Julia Kristeva | site officiel

 

 

Kristeva photo J.Foley/Opale

COMME UN POLAR METAPHYSIQUE

 

Julia Kristeva : Pour moi l’automne 89 est celui de l’assassinat de mon père dans un hôpital bulgare.(1) Je n’ai encore jamais parlé publiquement de cet événement. Cela se passe au mois de septembre. Mon père souffrait d’un ulcère de l’estomac qui, s’étant cicatrisé, devait subir une petite intervention chirurgicale dite de décollement. Une opération somme toute très simple, selon les médecins locaux… Mais les complications sont apparues immédiatement et le chirurgien ne maitrisait pas la situation postopératoire qui s’aggravait de jour en jour. Consciente du danger, j’ai demandé l’aide de l’Elysée pour faire hospitaliser mon père dans un hôpital français. En effet, François Mitterrand s’était rendu en Bulgarie au mois de janvier 1989, et avait eu la gentillesse de m’emmener avec lui dans ce voyage. Il avait fait la connaissance de mon père qui chantait dans la chorale de la cathédrale Alexandre Nevski, à l’occasion d un magnifique concert pour la délégation française. Mais à Sofia, le transport de mon père est refusé : la médecine socialiste allait faire des miracles, m’a-t-on dit au téléphone… Deux jours après mon père était mort. Nous n’avons pas su directement ce qui s’était passé : on interdisait à ma mère de rendre visite l’opéré, sous prétexte que tout visiteur était porteur de microbes ! Le «facteur humain», comme ils disaient, réduit au microbe : cela vous donne une idée du climat… Nous avons compris plus tard qu’ à cette époque on faisait des expériences médicales sur les vieillards, papa avait été semble-t-il un de ces cobayes. Un médecin qui avait fait sa «spécialisation» en RDA avait tenté une greffe sur le duodénum. C’était absolument insensé dans un pays qui manquait même de fil chirurgical.

Je me prépare donc à partir à son enterrement. Mon père, qui était très croyant, n’avait pas de tombe prévue. Je me propose d’en acheter une pour qu’il soit enterré conformément à ses convictions. J’ai même proposé de la payer avec une devise forte, des dollars. Mais cette requête est refusée par les autorités qui n’autorisent que les enterrements de communistes par crainte de rassemblements religieux. Un apparatchik me dit que si je pouvais mourir, compte tenu de ma relative notoriété, je devrais obtenir une tombe et mon père serait enterré avec moi. Ce n’était à l’évidence pas le cas ; mon père a donc été incinéré. Ce fut une très grande violence pour lui, puisque l’incinération était contraire à ses convictions, mais aussi pour moi qui respecte sa foi tout en étant sans religion, et évidemment, pour la famille, pour les proches. Ses amis, les miens, de nombreux intellectuels athées se sont malgré tout réunis pour une cérémonie religieuse d’enterrement.

C’était donc au mois de septembre. Je suis rentrée en France littéralement abattue par tant de cruauté, et avec la culpabilité de n’avoir pu ni prévenir l’opération, ni même l’enterrer mon père. S’il avait attendu quelques mois, il serait sans doute en vie. En effet, en novembre, le mur tombait, le régime communiste s’effondrait, la corruption allait prendre le relais, et le frémissement toujours en cours de la démocratie. Pendant presque deux ans, ce fut un état de deuil douloureux, et un genre littéraire s’est imposé à moi et m’a permis de panser la plaie : le « polar métaphysique » Le Viel Homme et les loups ( Fayard, 1991) . Dans ce livre noir, un vieil homme - mon père- voit les hommes se transformer en loups. J’avais repris inconsciemment Les métamorphoses d’Ovide (écrites au premier siècle de notre ère, au bord de la Mer Noire, dans l’actuelle Roumanie, autre pays de loups…), les dessins d’un Goya noir, et surtout une pensée de Freud que je partage totalement: le pacte social est fondé sur un meurtre commis en commun. Les régimes totalitaires sont un exemple paroxystique de cette criminalité sous-jacente à toute société, quand elle oublie l’homme, et la femme, au singulier ».

Une porte s’ouvre sur les souvenirs. Julia Kristeva nous raconte ce voyage avec Mitterrand en janvier 89. Que pensait-il de la situation ? Entrevoyait-il ce qui allait se passer ?

Julia Kristeva : Personne n’imaginait que le mur allait tomber. Nous savions que le système pourrissait, s’envenimait et s’effritait, mai il semblait que ça allait prendre des années. Rétrospectivement, on mesure que la situation était déjà très « mure ». Ainsi, nous rencontrions les dissidents certes dans la semi-clandestinité des cafés, au petit matin. Mais nous les rencontrions. Je me souviens aussi de cette rencontre organisée à l’université de Sofia. Dans le grand amphithéâtre, François Mitterrand et Todor Jivkov devaient débattre avec des étudiants. Seuls les étudiants communistes étaient conviés. Mais il en est venu beaucoup d’autres. Un jeune homme demande à Mitterrand ce qu’il pense des pays où des dictateurs se maintiennent au pouvoir contre la volonté de leur peuple. Questions embarrassantes pour Mitterrand, tant l’allusion contre Jivkov était évidente. Il répond : « Dans certaines circonstances il est plus important de poser une question que d’avoir une réponse ». Et c’est vrai que l’audace de ce jeune homme était le signe d’un bouleversement en préparation »

Et elle, Julia Kristeva, comment retrouvait-elle son pays en 1989 ? Son premier sentiment fut la stupéfaction.

« J’avais quitté la Bulgarie la veille de Noël 1965. C’était un temps de démocratisation : «le dégel », comme on disait alors. J’avais gardé le souvenir d’un pays fier d’avoir inventé l’alphabet slave, fier de sa culture, de ses artistes, de ses intellectuels qui, malgré l’oppression, menaient des recherches passionnantes, une véritable vie de l’esprit. Depuis des siècles, les Bulgares avaient investi la culture pour faire face à l’occupation ottomane. Chemin faisant, ils avaient construit des relations apaisées avec les diverses communautés ethniques et religieuses qui peuplent les Balkans : les musulmans, les juifs. Je me plais à retrouver les conséquences de cette cohabitation plutôt inhabituelle dans le fait- lui aussi exceptionnel- que les intellectuels bulgares et l’Eglise orthodoxe ont réussi à convaincre le roi Boris d’empêcher la déportation des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale… Et bien, tout au contraire, en septembre 1989, je ne reconnaissais plus mon pays. Des queues épouvantables s’allongeaient devant les magasins. Je me souviens avoir attendu deux heures pour acheter des cerises pour ma mère. En vain. Mais au-delà de la crise économique, j’étais frappée par la violence des relations humaines. Je ne me reconnaissais pas cette novlangue dure, brutale, pleine d’insultes que les gens exaspérés s’envoyaient dans la figure…Des loups, littéralement.

Dans quelle condition avez-vous quitté la Bulgarie ?

En 1963 ou 1964, un journaliste bulgare, Albert Cohen, communiste et ancien partisan je crois, avait écrit un recueil d’articles sur « le dégel », justement, cette période de déstalinisation ouverte avec l’ère Khrouchtchev en URSS. Je collaborais alors à la revue de l’Union des écrivains. C’était une revue d’intellectuels, donc assez élitiste et avec une certaine liberté de ton. Disons qu’une amorce de discussion pouvait avoir lieu. Il arrivait qu’on puisse exposer un point de vue légèrement autonome, mais il était bien sûr accompagné d’un autre article qui le rectifiait... Personne n’osait écrire sur ce recueil d’articles d’A. Cohen. J’avais 22 ans, je me propose et je mise sur le fait que les choses vont aller dans le bon sens. Le lendemain, à la Une du journal du pari communiste bulgare « Rabotnitchesko delo », est publié un article virulent du genre « Julia Kristeva, agente cosmopolite de l’hyène capitaliste ». Mon père, qui a découvert l’article, arrive blême à la maison en cachant le journal pour ne pas inquiéter ma mère et ma sœur. Il m’a emmenée à la montagne dans un bistrot près d’un monastère. Il me demandait ce que nous allions faire. Nous redoutions un enfermement dans un de ces camps de concentration qui existaient encore, disait-on, sur les bords du Danube. Pendant des mois, la famille est restée à l’affut des bruits suspects dans l’immeuble, au petit matin, l’heure à laquelle « on embarquait les gens ».Comble de l’angoisse, Radio Free Europe, la radio des américains, a dit le plus grand bien de mon article : mon cas s’aggravait ! J’étais la hyène sioniste pour les uns ; une héroïne pour les autres. Bien sûr je n’avais pas la moindre idée d’aucun de ces rôles dont on m’accusait. J’étais tout simplement prise dans la tenaille de « la lutte idéologique ». Pour finir, on ne nous a pas inquiétés, je suis restée libre, sans doute parce que je n’avais aucune action politique et syndicale. Et probablement aussi parce que je travaillais comme interprète pour le Français et le Russe. J’ai traduit Waldeck Rochet et Youri Gagarine, que j’avais accompagnés dans leur déplacement en Bulgarie…

C’est alors que le gouvernement français, sous De Gaulle, décida d’attribuer des bourses aux étudiants pour faire rayonner la culture française dans une Europe visionnée- déjà !- « de l’Atlantique à l’Oural ». Je parlais assez bien le français, appris à la maternelle des dominicaines , puis, après leur expulsion pour « espionnage », aux cours de l’alliance française à Sofia. Je lisais le journal d’Aragon, Les lettres françaises, et Clarté. On se jetait sur ces journaux. C’est d’ailleurs dans Clarté que j’ai vu pour la première fois une photo de Sollers. Je l’ai trouvé très beau. Et très intelligent : dans l’esprit des surréalistes, de futuristes, de l’après- nouveau roman, et plus radical d’eux… Je préparais ma thèse sur le nouveau roman français dont j’avais découvert l’existence par les écrits d’Aragon. Je lisais Sartre, Robbe-Grillet, Sarraute, Butor, Claude Simon et d’autres grâce à des envois d’un ami journaliste bulgare accrédité à Paris et proche des communistes français dissidents – c’est dire aussi que le mur n’était pas parfaitement étanche. Le formalisme russe et ses complicités avec les avant-gardes littéraires comme les écrivains Maïakovski et Khlebnikov m’avaient fait comprendre que c’est dans le changement de style et de langue que se joue l’essentiel de la libération subjective et de la démocratie. Philippe Sollers me paraissait exprimer à sa façon très française les mêmes convictions qui enracinent la vie politique dans l’expérience intérieure comme expérience de langage … Bref, sans rentrer dans le détail, mon directeur de thèse à l’Académie des Sciences à Sofia a profité de l’absence du directeur de l’Institut de littérature, un communiste très dogmatique, et m’a aidée pour postuler à une bourse française à la veille de Noël 1965. Je l’ai obtenue et je suis partie à la hâte, avant le retour du directeur, avec 5 dollars en poche : les seuls que papa avait trouvés… Presque clandestinement. »

Vous vous sentiez « dissidente » ?

Je suis née dans ce régime. Comme toute ma génération, je n’étais pas confrontée à « la nécessité d’avoir des repères », qu’évoquent aujourd’hui les communistes qui, eux, avaient choisi « d’adhérer ». Nous étions pionniers d’office. Au contraire, je voulais bousculer le dogme, cet étouffoir de vie que symbolisait le corps embaumé de Dimitrov dans son mausolée, et plus tard le Mur de Berlin. D’où mon intérêt pour les langues étrangères. Dans le même esprit, j’étais fascinée aussi par les mathématiques, sciences et les cosmonautes, je voulais être astrophysicienne. Nous ne pensions qu’à nous échapper. Je voulais partir. Mais je ne pensais pas rester en France. Pourtant, rapidement, il est apparu évident que je ne ferai pas le chemin du retour.

Et vous n’êtes jamais revenus entre 65 et 89 ?

J’essayais d’abord de faire venir mes parents mes parents en visite en France : chose quasi impossible, et qui ne s’est réalisée que grâce à Chaban-Delmas que Sollers connaissait et qui, ayant eu des contacts avec la résistance bulgare, conservait parait-il l’oreille du pouvoir. Sans cet appui, mes parents ne recevaient qu’un refus catégorique : «Votre fille et votre genre appellent à la Révolution ; ils diffusent la Cause du peuple aux coins des rues, vous n’y pensez pas, avec Sartre et Beauvoir!». Je suis retournée quand même en Bulgarie après la naissance de notre fils, pour qu’il connaisse ses grands-parents.

Et depuis 89 ?

Après la mort tragique de mon père, je n’avais pas le cœur d’aller en Bulgarie. J’y suis revenue pour le décès de ma mère, en 2002, qui coïncidait bizarrement avec mon obtention du titre de Docteur Honoris Causa de l’Université de Sofia… et avec la visite de Jean-Paul II… J’ai vu la débâcle du système communiste, et beaucoup de déception à la place. Le communisme a failli. La maffia gagne sur tous les terrains. Plus personne ne croit en rien. « Bulgarie, ma souffrance » est le titre d’un texte où j’essaie d’analyser cette situation. La religion orthodoxe qui ne manque pas d’efficacité consolatrice dans les grands passages de l’existence – la naissance et la mort - n’a pas développé la capacité de soutenir le désir de liberté du croyant en particulier et de la personne en général, et elle n’est d’aucun secours au quotidien. Les peuples orthodoxes n’ont pas pu s’appuyer ni sur une spiritualité vivante, ni sur la force du christianisme social qui fleurit chez les catholiques ou chez les protestants. Résultat : déferlante nihiliste, menace d’effondrement humain. Il reste la culture. Et de très fortes attentes envers l’Europe. Mais où en est la politique culturelle de l’Europe ? Où en est la politique culturelle extérieure de la France ? Je viens de remettre sur ce sujet un avis au CESE. Un grand point d’interrogation qui attend- et je crains qu’il risque d’attendre longuement- une réponse aussi bien du sommet de l’Etat que de la part de l’UE. Espérons que l’UNESCO sera plus dynamique, avec sa nouvelle direction féminine, et bulgare !

JULIA KRISTEVA

(1) Version revue et corrigée par l'auteur, d'un entretien paru dans "Regards"

 

 


 

 

 

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