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La révolte intime : Colette

Séminaire doctoral de Julia Kristeva

Dépression, perversion, sublimation

 

Colette 

« [...] les êtres vraiment pervers sont presque aussi rares en ce monde que les saints ». [1]

 

 « Nous ne pouvons approcher des êtres les plus pervers, sans reconnaître en eux des hommes. Et la sympathie pour leur humanité entraîne notre tolérance pour leur perversité. » [2]

 

Du côté de Freud : père-version ou mère-version

 

De toutes les avancées de la psychanalyse dans l’exploration de la vie psychique, l’abord de la perversion — et notamment dans son lien à la sublimation — est l’une des plus ferme, mais aussi des plus complexe et des plus ouverte. En déclarant dès les débuts de ses travaux que l’enfant a une « disposition perverse polymorphe [3]  », Freud déculpabilise la perversion : nous sommes tous pervers de par notre passé infantile et, par conséquent, nous le restons inconsciemment en tant qu’adultes. Il ne l’efface pas pour autant ni comme comportement ni comme structure : du sadomasochisme en passant par l’exhibitionnisme et le voyeurisme, sans oublier les divers fétichismes ou les homosexualités, les symptômes sont diagnostiqués et analysés comme tels. Mais ils sont aussi envisagés comme potentiellement inhérents à toute sexualité humaine en tant qu’elle apparaît, à l’écoute de l’analyste, comme essentiellement perverse dans ses plaisirs préliminaires et ses fantasmes inconscients. De quoi aboutir à des paradoxes qu’on ne s’est pas privé de formuler, par exemple : la psychanalyse considère que non seulement la perversion n’existe pas, mais que nous sommes tous pervers [4]  ! Un des indices contemporains de cette situation est le débat qui agite actuellement les sociétés psychanalytiques à travers le monde : peut-on être homosexuel et analyste ? Le plus difficile dans ce dilemme étant de définir, non pas qui est homosexuel, mais qui est... analyste !

Dans la réflexion que propose ce livre, nous n’entrerons pas dans les controverses qui émaillent la théorie et la pratique analytiques des perversions. Nous nous en tiendrons aux positions freudiennes essentielles et à leurs développements contemporains en rappelant quelques points fondamentaux susceptibles d’éclairer l’expérience de Colette.

Dès les Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), Freud définit la perversion comme une transgression et comme un arrêt : « Les perversions sont soit a) des transgressions anatomiques des zones corporelles destinées à l’union sexuelle, soit b) des arrêts de la relation intermédiaire avec l’objet sexuel qui, normalement, doivent être rapidement traversés sur la voie du but sexuel final [5] . » Il s’agirait d’une « surestimation sexuelle » qui élève au rang de but sexuel des activités intéressant d’autres zones du corps que les parties génitales.  Spécifique à l’enfant, ce comportement relève de son fort investissement narcissique du corps propre, pris comme objet de satisfaction dans toutes ses zones érogènes (la bouche, l’anus, mais aussi la peau et les cinq sens eux-mêmes qui mettent le bébé en contact avec le premier objet, la mère). Si donc l’enfant est pour cela même un « pervers polymorphe », la mère ne l’est pas moins : « L’amour de la mère pour le nourrisson est de type amoureux pervers, ce dont le père inconsciemment prend ombrage, surtout s’il s’agit d’un fils [6] . »

Les freudiens spécifieront, ultérieurement, qu’en raison de la néoténie (c’est-à-dire le fait que nous naissons inachevés, prématuration qui nécessite un long étayage maternel et parental avant l’acquisition d’une certaine autonomie), le bébé est habité d’une « angoisse précoce » ou une « phobie originaire », lesquelles conditionnent « l’appétit d’excitation » (Reizhunger) et ses satisfactions toujours incertaines, toujours substitutives. Cet appétit d’excitation, continûment à la recherche d’un objet de satisfaction lui-même continûment insatisfaisant, serait donc l’inévitable destin de la pulsion chez les humains, la véritable économie de ce que Freud a repéré comme une perversion originelle. Et de se demander si la notion même de perversion n’est pas un concept « contre-phobique », et si la perversion ne recouvre pas plutôt une... « mère-version » [7]  !

Néanmoins, dans la vie de l’adulte cette fois-ci, le fondateur de la psychanalyse qualifie de perverses les particularités suivantes : « méconnaissance de barrière spécifique (de l’abîme qui sépare l’homme de la bête), de la barrière opposée par le sentiment de dégoût, de la barrière formée par l’inceste [...], homosexualité et enfin transfert du rôle génital à d’autre organes et parties du corps [8]  ». Transgression donc des « barrières », autrement dit des interdits qu’énonce la loi sociale pour autant qu’elle est une loi du père, et qui canalisent la sexualité vers la procréation. En se dérobant à ces interdits ou barrières, le pervers se fixe à des buts et objets propres à la sexualité infantile, cette fixation déniant en priorité l’interdit de l’inceste. Si, pour Freud, la perversion est une passion fixe qui ramène le pervers aux plaisirs infantiles avec le corps maternel, c’est aussi parce que, en même temps qu’il dénie l’interdit de l’inceste, le pervers dénie la castration de la mère. Prothèse puissante, douée de tous les pouvoirs de satisfaction, parce que fantasmée androgyne, pourvue de pénis en même temps que de seins, il ne lui manque rien : telle serait la mère imaginaire du sujet pervers. La belle analyse du « cas » de Léonard de Vinci permet à Freud à démontrer ce surinvestissement de la mère au pénis, mère phallique pour le fantasme pervers qui, pour satisfaire l’omnipotence infantile, l’érige en lieu et place de l’absence ou de la défaillance du père. On comprend donc que la définition de la perversion comme « déni de la castration de la mère » est à penser avec cette autre définition dont elle est le corollaire : « toute perversion constitue une négation des fins assignées à la procréation [9]  » .

Comment le pervers polymorphe qu’est le néotène, c’est-à-dire l’enfant né inachevé, impotent, dépendant de sa mère, se transforme-t-il en un sujet pervers ? - « [...] il est souvent possible de découvrir dans l’anamnèse des pervers une impression très ancienne, laissée par une orientation anormale de l’instinct et un choix anormal de l’objet et à laquelle la libido du pervers reste attachée toute la vie durant [10]  ». Si l’on admet que cette fixation auto-érotique se produit, la plupart du temps banalement, pendant la cinquième ou sixième année, on peut dater l’apparition d’une structure perverse (différente de la perversité polymorphe du bébé néotène) à partir du complexe d’Œdipe [11] . La séduction parentale, maternelle ou paternelle, les abus pédophiles, mais aussi une quantité ou particularité pulsionnelle innée, des prédispositions originelles donc, peuvent être à la base d’une telle évolution. Dès lors, et quand la perversion a refoulé la sexualité normale — et non pas quand elle se contente de l’accompagner —, « nous retrouvons dans l’exclusivité et dans la fixation [...] un symptôme pathologique [12]  ».

Freud avance très tôt un certain relativisme culturel et historique de la perversion : les perversions sous-tendent toutes les névroses qui caractérisent les sujets contemporains considérés normaux, et peut-être en trouve-t-on les vestiges dans certains cultes religieux qui démontreraient le caractère archaïque de ce comportement relevant de l’enfance de l’humanité : « Je suis près de croire qu’il faudrait considérer les perversions dont le négatif est l’hystérie comme les traces d’un culte sexuel primitif qui fut peut-être même, dans l’Orient sémitique, une religion (Moloch, Astarté) [13] ... » A plusieurs reprises, Freud précise cette idée en enracinant les perversions dans la prédisposition sexuelle infantile qui demeure refoulée et inconsciente dans les psychonévroses , elles-mêmes définies comme « le négatif de la perversion [14]  ».

C’est la régression qui fait émerger la perversion, tandis que le refoulement structure la névrose : « La régression de la libido, lorsqu’elle n’est pas accompagnée de refoulement, aboutit à la perversion, mais ne donnerait jamais une névrose [...] le refoulement est le processus propre à la névrose [15] . ». La paranoïa, quand à elle, résulterait de la « poussée d’un courant auto-érotique [...]. La formation perverse correspondante serait ce qu’on appelle la folie originelle [16] . » On dira qu’en utilisant les tendances perverses libérées par la forclusion du rôle du père, le paranoïaque opère une fusion entre son moi et le monde, en créant ainsi une grandiose intimité amoureuse spécifique au... pervers : « L’acmé de l’extase amoureuse [chez le Président Schreber] est une sorte de fin du monde, où c’est l’objet et non le moi qui absorbe tous les investissement offerts au monde extérieur [17] . » Dans toutes ces approches, on le voit, la perversion se profile comme le fond sexuel originel sur lequel se découpent les autres comportements et structures.

 

 

JULIA KRISTEVA 



[1] Cf. François Mauriac, in La Pharisienne, VIII.

[2] Cf. Marcel Proust, in Jean Santeuil, Pléiade, 1971, p. 872.

[3] Cf. S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), trad. fr. Gallimard, 1991, p. 118.

[4] Cf. R.-J. Stoller, La Perversion, forme érotique de la haine, Payot, 1977 ; et Ilse et Robert Barande, « Antinomie du concept de perversion et épigenèse de l'appétit d'excitation », in Revue française de psychanalyse, 1983, vol. 47, n° 1, p. 208.

[5] Cf. S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, trad. fr. Gallimard, 1991, p. 57-58.

[6] Cf. S. Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Gallimard, 1993, p. 143.

[7] Cf. I. et R. Barande, op. cit., p. 205-209.

[8] Cf. S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Payot, 1992 p. 193.

[9] S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Payot, 1992, p. 301.

[10] Ibid., p. 327-328.

[11] Cf. S. Freud, « Un enfant est battu » (1919), in Névrose, psychose et perversion, PUF, 1974, pp. 221-123, 232.

[12] Cf. S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, 1991, p. 74.

[13] Cf. S. Freud, La Naissance de la psychanalyse (1897-1902), PUF, 4e éd., 1979, p. 167.

[14] Cf. S. Freud, « Fragment d'une analyse d'hystérie Dora » (1900), in Cinq psychanalyses, PUF, 1975, p. 35-36 ; idem, Trois essais, op. cit., p. 80 sq.

[15] Cf. S. Freud, Introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 324.

[16] Cf. S. Freud, La Naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 270.

[17] Cf. S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d'un cas de paranoïa, le Président Schreber » (1911), in S. Freud, Œuvres complètes, vol. X, PUF, 1993, p. 292, n.1.

 

Voir aussi: J. Kristeva, Le génie féminin, t .3, Colette ou la chair du monde, Fayard,  2002.

 

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