je me demande si on ne pouvait pas les comparer avec profit). Il me semble que même le terme ‘intertexte’, qui est entré dans un usage large et répandu, n’a pas tout à fait coupé ses amarres avec son contexte d’origine spécifique, le travail kristevien.

4.     

Car c’est, comme il me semble, par de telles pratiques que ce que j’appellerais ‘le haut structuralisme’ manifeste sa visée pédagogique. Ils résonnent comme des ‘mots clés’ qui pourrait aider le lecteur à se faire un chemin à travers une pensée touffue et parfois difficile, pour clarifier, classifier et accueillir dans la mémoire. Comme autant d’îlots formant un archipel, ces termes ouvrent l’accès à une pensée qui nous invite à une plus grande autonomie. Le vocable Semiotike, titre du premier livre de Julia Kristeva, peut illustrer ce que j’essaie de dépister : un mot un peu étrange – tout comme intertexte – mais pas trop difficile à décoder et surtout largué d’une histoire, car c’est ainsi que le philosophe anglais Locke a baptisé en 1689 sa « doctrine de signes ». Le vocable a une résonance par son histoire et sa citation en caractères grec, tant par Locke que par Kristeva. C’est vers cette façon de mettre en évidence, de prendre certains mots et comme les toucher d’une certaine singularité, d’une marque, que je veux maintenant me tourner.

5.

Deux exemples : j’apprends que le terme chinois ‘bai zuo’ (‘gauche blanche’ comme on me l’a traduit) joue depuis récemment un rôle dans les échanges sur les media publiques en Chine. Le sens en est, paraît-il, similaire au vocable « woke » en anglais contemporain, mot à mon sens vide, indiquant seulement le rejet, voire le mépris. Mais comme tout rejet, il y a là un courant politique qui  est présent ; le terme signalerait un trajet qu’on parcourt pour s’éloigner de la Révolution culturelle. Pour certains, le trajet s’effectuerait par surenchère : on critique le souci des droits humains comme par trop naïf, servant donc les intérêts politiques de l’Occident. (Pour ceux à qui sont familiers certains aspects des relations Ouest-Chine au dix-neuvième siècle : les guerres de l’Opium et la destruction du palais d’été royal à Beijing en sont des exemples déplorables et qui font qu’on ne peut que tomber d’accord, du moins en partie, avec cette critique qu’ont fait contre l’Occident). Autre exemple, européenne cette fois : Aufklärung. Que le mot soit relativement nouveau est signalé par sa présence sous forme de question dans le titre d’une œuvre de Kant : Was ist Aufklärung. La réponse de Kant, paraît dès le début : « La Aufklärung permet à l’homme de contrer l’immaturité dont il est responsable ». C’était, comme sans doute vous savez, une réponse à la question posée en 1784 dans le journal, la Berlinische Monatsschrift. Moses Mendelssohn, philosophe et homme d’affaires, intellectuel public, comme on dirait en anglais, juif, ami de Kant, y avait répondu deux mois auparavant. Et que Michel Foucault a commenté deux cents ans plus tard en ajoutant une perspective qui nous importe : l’Aufklärung est une devise – ce ‘son de cloche’ n’est pas qu’un vocable. Plus qu’un label, c’est un sujet de contention et de lutte. Et donc passible de la satire : dans le Faust de Goethe on congédie les êtres surnaturels par un « partez, nous avons donc installé les Lumières » « wir haben doch aufgeklärt ». Ironie de la part de Goethe, bien sûr.

6.

Je voudrais faire ici en passant une espèce d’hommage à une anthropologue, Michelle Rosaldo, que vous connaissez peut-être pour ses contributions aux études féminines. Morte dans un accident à 37 ans, de ses études en anthropologie linguistique, elle a dégagé certains aspects qui révèlent combien en fait les langues ou la pratiques des langues peuvent différer d’une société à l’autre. Travaillant aux Philippines, elle a su montrer combien les discours publics, du peuple Ilongot, qui prennent une forte place dans leur société, en maniant ce qu’ils appellent ‘une langue crochue’, se distinguent des discours privés. Ils le font moins en fait par des considérations de vocabulaire et bien plus par des choix de chemins de discussion qui puissent aboutir à une compréhension mutuelle et même à un accord. Rosaldo traduit ainsi le terme Ilongot qui nomme ce qui se passe dans ces discussions et les moyens rhétoriques empruntés : ce sont des discours crochus. Je cite l’anthropologue John Lucy : « L’idée de la ‘langue crochue’ ne représente pas pour des Ilongots traditionnels une idée de déception, plutôt elle semble liée à un sentiment que les hommes sont tous égaux, individuels, et difficiles à comprendre….il n’existe pas de de chemins simples qui mènent à la vérité ou à la justice ou même à une compréhension mutuelle » (p. 58). C’est-à-dire, le contenu sémantique importe peu ici, ni surtout les vocables individuels. Plutôt, la langue Ilongot, dans ces circonstances spéciales de négociation ou de débat, offre aux locuteurs la pratique des langues : un régime très riche, une variété de ressources de lexique ou de grammaire, pour développer des manœuvres et comme des techniques de louvoiement, autant d’approches à la négociation qui implique une vue égalitaire de l’autre. Je vous rappelle que ce sont d’anciens chasseurs de tête qui parlent.

7.  

J’arrive ici à mon point central. Les langues sont incommensurables les unes aux autres. Il n’y a pas, il n’y a jamais, un « même son de cloche ». Mais elles sont également à la fois compatibles et convertibles – on n’a pas, me semble-t-il rencontré de langue qu’on ne puisse traduire au moins un peu dans une autre. Il faut bien sûr qu’on dispose d’un échantillon suffisamment grand. Il y a comme une cohabitation nécessaire des langues (c’est un terme que je prends chez le Tessinois Iso Cammartin, dont la langue maternelle est le rhéto-roman, ce qu’en Suisse on appelle le romansch – c’est la quatrième langue officielle, avec l’italien, le français et le schwitzch -deutsch, le suisse-allemand). Mais cette cohabitation est comme esquintée par des différences si fortes que les langues ne correspondent jamais tout-à-fait l’une à l’autre. Nous sommes en face de ce que le logicien américain Quine appelle « l’indétermination radicale de la traduction ». Nous sommes en face de l’opposé direct d’un « même son de cloche ».

Nous savons qu’une connaissance profonde d’une langue n’équivaut pas pour autant à une maîtrise de cette langue. On le sait : des différences entre des langues d’une parenté étroite, peuvent mener à des qui-pro-quo – aux US on m’a demandé après un repas excellent chez des amis, si je voulais « wash up » et je me suis emparée d’un torchon -  vaisselle. Problèmes de vocabulaire, en général rectifiables assez promptement dans la vie pratique de gestes et de situations physiques bien précises. Pourtant, là où l’on ne peut pas capter un quiproquo, on ne peut l’éradiquer. C’est sans doute un des moteurs principaux des changement linguistiques à travers l’histoire humaine. [et animal aussi ; travaux sur les dialectes des oiseaux ?] Le meilleur dictionnaire du monde ne nous en préserve pas, je dirai non de temps à autre, mais invariablement et toujours. Une anecdote nous le prouve. Un diplomate américain, qui parlait couramment le japonais, exprimait sa satisfaction devant le résultat de la négociation : son groupe avait fait bon choix, en acceptant la proposition A. À quoi son interprète japonais répond qu’en fait le groupe avait choisi la proposition B. Le négociateur réplique aussitôt : Mais j’ai bien entendu, de mes oreilles entendu, que la proposition A était supérieure. Sur quoi le collègue japonais lui aurait répondu : « oui, vous avez entendu les mots, mais vous n’avez pas écouté les pauses entre les mots ».

 

Autrement dit, dans cet exemple, les silences qui découpent un énoncé, qui articulent les phrases, qui y insèrent des intervalles, portent parfois, peut-être toujours, une signification tout aussi importante que les vocables qui semblent composer le continu d’un discours.

8.

Cet exemple suggère, ce qui me paraît d’une vérité évidente, que dans chaque langue il y a des traits fondamentaux à la compréhension sémantique qui ne laissent de traces ni dans le vocabulaire ni dans la syntaxe. C’est ici qu’on voit que travaillent dans une langue, comme des réverbérations, des connaissances tacites, qui formeraient un savoir partagé par tous et peut-être inconscient. Analogue aux réverbérations soniques crées par le battant de la cloche, lui bien physique.

 

9.

Pour terminer, je me tourne vers un autre penseur, lui aussi décédé trop tôt, à 44 ans. Il s’agit de Benjamin Lee Whorf (1897 – 1941). On pourrait essayer de réfuter l’exemple japonais que je viens de donner en objectant la grande distance, tant culturelle que linguistique qui nous sépare de la culture japonaise, quand on l’aborde à partir d’une langue européenne.   Mais à mieux considérer, l’exemple suggère qu’il existerait dans chaque langue comme des présupposés, des angles d’approche, qui y sont inhérents. Lorsqu’on parle très bien une autre langue, un savoir a été transmis qui n’est pas que ‘linguistique’, mais tout autant ‘savoir’. Le grand spécialiste de la linguistique, Noam Chomsky, propose explicitement dans son deuxième livre, Aspects de la théorie de la syntaxe, que celui ou celle qui parle sa langue maternelle a un accès direct à sa propre langue par l’introspection, en cherchant en lui-même. Elle ou lui sait tout simplement si oui ou non une phrase dans leur langue maternelle est correcte. Mais il y a plus, me semble-t-il : en maniant très bien une langue autre que maternelle, on sait autre chose qu’une langue, ou peut-être plus qu’une langue. Ce sont des aspects d’une expérience particulière du monde qui ont été transmis, au moins en partie. Car vous avez appris à opérer avec des catégories linguistiques qui peut-être n’existent tout simplement pas dans la langue d’où vous partez.

10.

L’argument que je viens de produire pourrait ‘faire monter la moutarde au nez’ à certains. On pourrait y déceler des traces de l’hypothèse Sapir Whorf, (Sapir, 1844-1949, mentor de Whorf), selon lequel la langue détermine la pensée. Idée qui, si on la pousse plus loin parait avoir une conséquence plausible et fort déstabilisante : autant de langues, autant d’images qu’on fait du monde. Contre quoi, on peu objecter que, malgré le fait que si une traduction entre deux langues n’est jamais parfaite, elle est toujours possible.

Mais j’accepte néanmoins la direction de la position qu’a prise Whorf : la langue en générale est comme une monture de lunettes – bien construite, on ne voit pas qu’elle cadre ce qu’on voit, elle est comme la condition même de compréhension et de discours. Wittgenstein dans une phrase célèbre a dit : « la logique infuse le monde ; les limites du monde sont également ses limites ». On ne peut tracer ces limites, parce que le faire serait voir ces limites de l’autre côté de la langue, pour ainsi dire. Et alors ces limites ne seraient plus des limites, car on les aurait outrepassées.

 

Le philosophe anglais, Bernard Williams, en commentant cette phrase de Wittgenstein, remarque qu’on ne parle pas ici d’une langue particulière : on ne parle pas empiriquement, on ne décrit pas la façon dont notre langue impose des conditions sur notre expérience du monde, conditions qui seraient autres dans une autre langue.  (W était, je vous le rappelle, bilingue.) Plutôt, nous sommes devant une situation transcendantale, où il existerait comme des limites à notre expérience du langage, des limites qui sont comme universelles. Je riposterais : ces limites sont toujours ressenties à travers les limites d’une ou peut-être plusieurs langues particulières. Le transcendantal se fait ressentir à travers le très particulier.

 

Vous avez vu, dans nos discours, « un même son de cloche » est toujours présent et absent à la fois.

 

 

Marian HOBSON

 

 

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