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                              | Charlotte Casiraghi et Julia Kristeva à  Cerisy, 28 juin 2021 |      SOUFFRANCES INCONNUES 
 par
                          Charlotte Casiraghi    Bonsoir,  Je tiens tout d’abord à exprimer ma
                          gratitude aux organisateurs du colloque de Cerisy pour leur hospitalité. Je veux
                          également remercier du fond du cœur Julia Kristeva de m’avoir invitée à parler
                          ce soir. Nous nous sommes rencontrées en 2017 quand Julia était venue à Monaco
                          prononcer une conférence sur « L’érotisme maternel et son sens aujourd’hui ».   La pensée de Julia Kristeva sur la reliance maternelle m’accompagne dans
                          toutes mes réflexions. Sa bienveillance et ses encouragements m’ont été très précieux
                          pour m’engager à réfléchir sur le corps maternel et en souligner les enjeux
                          philosophiques. Pour lui rendre hommage ce soir, j’aimerais à partir de ce que
                          m’a transmis Julia, continuer cette réflexion sur la reliance maternelle, qui
                          est un point d’intensité qui compte autant pour elle que pour moi et où nos
                          voix se sont accordées. Julia m’a dit plusieurs fois qu’elle souhaitait que je
                          parle pour mon intervention ce soir à Cerisy de mes propres réflexions sur la
                          maternité, ou de tout autre sujet qui me passionne. C’est une preuve de son
                          immense générosité que de me pousser à exprimer quelque chose de singulier sur
                          un sujet qu’elle maîtrise autant.   Je voudrais partir de ces
                          quelques mots de Julia Kristeva, prononcés lors d’une
                          interview, et qui m'ont marquée et résonnent toujours en moi comme un mantra :
                          « La mère libre n’est
                          pas encore née, et il n’y
                          aura pas de nouvel humanisme sans que les mères aient pu prendre la parole ». À
                          chaque fois que je doute cette phrase revient et me relance dans la réflexion.
                          Parler de la maternité ou du corps maternel relève d’une nécessité éthique et
                          politique, car s’y
                          logent et s’y cachent bien des violences et des préjugés qui compromettent
                          l’émancipation des femmes tout comme la protection de l’enfance. Mais je me demande très souvent
                          pourquoi en parle-t-on encore si peu à part dans les magazines féminins ?
                          Pourquoi les discours féministes mettent souvent de côté la question de la
                          maternité ?   Comme le rappelle souvent Julia, l’expérience de la maternité est trop
                          souvent banalisée, surmédicalisée, vue à travers les filtres déformants des
                          préjugés, des discours tout faits et d’un « sens commun » façonné par la
                          tradition culturelle et les idéologies ; quelque chose manque alors pour
                          accompagner les mères et libérer leur parole. La société ne prend pas
                          suffisamment en considération leurs souffrances, leurs doutes, leur
                          vulnérabilité, de peur sans doute que cela remette en question le moment
                          magnifié de la naissance d’un
                          enfant — ou encore l’émancipation des femmes — et toute une série de fantasmes
                          puissants qui lui sont attachés.   L’épreuve
                          de la maternité, bien qu’elle
                          soit source d’émerveillement, de créativité, de « renaissance », et qu’elle
                          ouvre à une expérience sans égal — d’où peuvent être tirées des énergies
                          intellectuelles sociales et morales inouïes — n’a
                          pourtant rien d’idyllique
                          même lorsqu’elle
                          est amoureusement voulue, attendue, espérée de tout son cœur et de tout son
                          corps. Quand bien même s’y serait-elle préparée, la mère, en donnant la vie, se
                          voit confrontée à la pensée de la mort, à la peur de l’abandon, à l’altération du corps, à l’étrangeté de l’autre et à ses
                          besoins urgents, à la douleur physique, à la séparation, aux pleurs de
                          détresse, à la faim et à la soif d'un nourrisson qui dépend entièrement d'elle.
                          Un autre est en elle et, quelques secondes plus tard, son ventre se vide. Le nourrisson
                          « est venu », existe désormais dans le monde, avant même que le monde ne vienne
                          à lui : il est un petit étranger — car la mère attendait un enfant, dont elle imaginait les traits, et c’est cet enfant-là qui est venu, aux traits inconnus —
                          qu’elle se doit d’accueillir,
                          soigner, comprendre. Ces exigences convoquent, en les bouleversant totalement,
                          ses propres représentations psychiques et symboliques de la maternité. Ce
                          processus est encore trop souvent vu comme quelque chose d’ordinaire et qui
                          empêche souvent les femmes de se sentir légitime pour exprimer des difficultés.  Les femmes commencent à libérer la
                          parole sur la question du harcèlement, du viol, des violences conjugales, mais
                          au sujet de la maternité, je remarque tous les jours, qu’il y a comme une
                          aphasie et une pudeur qui empêchent d’approfondir certains sujets. La
                          difficulté d’être mère est sinon un tabou du moins un non-dit qui pèse encore
                          trop lourd sur les épaules des femmes. Elles avouent rarement ce qui, émotionnellement,
                          physiquement, psychiquement, les traverse, car le poids du regard social est
                          fortement intériorisé. Ce soir je ne voudrais parler de ce silence
                          maternel.   Du silence des mères, et de ces « souffrances inconnues »
                          qui résident dans le secret de leurs âmes, et qui n’ont pas été dites ou pu être entendues
                          pendant des siècles.   Derrière ces images de mères
                          parfaites se cachent souvent des mélancolies indicibles.   Derrière ces images de mères
                          dévouées se dissimulent souvent des inquiétudes inavouables.   Permettez-moi de citer ici ces mots d'Anne Dufourmantelle, extraits
                          de son ouvrage La sauvagerie maternelle :   « Une mère qui a du chagrin, même
                          longtemps, n’est
                          pas dangereuse pour son enfant. Mais les mères qui cachent leurs pleurs sous la
                          rage, la faiblesse sous une trop grande rigidité, ces mères sont envahies d’un désir de mourir
                          inscrite dans un héritage inconscient. »   La société — vous me pardonnerez
                          ce terme trop générique : il faudrait bien analyser les mécanismes idéologiques
                          qu’elle met en œuvre à cet effet — ne devrait pas idéaliser les mères, ni en
                          donner une image d’épanouissement et de toutepuissance. Elle devrait en
                          revanche leur accorder la plus grande attention et une protection sans faille car
                          elle vivent un moment d’instabilité
                          psychique et font face à un véritable séisme pouvant donner lieu à des phases
                          de profonde mélancolie et à un sentiment de solitude immense. La mère — dans
                          certains imaginaires sociaux — est vénérée pour sa douceur, sa dévotion mais
                          lorsqu’elle
                          faillit à cette capacité d’aimer,
                          lorsque la protection se renverse en abandon, elle ravive les peurs les plus
                          archaïques et n’a plus le droit à une écoute bienveillante. Elle ne se sent pas
                          non plus autorisée à parler de son malaise. Accueillir la parole des mères est
                          tout aussi important que d’accueillir
                          la parole de l’enfant.
                          Cette libération de la parole — pour ne citer qu’un petit indice assez parlant —
                          commence à se faire avec l’apparition
                          d'un nouveau hashtag « Mon post-partum » où de nombreuses mères ont brisé
                          certains tabous et évoqué leurs difficultés : le manque de considération et
                          de soutien face à ce qu’elles
                          ont vécu comme une épreuve.   C’est
                          un début, mais informer ne suffit pas ; de nouvelles idées, de nouvelles
                          pratiques, de nouvelles modalités d’information et d’association doivent
                          apparaître et acquérir la force d’un « mouvement d’opinion », susceptible de
                          pousser les pouvoirs politiques et sociaux à instituer des formes d’assistance
                          et de protection pour chaque femme se trouvant confrontée à des moments
                          difficiles, à une maternité qui ne va pas de soi. Il faut rappeler que chaque
                          maternité est singulière, qu’elle est le fruit d’une histoire singulière, qui
                          se tresse cependant avec celle de toutes les femmes. Il n’y a pas de schéma
                          idéal, ni d’archétype de la bonne mère.   Pour rester au plus près de la
                          singularité de l’expérience vécue, je
                          voudrais m’appuyer sur la littérature qui permet — sans doute mieux que la
                          philosophie — de parler du vécu des mères. Je voudrais pour cela convoquer
                          l’immense génie de Balzac. Il est un des premiers romanciers et un des rares à
                          s’intéresser
                          à la reliance maternelle.  Je voulais que
                          résonne la voix d’un homme qui a su convoquer en lui le maternel non pour
                          idéaliser les mères ou les dévaloriser, mais pour comprendre l’expérience de la
                          maternité. Dans ses romans, Balzac a donné la parole aux mères et a déconstruit
                          ce fameux mythe de l’amour maternel, ainsi que les nombreux tabous qui sont
                          attachés à lui. Il s’est intéressé au ressenti des femmes dans les premiers
                          mois de grossesse, aux problèmes d’allaitement, aux angoisses des mères lorsque
                          leur bébé est malade. La liste est longue mais je ne pensais pas qu’un homme
                          ayant vécu au 19ème siècle pouvait s’intéresser autant à la maternité. Certains
                          romans comme Mémoire de deux jeunes
                            mariées, Le lys dans la vallée,
                          ou La femme de trente ans permettent
                          d’engager une
                          réflexion d’une
                          grande modernité sur nos représentations de la maternité mais aussi sur les
                          souffrances maternelles.     I. LA FEMME DE TRENTE ANS A) La maternité hante l’œuvre balzacienne En relisant Balzac ces derniers
                          temps, je me suis rendue compte à quel point la maternité hante toute son
                          œuvre. Il oppose de manière assez classique deux figures antithétiques de la
                          féminité : d’un côté, la femme passionnée et charnelle, et de l’autre, la femme
                          vertueuse et céleste.   Mais Balzac surprend sur un point : c’est qu’en faisant des
                          portraits de femmes tiraillées entre la passion et le devoir, le désir et la
                          vertu, il n’idéalise jamais la mère ou l’amante. Il ne refoule pas la maternité
                          dans l’érotique féminine et ne réduit jamais la femme à un rôle. Il cherche, au
                          contraire, à montrer toute la complexité du sujet-femme et de la passion
                          maternelle en n’occultant pas son rapport à la mélancolie et en mettant au
                          premier plan l’expérience charnelle et intime des femmes. Balzac cherche à la
                          fois la mère et la femme passionnée ; il tente d’en saisir les contrastes
                          subtils — en accompagnant la sensibilité féminine, voire en allant jusqu’à
                          assumer lui-même un certain rôle maternel.   Son expérience personnelle et ses traumatismes l’ont sans doute
                          conduit à explorer une vaste palette de la complexité de la psyché féminine dans
                          ses romans. Balzac fut abandonné par sa mère et placé très jeune en nourrice.   Sa mère a perdu un enfant avant
                          sa naissance à cause d’un
                          problème d’allaitement
                          et cela a sans doute en partie expliqué son détachement vis-à-vis d'Honoré de
                          Balzac. Mais ce qui interrogea Balzac, c’est
                          qu’elle eut,
                          plus tard, un enfant illégitime appelé Henry, qu’elle
                          couvrit de l'attention et des soins qu’elle
                          n’avait pas été
                          capable de prodiguer à ses premiers enfants. Cette préférence pour Henry, son
                          attachement pour sa fille ainée Laure — avec qui elle eut une grande complicité
                          — augmentèrent le sentiment d'abandon chez Balzac et chez sa jeune sœur adorée
                          Laurence. Celle-ci mourut en 1825 abandonnée et atteinte de tuberculose après
                          deux grossesses et en ayant tout fait pour un mari auquel elle avait cru et qui
                          en retour, ne prit pas soin d'elle. Sa mère n’est
                          jamais venue au secours de sa fille. Balzac écrira à Mme Hanska : « Elle a tué
                          Laurence ». Cette phrase tranchante souligne la double-image de sa mère
                          abandonnique et de sa sœur tant aimée et tragiquement disparue.   B) Présentation de La Femme de trente
                          ans Dans La femme de trente ans, Balzac explore ce drame familial et règle
                          ses comptes avec sa mère au travers de la fiction, tout en évitant la facilité qui
                          eût consisté à condamner le comportement abandonnique d’une mère par un
                          discours moralisateur. Balzac donne la parole aux femmes et ose parler d’un sujet tabou : la
                          mélancolie maternelle.   Le romancier met en scène Julie, une jeune femme gâtée par
                          son père, ayant perdu sa mère en bas âge. Selon ses vœux, elle épouse Victor d’Aiglemont car elle admire
                          en lui l’officier
                          téméraire. Mais ce mariage est un échec. Victor est froid et méprisant,
                          infidèle, il manque de tact et d’écoute. Ils ont ensemble une petite fille,
                          Hélène, qui ne parvient pas à rendre à sa mère ni l’insouciance, ni la joie de son adolescence.
                          L’absence d’amour qui la lie à ce
                          mari devenant de jour en jour plus étranger et plus lointain incline Julie à se
                          détourner de son enfant. Un jour, Mme d’Aiglemont
                          découvre l’amour
                          en la personne d’Arthur
                          Grenville, un lord anglais d’une
                          intelligence et d’une
                          sensibilité supérieures. Mais il meurt et laisse Julie d’Aiglemont à son
                          chagrin, consciente d’avoir
                          perdu sa vie en s’encombrant
                          d’un mari
                          insignifiant et d’une
                          petite fille pour laquelle elle ne parvient pas à ressentir d’amour sincère. Julie
                          sombre dans la dépression. Chez Balzac, elle devient l’allégorie de la mélancolie, mélancolie
                          liée à l’amour
                          impossible à ressentir envers sa fille.  C’est
                          ici que je voudrais aborder la question du mythe de l’amour maternel, que Balzac analyse avec sensibilité,
                          profondeur et de façon très moderne. Grâce à la dramaturgie littéraire et à la
                          complexité des points de vue qu’il
                          donne à entendre, Balzac ne sombre pas dans l’idéologie
                          ou la défense unilatérale d’une
                          cause. Il offre à Julie une écoute précieuse en la personne d’un prêtre. Voici les
                          mots qu’il se
                          permet de mettre dans sa bouche :   C) Lecture « Un enfant, monsieur, n’est-il
                          pas l’image de
                          deux êtres, le fruit de deux sentiments librement confondus ? S’il ne tient pas à
                          toutes les fibres du corps comme à toutes les tendresses du cœur ; s’il ne rappelle pas de
                          délicieuses amours, les temps, les lieux où ces deux êtres furent heureux, et
                          leur langage plein de musiques humaines, et leurs suaves idées, cet enfant est
                          une création manquée. Oui, pour eux, il doit être une ravissante miniature où
                          se retrouvent les poèmes de leur double vie secrète ; il doit leur offrir une
                          source d’émotions fécondes, être à la fois tout leur passé, tout leur avenir.
                          Ma pauvre petite Hélène est l’enfant
                          de son père, l’enfant
                          du devoir et du hasard ; elle ne rencontre en moi que l’instinct de la femme, la loi qui nous
                          pousse irrésistiblement à protéger la créature née dans nos flancs. Je suis
                          irréprochable, socialement parlant. Ne lui ai-je pas sacrifié ma vie et mon
                          bonheur ? Ses cris émeuvent mes entrailles ; si elle tombait à l’eau, je m’y précipiterais pour
                          l’aller
                          reprendre. Mais elle n’est
                          pas dans mon cœur. […] Pour moi, le jour est plein de ténèbres, la pensée est
                          un glaive, mon cœur est une plaie, mon enfant est une négation. Oui, quand
                          Hélène me parle, je lui voudrais une autre voix ; quand elle me regarde, je lui
                          voudrais d’autres
                          yeux. Elle est là pour m’attester
                          tout ce qui devrait être et tout ce qui n’est
                          pas. Elle m’est
                          insupportable ! […] Parfois je tremble de trouver en elle un tribunal où je
                          serai condamnée sans être entendue. »  II. ANALYSE DE LA
                          FEMME DE TRENTE ANS Rarement la littérature a laissé
                          une telle place à la souffrance maternelle et à son expression sans tabou — sauf
                          peut-être dans le théâtre tragique grec, notamment celui d’Euripide, où
                          résonnent les cris de douleurs des mères. Balzac intitule ce chapitre « Souffrances
                          inconnues », en soulignant par ce qualificatif, le caractère obscur de ces
                          sentiments : les femmes sont maintenues dans l’ignorance
                          de leur état, le romancier leur donne la parole de manière franche et
                          directe.   Il anticipe ainsi certains débats
                          actuels autour du post-partum. Ces souffrances sont inconnues, n’ont pas le droit
                          d’être exprimées, parce qu’elles viennent remettre en question notre vision
                          idéalisée de l’amour
                          maternel.   A) La critique de la liberté individuelle Julie d’Aiglemont a tout pour être heureuse, elle épouse un
                          homme qui la séduit au premier regard et elle a avec lui une petite en bonne
                          santé. Mais elle est pourtant terrassée par une mélancolie inavouable. Choisir
                          librement le mariage et la maternité n’est pas synonyme d’épanouissement. Que
                          signifie « choisir librement » un mari si les conditions concrètes de la
                          liberté n’existent
                          pas ? Tout le poids, symbolique et réel, de la maternité et du bonheur conjugal
                          pèse sur les femmes, comme si cette tache herculéenne allait de soi et que les
                          hommes et la société n’avaient
                          pas leur part de responsabilité.   Julie est-elle libre si elle est promise à la solitude, à l’abandon sans aucun
                          soutien moral et affectif, sans un socle de repères identificatoires ? N’est-elle pas alors
                          condamnée à une existence factice en demeurant enfermée dans son rôle d’épouse
                          et de génitrice ? Julie s’en
                          veut car elle s’est
                          faite prisonnière toute seule en succombant aux illusions de la passion, laquelle
                          n’offre qu'une liberté
                          illusoire.   Balzac multiplie les points de vue au sujet de l'état de
                          Julie, il rassemble des éléments hétérogènes qui donnent à voir sa vie. Il
                          dresse en quelque sorte le portrait de plusieurs femmes à travers son héroïne
                          et explore une palette de situations plus large pour montrer qu’il n’y a pas une cause et
                          une explication unique à la mélancolie de son personnage. Julie d'Aiglemont
                          demeure  toujours énigmatique ; les écueils qu'elle rencontre sont
                          multiples.   Elle est captive d'une image de
                          la famille bourgeoise bien-pensante, d’injonction
                          sociales, mais aussi de fantasmes inconscients, d’angoisses
                          enracinées dans sa propre histoire familiale et dans un contexte plus large de
                          crise des valeurs qui la conduisent au désenchantement et au nihilisme. Il n’y a pas d’ailleurs, d’avenir, de
                          contrepartie à la perte et à la douleur pour Julie qui ne croit plus en
                          rien.   Elle s’écroule dans la dévalorisation de soi et Balzac
                          interroge son « besoin de  croire » qu’il place au cœur de
                          la vie psychique de son personnage.   B) Le mythe de l’amour maternel Dans le chapitre intitulé « Premières fautes », celui précédant
                          son aveu, Balzac fait le récit de la progressive descente aux enfers de Julie
                          dans la mélancolie et tente d’en
                          retracer toute l’histoire,
                          qui est certes aggravée par une conjugaison de facteurs et d’événements
                          successifs, mais qui renvoie toujours à un trauma initial : à savoir le décès
                          précoce de sa mère dont elle n’a
                          jamais fait le deuil. La maternité n’efface
                          en rien cet événement douloureux ; elle le réactive au contraire.   Malgré les failles dans l’histoire
                          familiale de Julie, et la médiocrité de son mari qui ne lui offre aucune
                          contenance, Balzac, au travers de Julie, s’adresse
                          à la société qui est aussi responsable de son malheur en ayant construit ce
                          fameux mythe de l’amour
                          maternel. Ce mythe porte en lui nos illusions les plus tenaces. Le prêtre
                          auquel Julie se confie comprend que la religion ne peut rien pour elle. Son
                          enfantmême devrait pourtant lui
                          donner foi en l’avenir,
                          être une promesse et un miracle de bonheur et d’amour
                          — mais il n’en est rien. L’agonie morale persistante de Julie montre que
                          l’enfant n’est pas un gage de bonheur, car il ne peut venir combler le vide
                          mélancolique.  Le mythe de l’amour
                          maternel, qui irait de soi pour toute mère, donne lieu à des fantasmes si
                          puissants que Julie elle-même ne parvient pas à les déconstruire malgré sa
                          lucidité. Elle rêve dans sa douleur à cet enfant du bonheur qu’elle aurait pu avoir,
                          cet enfant investi du désir passionné de ses deux parents, qu’elle appelle « un
                          miniature ». Cet « enfant de la passion » n’existe
                          que dans l’imagination
                          de Julie, dans l’ivresse
                          de ses affects, dans le fantasme d’une maternité glorieuse, emplie de nobles et
                          grandioses sentiments — ce qui ne fait que renforcer sa culpabilité.   La reliance maternelle n’est ni pur devoir, ni
                          pure passion car elle repose sur un processus de sublimation, sur une
                          créativité qui se construit progressivement à partir d’un socle de transmission. Elle n’est pas qu’une question de
                          volonté, mais dépend d’un
                          environnement, d’un
                          héritage culturel et des représentations symboliques de la maternité dont on
                          dispose.   L'aveu de Julie : « Moi seule suis l’auteur du mal. J’ai voulu mon mariage » souligne la
                          perversité de la situation au sein de laquelle la femme — à l’image de
                          L’Héautontimorouménos baudelairien — se fait bourreau et victime en même temps.
                          Sans que jamais la société ou son entourage ne remettent en cause son rôle dans
                          le malaise psychique et existentiel de cette mère qui n’a rien de solide sur quoi s'appuyer.    C) Le sens de l’aveu Balzac ne conclut pas, ne donne pas tort ou raison à qui
                          que ce soit, il refuse tout a priori moral
                          et ne condamne pas Julie en disant que c’est une mère indigne. Il juge les
                          passions et les vices à l’aune de leurs résultats sociaux effectifs. Le verdict
                          social, dans le cas de Julie, est sans appel : elle est condamnée au silence et
                          au dépérissement dans une mélancolie porteuse d’une dangereuse vérité. Elle se
                          retrouve alors sans écoute ni soutien. Sa souffrance est incompréhensible,
                          innommable, impossible à comprendre et à justifier aux yeux de la société dont
                          les valeurs sacralisent l’enfant et la dévotion maternelle. La société n’accepte pas qu’une mère puisse
                          souffrir et ne pas aimer son enfant. Ce tabou plonge les femmes dans une honte
                          dévastatrice, qui fait qu’elles n’ont
                          pas le droit à la parole, ni à aucune empathie.  Julie n’a
                          pas d’autre
                          choix que d'avoir honte en secret.   Elle n’a pas d’autre
                          choix que de communiquer de manière allusive, d’avoir
                          la sensation d’évoluer dans le vide, sans contact réel avec autrui. En passant aux
                          aveux, Julie retrouve un espace intérieur, un sentiment de liberté : lucidement,
                          elle accomplit un « acte de parole » qui ouvre un espace d’écoute et de
                          réflexion de la conscience sur elle-même. Dès lors, elle n’est plus en effet condamnée
                          à la passivité, elle donne du sens à ce qui lui arrive par une clairvoyance certes
                          douloureuse, mais recherchée et poussée à l’extrême.
                          La liberté intérieure se conquiert et s’affirme
                          dans un regard lucide sur le réel : Julie démonte les rouages de la machine qui
                          l’a broyée tout
                          en ayant conscience de ses limites et de sa part de responsabilité dans son
                          propre malheur.   Dans ce portrait de mère
                          mélancolique, Balzac n’enferme
                          pas la femme dans la fatalité, il lui donne une profondeur énigmatique par la
                          magie de son écriture, un espace de liberté, une fragilité pleine de mystère,
                          de poésie et d’élégance. Balzac nous rappelle que ce n’est pas parler de la
                          mélancolie en soi qui est dangereux, mais notre incapacité à dire et à regarder
                          les revers en face. En donnant des mots à Julie, il la rend moins seule. La
                          leçon de Balzac résonne pour moi avec un article de Julia Kristeva paru dans la
                          revue Femme en 1988 que je voudrais
                          citer ici :  « Je plaide donc pour le droit à la tristesse et à la
                          solitude. Une personne capable de vivre une gamme de tristesse n’est surement
                          pas une forte personnalité, mais sa palette émotive une fois nommée, dévoilée à
                          ellemême et aux autres, peut-être une preuve délicate de sa vitalité, de sa
                          beauté. Pour quoi faire ? Pour être capable d’éviter les compromissions, il
                          nous faut apprendre à nous « installer en nous-mêmes », comme le disaient les
                          vieux moralistes. En d’autres mots: à vivre notre solitude jusqu’à son désarroi
                          insoutenable, sans panique et sans censure. À aimer donc cette mélancolie qui est
                          l’autre face de la séduction féminine ; à nous aimer nous-mêmes. » 
(p.
                          54, Seule une femme)  III. CONCLUSION Je suis convaincue, comme Julia
                          Kristeva, que quelque chose manque aujourd’hui
                          dans nos discours sur la maternité. Il manque des représentations symboliques
                          mais aussi une véritable écoute et un soutien que nous devons aux mères car, abandonnées
                          à elle-mêmes, elles sont exposées, comme le nourrisson, à la détresse. Nos
                          représentations de la maternité sont emplies de préjugés et de fantasmes, parce
                          que nous redoutons d’y apercevoir la part de mélancolie, de folie, de déraison qu’elle
                          contient. Ces craintes enfouies ne permettent pas d’accompagner les mères dans leurs
                          difficultés, ni de penser une éthique du maternel.  Pour clore cette intervention, j’aimerais citer deux
                          écrivaines qui me sont chères et qui abordent la maternité de manière
                          singulière : Hélène Cixous et Lou AndreasSalomé. L’amour maternel, contrairement à
                          l'amour-passion, se détache de l’objet,
                          refuse l’emprise
                          et l’exclusivité
                          du lien. Il déborde et irrigue tous les liens,  empreint qu’il est de cette sérénité toujours
                          conquise sur la mélancolie, capable d’accueillir la fragilité par des gestes et
                          des paroles dont la  « chaleur » est indispensable à la survie et à
                          l’épanouissement de tout être vivant. Comme le dit magnifiquement Hélène Cixous
                          : « J’ai pour le
                          sort des vivants l’amour
                          infatigable d’une
                          mère. C’est
                          pourquoi je suis partout, mon ventre cosmique, je travaille mon inconscient
                          mondial, je fous la mort à la porte, elle revient, on recommence, je suis
                          grosse de commencements ». Je cite son livre Entre l’écriture (p. 59).   Résonnent aussi en moi les mots de Lou Andreas-Salomé
                          lorsqu’elle
                          parle de l’amour
                          d’une mère pour
                          son enfant dans Eros. Elle évoque « une
                          chaleur qui permet à ses virtualités de se réaliser, qui l’interprète comme une
                          promesse — promesse qu’elle
                          se fait à elle-même. C’est
                          à cette fin que des actes et des prières sont contenus jusque dans les petits
                          surnoms tendres dont elle caresse son enfant pour l’appeler, de jour en jour, à entrer plus
                          profondément dans la vie » (p. 105, Eros)
                          La chaleur n’est
                          pas qu’un pur
                          instinct biologique de couvée, ni une pure volonté détachée du corps et de ses
                          pulsions mais elle contient en elle une promesse implicite. Un oui originaire,
                          celui qui appelle la vie, qui permet de grandir malgré les obstacles et qui
                          porte en lui une infinie gratitude.   La naissance d’un enfant comporte
                          toujours une certaine violence en tant qu’elle
                          nous confronte à ce qui nous échappe, à quelque chose qui demeure indisponible
                          à la volonté et qui précisément signifie notre condition humaine dans sa finitude
                          et sa fragilité. L’expérience
                          de la maternité telle qu’elle
                          est vécue par les femmes au moment de l’accouchement,
                          et des premiers temps avec un nouveau-né, fait toucher à vif cette expérience
                          de destitution de la volonté et la part de déchirure contenue dans tout lien
                          vivant d’amour.
                          C’est pour cela
                          qu’elle requiert
                          toute notre attention et notre compassion.   Je vous remercie.  
                           
                         Charlotte Casiraghi
                          
                           Colloque international de Cerisy du 26 juin au 3 juillet 2021 : JULIA KRISTEVA : RÉVOLTE ET RELIANCE 
                           
                         
                           
                         
                           
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