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Charlotte Casiraghi et Julia Kristeva à  Cerisy, 28 juin 2021

 

 

SOUFFRANCES INCONNUES

par Charlotte Casiraghi

 

Bonsoir,

Je tiens tout d’abord à exprimer ma gratitude aux organisateurs du colloque de Cerisy pour leur hospitalité. Je veux également remercier du fond du cœur Julia Kristeva de m’avoir invitée à parler ce soir. Nous nous sommes rencontrées en 2017 quand Julia était venue à Monaco prononcer une conférence sur « L’érotisme maternel et son sens aujourd’hui ».  

La pensée de Julia Kristeva sur la reliance maternelle maccompagne dans toutes mes réflexions. Sa bienveillance et ses encouragements mont été très précieux pour m’engager à réfléchir sur le corps maternel et en souligner les enjeux philosophiques. Pour lui rendre hommage ce soir, j’aimerais à partir de ce que m’a transmis Julia, continuer cette réflexion sur la reliance maternelle, qui est un point d’intensité qui compte autant pour elle que pour moi et où nos voix se sont accordées. Julia m’a dit plusieurs fois qu’elle souhaitait que je parle pour mon intervention ce soir à Cerisy de mes propres réflexions sur la maternité, ou de tout autre sujet qui me passionne. C’est une preuve de son immense générosité que de me pousser à exprimer quelque chose de singulier sur un sujet qu’elle maîtrise autant. 

Je voudrais partir de ces quelques mots de Julia Kristeva, prononcés lors dune interview, et qui m'ont marquée et résonnent toujours en moi comme un mantra : « La mère libre nest pas encore née, et il ny aura pas de nouvel humanisme sans que les mères aient pu prendre la parole ». À chaque fois que je doute cette phrase revient et me relance dans la réflexion. Parler de la maternité ou du corps maternel relève d’une nécessité éthique et politique, car sy logent et s’y cachent bien des violences et des préjugés qui compromettent l’émancipation des femmes tout comme la protection de lenfance. Mais je me demande très souvent pourquoi en parle-t-on encore si peu à part dans les magazines féminins ? Pourquoi les discours féministes mettent souvent de côté la question de la maternité ? 

Comme le rappelle souvent Julia, lexpérience de la maternité est trop souvent banalisée, surmédicalisée, vue à travers les filtres déformants des préjugés, des discours tout faits et d’un « sens commun » façonné par la tradition culturelle et les idéologies ; quelque chose manque alors pour accompagner les mères et libérer leur parole. La société ne prend pas suffisamment en considération leurs souffrances, leurs doutes, leur vulnérabilité, de peur sans doute que cela remette en question le moment magnifié de la naissance dun enfant — ou encore l’émancipation des femmes — et toute une série de fantasmes puissants qui lui sont attachés. 

Lépreuve de la maternité, bien quelle soit source d’émerveillement, de créativité, de « renaissance », et qu’elle ouvre à une expérience sans égal — d’où peuvent être tirées des énergies intellectuelles sociales et morales inouïes — na pourtant rien didyllique même lorsquelle est amoureusement voulue, attendue, espérée de tout son cœur et de tout son corps. Quand bien même s’y serait-elle préparée, la mère, en donnant la vie, se voit confrontée à la pensée de la mort, à la peur de labandon, à laltération du corps, à l’étrangeté de lautre et à ses besoins urgents, à la douleur physique, à la séparation, aux pleurs de détresse, à la faim et à la soif d'un nourrisson qui dépend entièrement d'elle. Un autre est en elle et, quelques secondes plus tard, son ventre se vide. Le nourrisson « est venu », existe désormais dans le monde, avant même que le monde ne vienne à lui : il est un petit étranger — car la mère attendait un enfant, dont elle imaginait les traits, et c’est cet enfant- qui est venu, aux traits inconnus — quelle se doit d’accueillir, soigner, comprendre. Ces exigences convoquent, en les bouleversant totalement, ses propres représentations psychiques et symboliques de la maternité. Ce processus est encore trop souvent vu comme quelque chose d’ordinaire et qui empêche souvent les femmes de se sentir légitime pour exprimer des difficultés.

Les femmes commencent à libérer la parole sur la question du harcèlement, du viol, des violences conjugales, mais au sujet de la maternité, je remarque tous les jours, qu’il y a comme une aphasie et une pudeur qui empêchent d’approfondir certains sujets. La difficulté d’être mère est sinon un tabou du moins un non-dit qui pèse encore trop lourd sur les épaules des femmes. Elles avouent rarement ce qui, émotionnellement, physiquement, psychiquement, les traverse, car le poids du regard social est fortement intériorisé. Ce soir je ne voudrais parler de ce silence maternel. 

Du silence des mères, et de ces « souffrances inconnues » qui résident dans le secret de leurs âmes, et qui nont pas été dites ou pu être entendues pendant des siècles.  

Derrière ces images de mères parfaites se cachent souvent des mélancolies indicibles.  

Derrière ces images de mères dévouées se dissimulent souvent des inquiétudes inavouables.  

Permettez-moi de citer ici ces mots d'Anne Dufourmantelle, extraits de son ouvrage La sauvagerie maternelle :  

« Une mère qui a du chagrin, même longtemps, nest pas dangereuse pour son enfant. Mais les mères qui cachent leurs pleurs sous la rage, la faiblesse sous une trop grande rigidité, ces mères sont envahies dun désir de mourir inscrite dans un héritage inconscient. »  

La société — vous me pardonnerez ce terme trop générique : il faudrait bien analyser les mécanismes idéologiques qu’elle met en œuvre à cet effet — ne devrait pas idéaliser les mères, ni en donner une image d’épanouissement et de toutepuissance. Elle devrait en revanche leur accorder la plus grande attention et une protection sans faille car elle vivent un moment dinstabilité psychique et font face à un véritable séisme pouvant donner lieu à des phases de profonde mélancolie et à un sentiment de solitude immense. La mère — dans certains imaginaires sociaux — est vénérée pour sa douceur, sa dévotion mais lorsquelle faillit à cette capacité daimer, lorsque la protection se renverse en abandon, elle ravive les peurs les plus archaïques et n’a plus le droit à une écoute bienveillante. Elle ne se sent pas non plus autorisée à parler de son malaise. Accueillir la parole des mères est tout aussi important que daccueillir la parole de lenfant. Cette libération de la parole — pour ne citer qu’un petit indice assez parlant — commence à se faire avec lapparition d'un nouveau hashtag « Mon post-partum » où de nombreuses mères ont brisé certains tabous et évoqué leurs difficultés : le manque de considération et de soutien face à ce quelles ont vécu comme une épreuve.  

Cest un début, mais informer ne suffit pas ; de nouvelles idées, de nouvelles pratiques, de nouvelles modalités d’information et d’association doivent apparaître et acquérir la force d’un « mouvement d’opinion », susceptible de pousser les pouvoirs politiques et sociaux à instituer des formes d’assistance et de protection pour chaque femme se trouvant confrontée à des moments difficiles, à une maternité qui ne va pas de soi. Il faut rappeler que chaque maternité est singulière, qu’elle est le fruit d’une histoire singulière, qui se tresse cependant avec celle de toutes les femmes. Il n’y a pas de schéma idéal, ni d’archétype de la bonne mère. 

Pour rester au plus près de la singularité de l’expérience vécue, je voudrais m’appuyer sur la littérature qui permet — sans doute mieux que la philosophie — de parler du vécu des mères. Je voudrais pour cela convoquer l’immense génie de Balzac. Il est un des premiers romanciers et un des rares à sintéresser à la reliance maternelle.  Je voulais que résonne la voix d’un homme qui a su convoquer en lui le maternel non pour idéaliser les mères ou les dévaloriser, mais pour comprendre l’expérience de la maternité. Dans ses romans, Balzac a donné la parole aux mères et a déconstruit ce fameux mythe de l’amour maternel, ainsi que les nombreux tabous qui sont attachés à lui. Il s’est intéressé au ressenti des femmes dans les premiers mois de grossesse, aux problèmes d’allaitement, aux angoisses des mères lorsque leur bébé est malade. La liste est longue mais je ne pensais pas qu’un homme ayant vécu au 19ème siècle pouvait s’intéresser autant à la maternité. Certains romans comme Mémoire de deux jeunes mariées, Le lys dans la vallée, ou La femme de trente ans permettent dengager une réflexion dune grande modernité sur nos représentations de la maternité mais aussi sur les souffrances maternelles.    

I. LA FEMME DE TRENTE ANS

A) La maternité hante l’œuvre balzacienne

En relisant Balzac ces derniers temps, je me suis rendue compte à quel point la maternité hante toute son œuvre. Il oppose de manière assez classique deux figures antithétiques de la féminité : d’un côté, la femme passionnée et charnelle, et de l’autre, la femme vertueuse et céleste. 

Mais Balzac surprend sur un point : c’est qu’en faisant des portraits de femmes tiraillées entre la passion et le devoir, le désir et la vertu, il n’idéalise jamais la mère ou l’amante. Il ne refoule pas la maternité dans l’érotique féminine et ne réduit jamais la femme à un rôle. Il cherche, au contraire, à montrer toute la complexité du sujet-femme et de la passion maternelle en n’occultant pas son rapport à la mélancolie et en mettant au premier plan l’expérience charnelle et intime des femmes. Balzac cherche à la fois la mère et la femme passionnée ; il tente d’en saisir les contrastes subtils — en accompagnant la sensibilité féminine, voire en allant jusqu’à assumer lui-même un certain rôle maternel.  

Son expérience personnelle et ses traumatismes lont sans doute conduit à explorer une vaste palette de la complexité de la psyché féminine dans ses romans. Balzac fut abandonné par sa mère et placé très jeune en nourrice.  

Sa mère a perdu un enfant avant sa naissance à cause dun problème dallaitement et cela a sans doute en partie expliqué son détachement vis-à-vis d'Honoré de Balzac. Mais ce qui interrogea Balzac, cest quelle eut, plus tard, un enfant illégitime appelé Henry, quelle couvrit de l'attention et des soins quelle navait pas été capable de prodiguer à ses premiers enfants. Cette préférence pour Henry, son attachement pour sa fille ainée Laure — avec qui elle eut une grande complicité — augmentèrent le sentiment d'abandon chez Balzac et chez sa jeune sœur adorée Laurence. Celle-ci mourut en 1825 abandonnée et atteinte de tuberculose après deux grossesses et en ayant tout fait pour un mari auquel elle avait cru et qui en retour, ne prit pas soin d'elle. Sa mère nest jamais venue au secours de sa fille. Balzac écrira à Mme Hanska : « Elle a tué Laurence ». Cette phrase tranchante souligne la double-image de sa mère abandonnique et de sa sœur tant aimée et tragiquement disparue.  

B) Présentation de La Femme de trente ans

Dans La femme de trente ans, Balzac explore ce drame familial et règle ses comptes avec sa mère au travers de la fiction, tout en évitant la facilité qui eût consisté à condamner le comportement abandonnique d’une mère par un discours moralisateur. Balzac donne la parole aux femmes et ose parler dun sujet tabou : la mélancolie maternelle.  

Le romancier met en scène Julie, une jeune femme gâtée par son père, ayant perdu sa mère en bas âge. Selon ses vœux, elle épouse Victor dAiglemont car elle admire en lui lofficier téméraire. Mais ce mariage est un échec. Victor est froid et méprisant, infidèle, il manque de tact et d’écoute. Ils ont ensemble une petite fille, Hélène, qui ne parvient pas à rendre à sa mère ni linsouciance, ni la joie de son adolescence. Labsence damour qui la lie à ce mari devenant de jour en jour plus étranger et plus lointain incline Julie à se détourner de son enfant. Un jour, Mme dAiglemont découvre lamour en la personne dArthur Grenville, un lord anglais dune intelligence et dune sensibilité supérieures. Mais il meurt et laisse Julie d’Aiglemont à son chagrin, consciente davoir perdu sa vie en sencombrant dun mari insignifiant et dune petite fille pour laquelle elle ne parvient pas à ressentir damour sincère. Julie sombre dans la dépression. Chez Balzac, elle devient lallégorie de la mélancolie, mélancolie liée à lamour impossible à ressentir envers sa fille.

Cest ici que je voudrais aborder la question du mythe de lamour maternel, que Balzac analyse avec sensibilité, profondeur et de façon très moderne. Grâce à la dramaturgie littéraire et à la complexité des points de vue quil donne à entendre, Balzac ne sombre pas dans lidéologie ou la défense unilatérale dune cause. Il offre à Julie une écoute précieuse en la personne dun prêtre. Voici les mots quil se permet de mettre dans sa bouche :  

C) Lecture

« Un enfant, monsieur, nest-il pas limage de deux êtres, le fruit de deux sentiments librement confondus ? Sil ne tient pas à toutes les fibres du corps comme à toutes les tendresses du cœur ; sil ne rappelle pas de délicieuses amours, les temps, les lieux où ces deux êtres furent heureux, et leur langage plein de musiques humaines, et leurs suaves idées, cet enfant est une création manquée. Oui, pour eux, il doit être une ravissante miniature où se retrouvent les poèmes de leur double vie secrète ; il doit leur offrir une source d’émotions fécondes, être à la fois tout leur passé, tout leur avenir. Ma pauvre petite Hélène est lenfant de son père, lenfant du devoir et du hasard ; elle ne rencontre en moi que linstinct de la femme, la loi qui nous pousse irrésistiblement à protéger la créature née dans nos flancs. Je suis irréprochable, socialement parlant. Ne lui ai-je pas sacrifié ma vie et mon bonheur ? Ses cris émeuvent mes entrailles ; si elle tombait à leau, je my précipiterais pour laller reprendre. Mais elle nest pas dans mon cœur. […] Pour moi, le jour est plein de ténèbres, la pensée est un glaive, mon cœur est une plaie, mon enfant est une négation. Oui, quand Hélène me parle, je lui voudrais une autre voix ; quand elle me regarde, je lui voudrais dautres yeux. Elle est là pour mattester tout ce qui devrait être et tout ce qui nest pas. Elle mest insupportable ! […] Parfois je tremble de trouver en elle un tribunal où je serai condamnée sans être entendue. »

II. ANALYSE DE LA FEMME DE TRENTE ANS

Rarement la littérature a laissé une telle place à la souffrance maternelle et à son expression sans tabou — sauf peut-être dans le théâtre tragique grec, notamment celui d’Euripide, où résonnent les cris de douleurs des mères. Balzac intitule ce chapitre « Souffrances inconnues », en soulignant par ce qualificatif, le caractère obscur de ces sentiments : les femmes sont maintenues dans lignorance de leur état, le romancier leur donne la parole de manière franche et directe. 

Il anticipe ainsi certains débats actuels autour du post-partum. Ces souffrances sont inconnues, nont pas le droit d’être exprimées, parce qu’elles viennent remettre en question notre vision idéalisée de lamour maternel.  

A) La critique de la liberté individuelle

Julie d’Aiglemont a tout pour être heureuse, elle épouse un homme qui la séduit au premier regard et elle a avec lui une petite en bonne santé. Mais elle est pourtant terrassée par une mélancolie inavouable. Choisir librement le mariage et la maternité n’est pas synonyme d’épanouissement. Que signifie « choisir librement » un mari si les conditions concrètes de la liberté nexistent pas ? Tout le poids, symbolique et réel, de la maternité et du bonheur conjugal pèse sur les femmes, comme si cette tache herculéenne allait de soi et que les hommes et la société navaient pas leur part de responsabilité. 

Julie est-elle libre si elle est promise à la solitude, à labandon sans aucun soutien moral et affectif, sans un socle de repères identificatoires ? Nest-elle pas alors condamnée à une existence factice en demeurant enfermée dans son rôle d’épouse et de génitrice ? Julie sen veut car elle sest faite prisonnière toute seule en succombant aux illusions de la passion, laquelle noffre qu'une liberté illusoire.  

Balzac multiplie les points de vue au sujet de l'état de Julie, il rassemble des éléments hétérogènes qui donnent à voir sa vie. Il dresse en quelque sorte le portrait de plusieurs femmes à travers son héroïne et explore une palette de situations plus large pour montrer quil ny a pas une cause et une explication unique à la mélancolie de son personnage. Julie d'Aiglemont demeure

toujours énigmatique ; les écueils qu'elle rencontre sont multiples.  

Elle est captive d'une image de la famille bourgeoise bien-pensante, dinjonction sociales, mais aussi de fantasmes inconscients, dangoisses enracinées dans sa propre histoire familiale et dans un contexte plus large de crise des valeurs qui la conduisent au désenchantement et au nihilisme. Il ny a pas dailleurs, davenir, de contrepartie à la perte et à la douleur pour Julie qui ne croit plus en rien. 

Elle s’écroule dans la dévalorisation de soi et Balzac interroge son « besoin de

croire » quil place au cœur de la vie psychique de son personnage.  

B) Le mythe de l’amour maternel

Dans le chapitre intitulé « Premières fautes », celui précédant son aveu, Balzac fait le récit de la progressive descente aux enfers de Julie dans la mélancolie et tente den retracer toute lhistoire, qui est certes aggravée par une conjugaison de facteurs et d’événements successifs, mais qui renvoie toujours à un trauma initial : à savoir le décès précoce de sa mère dont elle na jamais fait le deuil. La maternité nefface en rien cet événement douloureux ; elle le réactive au contraire.  

Malgré les failles dans lhistoire familiale de Julie, et la médiocrité de son mari qui ne lui offre aucune contenance, Balzac, au travers de Julie, sadresse à la société qui est aussi responsable de son malheur en ayant construit ce fameux mythe de lamour maternel. Ce mythe porte en lui nos illusions les plus tenaces. Le prêtre auquel Julie se confie comprend que la religion ne peut rien pour elle. Son enfantmême devrait pourtant lui donner foi en lavenir, être une promesse et un miracle de bonheur et damour — mais il n’en est rien. L’agonie morale persistante de Julie montre que l’enfant n’est pas un gage de bonheur, car il ne peut venir combler le vide mélancolique.

Le mythe de lamour maternel, qui irait de soi pour toute mère, donne lieu à des fantasmes si puissants que Julie elle-même ne parvient pas à les déconstruire malgré sa lucidité. Elle rêve dans sa douleur à cet enfant du bonheur quelle aurait pu avoir, cet enfant investi du désir passionné de ses deux parents, quelle appelle « un miniature ». Cet « enfant de la passion » nexiste que dans limagination de Julie, dans livresse de ses affects, dans le fantasme d’une maternité glorieuse, emplie de nobles et grandioses sentiments — ce qui ne fait que renforcer sa culpabilité. 

La reliance maternelle nest ni pur devoir, ni pure passion car elle repose sur un processus de sublimation, sur une créativité qui se construit progressivement à partir dun socle de transmission. Elle nest pas quune question de volonté, mais dépend dun environnement, dun héritage culturel et des représentations symboliques de la maternité dont on dispose. 

L'aveu de Julie : « Moi seule suis lauteur du mal. Jai voulu mon mariage » souligne la perversité de la situation au sein de laquelle la femme — à l’image de L’Héautontimorouménos baudelairien — se fait bourreau et victime en même temps. Sans que jamais la société ou son entourage ne remettent en cause son rôle dans le malaise psychique et existentiel de cette mère qui na rien de solide sur quoi s'appuyer.   

C) Le sens de l’aveu

Balzac ne conclut pas, ne donne pas tort ou raison à qui que ce soit, il refuse tout a priori moral et ne condamne pas Julie en disant que c’est une mère indigne. Il juge les passions et les vices à l’aune de leurs résultats sociaux effectifs. Le verdict social, dans le cas de Julie, est sans appel : elle est condamnée au silence et au dépérissement dans une mélancolie porteuse d’une dangereuse vérité. Elle se retrouve alors sans écoute ni soutien. Sa souffrance est incompréhensible, innommable, impossible à comprendre et à justifier aux yeux de la société dont les valeurs sacralisent l’enfant et la dévotion maternelle. La société naccepte pas quune mère puisse souffrir et ne pas aimer son enfant. Ce tabou plonge les femmes dans une honte dévastatrice, qui fait qu’elles nont pas le droit à la parole, ni à aucune empathie.

Julie na pas dautre choix que d'avoir honte en secret.  

Elle na pas dautre choix que de communiquer de manière allusive, davoir la sensation d’évoluer dans le vide, sans contact réel avec autrui. En passant aux aveux, Julie retrouve un espace intérieur, un sentiment de liberté : lucidement, elle accomplit un « acte de parole » qui ouvre un espace d’écoute et de réflexion de la conscience sur elle-même. Dès lors, elle nest plus en effet condamnée à la passivité, elle donne du sens à ce qui lui arrive par une clairvoyance certes douloureuse, mais recherchée et poussée à lextrême. La liberté intérieure se conquiert et saffirme dans un regard lucide sur le réel : Julie démonte les rouages de la machine qui la broyée tout en ayant conscience de ses limites et de sa part de responsabilité dans son propre malheur. 

Dans ce portrait de mère mélancolique, Balzac nenferme pas la femme dans la fatalité, il lui donne une profondeur énigmatique par la magie de son écriture, un espace de liberté, une fragilité pleine de mystère, de poésie et d’élégance. Balzac nous rappelle que ce n’est pas parler de la mélancolie en soi qui est dangereux, mais notre incapacité à dire et à regarder les revers en face. En donnant des mots à Julie, il la rend moins seule. La leçon de Balzac résonne pour moi avec un article de Julia Kristeva paru dans la revue Femme en 1988 que je voudrais citer ici :

« Je plaide donc pour le droit à la tristesse et à la solitude. Une personne capable de vivre une gamme de tristesse n’est surement pas une forte personnalité, mais sa palette émotive une fois nommée, dévoilée à ellemême et aux autres, peut-être une preuve délicate de sa vitalité, de sa beauté. Pour quoi faire ? Pour être capable d’éviter les compromissions, il nous faut apprendre à nous « installer en nous-mêmes », comme le disaient les vieux moralistes. En d’autres mots: à vivre notre solitude jusqu’à son désarroi insoutenable, sans panique et sans censure. À aimer donc cette mélancolie qui est l’autre face de la séduction féminine ; à nous aimer nous-mêmes. » (p. 54, Seule une femme)

III. CONCLUSION

Je suis convaincue, comme Julia Kristeva, que quelque chose manque aujourdhui dans nos discours sur la maternité. Il manque des représentations symboliques mais aussi une véritable écoute et un soutien que nous devons aux mères car, abandonnées à elle-mêmes, elles sont exposées, comme le nourrisson, à la détresse. Nos représentations de la maternité sont emplies de préjugés et de fantasmes, parce que nous redoutons d’y apercevoir la part de mélancolie, de folie, de déraison qu’elle contient. Ces craintes enfouies ne permettent pas daccompagner les mères dans leurs difficultés, ni de penser une éthique du maternel.

Pour clore cette intervention, j’aimerais citer deux écrivaines qui me sont chères et qui abordent la maternité de manière singulière : Hélène Cixous et Lou AndreasSalomé. Lamour maternel, contrairement à l'amour-passion, se détache de lobjet, refuse lemprise et lexclusivité du lien. Il déborde et irrigue tous les liens,  empreint qu’il est de cette sérénité toujours conquise sur la mélancolie, capable d’accueillir la fragilité par des gestes et des paroles dont la

« chaleur » est indispensable à la survie et à l’épanouissement de tout être vivant. Comme le dit magnifiquement Hélène Cixous : « Jai pour le sort des vivants lamour infatigable dune mère. Cest pourquoi je suis partout, mon ventre cosmique, je travaille mon inconscient mondial, je fous la mort à la porte, elle revient, on recommence, je suis grosse de commencements ». Je cite son livre Entre l’écriture (p. 59). 

Résonnent aussi en moi les mots de Lou Andreas-Salomé lorsquelle parle de lamour dune mère pour son enfant dans Eros. Elle évoque « une chaleur qui permet à ses virtualités de se réaliser, qui linterprète comme une promesse — promesse quelle se fait à elle-même. Cest à cette fin que des actes et des prières sont contenus jusque dans les petits surnoms tendres dont elle caresse son enfant pour lappeler, de jour en jour, à entrer plus profondément dans la vie » (p. 105, Eros) La chaleur nest pas quun pur instinct biologique de couvée, ni une pure volonté détachée du corps et de ses pulsions mais elle contient en elle une promesse implicite. Un oui originaire, celui qui appelle la vie, qui permet de grandir malgré les obstacles et qui porte en lui une infinie gratitude.  

La naissance dun enfant comporte toujours une certaine violence en tant quelle nous confronte à ce qui nous échappe, à quelque chose qui demeure indisponible à la volonté et qui précisément signifie notre condition humaine dans sa finitude et sa fragilité. Lexpérience de la maternité telle quelle est vécue par les femmes au moment de laccouchement, et des premiers temps avec un nouveau-né, fait toucher à vif cette expérience de destitution de la volonté et la part de déchirure contenue dans tout lien vivant damour. Cest pour cela quelle requiert toute notre attention et notre compassion.  

Je vous remercie.

 

Charlotte Casiraghi

 

Colloque international de Cerisy du 26 juin au 3 juillet 2021 : JULIA KRISTEVA : RÉVOLTE ET RELIANCE

 

 

 

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