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La révolte intime : Colette

Séminaire doctoral de Julia Kristeva

 

Colette : une reine de la bisexualité

Colette 

Colette affirme qu’adolescente elle s’imaginait en « reine de la terre », dotée d’un « front carré de garçon [1]  ». « J’avais douze ans, le langage et les manières d’un garçon intelligent, un peu bourru, mais la dégaine n’était point garçonnière, à cause d’un corps déjà façonné fémininement, et surtout de deux longues tresses, sifflantes comme des fouets autour de moi [2]  ». Elle proclame : « “Moi, je serai marin !” [...] Parce qu’elle rêve parfois d’être garçon et de porter culotte et béret bleus [3] . » Et d’attribuer cette conviction d’être à la fois fille et garçon à son milieu, à une éducation naturelle et libérale dans laquelle la séduction ignore les sexes : « Je sors d’un milieu où la beauté masculine et la beauté féminine se côtoient également [...] si peu que j’ai fréquenté, dans ma vie passée, le monde sans épithète, il m’a été facile de surprendre que les moyens de plaire sont les mêmes chez les hommes et chez les femmes, et guère plus discrets [4] . »

Cet androgynat sied tout aussi bien à l’ambiguïté de ses maris et partenaires : le « triple » Renaud, par exemple, fait de « rage puérile, d’amusement et de féminine pudeur », entraîne Colette à jouer le rôle de « [son] mousse violé [5]  ». A ses débuts, femme « garçonnière » et « assurée dans la compagnie des hommes », Colette se dit « hostile à la fréquentation des femmes ». Elle en redoutait le « luxe qui demandait ensemble des ménagements et une certaine méfiance [6]  ». Mais cette crainte prestement et vaillamment surmontée, nous le savons, l’écrivain déclare sans appel : « Je vise le véridique hermaphrodisme mental, qui charge certains êtres fortement organisés [7] . » Son amie Marguerite Moreno imputait la peur que Colette inspirait aux hommes et les séparations qui s’ensuivaient à sa double nature : ne serait-ce pas cette virilité, cette bisexualité psychique qui conduit l’homme à se mesurer, en compagnie de Colette, non pas avec une autre femme, mais avec un autre homme ? « Pourquoi ne te résignes-tu pas à penser que certaines femmes représentent, pour certains hommes, un danger d’homosexualité [8]  ? » Que faire alors ? Quel être au monde pourrait reconnaître et accepter sans crainte cet « hermaphrodisme mental » si puissamment revendiqué par Colette ? « Mais si tu dis vrai, qui nous tiendra pour femmes ? Des femmes. Seules des femmes ne sont ni offensées, ni abusées par notre virilité spirituelle [9] . » Très subtilement, Colette trace une ligne de démarcation souvent incertaine entre, d’une part, sa bisexualité, qu’elle croit commune à toutes les femmes et, d’autre part, le libertinage saphique possédant lui-même plusieurs versions.

Cette homosexualité endogène se présente dans l’écriture de Colette comme une volupté entre fille et mère ; Missy fut la source de cette découverte : « Tu me donneras la volupté, penchée sur moi, les yeux pleins d’une anxiété maternelle, toi qui cherches, à travers ton amie passionnée, l’enfant que tu n’as pas eu [10] … » Cette variante de lien homosexuel parental ne saurait se confondre, selon Colette, avec ce que l’homme ou tel autre étranger imaginent comme un « vice », voire même comme un « amour » gomorrhéen : les deux femmes se réfugient l’une près de l’autre, afin de se consoler des duretés de la vie et surtout des peines dues à l’hétérosexualité. [11] Le couple féminin étant une « création aussi fragile, et de tout menacée [12]  », les deux amantes ne peuvent imaginer ni craindre la séparation : « corps jumeaux, pareillement affligés, voués aux mêmes soins, aux mêmes chastetés fatidiques... Une femme s’émerveille, s’attendrit de ressembler à une femme aimée, s’apitoie... [...] ce n’est point de la passion qu’éclôt la fidélité de deux femmes, mais à la faveur d’une sorte de parenté. [13]  ». Ces noces de la mêmeté cimentent, dans la version bien dite « parentale » de l’homosexualité féminine, selon Colette, une « solidarité délicate qui ne vit que de soins incessants et conjugués [14]  ». Et voici le tableau idyllique de ce paradis où le temps suspend son vol dans « a day of sweetly enjoyed retirement » : « C’est cette sensualité sans résolution et sans exigences, heureuse du regard échangé, du bras sur l’épaule, émue de l’odeur de blé tiède réfugiée dans une chevelure, ce sont ces délices de la présence constante et de l’habitude qui engendrent et excusent la fidélité. Brièveté merveilleuse des jours pareils à la lampe répercutée dans une perspective de miroirs ! Peut-être cet amour, qu’on dit outrageant pour l’amour, échappe-t-il aux saisons, aux déclins de l’amour, sous la condition qu’on le gouverne avec une sévérité invisible, qu’on le nourrisse de peu, qu’il vive à tâtons et sans but et que sa fleur unique soit une confiance telle que l’autre amour ne puisse ni la sonder, ni la comprendre, mais seulement l’envier, — telle que par sa grâce un demi-siècle coule comme a day of sweetly enjoyed retirement [15] . »

Une semblable idéalisation résiste-t-elle aux conflits et aux hostilités de la vie quotidienne ? Non, bien sûr, mais Colette se plaît à cultiver cette tonalité paradisiaque de l’homosexualité féminine, comme la doublure « pure », en négatif, de la dangereuse volupté : « J’ai écrit “parenté” quand il faudrait peut-être écrire “similitude”. L’étroite ressemblance rassure même la volupté [16] . » On imagine aisément que c’est la sublimation, l’acte de l’écriture, qui se propose comme la réalisation enfin réussie et durable de cette version de l’amour, dont seule Sido, la mère imaginaire, pourra en être la déesse. Colette ne décrit-elle pas la communication entre lesbiennes comme un chiffre économe à outrance, un alphabet foudroyant, avec des trilles muets, des « vrilles de la vigne » d’une rapidité exemplaire ? « Je me plaisais à la promptitude admirable dans le langage muet, dans l’échange de la menace, de la promesse, comme si, le lent mâle écarté, tout message de femme à femme devînt clair, foudroyant, limité à un petit nombre infaillible de signes [17] … »

Cependant, il faudra développer ce « langage muet » en romans et nouvelles, pour dégager le couple des homosexuelles de l’« atmosphère d’impasse » dans laquelle il s’enferre, comme n’importe quel amour. Un autre défaut affecte cette osmose parentale : la présence sensorielle du corps jumeau, sa réalité tangible, est indispensable, faute de quoi le lien gomorrhéen se rompt : « Une femme n’est pas fidèle à une femme qui n’est pas là [18] . »

Nous voilà ainsi renseignés sur l’économie profonde qui sous-tend le style elliptique de Colette : en somme, il s’agirait de traduire au plus près du senti ces fulgurances, cette appartenance intuitive immédiate qui lie les deux amoureuses. La plus virile d’entre elles ne serait donc pas celle qui en a l’air, mais celle qui, les sens fixés sur cette osmose quasi muette, parvient à transposer les signes succincts en cette énonciation serrée et sensitive que nous avons appelée les « vrilles de la vigne [19]  »...

Les expériences saphiques qui attirent le désir et l’attention de Colette découlent de son « hermaphrodisme mental » sans pourtant s’y confondre. Elles sont révélées dans les Claudine, avec les maîtresses et les élèves de Montigny, puis, plus explicitement, avec Rézi. La Gomorrhe de 1900 trouve un écho dans l’œuvre de Colette avec les évocations de Missy, de Natalie Barney, le « pape de Lesbos » et ses amies, en particulier la poétesse Renée Vivien (pseudonyme de Pauline Tarn). Des sentiments contradictoires traversent ce milieu de « castes » : méfiance entre Colette et Natalie Barney ; fascination pour l’écriture mélancolique de Renée Vivien, mais aussi désaveu de sa « puérilité » et de sa consomption érotique, soupçonnée d’être « hors de la sincérité [20]  ». Et surtout, une forte ambivalence trame sa liaison avec Mathilde de Morny, alias Missy. Celle-ci, divorcée d’avec le marquis de Belbeuf en 1903, partagea la vie de Colette de 1906 à 1911.

Missy prête ses traits à Margot dans La Vagabonde et L’Entrave, et se laisse deviner dans Les Vrilles de la vigne (« Nuit blanche », « Jour gris », « Le dernier feu ») et enfin dans Le Pur et l’Impur. « La Chevalière » vexe la marquise, abandonnée par Colette. Dans une lettre à Marguerite Moreno, l’écrivain qualifiera Missy d’« être inachevé », peu après qu’elle se fut suicidée en 1944 [21] . Après avoir été longuement inhibée par l’ample fresque gomorrhéenne de Proust, Colette trace enfin un tableau du saphisme dans Le Pur et l’Impur. Loin des subtilités narratives, de l’accumulation de détails psychologiques propres aux divers personnages d’A la recherche du temps perdu, c’est un texte, au contraire, lapidaire. Avec ce « don décrétal de l’observation » qu’elle attribue à Sido [22] , et qu’elle possède à merveille, Colette croque Gomorrhe dans de mini-récits incrustés dans un essai serré, et qui dépeignent un saphisme idyllique à côté d’un autre passablement ridicule.

Animée d’une belle tendresse sceptique, l’écrivain salue le dévouement sentimental, la pure quête d’amour et la solidarité, introuvable ailleurs, qu’elle observe chez les homosexuelles : « Au-dessus d’une cour inquiète et débile, son front blanc, carré, ses yeux anxieux, presque noirs, cherchaient ce qu’elle [la Chevalière] n’a jamais trouvé : un calme climat sentimental [23] . » « Chez ces femmes tout ensemble libres et apeurées, qui aimaient les nuits blanches, la pénombre, l’oisiveté, le jeu, je n’ai presque jamais rencontré le cynisme [24] . » Comparables à des aristocrates déclassées, certaines gomorrhéennes fascinent Colette. Dans leur érotisme des bas-fonds, elle souligne la dignité timide avec laquelle elles se laissent malmener par de jeunesses voraces qui profitent de leur besoin (masochiste ?) de donner : « Il en allait autrement de leurs protégées. Une brutale, une cauteleuse jeunesse, souvent cupide, se pressait autour de ces femmes qui tenaient, de leur origine non moins que de leur enfance, un goût du bas complice et du camarade en livrée, partant une inguérissable timidité qu’elles dissimulaient de leur mieux. L’orgueil de donner le plaisir les allégeait de toute autre dignité, elles toléraient qu’une jeune bouche les tutoyât, et elles retrouvaient, sous l’injure, le tremblant et secret divertissement des dîners de leur enfance à la table de l’office [25] … » Pourtant, la désapprobation fuse sans prévenir : « le libertinage saphique est le seul qui soit inacceptable [26]  ». Il fallait s’y attendre : si l’amour lesbien est familial et qu’il assume le rôle d’un antidépresseur, il n’est pas érotique. Dans ce cocon douillet, qui n’est qu’une « création de l’esprit », le « fiévreux plaisir », selon Colette, n’a qu’une « part petite », tandis que l’intervention pulsionnelle de l’homme, qui « aime qu’on le convoite comme un superflu », peut facilement anéantir la quiétude de cette « couveuse » : « La plus ordinaire irruption peut changer mortellement l’égale atmosphère de couveuse, au sein de laquelle deux femmes se dévouent à une création de leur esprit [27] . »

L’écrivain réserve cependant ses critiques les plus acerbes à celles de ses consœurs qui singent l’homme :une amazone n’est qu’un « rat équeuté » ! — « Assises sur le beau rein d’un pur-sang osseux, exhaussées par le socle jumelé d’une croupe alezane où dansaient deux ellipses d’onctueuse lumière, elles se délivraient de la gaucherie de rat équeuté qui affligeait leur démarche [28]  ». A ses yeux, il n’y a rien de plus affligeant qu’une femme qui s’imagine être un homme : « Tu comprends, une femme qui reste une femme, c’est un être complet. Il ne lui manque rien, même auprès de son “amie”. Mais si elle se met en tête de vouloir être un homme, elle est grotesque. Qu’est-ce qu’il y a de plus ridicule, et de plus triste, qu’un homme… simulé [29]  ? » Et Colette de partager l’avis d’une certaine Loulou qui s’adresse ainsi à son amie masculine : « Mais, moi, ça m’humilie d’être avec un homme qui ne peut pas faire pipi contre un mur [30] . »

En revanche, l’homme homosexuel semble accepté sans aucune réserve : « Il est en moi de reconnaître à la pédérastie une manière de légitimité et d’admettre son caractère éternel [31] . » « La séduction qui émane d’un être au sexe incertain ou dissimulé est puissante [32] . »

Consciente de sa composante mâle, Colette découvre avec un regret à peine ironique qu’un homosexuel est plus femme que les femmes-objets de l’imagerie mondiale : « O grâces d’un homme endormi, je vous revois encore ! Du front à la bouche, il n’était derrière ses paupières fermées que sourire, nonchalance et malice de sultane au moucharabieh... Et moi qui aurais “bien voulu”, sotte, être tout entière une femme, je le contemplais avec un mâle regret, celui qui avait un si joli rire et s’émouvait d’un beau vers, d’un passage [33] … » Mais elle repère vite l’incomplétude tragique de l’androgyne : alors qu’il croit ne manquer de rien pour avoir réuni les deux sexes, l’androgyne se sait néanmoins perdu de ne pouvoir jamais être à la hauteur du... féminin : « Façonné à l’usage et à l’inimitié de la femme, pourtant il reconnaît de loin, dans un homme, sa propre espèce, son aimable péril de sous-genre ; il ruine rapidement son semblable s’il est obligé de l’affronter, mais de préférence il s’écarte. Car il se sait perdu dès qu’une femme, en parlant de lui, dira “eux”, au lieu de dire “Il” [34] . » Dans la « froide amitié » des homosexuels, Colette repère l’oubli de l’autre sexe, cette étrange amputation qu’elle prend pour de la sagesse : « Ils m’ont appris que non seulement l’homme amoureusement se contente de l’homme, mais encore qu’un sexe peut supprimer, en l’oubliant, l’autre sexe [35] . » Aurait-on là le terme ultime de la guerre des sexes, que cette prétendue « amoureuse » n’a pas oublié(e) sa vie durant ?

Colette trace moins l’image d’une homosexualité mâle faite de grandeur et de méchanceté « à la baron de Charlus », que celle de l’homme androgyne dont elle nous livre le portrait le plus poignant de la littérature française : celui d’un errant en quête d’adoption maternelle. Qu’il obtient, de fait, dans ces lignes de Colette : « Anxieux et voilé, jamais nu, l’androgyne erre, s’étonne, mendie tout bas... Son demi-pareil, l’homme, est prompt à s’effrayer, et l’abandonne. Il lui reste sa demi-pareille, la femme. Il lui reste surtout le droit, même le devoir, de ne jamais être heureux. Jovial, c’est un monstre. Mais il traîne incurablement parmi nous sa misère de séraphin, sa lueur de larme. Il va du penchant tendre à l’adoption maternelle [36] … »

Ainsi, d’avoir exploré en soi-même et chez les autres cet arc-en-ciel des postures et des identités sexuelles, Colette en arrive à une certitude qui n’est pas la moins séduisante des découvertes de son génie : il existe une maturité sexuelle et psychologique des femmes qui prend l’allure d’une juvénile délicatesse.

  Colette

Maturité précoce, ou la délicatesse selon Mitsou et Gigi

 

N’ayant jamais reconnu les cubistes ni les surréalistes, Colette nous propose cependant un portrait de la femme, fait de surimpositions d’images contradictoires et souvent incompatibles, dans une vision complexe et polytopique qui évoque les tableaux de Picasso.

Tout d’abord, le tendron, où l’on reconnaît la jeune Colette elle-même, éveillée à la passion par un « vice paternel » qu’elle dépasse bien vite ; telle Claudine, qui va se prolonger jusqu’à Louisette, la petite paysanne effrontée, « avide comme les enfants sont criminels, avec grâce, avec majesté [37]  ». Elle y ajoute la maîtresse mûre, aimant la « chair fraîche » (on y reconnaît également Colette) : ce sont Léa, Camille Dalleray ou, de manière plus terne si ce n’est tragico-comique, Marco. Cette dernière se fait abandonner par son jeune lieutenant, après s’être malencontreusement coiffée de son képi. Ce couvre-chef lui donnait-il un air trop viril, quelque peu travesti, révélant ainsi un fantasme inconscient de l’amant, que sa conscience ne pouvait, hélas, pas supporter ? Mais dans cette comédie — nous sommes loin de Chéri ! —, la délaissée s’en sort allègrement puisqu’elle obtient que son travail de nègre lui soit payé, non plus un sou mais deux sous la ligne [38]  !

A ces deux figures, le tendron et la maîtresse mûre, se superpose celle de la femme avide et mystique, sans objet : telles Annie, Renée ou la « femme cachée ». Cette ambivalence est toutefois compensée par la distinction appuyée de Julie de Carneilhan. Une femme qui, par malheur, serait incapable de sensualité est un véritable scandale aux yeux de Maxime (et donc pour Colette !) : avant qu’elle s’éveille au plaisir, il déplore qu’Armande « ne manque jamais une occasion d’écarter d’elle ce qui se savoure, se touche, se respire [39]  ».

Plurielle, complexe et multiface, la féminité se vit comme un processus de renaissance infini : « Une créature féminine s’y reprend à plusieurs fois pour éclore [40] . » Quelle explication à ce mystère chez la femme ? Sa capacité de rejoindre facilement l’enfance, et de se priver d’un être pour se mirer dans l’Etre. A chacune donc sa « maison de Claudine », son jardin secret où se tapissent les ressorts de ses rebondissements successifs. Et à chacune aussi, comme Alice, ce don de communion avec la nature, où la passion érotique — toujours quelque peu frustrante — obtient cette plénitude cosmique que nul ne peut lui procurer : « Elle ouvrit brutalement la fenêtre, reçut sur son visage échauffé une cinglée de pluie froide, une bouffée de vent qui portait l’odeur de l’humus inondé, et referma les vantaux. Michel n’avait pas bougé, et à le voir immobile elle eut honte [41] . »

Au plus grand dam de l’homme, la femme chez Colette ne forme un duo qu’avec le paysage : « Elle se rapprocha de la fenêtre pour jeter, l’un de ces mouvements que les hommes appellent masculins, sa cigarette consumée, revint en allumer une autre et s’assit commodément dans le fauteuil qui flanquait la table-bureau. Elle surveillait ses propres gestes et leur liberté, au point de choisir le fauteuil de canne, l’accoudoir de la table, la lumière de la lampe sur son visage, et d’abandonner à Michel, par générosité feinte, le divan et la pénombre. La lune croissante emplissait d’un bleu poudreux et clair la longue fenêtre sans rideaux, et le rayon de la lampe atteignait, rosé, les plus proches étoiles du seringa [42] . »

Ce puzzle de la féminité s’enrichit d’une vision, dans laquelle il culmine, et qui semble être celle de la créature idéale : les personnages de Mitsou et Gigi traversent toutes les autres images féminines dont l’œuvre de Colette abonde, et nous en proposent le dépassement épuré par l’alchimie de l’art, car ces « femmes » savent transcender les humains et le monde qui les entourent. Disons que ces mirages d’une féminité idéale et tendrement ironique sont sortis tout droit, non d’une quelconque réalité qu’ils n’ignorent cependant pas, mais de l’écriture même de Colette.

On connaît l’émotion de Proust qui pleure à la lecture de la lettre adressée par Mitsou au lieutenant bleu [43] . Comme lui, j’aime cette fille simple, si vraie, avec ses meubles de mauvais goût, et qui épouse la vérité de Colette en écrivant à sa manière avec une « inexpugnable innocence [44] ». La réponse à la question que pose le texte « Mitsou, ou comment l’esprit vient aux filles » est performative : elle est tout entière donnée par le contexte et par le style de la nouvelle. Il n’y a pas de doute, l’esprit vient aux filles... en écrivant.

La guerre, la beauté bien française, et moderne, de la petite actrice, ainsi que cet « envers du music-hall » que Colette connaît parfaitement, mélange de cynisme et de pureté, favorisent autant l’aventure que son renoncement. Ainsi sont posées les conditions sociales et historiques qui conditionnent le thème de la petite histoire. Le reste n’est que magie, et elle tient à la force du discours. Maîtresse de son art du raccourci, Colette déploie ici une autre variante de ces « vrilles de la vigne » qu’elle affectionne : le récit s’estompe sous les dialogues incisifs et les lettres échangées. Nullement narrative, la passion de Mitsou et du lieutenant bleu sera donc théâtrale et épistolaire.

La cristallisation de l’amour est inséparable d’une révélation rhétorique : l’esprit ne vient à la jeune fille que s’il est indistinctement un art de vivre et un art de nommer. De ce mélange étroit entre réalité amoureuse et art verbal, nous sommes avertis d’emblée, ne serait-ce que par le nom étrange de Mitsou. Peut-être persan ? Nullement, ses sonorités stridentes seraient plutôt un écho sarcastique à la mécanique de l’époque (« C’est un nom fait des initiales [...] de deux sociétés, l’une qui s’appelle “Minoteries Italo-Tarbaises”, et l’autre les “Scieries Orléanaises Unifiées”. Ça a fait M.I.T.S.O.U : Mitsou [45] . ») que ladite Mitsou, par son esprit, est destinée à démentir.

Car la petite actrice s’avère être une amante perfectible au fur et à mesure qu’elle se forge un style et qu’elle excelle à exprimer une passion qui est une dépossession. Le lieutenant a beau être instruit et plus riche qu’elle, c’est Mitsou qui l’emporte en goût et en délicatesse, parce qu’elle l’emporte en style. Ne nous hâtons pas trop d’imputer son renoncement au seul masochisme féminin qui la ferait humblement s’éclipser pour ne pas avoir à pleurer de plus cruelles défaites. Une extrême délicatesse psychologique, une acceptation subtile de l’impossible, renforcée par la crainte de la mésalliance sociale, et les frustrations imposées par la guerre se conjuguent ici avec une maîtrise de soi-même qui ne s’acquiert que dans la maîtrise de la langue — et qui élèvent cet apparent dolorisme féminin à l’un des sommets de la littérature française. Le lieutenant Robert, dont la vie de militaire « s’empreint d’un caractère d’intensité ou de contention religieuse », se laisse bouleverser par Mitsou au point d’y voir la préfiguration de la femme qu’il aimera [46] , mais ce n’est que pour mieux la quitter : « Elle est sotte ? Mais non. On n’est pas sot avec des sens fins, et une telle aptitude à éprouver ce qu’on ne raisonne point. [...] Son grand crime, c’est justement qu’elle oblige à penser à elle [47] . » Pourtant, plus subtile encore qu’il ne la suppose, Mitsou dépasse Robert dans cet art de la dépossession qui, étranger à toute indifférence, atteint son acmé lorsque la jeune femme comprend — et écrit — que l’amour suprême, celui qu’elle a réussi à faire naître entre eux deux, n’est que la capacité de « faire illusion aux plus délicats ». De quoi s’agit-il, sinon de l’aptitude imaginaire, celle-là même que cultive l’écrivain ? Et que Mitsou enracine dans la possibilité qu’aurait une femme de désirer physiquement un autre corps, mais aussi de s’en déprendre pour n’en aimer que la représentation idéale : à moins que ce ne soit celle-ci qui précède celle-là ?

Mitsou commence sa dernière épître en remarquant, quant à l’amour, cette différence entre les sexes : lui, il ne l’aime pas idéalement, bien qu’il la désire, tandis qu’elle-même ne peut que l’idéaliser pour ensuite le désirer. « Mon chéri, le difficile pour vous, c’était de ne pas être aimé de moi. Le presque impossible pour moi, c’est d’être aimée de vous [48] . » Courtoise, délicate et respectueuse de son amant, elle lui attribue, et à lui seul, cet éveil rhétorique qui s’est fait en elle-même au cours de leur relation : « Tu m’as trouvée sur le bord d’une scène où je chantais trois couplets, et je n’avais pas dans la tête autant d’idées que de couplets. Ce qui t’a plu en moi, c’est toi qui l’a mis [49] . » Puis elle reconnaît que « ce qui a plu », « bourgeonnement rentré », s’est bien produit en elle-même à la fois dans son corps et dans son esprit. Elle abandonne alors l’humilité du « ça » pour un je final — Mitsou, désenchantée, énonce avec une troublante fierté ce je désillusionné qui chante les éternelles merveilles de... l’illusion ! Écoutez, Sa Majesté Mitsou vous parle, une femme affirme le triomphe de l’imaginaire : « Vous n’avez qu’à demander. Si j’aurez préféré la promenade de jour au lieu de notre prochaine nuit ? Je n’hésite pas, j’aurai préférez la nuit. Mon amour, la nuit c’est moins embarrassant, c’est moins intime. Je serai toujours à peu près à la hauteur de vous, pourvu que je soie toute nue dans vos bras et couchée. Le plus terrible c’est qu’il faut nous relevez, et alors là je tremble devant vous. [...] N’empêche qu’une femme qui a une obstination en amour, ça pousse vite. Ça fleurit, ça sait prendre une tournure, une couleur, à faire illusion aux plus délicats. Mon amour, je vais essayer de devenir ton illusion [50] . »

Dans un registre plus proche du vaudeville que de l’idylle, tant la présence de ses deux cocottes de tantes surcharge la nouvelle de naturalisme sociologique, Gigi impose aux lecteurs de Colette la noblesse d’une maturité juvénile qui n’a rien à envier à celle de Mitsou. Nous sommes sous l’Occupation et Colette a soixante-dix ans. Comme d’autres écrivains et cinéastes qui, par déni, prudence ou désir d’oublier les atrocités de la guerre, créent des œuvres qui s’en éloignent, cette vieille dame rêve de jeunesse désobéissante : Gigi, ou la fraîcheur d’une résistance ?

Afin de séduire Gaston Lachaille, « Les sucres Lachaille », un homme à femmes dont les scandales érotiques défraient la chronique, tante Alicia et Mme Alvarez (qui, « de sa vie passée, gardait les habitudes honorables des femmes sans honneur, et les enseignait à sa fille et à la fille de sa fille [51]  ») rivalisent de conseils auprès de la petite Gilberte : « La figure, tu peux, à la rigueur, la remettre au lendemain matin, en cas d’urgence et de voyage. Tandis que le soin du bas du corps, c’est la dignité de la femme [52]  » ; ou encore : « Un joli lot de faiblesses et la peur des araignées, c’est notre bagage indispensable auprès des hommes [53] […] parce que neuf hommes sur dix sont superstitieux, dix-neuf sur vingt croient au mauvais œil, et quatre-vingt-dix-huit sur cent ont peur des araignées. Ils nous pardonnent... beaucoup de choses, mais non pas d’être libres de ce qui les inquiète [54] ... » Sans se priver des conseils rusés de ses tantes, Gigi comprend d’instinct qu’en amour il faut renoncer. Poignant, le mélodrame joue de toutes les ficelles pour faire pleurer dans les chaumières : « Allez-vous en d’ici ! », ose jeter la petite à la tête des prestigieux Sucres Lachaille, à l’encontre des désirs secrets (?) des deux matrones. « Elle s’aveuglait de ses poings, qu’elle écrasait sur ses yeux, Gaston l’avait rejointe et cherchait, sur ce visage bien défendu, la place d’un baiser. Mais il ne trouvait pour ses lèvres que le bout d’un petit menton couvert de larmes. Au bruit des sanglots, Mme Alvarez accourut. Pâle et circonspecte, elle se tint hésitante au seuil de la cuisine :

Mon Dieu, Gaston, dit-elle, qu’est-ce qu’elle a donc ?

— Eh, dit Lachaille, elle a qu’elle ne veut pas [55]  ! »

La fin évidemment heureuse, avec le sempiternel mariage, place cette analyse de la psychologie féminine dans la catégorie des divertissements grand public, et il faudra toute l’élégance compréhensive d’Audrey Hepburn pour que la distinction de Gigi se dégage du mélo et éclate à l’écran en pleine lumière. Car la virtuosité de cette nouvelle tient en effet à un art situé aux antipodes de celui Mitsou. Jouant avec les stéréotypes, chargeant les clichés du demi-monde et d’une féminité de bazar, Gigi touche le « nerf [56] . », dira Colette elle-même, de l’imaginaire de Boulevard si cher au public français. « Tandis que Mitsou est une bravoure de rhétorique et qu’elle fait coïncider l’extrême goût en amour avec la virtuosité d’une lettre, Gigi n’est que sensation, intuition, toute en actes et sans mots : ne se contente-t-elle pas d’un “Alors... Voilà, Bonjour... Bonjour, Gaston [57] ” » — platitudes qui sonneraient vaudevillesques si elles ne tranchaient pas sur la fausseté des manèges séducteurs calculés par les deux tantes.

En fait, cette ellipse qu’est le langage de Gigi n’est même pas un désaveu du vaudeville. Elle exprime l’humour généreux de l’auteur qui parie sur l’innocence juvénile dont la maturité s’avère plus pragmatique que la roublardise des vieilles courtisanes. Et si c’était cela, le fin mot de la « perversion » chez Colette ? Contre le cynisme des professionnelles, il existe une perversité du calcul inconscient, que Gigi met en acte. Ce n’est ni la manipulation, ni la naïveté qui font fléchir Gaston, c’est l’« abstention » (comme dirait Sido), c’est la frustration qui renforcent le désir et mettent à l’épreuve la vérité des sujets amoureux.

Pourtant, le comique de cette idylle, et son charme « pervers », tiennent au fait que les menées des tantes ne se voient nullement déjouées par on ne sait quelle pureté absolue de Gigi, au contraire. La stratégie inconsciente de la jeune héroïne, autre version du « tendron » à mi-chemin entre l’oie blanche et la polissonne, réussit bien mieux que le plan ourdi par ses tantes, et ceci tout en s’y opposant : Gigi ne sera pas une maîtresse de plus des « Sucres Lachaille », et Gaston finit bien par l’épouser. Sans y penser, mais sans rester non plus sourde aux intentions de ses tantes, Gigi réalise leurs désirs de cocottes qui ne rêvent en définitive que de mariage et de respectabilité. Au-delà de leurs desseins explicites, leur nièce y parvient par des voies détournées, apparemment opposées mais en définitive complices et beaucoup plus efficaces. Nous sommes dans le non-dit, et rarement un texte de Colette a été aussi fidèle à la vocation principale de son écriture, qui est de faire apparaître l’éclosion d’une passion et d’un style, plutôt que son déroulement. Ici, l’éclosion se signale en négatif, par soustraction, aussi bien dans la pudeur des sentiments de Gigi et Gaston que par les lacunes du récit. L’attachante maturité de la jeune femme se laisse deviner dans les blancs du vaudeville : les ellipses de Colette précipitent brusquement l’intrigue, et noient le business matrimonial dans ce mélange de pathos et d’ironie qui fait le succès de l’art populaire.

 

« ...ces hommes que les autres hommes appellent grands. »

 

Jouissance mature et bisexualité psychique ne favorisent, on s’en doute, aucun culte du grand homme, ni même de l’homme tout court chez Colette : « Je n’ai guère approché, pendant ma vie, de ces hommes que les autres hommes appellent grands. Ils ne m’ont pas recherchée [58] . »

Ne nous hâtons pas, toutefois, de conclure à une homophobie ou à un mépris des hommes de la part d’une Colette qui, si elle n’a jamais partagé la rage des féministes antiphallocrates, aurait voulu conserver le pouvoir phallique pour elle toute seule ! Colette -« Culotte », ne se sont pas privés de ricaner les connaisseurs [59] . Pourtant, le paysage au vitriol qu’elle dresse du pays des hommes n’épargne pas non plus celui des femmes : la même décapante cruauté, à l’affût des faiblesses et des monstruosités, anime cette écriture dionysiaque, cette écriture « au couteau ». Quel est, en effet, cet homme colettien, dont un « fossé » sépare l’héroïne après un « plaisir indigné », arraché de « haute lutte [60]  », et qui dissimule mal son anxiété par une accumulation fébrile de conquêtes ? « Si vous saviez ce que j’ai pu rencontrer, comme femmes, autour d’un amant  !... C’est horrible. Le mot n’est pas trop fort [61] . » « L’obsession de la puissance égalerait-elle, pour un amant, l’obsession de l’impuissance [62]  ? »

Le « nous » des amants étant impossible, la fidélité elle-même ne suffisant pas à « engendrer la confiance [63]  », le « je » féminin s’insurge enfin contre l’« humiliation d’appartenir mieux que je ne possédais [64]  ». « Posséder », ou « s’amarrer » : entre ces deux pôles, les héroïnes de Colette hésitent. Renée exprimera, de manière bien soumise, ce va-et-vient que ses consœurs n’ignorent point : « Je crois que beaucoup de femmes errent d’abord comme moi, avant de reprendre leur place, qui est en deçà de l’homme [65] ... » Le résultat de cette ambivalence ne sera pas un rejet pur et simple de l’homme : « Il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte ; mais je m’engage ici à prendre courtoisement mon congé. Non, tu ne m’as pas tuée, peut-être ne m’as-tu jamais voulu de mal... Adieu, cher homme, et bienvenue aussi à toi [66] . »

Il s’agit plutôt de rejeter la croyance dans le couple absolu, pour tenter de construire une liberté sexuelle : « Voyez-vous que le hasard ait fait de moi une de ces femmes cantonnées dans un homme unique, au point qu’elles en portent jusque sous terre, stériles ou non, une ingénuité confite de vieille fille ?... D’imaginer un pareil sort, mon double charnu, tanné de soleil et d’eau, que je vois dans le miroir penché, en tremblerait, s’il pouvait trembler encore d’un péril rétrospectif [67] . » Par les risques consentis et la bonne distance enfin trouvée, cette liberté apaise les tensions et devient ludique : « entre l’homme et moi une longue récréation commence... Homme, mon ami, viens respirer ensemble [68]  ?... »

Dans le parcours de cette déprise des hommes, le détachement envers Willy, qui a des allures de règlement de comptes posthume, occupe sans aucun doute la première place. Après son émergence, dans la série des Claudine, puis sa mise à mort (Renaud, dans La Retraite sentimentale), sans compter les nombreuses allusions aux impasses du couple (Renée Néré dans L’Entrave et La Vagabonde), Colette dresse, de son premier mari, un portrait qui serait caricatural s’il n’était pas tragique dans Mes apprentissages (1936).

Elle n’omet ni le diagnostic psychiatrique de « pathologie » — « névrose » révélée par un « tic », « intoxication », « fébrilité », « déséquilibre », « délire photographique » —, ni les interprétations graphologiques du cachottier [69] , ni même la description phrénologique : « Le puissant crâne, l’œil à fleur de front, un nez bref, sans arête dure, entre les joues basses, tous ses traits se ralliaient à la courbe [70]  » ! N’osant pas écrire un « roman » à propos de Willy (« L’empêchement est qu’aucun être ne l’a connu intimement [71]  »), ayant interrompu le dévoilement total qu’elle s’était proposé initialement [72] , Colette brave cependant l’autocensure en procédant par touches passionnelles qui font de ce défunt mari un véritable héros, un « joueur [73]  », un « mort vivant » a-t-on dit. A contrario, le texte confère à ce personnage une réelle importance, que l’épouse-écrivain s’emploie pourtant à lui dénier.

Les formules cinglantes font mouche, la caricature distille son fiel : « une légèreté étrange d’obèse, une dureté d’édredon bourré de cailloux [74]  » ; « il ressemblait surtout à la reine Victoria [75]  » — ce qui ne se veut pas un compliment sur sa virilité, n’en déplaise à la puissante monarque. Le vicieux Willy a tous les défauts, dont le plus impardonnable est sa calvitie ! « Mon mauvais départ, qui avait planté entre toute jeunesse et moi un homme pire que mûr [...] moi qui n’avais — pour cause — jamais touché amoureusement une chevelure d’homme [76] ... »

Henri Gauthier-Villars a beau avoir réagi aux attaques formulées de son vivant, en appelant Colette « ma veuve » et en se moquant de ses revendications sur les Claudine qu’il considère œuvre commune : « Si Mme Colette et moi avions eu un enfant, elle dirait qu’elle l’a fait toute seule », Colette a la partie belle surtout lorsqu’elle s’attaque à la faillite de l’écrivain Willy. Critique peut-être, écrivain, certainement pas. En proie à l’inhibition ? « Entre le désir, le besoin de produire une denrée imprimée et la possibilité d’écrire, s’élève, chez cet auteur étrange, un obstacle dont je n’ai jamais distingué la forme, la nature, peut-être terrifiantes [77] . » Avec une générosité empoisonnée, elle lui reconnaît certains talents : « Et n’était-il pas plus simple, à un homme musicien d’oreille, capable de s’accompagner lui-même au piano, de chanter d’une voix de ténor, faible et agréablement voilée, n’était-il vraiment pas plus aisé d’écrire ? Non. Tout lui sembla facile, tout lui sembla permis, hormis la tâche de l’écrivain [78] . » « Je persiste à croire que ce critique, qui empruntait à autrui ses arguments même de critique, était un censeur-né, incisif, prompt à frapper le point faible, à réveiller, d’une pointe un peu cruelle, l’amour propre-assoupi. » Mais il lui manque persévérance et humilité : « Il a dû fréquemment croire, autrefois, qu’il était sur le point d’écrire, qu’il allait écrire, qu’il écrivait... La plume aux doigts, une détente, une syncope de la volonté lui ôtaient son illusion [79] . » Et Colette de s’adonner à coeur joie à un commentaire du terme, en vieux français s’il vous plaît, de « déflocquement », qu’elle emprunte à Balzac pour désigner son effondrement de toxicomane : un « phénomène affreux qui semble fondre les os, dénouer tous les ressorts de la volonté. S’agissait-il des abdications que connaissent, devant l’effort, beaucoup d’intoxiqués [80]  ?... » L’épouse vengeresse a beau feindre l’objectivité en glissant quelques compliments, l’insulte est lâchée : cet homme debout, avec lequel elle s’était laissé photographier assise et arborant une « expression tout ensemble soumise, fermée, mi-gentille, mi-condamnée », lui fait maintenant « plutôt honte [81]  ». Le livre est publié en 1936, et le compte de Willy semble réglé : reste celui de Jouvenel.

Entre le baron et sa future épouse, tout commence par une intense complicité, en apparence aussi existentielle que sexuelle. Le contexte de la Première Guerre mondiale conduit Colette sur le front où, par son métier de journaliste, elle acquiert une connaissance tout à fait exceptionnelle de la guerre pour une femme de cette époque. La guerre resserre aussi le lien entre les deux amants ; et la vagabonde n’hésite pas à se complaire à nouveau dans le rôle assumé d’une entravée de harem cette fois-ci (comme elle l’écrit dans une lettre à Annie de Pène [82] ). Plus tard, lorsque Germaine Patat entre dans la vie de Jouvenel en 1920 et que la mésentente du couple devient manifeste en 1923, Colette se lie d’amitié avec sa rivale, — et c’est dans La Seconde qu’elle donne sa version de cette amitié féminine. Inspirée par la réalité du ménage Jouvenel, la transposition du trio force cependant le trait jusqu’à la caricature vengeresse, par la mise en scène imaginaire d’un homme falot, le pauvre Farou, dominé par « ses » deux femmes. On est bien loin du fascinant Henry de Jouvenel qui se plaisait à gaspiller de la noblesse dans le journalisme (au dire de son ami Anatole de Monzie)... Et pourtant ! Le modèle se laisse plus facilement deviner dans le personnage d’Herbert d’Espivant, l’ex-mari de Julie de Carneilhan, qu’il a quittée pour Marianne, une femme d’origine juive, personnage qui permet à Colette de se venger de Sarah Germaine Hément, Claire Boas... Et quoique toujours séduisant au point d’entraîner l’élégante Julie dans de louches transactions, Herbert d’Espivant, qui n’est pas l’homme-objet habituel de la galerie colettienne, ne brille pas en comparaison du noble panache de Julie de Carneilhan : « Toujours ce crédit ouvert à la sensualité, pensa-t-elle, le plaisir-chantage, le plaisir-panacée, le plaisir-coup mortel, il ne connaît donc que ça [83]  ? »

Une lumière automnale, mais qui fait de l’« amant idéal » « son meilleur ami », baigne le portrait de l’homme des derniers textes. On y reconnaît le troisième mari de Colette, Maurice Goudeket. On a déjà insisté sur la passion qui liait le couple et que certaines déclarations de Colette pouvaient négliger, voire dissimuler. Pour nous en tenir aux écrits, en lisant cette confidence au Petit Corsaire : « Ce qui me lie à Maurice, ce qui l’attache à moi ? C’est ma virilité [84]  », on comprend que Goudeket ait supprimé ce passage. Mais quelle vérité et quelle franchise, de la part de Colette, dans la perception de la bisexualité du couple, que l’écrivain ne redoute plus ! La confiance et le respect se lisent dans un autre portrait masculin, celui de Vial dans La Naissance du jour (où l’on croit reconnaître Goudeket). La narratrice peut lui dire son indépendance affective puisqu’elle s’en déprend [85] , et qu’elle ne craint plus la solitude..

La sollicitude mutuelle sera renforcée par la guerre — Maurice est emprisonné dans le camp de Compiègne, et Colette s’efforce de le libérer, lui envoie des vivres — et par le vieillissement : la pythonisse du Palais-Royal, devenue impotente, a besoin de l’appui sans apitoiement de son « meilleur ami ». Je relève, sous la plume de la gourmande Colette, ces phrases qui condensent, en ces temps dramatiques de l’Occupation, l’amour pour son mari transmué en une indéfectible amitié : « Je conserve ces lignes, les premières venues du camp de Compiègne, et qui signifiaient échanges, vie, reprise d’espoir. Je garde aussi une liste, qui me parvint plus tard... Une liste, une litanie plutôt, qui postulait, si je pouvais les confier à un chemin sur — merci, Dr Breitmann ! —, du beurre, des confitures, du sucre, et surtout, comme un refrain ardent, surtout “pain, au nom du ciel, pain [86]  !” »

Pareille réhabilitation in fine de la confiance en l’homme ne peut effacer l’image récurrente que dessinent les écrits de Colette : le « figurant viril », souvent « homme-objet [87]  », est falot. Outre Chéri que nous avons déjà évoqué, tels sont aussi Maxime de La Vagabonde et Jean de L’Entrave, parmi d’autres. Amoindri, « mystérieux comme une courtisane [88]  », Chéri n’est aimé par Léa que parce qu’il est « soumis, mal enchaîné, incapable d’être libre [89]  ». Pauvre homme, toujours désarçonné, timide, inapte à réagir aux circonstances un tant soit peu compliquées de la vie, comme le désamour par exemple, qu’une femme, au contraire, ne craint pas d’affronter : « [...] comme un homme a l’air bête, quand on lui rappelle quelque chose d’un amour qui n’existe plus ? Petit imbécile, moi ça ne me gêne pas de rappeler ça [90] . » Chéri n’est pas si différent de Farou coincé entre ses deux femmes : « Un homme, dans cette situation-là ?... Mais il n’y en a pas un sur cent qui s’en tire à son avantage, sinon à son honneur [91] ... » « Je l’ai trouvé au-dessous de tout, mais au-dessous de tout ! Pourquoi a-t-il été au-dessous de tout [92]  ? » Les quatre sœurs, ravagées par des amours impossibles et réfugiées dans le foyer paternel souscrivent au verdict d’Hermine dénonçant l’« enfantillage » masculin : « Tu as déjà vu un homme faire un geste au moment précis où tu attends qu’il le fasse [93]  ? » Faible, blessé par la femme infidèle, l’homme désespère et se suicide pour de bon. La « Dame du photographe [94]  », unique personnage féminin à le faire, se rate. Après Chéri, c’est Michel qui confirme ce destin fatal : déçu par l’infidélité d’Alice, ou simplement par son indépendance, il se noie [95] .

Quant à l’envers de ce mélancolique, celui qu’on appellerait aujourd’hui un phallocrate, « Lui » n’est qu’un prétentieux, un faux maître, tout content de régner sur des femmes inférieures et pour cela même ridiculement idéalisées : « Il lui faut — car elles en demandent ! - la Femme du Monde couperosée qui s’occupe de musique et qui fait des fautes d’orthographe, la vierge mûre qui lui écrit, d’une main paisible de comptable, les mille z’horreurs [96] . » Et encore : « Lui faible, Lui, volage et amoureux de l’amour qu’Il inspire, Lui qui goûte si fort ce jeu de se sentir empêtré dans cent petits doigts crochus de femmes... Alors... adieu tout ! adieu... presque tout. Je Le leur laisse. Peut-être qu’un jour Il les verra comme je les vois, avec leurs visages de petites truies gloutonnes. Il s’enfuira, effrayé, frémissant, dégoûté d’un vice inutile [97] ... »

Sous la caricature perce, toutefois, la reconnaissance compatissante envers la faiblesse masculine. Comme si Colette se laissait aller à s’identifier, non pas avec le pouvoir supposé au phallus de l’homme, mais avec la fragilité de la castration masculine et avec sa latente mélancolie : « O toi, ombrageuse, renaissante et délicate pudeur de l’homme [98] ... » Elle déplore, de même, cette découverte moderne qu’est la carence de la fonction paternelle : « Mais pour une mère, l’absence de protection, la paternité passive est un régime exténuant [99] . »

Sa projection dans la sexualité masculine conduit Colette à de superbes saisies, qu’aucune autre femme n’avait écrites avant elle, de l’homme androgyne. Mme Dalleray contemple, « désabusée, les traits qui seraient sans doute, plus tard, ceux d’un homme brun assez banalement agréable, mais que la dix-septième année, pour un peu de temps encore, retenait en deçà de la virilité [100]  ». Même dans les bras de Vinca, Phil ne se déprendra pas de sa passivité féminine : « Philippe s’abandonnait à une lâche et récente habitude de passivité, acquise dans des bras moelleux ; mais s’il chercha, avec une amertume à peine supportable, le parfum résineux, la gorge accessible, du moins il gémissait sans effort le nom de : “Vinca chérie... Vinca chérie [101] ...” » L’homme féminin n’est, en définitive, qu’un homme-enfant : « Mais ni Camille Dalleray ni Vinca, dans son rêve, ne voulaient se souvenir que Philippe n’était qu’un petit garçon tendre, pressé seulement de poser sa tête sur une épaule, un petit garçon de dix ans [102] ... »

En scrutant « ses traits plaintifs, et moins pareils à ceux d’un homme qu’à ceux d’une jeune fille meurtrie [103]  », Colette se coule ainsi dans la douleur de l’homme lorsque celui-ci se confronte à son pouvoir viril aussi bien qu’à sa castration : « Il cachait, de son mieux, une douleur qu’il ne comprenait pas. Qu’avait-il donc conquis, la nuit dernière, dans l’ombre parfumée, entre des bras jaloux de le faire homme et victorieux ? Le droit de souffrir ? le droit de défaillir de faiblesse devant une enfant innocente et dure ? le droit de trembler inexplicablement, devant la vie délicate des bêtes et le sang échappé à ses sources [104]  ?... » Elle aime à nommer pudiquement la tumescence et la détumescence — le « vol » et la « chute » — du sexe masculin : « Il baissa la tête, vit passer devant lui deux ou trois images incohérentes, inéluctables, de vol comme l’on vole en songe, de chute comme l’on choit en plongeant, à l’instant où les plis de l’onde vont joindre le visage renversé — puis, sans élan, avec une lenteur réfléchie, avec un courage calculé, il remit son bras nu dans la main ouverte [105] . ». Elle détecte les ruses : « Un peu de l’aménité des maris infidèles se glissait en lui et le rendait suspect [106] . » Mais ces accents de complicité, plutôt rares, tranchent sur la tonalité dominante de l’agacement : à quoi bon, les hommes, après tout ! « Ça n’est pas si grave, un homme, ça n’est pas éternel ! Un homme, c’est... ce n’est pas plus qu’un homme [107] ... »

En définitive, l’homme est toujours un vaincu chez Colette, même et surtout dans un ménage à trois : « Une froide observatrice sans mœurs, mais non sans lucidité, assurait que dans un trio voluptueux il y avait toujours une personne trahie, et souvent deux. J’aime à penser que le plus constamment trompé est patriarche à huis clos, mormon clandestin. Il l’a bien mérité, en tant que provocateur traditionnel, pacha au petit pied [108] . » Ce détachement désabusé explique, peut-être, le manque de consistance des personnages masculins chez Colette, qu’elle fut d’ailleurs la première à constater, reconnaissant avoir senti avec le seul Farou, dans La Seconde, « un peu plus d’aplomb » : « Douillettement coincé entre sa femme et sa maîtresse, Farou s’étaie à elles, emprunte un peu de vie à deux femmes rivales qui ne se haïssent point [109] . » Non contente de le priver de prénom pour l’affubler du seul « Farou », nom qu’on donne au « chien de troupeau dans mon pays natal », mais dont la fatuité réveille inévitablement l’assonance « faraud », Colette raille ce « monarque » imaginaire tout à « son espèce favorite et musulmane de bonheur [110]  », et le présente comme un séducteur stéréotypé, pétri de roueries et de lâchetés. Pourtant Farou n’est-il pas un homme, le seul chez Colette, qui excelle dans un métier, artistique de surcroît, puisque ce mari infidèle est un célèbre auteur drolatique ? N’en croyez rien !

La méchanceté de Colette atteint un des sommets de la perfidie lorsqu’elle démolit cet écrivant de pièces, incapable de sentiments, en lui ôtant jusqu’à la qualité d’homme de théâtre pour ne voir dans son travail qu’un caprice féminin, une facilité : « Très malheureux... Peut-il être très malheureux ? Ou même triste ? En tout cas, il n’est pas méchant. Mais personne n’a jamais eu l’occasion de dire, ni d’entendre dire, qu’il est bon. Ni gai, d’ailleurs. Qu’il a peu l’air d’un homme de théâtre ! Pourtant, il aime le théâtre... Non, il n’aime pas le théâtre, il aime écrire des pièces. Pourquoi suis-je ainsi faite que j’assimile son métier, son art, à un capricieux travail de femme ? Non, pas tout à fait un travail de femme, mais à un métier facile [111] . »

Centre vide en somme que ce Farou, autour duquel pourra s’agencer l’affectueuse solidarité de Fanny et Jane, respectivement son épouse et sa maîtresse. D’ailleurs, Farou l’anti-héros « quitte le texte avant la fin du récit [112]  », laissant s’imposer, non pas le message conformiste d’un nécessaire sauvetage du mariage, que Colette aurait tenté dans ce texte, mais l’idée désabusée de l’impossibilité du couple, face auquel seule triomphe la sagesse de la solidarité féminine.

On reste troublé, néanmoins, par une parenté inattendue, voire sournoise, peut-être inconsciente, entre cet homme et l’écrivain : si Farou est le seul de ses personnages à n’avoir pas de prénom, n’est-ce pas aussi le cas... de Colette elle-même, l’auteur ? Elle a juste un nom, qui fut initialement un prénom. Féminin, masculin, nom, prénom... Infinis sont les règlements de comptes avec l’homme, mon semblable, mon frère, mon père...

 

L’idéal féminin comporte son négatif

 

Aux hommes falots correspondent des femmes terribles : le regard « ogre » de Colette [113]  » pulvérise les apparences et campe, avec et par-delà la volupté, les protagonistes d’une véritable guerre des sexes.

Le projet d’écrire un livre Femmes pour Grasset en 1936 n’a certes jamais vu le jour [114] , mais l’ensemble de l’œuvre trace l’image complexe d’un deuxième sexe auquel Colette n’épargne ni son l’enthousiasme, que nous avons déjà détaillé, ni d’impitoyables révélations sur la psychologie féminine. Dotée d’une force invincible, la femme — à l’exception de la « Dame du photographe » — ne se laisse jamais abattre ; en langage psychanalytique, on dira qu’elle ignore la castration et ne veut rien savoir de la mort. Sido le fait comprendre à sa fille : « Moi, je risque moins, tu comprends. Je ne suis qu’une femme. Passé un certain âge, une femme ne meurt presque jamais volontairement [115] . » Mieux encore, si l’on peut dire, une femme est potentiellement criminelle, et elle n’en fait pas un complexe : « Une femme sait tout du crime qu’elle exécutera peut-être [116] . »

Néanmoins, avec sa « rêverie maniaque » dans laquelle « quotidiennement elle [s’]abuse sur [sa] sagesse », la femme est « fragile ». C’est le revers solitaire de sa dureté. Elle « se plaît en femelle » qui ne désire que « servir à quelque chose, amoureusement parlant [117]  ». Ce goût du service et de la soumission frise l’esclavage et le masochisme : « La dignité, c’est un défaut d’homme. J’aurais mieux fait d’écrire que “le dégoût n’est pas une délicatesse féminine [118] ” » ; « L’esprit de contradiction chez la femme est aussi fort que l’instinct de propriété. Si elle n’a pour tout bien qu’un malheur, elle se colle à son malheur [119] . » ; « J’attends une fin, en sachant que ce n’est pas moi qui mettrai un terme à ma pleutrerie, mais l’homme qui le premier disposa de moi [120] . » Le personnage de la jeune Vinca en est une des incarnations les plus naïves, les plus « originaires » : « C’est peut-être l’an prochain qu’elle tombera à ses pieds et qu’elle lui dira des paroles de femme : “Phil ! ne sois pas méchant... Je t’aime, Phil, fais de moi ce que tu voudras... Parle-moi, Phil [121] ...” » Un narcissisme chagrin gît au fond de l’âme féminine, qui se complaît dans le « spectacle souvent poignant » de la douleur d’une autre femme, « propre à faire naître la crainte égoïste et frappante qu’on nomme pressentiment. C’est presque toujours elle-même qu’une femme mire dans une douleur féminine [122] . »

Est-ce un appel à la révolte qui se dissimule dans ces constats d’une condition pénible, comme ont pu le penser les féministes découvrant Colette ? Ou, au contraire, le diagnostic désabusé d’une impasse, d’une nature indépassable si ce n’est qu’en sacrifiant... la féminité à l’« hermaphrodisme mental » ? « Car la femme garde, au fond d’elle-même, une confiance dédiée au ravisseur [123] . » Même la superbe Julie de Carneilhan est une dominatrice dominée : « De Becker à Coco Vatard, devant combien d’hommes s’était-elle humiliée sur un ton dominateur [124]  ? »

Éprise du visage, surtout féminin [125]  », Colette ne cesse de le scruter et de l’aimer, et ce « paysage de prédilection [126]  », parfois « effrayé, déclinant », lui donne l’envie de s’écrier à l’adresse des femmes : « Allez plaire, allez aimer, allez nuire — allez jouer [127]  ! » Même si elle nourrit une profonde compassion pour ce « pluriel mystérieux, franc-maçonnerie imposante de celles que le monde hypnotise, surmène et discipline [128]  », elle méprise l’univers des apparences dans lequel s’aliènent les femmes, constamment préoccupées, telle Valentine, par ce tyrannique « de quoi est-ce qu’on a l’air ? »  Si une complicité entre malheureuses peut s’établir sur ce fond de détresse profonde, Colette ne se fait aucune illusion quant à la solidité d’une telle solidarité « désagrégée constamment par l’homme, constamment réformée aux dépens de l’homme [129] ... » Car la violente agressivité, la « malveillance singulièrement féminine et forte, partant créatrice [130]  » constituent l’autre face de cette servitude volontaire. Colette s’amuse à décrire Léa et Charlotte, ces « deux vieilles ennemies [131]  », comme « deux chiens [qui] retrouvent la pantoufle qu’ils ont l’habitude de déchirer [132]  ». Ou encore, ce bilan plus sournois : « Voilà, songea Léa allègrement. Deux femmes un peu plus vieilles que l’an passé, la méchanceté habituelle et les propos routiniers, la méfiance bonasse, les repas en commun [133] . »

L’homme se laisse toujours dominer par « l’autre femme » qui n’est pas la plus charmante, comme on aurait pu naïvement le croire, mais la plus intraitable, la plus autoritaire. Il se soumet à « cette mécontente, cette difficile, cette supérieure [134]  ». La femme moderne, telle la jeune Edmée qui épouse Chéri, est une castratrice patentée qui éveille un mélange de crainte et de fascination chez Colette : « Pourvue de patience, et souvent subtile, Edmée ne prenait pas garde que l’appétit féminin de posséder tend à émasculer toute vivante conquête et peut réduire un mâle, magnifique et inférieur, à un emploi de courtisane [135] . » Et encore : « Et le travail, et l’activité, et le devoir, et les femmes qui servent le pays... Tu parles, et qui sont folles pour le pèze... Elles sont commerçantes que c’en est à vous dégoûter du commerce. Elles sont travailleuses à vous faire prendre le travail en abomination [136] ... »

Mais c’est surtout avec le grand âge — reflet de la puissance maternelle — que la femme se fige en sorcière : « Elle aimait ces vieilles dames délurées, pleines de griffes, sataniques, et maternelles comme les suppôts d’un enfer pour damnés convalescents [137] . » Ce qui n’empêche pourtant pas Colette de s’attendrir sur son propre vieillissement : « Tu regardes émerger, d’un confus amas de défroques féminines, alourdie encore comme d’algues une naufragée — si la tête est sauve, le reste se débat, son salut n’est pas sûr — tu regardes émerger ta sœur, ton compère : une femme qui échappe à l’âge d’être une femme [138]  ». Sans oublier de souligner les petites vacheries qu’échangent les vieilles femmes : « “le nez de Marie-Antoinette !”, affirmait la mère de Chéri, qui n’oubliait jamais d’ajouter : “...et dans deux ans, cette bonne Léa aura le menton de Louis XVI [139] ” », perfidie que Chéri ne manquera pas de reprendre à son compte quand il regarde Léa : « Chéri voyait danser brièvement le bas de son visage pareil à celui de Louis XVI [140] . » Inutile d’ailleurs d’attendre la vieillesse pour décrire une féminité infernale : la bouche d’une chanteuse apparaît comme une monstruosité béante que ne sauve même pas — puisqu’il le rehausse — le génie de la cantatrice : « Je supputai la vaste ouverture qu’elle démasquerait tout à l’heure, la qualité des sons que mugirait cet antre... Le beau dégueuloir [141]  ! »

Pourtant, le démonisme féroce de ces femmes n’est qu’apparence. Dans le fond, ce n’est que mensonge, dissimulation et fausseté : « Pendant ces saisons furtives de sécheresse, elle cherchait à se faire honte d’elle-même, mais une Alice plus savante n’ignorait pas qu’une femme n’a honte que de ce qu’elle laisse paraître, non de ce qu’elle éprouve [142] ... » Comme Julie, une femme est prête au « merveilleux saccage de la vérité, de la confiance [143]  ». Bref, le « génie femelle » est « occupé de tendre imposture, de ménagement, d’abnégation [144]  ». Et Colette d’arriver à cette condensation du visage tumultueux de l’hystérique, tourmentée par sa duplicité et sa peur des autres : « Chagrine, lâche, puis sage et dissimulée, se fiant à son visage qui, plein et douillet comme celui des enfants, ne trahissait guère que les grands tumultes, elle errait entre une douleur ennuyeuse et la crainte de tout ce qui est désordre extérieur, cris, aveux, convulsion des visages et des corps [145] ... »

Cette sorcellerie qui se consume en elle-même peut soit « se passer de la présence, de l’existence de l’homme [146]  » — Colette ne se décrit-elle pas comme « relativement veuve [147]  » ? —, soit se placer provisoirement en retrait, afin de mieux se préparer à la guerre passionnée et interminable avec l’autre sexe : « [...] retraite sévère où se confine une passion féminine, stage voluptueux, rigoureuse investiture à défaut de laquelle, assurait le duc de Morny, une femme reste à l’état d’ébauche [148]  ».

Puissance originelle et maléfique, la figure de la mère cristallise et étaie cette vision d’une féminité redoutable qui imprègne les pages de Colette.

 

JULIA KRISTEVA

Voir aussi: J. Kristeva, Le génie féminin, t .3, Colette ou la chair du monde, Fayard,  2002.

Séminaire 2012 « La révolte intime : Colette »



[1] Colette, « Le miroir », in Les Vrilles de la vigne, Pl, I, p. 1033.

[2] Colette, La Maison de Claudine, Pl, II, p. 1013.

[3] Ibid., p. 980.

[4] Colette, L'Entrave, Pl, II, p. 389-390.

[5] Colette, La Retraite sentimentale, Pl, I, p. 926.

[6] Colette, Mes apprentissages, Pl, III, p. 1054.

[7] Colette, Le Pur et l'Impur, Pl, III, p. 586.

[8] Ibid., p. 587.

[9] Ibid., p. 587.

[10] Colette, « Nuit blanche », in Les Vrilles de la Vigne, Pl, I, p. 972.

[11] Colette, La Vagabonde, Pl, I, p. 1207 : « Deux femmes enlacées ne seront jamais pour lui qu’un groupe polisson, et non l’image mélancolique et touchante de deux faiblesses, peut-être réfugiées aux bras l’une de l’autre pour y dormir, y pleurer, fuir l’homme souvent méchant, et goûter, mieux que tout plaisir, l’amer bonheur de se sentir pareilles, infimes, oubliées… A quoi bon, écrire, et plaider, et discuter ? […] Mon voluptueux ami ne comprend que l’amour. »

[12] Colette, Le Pur et l'Impur, Pl, III, p. 615.

[13] Ibid., p. 616 ; nous soulignons.

[14] Ibid., p. 617.

[15] Ibid., p. 617-618.

[16] Ibid., p. 616.

[17] Ibid., p. 597 ; nous soulignons.

[18] Ibid., p. 615.

[19] Cf. chap. 3. « Écrire : Les Vrilles de la vigne », p.104.

[20] Colette, Le Pur et l'Impur, Pl, III, p. 598.

[21] Colette, Lettres à Marguerite Moreno, op. cit., (p. 288. A Vérifier)

[22] Colette, Sido, Pl, III, p. 496.

[23] Colette, Le Pur et l'Impur, Pl, III, p. 594.

[24] Ibid., p. 592.

[25] Ibid., p. 592.

[26] Ibid., p. 617.

[27] Ibid., p. 617.

[28] Ibid., p. 594.

[29] Ibid., p. 611-612.

[30] Ibid., p. 613.

[31] Ibid., p. 638.

[32] Ibid., p. 596.

[33] Ibid., p. 588.

[34] Ibid., p. 589.

[35] Ibid. p. 633.

[36] Ibid., p. 596.

[37] Colette, « Le tendron », in Le Képi, Bouquins, III, p. 323.

[38] Colette, « Le képi », ibid., p. 279-309.

[39] Colette, « Armande », ibid., p. 347.

[40] Colette, « La cire verte », ibid., p. 338.

[41] Colette, Duo, Pl, III, p. 971.

[42] Ibid., p. 923.

[43] Cf. Lettre de Marcel Proust à Colette, mai 1919, in Colette, Lettres à ses pairs, op. cit., p. 135-136.

[44] Cf. ici même, chap. 9.3. « La mémoire et la dignité », p. 550.

[45] Colette, Mitsou, Pl, II, p. 669.

[46] Ibid., p. 709-710.

[47] Ibid., p. 708.

[48] Ibid., p. 715.

[49] Ibid., p. 715-716.

[50] Ibid., p. 715-716 ; nous soulignons.

[51] Colette, Gigi, Bouquins, III, p. 419.

[52] Ibid., p. 417.

[53] Ibid., p. 426.

[54] Ibid., p. 426.

[55] Ibid., p. 436.

[56] Cf. Le Figaro, 19 février 1954, cité par Pichois et Brunet, op. cit., p. 450 : « Force est de reconnaître qu'avec Gigi j'ai dû, comme disent les dentistes, “toucher un nerf”. »

[57] Colette, Gigi, Bouquins, III, p. 440.

[58] Colette, Mes apprentissages, Pl, III, p. 983.

[59] Cf. Pichois et Brunet, op. cit., p. 80.

[60] Colette, L'Entrave, Pl, II, p. 448.

[61] Colette, La Seconde, Pl, III, p. 477.

[62] Colette, Le Pur et l'Impur, Pl, III, p. 585.

[63] Colette, L'Entrave, Pl, II, p. 442.

[64] Ibid., p. 443.

[65] Ibid., p. 461.

[66] Colette, La Naissance du jour, Pl, III, p. 288.

[67] Ibid., p. 286.

[68] Ibid., p. 285.

[69] Colette, Mes apprentissages, Pl, III, p. 1035 : « l'art de dissimuler au point que l'écriture, fine dès le début des lettres, parvient sans aucune déformation à une petitesse qui défie la loupe, comme ces manuscrits-gageures où l'on lit — si l'on peut — le Credo entier au dos d'un timbre-poste. »

[70] Ibid., p. 1019-1020.

[71] Ibid., p. 993.

[72] Colette, Lettre à Germaine Beaumont, janvier-avril 1936, Pl, III, Notice, p. 1693.

[73] Colette, Mes apprentissages, Pl, III, p. 992.

[74] Ibid., p. 1021.

[75] Ibid., p. 1020.

[76] Ibid., p. 1015.

[77] Ibid., p. 1032.

[78] Ibid., p. 1034.

[79] Ibid., p. 1036.

[80] Ibid., p. 1036-1037.

[81] Ibid., p. 1025.

[82] Colette, Lettres à Annie de Pène et Germaine Beaumont, Flammarion, 1995, mai 1915, p. 41.

[83] Colette, Julie de Carneilhan, Bouquins, III, p. 139. Cf. aussi ici même, chap. 8.2. « L'Occupation, ou la politique de l'autruche gourmande », p. 471.

[84] Colette, Lettres au Petit Corsaire, Flammarion, 1963, p. 68.

[85] Colette, La Naissance du jour, Pl, III, p. 349.

[86] Colette, L'Étoile Vesper, Bouquins, III, p. 633.

[87] Cf. Marcelle  Biolley-Godino, L'Homme-objet chez Colette, Klincksieck, 1972.

[88] Colette, Chéri, Pl, II, p. 744.

[89] Ibid., p. 720.

[90] Colette, La Fin de Chéri, Pl, III, p. 217.

[91] Colette, La Seconde, Pl, III, p. 487.

[92] Ibid., p. 487.

[93] Colette, Le Toutounier, Pl, III, p. 1249.

[94] Colette, Gigi,  Bouquins, III, p. 471-494.

[95] Colette, Duo, Pl, III, p. 975-97 : « Il se tenait très droit, les mâchoires jointes étroitement, et savourait la licence d’entrer enfin, sans témoin, dans un élément nouveau, un peu résistant, de tonalité foncée plutôt brune et rougeâtre, où il se sentait assuré de ne rencontrer personne. »

[96] Colette, « Toby-Chien parle », in Les Vrilles de la vigne, Pl, I, p. 995.

[97] Ibid., p. 995.

[98] Ibid., p. 995.

[99] Colette, « A portée de la main », in En pays connu, Bouquins, III, p. 980.

[100] Colette, Le Blé en herbe, Pl, II, p. 1257-1258.

[101] Ibid., p. 1256.

[102] Ibid., p. 1263.

[103] Ibid., p. 1225.

[104] Ibid., p. 1228.

[105] Ibid., p. 1221.

[106] Ibid., p. 1220.

[107] Colette, La Seconde, Pl, III, p. 477.

[108] Colette, Le Pur et l'Impur, Pl, III, p. 652-653.

[109] Colette, L'Etoile Vesper, Bouquins, III, p. 651.

[110] Colette, La Seconde, Pl, III, p. 489.

[111] Ibid., p. 409.

[112] Cf. Yannick Resch, Notice, Pl, III, p. 1430.

[113] Arlette Louis- Dreyfus, qui épousa Renaud de Jouvenel, la décrit ainsi : « Elle aimait ce qui était frais. Elle nous regardait comme de beaux fruits. Cette attirance n'était pas celle des personnes âgées pour la jeunesse. Il y avait un côté “ogre” dans son regard. » Cf. Entretien, in Cahiers Colette, n° 16, 1994, p. 100.

[114] Colette, Pl, III, Préface, p. XI.

[115] Colette, « Le Capitaine », in Sido, Pl, III, p. 527.

[116] Colette, Le Pur et l'Impur, Pl, III, p. 648.

[117] Colette, L'Entrave, Pl, II, p. 328.

[118] Colette, Mes apprentissages, Pl, III, p. 1020.

[119] Ibid., 1074.

[120] Ibid., p. 1075.

[121] Colette, Le Blé en herbe, Pl, II, p. 1186.

[122] Colette, L'Entrave,  Pl, II, p. 350.

[123] Colette, « L'impasse », in La Femme cachée, Pl, III, p. 17.

[124] Colette, Julie de Carneilhan, Bouquins, III, p. 127.

[125] Colette, Belles Saisons, Bouquins, III, p. 527 : « Ôtez de ma portée le visage humain et tout est changé. »

[126] Ibid., p. 554.

[127] Colette, Avatars, Appendice ,Pl, III, p. XXXIII.

[128] Colette, « De quoi est-ce qu'on a l'air ? », in Les Vrilles de la vigne, Pl, I, p. 1021.

[129] Colette, La Seconde, Pl, III, p. 490.

[130] Tel est le sentiment que la narratrice éprouve pour Clouk, jumeau de Chéri, mais elle ne conserve pas cette phrase dans le texte publié. Cf. Colette, Pl, II, Préface, p. LIII.

[131] Colette, Chéri, Pl, II, p. 798.

[132] Ibid. p. 803.

[133] Ibid. p. 798.

[134] Colette, « L'autre femme », in La Femme cachée, Pl, III, p. 33.

[135] Colette, La Fin de Chéri, Pl, III, p. 240.

[136] Ibid., p. 190.

[137] Colette, La Seconde, Pl, III, p. 447.

[138] Colette, La Naissance du jour, Pl, III, p. 285.

[139] Colette, Chéri, Pl, II, p. 723.

[140] Colette, La Fin de Chéri, Pl, III, p. 216.

[141] Colette, « La Dame qui chante », in Les Vrilles de la vigne, Pl, I, p. 1035.

[142] Colette, Le Toutounier, Pl, III, p. 1245.

[143] Colette, Julie de Carneilhan, Bouquins, III, p. 133.

[144] Colette, Le Pur et l'impur, Pl, III, p. 562.

[145] Colette, La Seconde, Pl, III, p. 444.

[146] Ibid., p. 490.

[147] Colette, La Naissance du jour, Pl, III, p. 335.

[148] Colette, Le Pur et l'Impur, Pl, III, p. 612.

 

 

 

 

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