JULIA KRISTEVA

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Julia Kristeva
 

 

 

 
 
Julia Kristeva photo John Foley

 

 

Dans le temps

 

Julia Kristeva signe un roman protéiforme qui va et vient entre les époques.

 

Le temps, toujours le temps. Avant L'Horloge enchantée, il y a eu Pulsions du temps et, précédemment, Le Temps sensible. Julia Kristeva n'en aura jamais fini avec cette question qui est une nouvelle fois au cœur de son dernier livre. Un livre qui emprunte à différents genres, de l'essai au policier, de l'autobiographie au roman historique. Il y a dans ces quelque cinq cents pages une effervescence, un bouillonnement constants. Et d'abord, peut-être, parce que s'y presse bien du monde autour de la psy Nivi Delisle, double évident de l'auteur. Il y a l'astrophysicien Théo, l'amant-aimant, source d'attraction et d'attirance perpétuelle ; il y a Stan, son fils atteint d'une maladie orpheline, ou encore Marianne, journaliste survoltée et intrigante et Rilsky, le commissaire toujours très informé. Mais il y a aussi, et surtout, Louis XV et la Pompadour, la philosophe Emilie du Châtelet, l'astronome Cassini sans oublier, bien sûr, le savant Claude-Siméon Passemant. Dans ce petit théâtre d'ombres et de vivants animé par Julia Kristeva, les portes ne claquent pas comme souvent dans les représentations de boulevard où les personnages vont et viennent entre deux éclats de voix. Ici, ils s'imbriquent plutôt, à la manière, vous savez, de ces commodes Louis XVI qui dissimulent des cachettes et des tiroirs secrets. Un personnage en appelle un autre qui en appelle un autre, etc., façon poupées russes. Et comme ces personnages appartiennent à des époques différentes, c'est le temps même qui se décompose et se recompose à la faveur des délires imaginaires (« Je mène une  multitude d'actions qui explosent le temps, qui pulvérisent son vol») et des rencontres amoureuses.

 

Nivi et Théo justement : à chacun sa  focale et son champ d'action. Pour elle c'est  microcosme et la loupe, penchée qu'elle est sur la psyché. Pour lui, au contraire, c'est plutôt macrocosme et télescope. Mais ici comme là, toujours, il est question de déplier ou d'explorer l'espace-temps. Effet de zoom constant, agrandissement des sensations, cristallisation des perceptions. Peu importe le terrain de jeu, l'inconscient ou l'univers, il s'agit à chaque fois d'éprouver le temps : « Mon temps retrouvé ne s'écoule pas, il se dresse en moi, hors de moi. Bruissant, épuisant, délirant, excitant, il me métamorphose ». Il y a anamorphose aussi : en ressuscitant, pour dialoguer avec eux à travers les âges, l'artisan mécanicien Passemant qui, en 1750, mit au point pour Louis XV une pendule astronomique branchée sur le temps jusqu'en l'an 9999, et la brillantissime Emilie du Châtelet, passeuse des travaux de Newton en France, Nivi tord et déforme la courbe du temps. Elle circule du temps vécu au temps rêvé, elle articule la pensée du temps au temps de la pensée, passe de la réalité à la fiction. Ce faisant, elle incarne mieux que jamais sans doute Julia Kristeva qui a mis beaucoup d'elle-même dans ce roman. Pour qui connaît un peu sa vie, la dimension autobiographique est assez évidente. En Théo il y a manifestement du Sollers (avec qui elle est mariée depuis 1967) et Stan doit beaucoup à David, leur fils. Croire à une simple transposition de la vie à l'écrit serait une erreur d'appréciation. Pour Kristeva le roman n'importe pas la réalité telle quelle, il la reconfigure, la réinvente. Pas de copier-coller mais un réagencement créatif : « chaque pièce joue son jeu (...), le puzzle se forme et se défait ».

 

Entourée de spectres, convoquant des fantômes, Nivi-Kristeva joue donc avec le sablier. « Transmuée en voyage du temps » à mesure que son imagination déverrouille les cadenas de la chronologie, « Nivi la fileuse, la reliante » dénoue et renoue à sa guise les fils du temps. Pour ne plus craindre le temps qui passe, mais pour passer à travers lui, encore et encore, à l'infini.

 

Anthony Dufraisse

 

LE MATRICULE DES ANGES,   MARS 2015

 

 

 

 

 

 

JULIA KRISTEVA L'HORLOGE ENCHANTÉE

 

JK

Julia Kristeva L'Horloge enchantée
JULIA KRISTEVA

L'HORLOGE ENCHANTÉE

Fayard, 2015

 
 


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