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La révolte intime : Colette

Séminaire doctoral de Julia Kristeva

Le corps métamorphique : plantes, bêtes et monstres

 

  Colette

 

« Plus que sur toute autre manifestation vitale, je me suis penchée, toute mon existence, sur les éclosions. C’est là pour moi que réside le drame essentiel, mieux que dans la mort qui n’est qu’une banale défaite. [...] L’heure de la fin des découvertes ne sonne jamais. Le monde m’est nouveau à mon réveil chaque matin et je ne cesserai d’éclore que pour cesser de vivre. » [1]

 

« ...mes vieux sens subtils. »

 

La sexualité déployée dans les pages de Colette habite le corps étrange de cette femme qui naît et renaît sous la plume de l’écrivain.

Exquise, inhumaine, endiablée, maniaque, féroce, contagieuse ? — l’écriture de Colette impose à notre lecture et à nos désirs ce corps paradoxal : un corps métamorphique. Sans identité sexuelle, ni humaine, ni autre, mais amalgamé à toutes les identités et les embrasant toutes, il se métamorphose sans cesse, permutant les rôles, désolidifiant clivages et barrières, et s’élargit, incommensurable, aux dimensions du cosmos lui-même. Il serait corps cosmique, en effet, si le cosmos était un transfert d’énergies, d’éléments, d’états provisoires. Ce qui captive la vagabonde ne se laisse jamais fixer, car c’est dans le passage qu’elle trouve son rythme, et dans ce perpétuel glissement son mode d’être : aucun interdit n’arrête cette porosité du même à l’autre, du normal au déviant, de la scène à la salle, du faune à la momie, de la pierre précieuse à l’eau, du verre au vert, de l’animal à l’enfant et de l’enfant à l’adolescent, de l’homme à la femme et vice versa. Désidentifié, transférentiel, ce corps, qui est partout et nulle part, existe parce qu’il s’énonce en un langage privilégié, celui de la métaphore : non pas la métaphore-substitut, mais la métaphore comme un geste de contradiction et de tension, comme une métamorphose [2] . S’il est doté, de surcroît, d’une sexualité exubérante, c’est qu’il accomplit sa dissémination grâce à une extravagante sensorialité. En effet, l’écriture de Colette ne se focalise pas sur les organes et encore moins sur les organes sexuels : chez elle, tous les sens sont des organes sexuels. A cette différence près, si l’on se réfère à notre perception ordinaire, qu’à l’instant même où elle ressent les éléments, les éléments la ressentent : aimante/aimée, sujet/objet, Colette décrit un orgasme gigantesque du sentant et du senti. Les barrières entre les cinq sens, ainsi que le seuil entre la perception intime et la réalité extérieure qui motive celle-ci, ne sont posées que pour être traversées : ce sont des passerelles, jamais des limites — « [...] quelque chose de moi se suspend à tout ce que je traverse — pays nouveaux, ciels purs ou nuageux, mers sous la pluie couleur de perle grise —, s’y accroche si passionnément qu’il me semble laisser derrière moi mille petits fantômes à ma ressemblance, roulés dans le flot, bercés sur la feuille, dispersés dans le nuage… Mais un dernier petit fantôme, le plus pareil de tous à moi-même, ne demeure-t-il pas assis au coin de ma cheminée, rêveur et sage, penché sur un livre qu’il oublie de lire [3]  ?… » De même, lorsqu’elle se targue de son absence de vocation littéraire pendant l’enfance, Colette se livre moins à un déni de son destin d’écrivain qu’à la célébration de sa présence charnelle sensible, immergée dans un pré-langage. Bien loin des rigueurs de l’expression, c’est une avidité, une mobilité sensuelle, un accord avec ce que le langage n’est pas mais qu’il absorbe en sentant. — « J’étais donc la seule de mon espèce, la seule mise au monde pour ne pas écrire. Quelle douceur j’ai pu goûter à une telle absence de vocation littéraire ! Mon enfance, ma libre et solitaire adolescence, toutes deux préservées du souci de m’exprimer, furent toutes deux occupées uniquement de diriger leurs subtiles antennes vers ce qui se contemple, s’écoute, se palpe et se respire [4] . »

Le jeu d’acteur, le mime, la danse conviennent à merveille à ces plaisirs intimes, bien qu’offerts au regard d’autrui ; ils conjuguent repli narcissique et séduction maximale, solitude et toute-puissance. Ce furent d’abord des numéros de music-hall, de 1906 à 1912, dont nous ne savons pas beaucoup plus que ce qu’elle nous livre dans L’Envers du music-hall (1913), suivis par des prestations d’actrice dramatique qui ne cessèrent qu’en 1926 lorsque Colette joue pour la dernière fois La Vagabonde à Monte-Carlo avec Paul Poiret. Et bien qu’elle se fustige plus tard comme une « ratée du music-hall [5]  », que certains aient déploré ses « exhibitions tristes » ou qualifié sa performance d’« enfantine en face d’une actrice intelligente et de métier », des critiques ont loué « l’aisance, la grâce, la souplesse des mouvements », et lui ont reconnu « une originalité physique d’expression ». Et j’ai tendance à partager l’enthousiasme de Louis Delluc qui admirait chez elle ce mélange d’« impudeur » et de « naïveté ». « Quelque chose de chaste » et « d’avidement sensuel » devait certainement transparaître du corps de Colette sur les planches. A demi-mot, celle-ci le laisse entendre en affirmant que L’Envers est le livre dans lequel « nulle part [elle] n’eu[t] besoin de mentir [6]  ».

Son insistance à dénoncer l’illusion de ces fastes qui ne sont que des cache-misère ne vise pas tant à critiquer le monde du spectacle, qu’à révéler que les plaisirs de son corps métamorphique qui « joue » sont inséparables des « tourments » (faim, soif, froid, fatigue, tristesse) qui « empêchent de penser ». Mais surtout, ils livrent l’actrice ainsi dépersonnalisée à la réalité radicale de son propre corps, qui est le véritable sujet et objet de son écriture. Or, le théâtre réunit tous ces paradoxes : personne, non-personne, corps, sujet, objet, écriture. Etait-ce un défi supplémentaire à la morale bourgeoise de figurer dans les variétés du début du siècle, cette « grande parade des filles », et de participer à « quelque chose comme le congrès du putanat » ? Ou bien, au contraire, comme elle le prétend pour contrer les rumeurs qui voulaient la compromettre, le music-hall fut-il sa manière très personnelle de rentrer dans « un couvent moderne [7]  » ? J’aime à penser que la scène a été le meilleur refuge pour l’éclosion de son corps métamorphique, puisqu’il y est enfin désapproprié — rien que des gestes et des rôles. En passant de l’autre côté de la rampe, Colette quitte la place figée de spectatrice « raidi[e] de fatigue » et d’« orgueil défensif » et devient... une bacchante. « Car je danserai encore sur la scène, je danserai nue ou habillée, pour le seul plaisir de danser, d’accorder mes gestes au rythme de la musique, de virer, brûlée de lumière, aveuglée comme une mouche dans un rayon [8] ... » Avait-elle été « forcée » à jouer la pantomime, comme le regrette Annie dans La Retraite sentimentale [9]  ? Rien de « forcé », en tout cas, dans cette ivresse auto-érotique de ses noces orgiaques avec le public : « Je n’ai pas vu le public, dit-elle simplement. On faisait la nuit dans la salle. La lumière de la rampe me serrait le front. J’ai entendu, senti une chaude haleine, un remuement de bêtes invisibles, au fond de ce noir béant [10] … ». Elle y goûte un plaisir qui « n’est pas uniquement physique », mais « un impérieux plaisir d’inquiétude et d’attente, un plaisir, si je puis dire, de rendez-vous [11]  ».

L’expérience de la scène fut de toute évidence un « rendez-vous » avec son corps métamorphique offert, en attente d’une rencontre amoureuse indéfinie, infinie, et qui rendait ostensible la logique profonde de cet autre rendez-vous que Colette n’abandonna jamais : l’écriture. A travers le mime et le théâtre, elle cherche une écriture physique et rythmique, un geste du sens, qu’on retrouve dans ses livres et qui font de son style savoureux un peu plus que de la simple littérature. Veut-elle « s’exhiber » lorsqu’elle joue dans Chéri, après l’avoir écrit ? Certainement, entre autres raisons.

Le corps qui se déploie ainsi n’est pourtant ni « hystérique » ni « pervers » : en transitant par la perversion, il assume ces désirs voyeuristes, exhibitionnistes ou incestueux qui, lorsqu’ils se terrent dans l’inconscient, handicapent le corps de l’hystérique. Plus encore, le passage à l’acte du corps métamorphique chez Colette est un passage obligé pour la conduire des sensations aux mots les plus exacts, afin qu’ils résorbent ses membres et ses organes sexuels eux-mêmes et, en définitive, s’y substituent. L’exhibition n’est alors qu’une station dans le parcours de la sublimation. Une des saisies les plus fulgurantes du corps métamorphique se lit dans ce tableau impressionniste que Colette fait des corps des femmes au music-hall : « Ces plumes qui sont peut-être des algues, cette atmosphère verte comme une eau pure, ces portraits de maîtres d’où le modèle peint, franchissant soudain le cadre, s’échappent vivant... ces acrobates qui lancent au vol, relancent une jeune femme aérienne... ces blocs, ces murs de femmes ganguées de paillettes rouges, bleues, blanches, matériaux féminins qui renoncent à avoir un visage pour n’être plus que des volumes éblouissants, que le jeu énorme et onctueux de trois couleurs, l’une dans l’autre mordant, l’une à l’autre prenant puis rendant son reflet ; — tout cela c’est l’essence même du grand music-hall [12] . » Quelle superbe métamorphose du tricolore républicain en kaléidoscope charnel ! Y aurait-il, aussi, chez Colette, une « politique » du corps  ? Une politique sensuelle, une ironie en somme, tout en voltiges verbales ?

Le récit ne convient pas au corps métamorphique, situé de l’autre côté de la rampe, sans barrière et sans interdit. De ces épreuves qui nouent les intrigues narratives, il n’en reste à Colette aucune à franchir ou à décrire. Contes et romans illustrent une logique œdipienne, celle des désirs et meurtres interdits qui exigent des combats et, par conséquent, des héros. Le corps métamorphique, lui, ne l’ignore pas mais, incestueux impénitent, il ne s’y arrête pas non plus. On a pu émettre l’hypothèse que, chez les humains, le récit est aussi originel que la syntaxe : dès que le petit enfant articule une écholalie à l’intention de sa mère, cette incantation serait déjà une phrase (telle mélodie signifie « je veux maman »), mais aussi un fantasme (« je mange maman ») qui trahit un conflit, une épreuve, la poursuite d’un but, une satisfaction ou sa frustration. En d’autres termes, toute phrase est un fantasme, et tout fantasme est une narration [13] . Cependant, certains sujets préfèrent moduler ces phrases et ces récits omniprésents en fulgurantes saisies de l’instant, sans pour autant se figer dans la pose d’un poète. Plus qu’un plaisir qui vise des objets précis, c’est la joie qui les déborde et les ex-centre : cette jubilation ex-statique motive une poétique du fragment, dans laquelle prennent une égale importance l’union avec une fleur, ou celle avec une femme, un homme ou un chat...

Le moi-source qui écrit sa dissémination polymorphe est le véritable objet de son exaltation amoureuse : il n’existe pas d’autrui, pas de différent, inassimilable pour lui. L’écriture trace une avidité qui s’aime elle-même parlant d’amour. Un moi vorace s’affirme ainsi, pulvérisé aux quatre points cardinaux qu’il s’approprie dans son énonciation métaphorique-métamorphique. Les frontières entre le « sujet » et l’ « objet » amoureux s’estompent, l’amour lui-même s’éclipse dans une aimantation, une dispersion-appropriation-formulation qui constitue le corps métamorphique aux sensations polymorphes. Colette la décrit comme une « possession », « inexorable », sa « seule façon » d’être en « embrassant » les êtres : « [...] comme la vue de ce que j’aime, beauté de mon amie, suavité des forêts fresnoises, désir de Renaud, suscite en moi la même émotion, la même faim de possession et d’embrassement ! […] N’ai-je donc qu’une seule façon de sentir [14]  ? » Sensitif et possessif, ce moi renaît, se fait-défait-refait dans un moiré d’ambiguïtés mêlant jouissance et souffrance, qui abolit le temps linéaire et narratif des épreuves et s’érige dans la verticalité de l’instant-espace polymorphe. Son temps est séquencé en une série d’instants, mais des instants espacés à l’infini, qui tissent l’espace géant de tous les transferts d’identités imaginables. La fuite du temps, le cycle des saisons, la ronde des passions qui éclosent et meurent, se laissent jouer en scènes multiples, opposées et réciproques. Des perceptions en cascade transforment le temps en mosaïque de foyers sensibles : jusqu’à la fin de sa vie, Colette se décrit comme un écrivain « secouru » « par la fidèle mémoire de son cerveau et celle de ses vieux sens subtils [15]  ».

En effet, la mémoire arrête le temps en lieux et phénomènes, elle l’amplifie en maisons de Claudine et jardins de Sido, en papillons et herbiers, flore et pomone, dialogues de bêtes et autres naissances du jour : tous sont objets de mes sens, s’y confondent non pas sous le régime d’un seul, mais dans ma parole où s’ébat « une puissante arabesque de chair, un chiffre de membres mêlés, monogramme symbolique de l’Inexorable... En ce mot, l’Inexorable, je rassemble le faisceau de forces auquel nous n’avons su donner que le nom de “sens”. Les sens ? Pourquoi pas le sens ? Ce serait pudique, et suffisant. Le sens : cinq autres sous-sens s’aventurent loin de lui, qui les rappelle d’une secousse — ainsi des rubans légers et urticants, mi-herbes, mi-bras délégués par une créature sous-marine [16] .…. »

Le goût, au sens propre et figuré, domine le corps polymorphe de Colette. Son avidité est d’abord gourmandise, plaisirs de bouche : ail cru, chocolats, gigots et lapins, plats mitonnés, festins bucoliques... Les saveurs font le lit des mots. Qu’un écrivain soit fondamentalement un oral insatiable, quelques grands fumeurs ou asthmatiques du panthéon des lettres nous en révèlent la culpabilité. Au contraire, sous un naturel de cuisinière de terroir, Colette revendique le plaisir oral avec une jubilation insolente : « D’où me vient ce goût violent du repas des noces campagnardes ? Quel ancêtre me légua, à travers des parents si frugaux, cette sorte de religion du lapin sauté, du gigot à l’ail, de l’œuf mollet au vin rouge, le tout servi entre des murs de grange nappés de draps écrus où la rose rouge de juin, épinglée, resplendit [17]  ? » Les gourmets se délectent à recenser les recettes de Colette, des livres de cuisine s’en inspirent [18] . De ces infinies orgies de bouche, hauts lieux du pèlerinage colettien, évoquons-en au moins quelques-unes.

Commençons par cet ahurissant goûter d’enfant, qui scandalisera ou fera saliver plus d’une mère moderne, ainsi que tout écrivain amoureux de mots frais et de rythmes grisants: « Une tranche de pain bis, longue d’un pied, coupée à même la miche de douze livres, écorcée de sa croûte et roulée, effritée comme semoule sur la table de bois gratté, puis noyée dans le lait frais ; — un gros cornichon blanc macéré trois jours dans le vinaigre et un décimètre cube de lard rosé, sans maigre ; — enfin un pichet de cidre dur, tiré à la “cannelle” du tonneau... Que vous semble ce menu ? C’est celui d’un de mes goûters d’enfant. En voulez-vous un autre [19]  ? » Passons par la truffe, un aliment raffiné, mais avant tout une meurtrière écologique, pour Colette : « Croquez la gemme des terres pauvres en imaginant — si vous ne l’avez pas visité — son désolé royaume. Car elle tue l’églantier, anémie le chêne, et mûrit sous une rocaille ingrate [20] . ». Une truffe à déguster comme il suit : « Baignée de bon vin blanc très sec — gardez le champagne pour les banquets, la truffe se passe bien de lui — salée sans excès, poivrée avec tact, elle cuira dans la cocotte noire couverte. Pendant vingt-cinq minutes, elle dansera dans l’ébullition constante, entraînant dans les remous et l’écume — tels des tritons joueurs autour d’une noire Amphitrite  — une vingtaine de lardons, mi-gras, mi-maigres, qui étoffent la cuisson. Point d’autres épices [21]  ! » Et finissons par le « poisson au coup de pied » ; là, vous mangez un rituel, le feu de l’enfer lui-même transmué en paradis : « Apprêtez votre balai, j’appelle ainsi ce bouquet odorant de laurier, de menthe, de pebredaï, de thym, de romarin, de sauge, que vous avez noué avant d’allumer votre feu. Apprêtez donc le balai, c’est-à-dire qu’il trempe dans un pot empli de la meilleure huile d’olive mêlée de vinaigre de vin — ici nous n’admettons que le vinaigre rose et doux. L’ail — vous pensiez naïvement qu’on pouvait se passer de lui ? — pilé, jusqu’à consistance de crème, rehausse le mélange comme il convient... Du sel, peu, du poivre, assez.

Attention. Votre feu n’est plus que braise bientôt [22] . »

Il faut savoir gré à Colette de nous avoir révélé la source secrète de cette fixation orale, qui ne la lâchera pas sa vie durant, au risque de la faire grossir dans la force de l’âge, qui assoupit d’autres plaisirs : à l’en croire, cela remonterait à deux femmes, doublures séduisantes de Sido, mais en plus joueuses et cruelles. D’abord Adrienne, une voisine qui allaite son fils pendant que Sido donne le sein à sa fille : les deux femmes « échangèrent un jour, par jeu, leurs nourrissons ». Et la grande Colette d’en rougir encore, hantée par « le sein brun d’Adrienne et sa cime violette et dure [23] ... » Il existe donc une autre maman, Adrienne à la place de Sido, et bien avant Missy. Mais ce n’est pas tout. Le délice oral n’embrasse sa pleine palette qu’avec la « déloyale » Mélie, la nourrice : « La coupable, la déloyale, ma nourrice, Mélie, assise sur l’une de ces chaises, ouvrit son corsage et délivra son sein sans rival, blanc et bleu comme le lait, rose comme cette fraise qui a nom “belle-de-juin”. J’accourus, agile sur mes jambes de seize mois, et je m’accoudai debout, sur ses genoux, dédaignant de m’y asseoir, car je tétais, assurait Mélie, “comme une grande personne”… Horreur ! On avait souillé de moutarde ce sein, cette cime visitée par l’aurore !...

Ce n’est pas de la brûlure aux lèvres que je pleurai si longtemps. C’est parce que, devant mes larmes, renversant son cou blanc de belle blonde, son cou plus jeune que son visage hâlé, Mélie, mon esclave, source de mes félicités les meilleures, Mélie, deux fois traîtresse, Mélie riait [24] ... »

Pourtant comme rien n’est simple chez Colette, papa se mêle aussi à l’oralité de sa fille et parachève gaillardement l’éducation de ses papilles en la faisant boire, fort jeune, du vin cuit : « J’ai été très bien élevée. Pour preuve première d’une affirmation aussi catégorique, je dirai que je n’avais pas plus de trois ans lorsque mon père me donna à boire un plein verre à liqueur d’un vin mordoré, envoyé de son Midi natal : le muscat de Frontignan.

Coup de soleil, choc voluptueux, illumination des papilles neuves ! Ce sacre me rendit à jamais digne du vin [25] . »

Le goût, le plus intime de nos sens, commence par une avancée risquée vers l’autre : besoin de respirer, boire, manger ; et il se termine par un repli sur soi, afin de cuver, de déguster, d’analyser le butin. Dépendance cannibalique, certes, le goût est cependant à l’origine de notre discernement, il est même le véritable embryon du jugement [26] . Approche de l’autre en apparence, apprentissage du partage s’il en est, le goût n’en est pas moins, et sur-le-champ, dévoré par l’intimité elle-même qui débute avec lui et ne cesse de distiller ses joies et ses peines dans un plaisir cannibalique : par le goût, je m’approprie l’autre, je l’assimile. Lorsque le sens oral archaïque devient goût civilisé, culture culinaire et, plus noble encore, jugement esthétique, le goût place mon cannibalisme intime sous le regard des autres, mais il ne demeure pas moins convaincu d’être le centre émetteur et souverain de toute relation.

Dans une civilisation d’égotistes qui rivalisent en goût — les Français y excellent, tout autant que les Chinois ou les Italiens —, la vie sociale est une épreuve de Narcisses qui confrontent leurs goûts singuliers en de longues et dures batailles, avant de dégager un « esprit général » supposé les apaiser. La communauté qui en résulte n’est d’ailleurs qu’un accord de goûts, dont on préfère oublier les escarmouches préparatoires pour ne célébrer que le plaisir partagé, désormais supposé universel. Si j’écris le goût, celui de ma bouche ou de mes préférences esthétiques, je pousse sa logique dévorante à son comble : je m’approprie l’objet de partage que je prétends déguster avec le lecteur, je le capture par la création d’une langue propre, la mienne. Nourrie de mes sensations, elle contamine l’objet, l’assimile en l’enfermant dans mon senti à moi, avant que je ne ligote le lecteur lui-même dans la gamme de mes plaisirs, dans le rythme de mes mots, piège souverain dans lequel je fais mijoter mes deux proies — le monde que je mange et le lecteur que je dévore.

Colette est la superbe créatrice d’une langue de goût : exit l’objet, digéré le lecteur, le moi se nourrit de son dire, et le style n’est que la face écrite de son plaisir mangeur — le bon sein, moutarde comprise, enfin assimilé à satiété. Aussi le goût ponctuera-t-il fatalement la métaphore de la nuit blanche que l’écrivain passe à côté de Missy : en passant par la vue (un papillon), le toucher mêlé à l’ouïe (une brise me frôle, mais elle est déjà savourée comme un acide), une avalanche de feuilles de tilleul, de noyer et de sauge, la métaphore filée finit par s’éclore en suc poivré et dégustation de citronnelle : « Le sommeil s’approche, me frôle et fuit… Je le vois ! Il est pareil à ce papillon de lourd velours que je poursuivais, dans le jardin enflammé d’iris… Tu te souviens ?

Une brise acide et pressée jetait sur le soleil une fumée de nuages rapides, fanait en passant les feuilles trop tendres des tilleuls, et les fleurs du noyer tombaient en chenilles roussies sur nos cheveux, avec les fleurs des paulownias, d’un mauve pluvieux de ciel parisien… Les pousses des cassis que tu froissais, l’oseille sauvage en rosace parmi le gazon, la menthe toute jeune, encore brune, la sauge duvetée comme une oreille de lièvre — tout débordait d’un suc énergique et poivré, dont je mêlais sur mes lèvres le goût d’alcool et de citronnelle…

Tu m’as donné les fleurs désarmées [27] … »

Nécessairement, naturellement, c’est dans ce palais du goût, c’est dans ma bouche vorace que vivent les mots : Colette la musicienne qui ne cesse de s’entendre écrire est aussi une mangeuse de ses mots, elle les roule dans sa langue gourmande. Même si l’écriture traverse des moments de « trou mental », d’« abolition », qui offrent une « ressemblance parfaite, je pense, avec ce que doit être le début d’une mort », elle demeure un plaisir de « gourmet », attentif à ce « bruit d’affouillement que produit la recherche d’un mot […] meilleur et meilleur que meilleur », qui offre à l’idée sa « pâture fraîche de verbe [28]  ».

...

JULIA KRISTEVA  



[1] Cf. Colette, « Message aux spectateurs le soir de la première du film Le Blé en herbe » 20 janvier 1954, OCC, II, p. 1732.

[2] Cf. Julia Kristeva, Le génie féminin, t.3 Colette, « Les Vrilles de la vigne. Métaphores ? Non, métamorphoses », p.135.

[3] Colette, La Vagabonde, Pl, I, p. 1119.

[4] Colette, Journal à rebours, Bouquins, III, p. 61.

[5] Colette, L'Envers du music-hall, Notice, Pl, II, p. 1349

[6] Colette, Préface à l'édition de 1937, p. 324, Pl, II, Note, p. 1353.

[7] Colette, L'Envers du music-hall, Notice, Pl, II, p. 1350.

[8] Colette, « Toby-Chien parle », in Les Vrilles de la vigne, Pl, I, p. 997.

[9] Colette, La Retraite sentimentale, Pl, I, p. 889.

[10] Ibid., p. 894.

[11] Colette, L'Entrave, Pl, II, p. 338.

[12] Cf. Colette, La Jumelle noire, OCC, XII, p. 170.

[13] Cf. J. Kristeva, Le Génie féminin, t. II : Melanie Klein, Fayard, 2000, p. 236-245.

[14] Colette, Claudine en ménage, Pl, I, p. 463.

[15] Colette, Le Fanal bleu, OCC, XI, p. 133-134.

[16] Colette, Le Pur et l'Impur, Pl, III, p. 565.

[17] Colette, La Maison de Claudine, Pl, II, p. 1010.

[18] Cf. le très beau et suggestif ouvrage de Marie-Christine et Didier Clément, Colette gourmande, Albin Michel, 1990, qui restitue les « recettes » de Colette à partir de ses textes et divers témoignages.

[19] Colette, « Puériculture », in Prisons et Paradis, Pl, III, p. 728.

[20] Colette, « Rites », in Prisons et Paradis, Pl, III, p. 728.

[21] Ibid., p. 732.

[22] Colette, « La Treille muscate », in Prisons et Paradis, Pl, III, p. 696.

[23] Colette, Sido, Pl, III, p. 514.

[24] Colette, « Puériculture », in Prisons et Paradis, Pl, III, p. 730.

[25] Colette, « La Treille muscate », « Vins », in Prisons et Paradis, Pl, III, p. 691.

[26] Cf. J. Kristeva, Le Génie féminin, t. I : Hannah Arendt, Fayard, 1999, p. 343-358.

[27] Colette, « Nuit blanche », in Les Vrilles de la vigne, Pl, I, p. 970-971.

[28] Colette, L'Étoile Vesper, OCC, X, p. 328 et 455.

 

Voir aussi: J. Kristeva, Le génie féminin, t .3, Colette ou la chair du monde, Fayard,  2002.

 

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