| Julia Kristeva
                
               Colette ou la chair du monde
                
               
                 
                         « Sauver la  maison » de Colette participe non pas d'un culte, mais d'une  initiation à la lecture de son oeuvre,  dans
                laquelle la langue française est inséparable de l'espace et du temps, ressentis
                et incorporés. Une initiation à la lecture, tout simplement. Et je fais
                un rêve:  en visitant la maison natale   de
                Colette, les internautes dopés par hyperconnexions   avec « éléments de
                langage »,  parviennent peu à
                peu à associer leurs mots dévitalisés   aux choses, aux sensations,
                pourquoi pas à l'histoire. La glycine bleue, le muret, le noyer, le lilas, Sido
                avec son grand mot: « Regarde! » et le « coup de pied
                unique » du Capitaine  amputé
                dans le chambranle de la cheminée en marbre...prennent corps. Nos paroles
                aussi. Par quelle magie  la maison
                de Colette se prêterait-elle à cette  incarnation?  Mais parce  que l'alchimie est déjà à l'oeuvre dans ses textes, plus  immédiatement que chez d'autres
  écrivains, et que La Maison en est le « gîte », le « centre et
                le secret » où « je déchois de l'imposture ».    
                
                   J’aime l’écriture de cette
                femme : c’est un plaisir immédiat, sans  « pourquoi » , mais je veux pourtant
                tenter le pari d’une explication.
  
                  Colette a trouvé un langage pour
                dire une étrange osmose entre ses sensations, ses désirs et ses angoisses,
                ces  «  plaisirs qu’on nomme, à
                la légère, physiques » et l’infini du monde   -   éclosions   de   fleurs,   ondoiements   de   bêtes, apparitions   sublimes,   monstres   contagieux.   Ce   langage transcende sa présence de
                femme dans le siècle – vagabonde ou entravée, libre, cruelle ou
                compatissante. Le style épouse les racines terriennes et son accent
                bourguignon, tout en les allégeant dans  une  alchimie  qui nous  demeure  encore mystérieuse. Elle-même l’appelle
                un «alphabet nouveau»,« puissante arabesque de
                chair ». 
  
               
                 
                 Provocante, scandaleuse par l’audace de
                ses mœurs et de son parcours, cette
  
               femme attachante
                refuse de s’enfermer dans un quelconque militantisme et ne prêche aucune
                transgression. Elle parvient à donner à son expérience de liberté sans complexe
                le langage d’une profusion maîtrisée par une rhétorique classique, qui renvoie
                les lecteurs modernes à la sérénité du miracle grec.
  
               Fallait-il être
                l’étrangère que je suis pour se laisser fasciner par sa sorcellerie, qui ne
                serait donc pas seulement française, mais, peut-être,
                sait-on jamais, universelle?
  
               
                 
                Son art «minutieux comme [d’]un primitif»  impose et démontre que le plaisir lui-même est possible s’il comprend la
                volupté en même temps que son prolongement dans une écriture, à la fois
  « gai savoir » et « règle qui guérit de tout », enchantant
                les uns et désolant les autres.
  
               Je reçois, quant
  à moi, son expérience tel un legs très précieux de la tradition française.
                Pourtant, aveugle à la politique, et bien loin d’être
                un exemple de lucidité historique, l’ingénue de la Débâcle préfère ne pas
                savoir : sous l’Occupation, plutôt que de résister, elle emploie sa plume
                imaginative à aider ses contemporains, souffrant des rationnements et de pénurie,
  à mieux se nourrir. C’est seulement en repérant ses limites et ses impasses,
                ses contradictions et ses paradoxes que le lecteur contemporain se laisse
                conquérir par  son génie affirmatif
                dans ce qu’il apporte d’insolite au cœur de la tragédie humaine telle que l’a
                exhibée le XXe siècle.
  
               
                 
                  Au moment-même où Freud découvre
                la psychanalyse en analysant les rêves des  viennoises névrosées, Colette l’enracinée, Colette l’amoureuse, Colette
                l’hédoniste  exige son droit au
                bonheur à tout prix  et impose la sensualité  désinhibée de ses Claudine. En défiant
                aussi bien le refoulement qu’une certaine rigidité de l’interdit divin et
                moral, ainsi que de la norme sociale elle-même. L’athéisme et l’amoralisme
                devaient être les deux versants de cette exploration aussi plaisante que
                risquée, lourde de portée métaphysique sous sa désinvolture et son caractère
                scandaleux. Par un savoir plus inconscient que raisonné, elle accorde une
                confiance totale à cette civilisation française à laquelle elle est fière
                d’appartenir- de Villon et Rabelais à Balzac et à Proust, fondée sur la
                séduction et ses logiques de mascarade, de mime, d’artifice, de déni, de
                perversité, de mensonge - bref, d’imagination à la fois acide et salutaire,
                empoisonnante et jouissive.
  
                
                
               Étrange corps que
                celui de Colette - si français  -
                qui se met en scène pour souffrir et jouir, dissocié, spasmodique, et surtout
                rhétorique. Corps qui se plaît à exhiber ses étrangetés en créant de non moins
  étranges harmonies en musique, en poésie et en philosophie. Transmuer la
                sensation fiévreuse d'une passion dans ce plaisir de bouche et d'oreille qui
                s'incarne dans les mots de la langue maternelle: voilà le seuil où l'humanité
                parlante cherche sa vérité, et dont la justesse  sensuelle de Colette ne s'écarte jamais.
                . C’est bien à Colette la bacchante,  dévorant hommes et femmes, roses et muguets, chiens et chats, que nous
                devons cette sobre définition de la culture comme culte du mot : « Entre le
                réel et l’imaginé, il y a toujours la place du mot, le mot magnifique et plus
                grand que l’objet. » Et qui se permet cette tendre moquerie de la francité
                qu’elle considère tout entière ciselée dans le joyau de la langue : « C’est une
                langue bien difficile que le français. A peine écrit-on depuis quarante-cinq
                ans qu’on commence à s’en apercevoir. »
  
               
                 
               Alors que les
                grandes œuvres littéraires de ses consœurs européennes et américaines excellent
                dans la mélancolie - d’Emilie Dickinson à Virginia Woolf en passant par Anna
                Akhmatova-, c’est par son cantique de la jouissance féminine que Colette la
                Française  domine la littérature de
                la première moitié du XXe siècle. Détestant les féministes, fréquentant les
                homosexuelles et refusant de se laisser enfermer dans les mièvreries acides des
                chapelles gomorrhéennes, elle impose néanmoins une fierté de femme qui n’est
                pas étrangère, en profondeur, à la révolution des mentalités qui verra
                s’amorcer lentement l’émancipation économique et sexuelle des femmes.
  
               « Tu es plutôt
                une femme comme il faut, mais d’un genre particulier. [...] Tu as le talent
                d’écrire et d’intéresser le lecteur avec des choses... je ne puis dire des
                riens car au fond ce ne sont pas des riens, loin de là, et je dois même
                reconnaître que tu, avances de deux siècles à de nombreux points de vue. » Quel
                meilleur guide que ces propos de Sido, sa mère, d’une tendresse sans
                complaisance, et pour cela même prophétiques, pourrait nous accompagner dans la
                lecture de ces « riens »? Et qui deviendront nôtres dans « le chaud
                désordre  d'une maison heureuse, livrée aux enfants et aux bêtes tendres ».
                Sa maison enfin restituée à ses lecteurs:  « le royaume » et
  « le fantôme »; « la maison sonore, sèche, craquante comme un
                pain chaud: le jardin, le village... » . Et ses livres,  à la lecture.
  
               
                 
                Julia Kristeva
                
               Le Génie Féminin,
              t.3, Colette (Fayard, 2002) 
                
               Mobilisation pour sauver la maison natale de Colette Colette en scène   |