
                 
                
                   
                
                
                   
                
                
                
                   
                
                « La Révolution est d'abord intérieure »
                 
                On réédite
  « L’Avenir d’une révolte »,
  écrit en 1998. En quoi ce livre est-il toujours d’actualité ?
  
                
                
                   
                
                Dans cet ouvrage, je m’interrogeais sur le sens de la révolte à notre
  époque. J’indiquais que  les crises financières, économiques et
                  politiques  sont insolubles non seulement parce  qu’elles sont
                  nouvelles (globalisation, finances virtuelles, impuissance du modèle politique
                  fondé sur le bipartisme et les conflits sociaux). Mais parce qu’elles recouvrent
                  une profonde crise de civilisation. Que deviennent l’indépendance et la
                  créativité, la liberté de pensée des hommes et des femmes dans une culture de
  « show » et d’ « entertainment » ?  J’en
                  appelais à la   révolte, non pas comme une nouvelle forme
                  d’engagement ou une promesse paradisiaque, mais au sens étymologique et
                  proustien du mot, comme une reconstruction du passé et de soi, de la mémoire et
                  du sens. Je crois que ce constat est toujours vrai. Aujourd’hui nous assistons
  à un certain nombre de révoltes à travers le monde : le mouvement des
  « Indignés » en Europe et aux Etats-Unis, ces jeunes qui se soulèvent
                  contre les marchés financiers ; le Printemps arabe, avec sa rébellion
                  contre des dictateurs sanglants ; ou, encore les mouvements de
                  protestations contre Poutine en Russie. Toutes éminemment sympathiques, voire
                  admirables de courage, mais, à l’heure actuelle, digérées par le spectacle
                  ou marginalisées, quand elles ne sont pas récupérées par des forces conservatrices,
                  voire intégristes.
                  
                
                 
                  
                
                Que voulez-vous
                  dire par là ?
  
                
                
                   
                
                La terreur révolutionnaire et les totalitarismes nous ont appris que
                  la liberté se conjugue au singulier. Or, ces révoltes se font sur le modèle
                  hérité des révolutions bourgeoises et prolétaires : un face- à - face qui
                  oppose deux blocs socio- politiques.  Mais contre qui se révolter, quel
  « face-à-face » si l’adversaire est la vacance du pouvoir, l’absence
                  de projet, les zones de non-droit, ou, au contraire, un ordre tyrannique,
                  mais  virtuel et anonyme (la finance moderne, banques et
  « traders ») et cumulant tous les pouvoirs (les oligarchies  et
                  les  mafias) ? Et qui peut encore se révolter, si la singularité
                  humaine disparaît sous la « personne patrimoniale » (qui n’est qu’un
                  propriétaire de son patrimoine génétique et de ses organes, dans le meilleur
                  des cas, car il est des pays où ils sont volés ou revendus) ? Il nous faut
                  revenir à des formes radicales parce qu’intimes de la révolte, qui garantissent
                  l’indépendance des esprits et la capacité créative : le questionnement
                  des valeurs et des identités, l’expérience intérieure, la remise en cause de
                  l’acquis, des clichés, des « éléments de langage ». Pour toucher,
                  sous les stéréotypes et les conventions,  jusqu’aux traumas indicibles.
                  Pas pour les perpétuer, pas pour embaumer « ma dépression » ou « mon
                  inceste » en les inoculant  à mes lecteurs ; mais pour les
                  décomposer, analyser, réévaluer. Et  renaître dans de nouveaux liens, dans
                  la pluralité des liens à venir. Ceci est vrai pour l’Occident et, d’une autre
                  façon, pour les pays émergents où des sursauts libertaires  tentent de se
                  ressourcer  dans le retour aux traditions spirituelles, mais se retrouvent
                  piégés par l’obscurantisme.  Que ce soit l’emprise de la technologie ou
                  celles des  dogmes religieux qui banalisent les consciences, seule
                  l’expérience intérieure révoltée, intransigeante, peut encore nous sauver
  .
                  
                
                
                   
                
                Vous dites que la
                  révolte politique n’est plus efficace. Pourquoi ?
  
                
                
                   
                
                 Pour la première fois dans l’histoire, nous nous apercevons
                  qu’il ne suffit pas de remplacer les anciennes valeurs par des nouvelles. 
                  Il n’y a pas de « solution » parce que toute solution  (le
  « free-market », la consommation, la sécurité, l’hyper-connexion),
                  qui devient une « valeur » et prétend remplacer les anciens remèdes
   (la charité, la lutte des classes), se fige à son tour en dogmes et
                  impasses, potentiellement totalitaires.  Sous la pression de la technique,
                  de l’image et de l’accélération de l’information,  nous oublions que
                  l’être parlant est véritablement vivant  à condition d’avoir une vie
                  psychique. Or celle-ci n’existe que si elle  est une perpétuelle remise en
                  question de ses  normes et pouvoirs, de sa propre identité sexuelle,
                  nationale, linguistique ; de ses désirs, de ses souffrances, de ses amours
                  et de ses haines. C’est l’homme et la femme révoltée, dans leur inquiétude de
                  chercheurs, qui sont en prise sur le malaise dans la civilisation, pas les
                  appareils politiques. Je pense à ce président d’université en Argentine qui m’a
                  dit vouloir transformer des jeunes des quartiers sinistrés... en chercheurs.
                  Qu’ils fassent des recherches sur le pourquoi et le comment de la drogue, du
                  trafic d’armes, de la prostitution dans leur zone. Cet homme avait fait sa
                  thèse sur Maître Eckhart, un mystique du XIII-XIVe siècle qui demandait à Dieu
                  de le laisser libre de Dieu… 
                  
                
                
                   
                
                En somme, avant
                  de faire la révolution dans la cité, il faut faire la révolution en soi-même.
                  Par quels moyens doit-on opérer ce changement ?
  
                
                
                   
                
                Ils sont multiples. En tant qu’analyste, je considère que la
                  psychanalyse est évidemment l’un d’entre eux. Mais l’expérience artistique, la
                  redécouverte des expériences religieuses du passé, même quand on est athée, en
                  sont d’autres. Pour la psychanalyse, cela me semble particulièrement
                  vrai : sur le divan, il s’agit, pour une personne  en souffrance
                  psychique, de se remémorer le passé, de l’interroger, pour s’en détacher, le
                  dépasser. La psychanalyse n’est pas, comme on le croit, une méthode qui permet
                  de mieux « s’adapter » à la société. Au contraire. Elle est un moyen
                  de réévaluer son passé  pour affirmer sa singularité dans ce qu’elle a de
                  plus original, révélateur et en ce sens  révolutionnaire. Freud est un des
                  esprits les plus incisifs, les plus révoltés de son temps, rien à voir avec le
                  fondateur d’une nouvelle religion qu’on l’accuse d’être.  Cela ne se fait
                  pas dans son coin. Au fil de l’analyse, la renaissance du patient se traduit
                  toujours par les nouveaux liens qu’il arrive à créer avec autrui. Là est la
                  révolte possible. Elle n’est pas immédiatement politique, mais contribue à une
                  mutation éthique de longue et profonde haleine. Ainsi, l’œuvre 
                  encore invisible de cette psychanalyse syrienne, Rafah Nached que j’ai défendue
                  avec d’autres psychanalystes français, car elle fut emprisonnée pour avoir mené
                  des psychothérapies contre la peur. Essayant de pratiquer la psychanalyse dans
                  un pays où l’on ne peut dire ni « non » ni « je », 
  écrit-elle, cette femme a entrepris  de traduire Freud en arabe en
                  changeant la rhétorique habituelle qui, dans cette langue, exprime la sexualité
                  en  termes  sacrificiels, par une rhétorique amoureuse empruntée au
                  grand poète musulman Mansour al-Hallaj (IXe siècle) ! Une vraie révolte,
                  telle que je l’entends, qui remonte aux sources traditionnelles et réconcilie
                  la modernité la plus exigeante avec la diversité culturelle.
  
                
                 
                  
                
                Vous vous êtes
                  beaucoup intéressée aux religions ces dernières années. Vous avez même été
                  reçue par le Pape l’an passé ! Comment expliquer cela chez une
                  intellectuelle athée ?
  
                
                
                   
                
                Je suis une des rares athées qui restent paraît-il aujourd’hui, mais
                  j’estime qu’il est urgent d’établir des passerelles entre l’humanisme laïc et
                  l’humanisme chrétien, ainsi qu’avec les autres religions. Dans cet esprit, j’ai
                  créé avec des psychanalystes israéliens, un Forum interdisciplinaire sur les
                  religions à Jérusalem. La culture-révolte ne nous vient-elle pas du dialogue
                  philosophique grec, de l’interprétation rabbinique, du questionnement
                  rétrospectif chrétien ? Ne laissons pas la religion aux religieux !
                  Certains des enseignements des anciens mythes peuvent nous être d’un grand
                  apport, si nous savons les revisiter, les interpréter. En effet, notre société
                  laïque est tombée dans le piège d’une gestion uniquement comptable de la vie.
                  Elle réfléchit de plus en plus en terme de « données », de
  « chiffres », de « valeurs » et de moins en moins en termes
                  de «questions ». Je vais vous donner un exemple. J’ai cherché pendant des
                  années un lieu pour accueillir mon fils David, avec ses difficultés neurologiques,
                  en respectant son autonomie tout en le protégeant. Les lois républicaines, avec
                  et malgré les efforts récents, n’assurent pas encore un véritable
                  accompagnement personnalisé des hommes et des femmes en situation de
                  handicap.  Je ne l’ai découvert que dans une association catholique,
                  nouvellement créée dans l’esprit de l’Arche de Jean Vanier : il régnait-là un
                  engagement total, une ouverture à l’autre, dans toute sa différence, tout à
                  fait extraordinaire. Une preuve de plus qu’il est urgent de refonder
                  l’humanisme, en croisant les expériences de tous.
  
                
                 
                  
                
                Vous avez
                  beaucoup lutté pour la reconnaissance des handicapés. La naissance de votre
                  fils est-il la raison principale ?
  
                
                
                   
                
                Bien sûr, la vulnérabilité de David nous a amenés à fréquenter des
  écoles et des institutions dans lesquelles j’ai pris conscience de la
                  singularité de chaque personne handicapée. Mais j’étais, de par mon parcours,
                  sensible depuis toujours à la détresse des diverses exclusions. Ma jeunesse en
                  Bulgarie m’a rendue à l’écoute de tout ce qui ne rentrait pas dans la norme. En
                  effet, mes parents avaient refusé d’être des apparatchiks, de se couler dans le
                  moule. Mon père qui avait fait des études de théologie et de médecine avait
                  renoncé à exercer son métier de médecin à la campagne, et a occupé un poste
                  administratif à la capitale, pour pouvoir conserver une certaine indépendance
                  d’esprit et donner à ses filles une éducation convenable. Il n’a cessé de nous
                  encourager à étudier la littérature et les langues étrangères pour
  « quitter cet enfer » !
  
                
                 
                  
                
                Et vous avez
                  réussi à quitter l’enfer…
  
                
                
                   
                
                Oui, je suis venue en France à Noël 1965, avec une bourse de neuf
                  mois, pour faire une thèse sur le « nouveau roman ». J’y suis restée
                  car j’ai rencontré Philippe Sollers, avec qui je me suis mariée en 1967. J’ai
  étudié avec Lucien Goldman et Roland Barthes, puis au Laboratoire de
                  Lévi-Strauss, sur des auteurs dits d’ « avant-garde », comme
                  Lautréamont, Mallarmé, Artaud, Joyce, Proust, Céline, dont l’art est en contact
                  direct avec  des états psychiques limites, une souffrance sublimée. Plus
                  tard, en 1974, après notre voyage en Chine avec Philippe Sollers, je me suis
                  détachée de la politique, comme en témoigne mon livre  Des Chinoises. Je suis devenue
                  psychanalyste avec cette même idée : rester à l’écoute de la révolte
                  intime qui transforme la vulnérabilité des êtres en art de vivre. Encore
                  aujourd’hui, je suis très sensible à la philosophie du « care », qui
                  est d’ailleurs une idée qui vient de la grande psychanalyste Mélanie Kein, à
                  laquelle j’ai consacré un livre.
                  
                
                 
                  
                
                Vous avez
                  beaucoup milité pour la cause des handicapés, mais vous avez toujours refusé de
                  parler en détail de votre fils. Pourquoi ?
  
                
                
                   
                
                 Mais j’en ai parlé tout au long d’un livre de 234 pages, échange
                  de lettres avec Jean Vanier, Leur regard
                    perce nos ombres ( Fayard, 2011) ! Le
                  handicap est une exclusion pas comme  les autres (celles qui vous excluent
                  pour des raisons de classe, de race, de religion ou de sexe), car elle nous
                  confronte aux limites de la vie, à la finitude des vivants, à la mortalité. La
                  sécularisation est la seule civilisation qui ne sait pas penser la mortalité à
                  l’œuvre en nous tout au long de nos vies. Comme nous manquons  d’ailleurs
                  de discours sur la passion maternelle…   La personne en situation de
                  handicap nous fait peur, « c’est pour les autres », ou bien on
                  l’infantilise par la compassion ; ou, au contraire, on l’héroïse dans les
                  jeux olympiques… Accompagner une personne handicapée demande beaucoup de
                  tendresse. David s’exprime en propos condensés, une sorte de haïkus
                  japonais. « Tu rêves », je le  critique parfois,
                  imprudemment. « Je rêve, donc je suis », répond-il. Ou, à propos de
                  son père : « Papa est comme Dieu, il existe, mais on ne le voit pas beaucoup. »
                  Qui peut s’intéresser à cela ? Avec le Mouvement Handicap nous avons
  échoué à organiser un Train  du Handicap, qui devait passe dans toute la
                  France, comme il y en a eu pour le cœur par exemple, etc. : il paraît que c’est
                  trop cher. Je ne suis pas sûre que le changement de gouvernement puisse changer
                  cette mentalité rigide, défensive…  
                  
                
                
Vous formez avec
                  Philippe Sollers un couple qui fascine et qui étonne. Est-ce vraiment possible
                  de former un couple totalement libre, avec un mari libertin, ou êtes-vous
                  davantage une association d’amis ?
                  
                
                
                   
                
                Je ne vois pas la contradiction (rires) ! Et je ne crois pas que
                  Sollers se reconnaisse dans le terme de « libertin » qu’on lui
                  attribue. Quant au « couple », vous savez… Thérèse d'Avila  dit "Tout est Rien", qui peut s'entendre aussi comme "Rien n'est Tout": rien ni personne ne peut satisfaire
                  totalement l’infini du désir. Et « renaître n’a jamais été au-dessus de
                  mes forces », écrit Colette… Je dois beaucoup à la fragilité, à la
                  vitalité, à l’humour, aux écrits de Philippe Sollers. Nous sommes une association
                  d’amis, de complices, en effet, qui s’est construite sur la base d’une grande
                  passion amoureuse, affective et intellectuelle. Sa rencontre a été pour moi une
                  véritable initiation libératrice. Elle répondait sans doute à mon aspiration
                  profonde, dans un contexte d’exil qui n’a pas manqué d’être douloureux.
                  Philippe n’a pas freiné mon autonomie, qu’elle soit intellectuelle ou
                  amoureuse, il a encouragé cette indépendance. Nous ne vivons pas de la même
                  façon. Je tiens beaucoup au secret, la jouissance, en particulier féminine, a
                  besoin de secret. Et je ne suis pas de ceux qui mettent leurs
  « secrets » sous les projecteurs. Je me contente de les recomposer
                  dans mes romans. Vous dites qu’il faut être fort psychiquement ? Je suis
                  persuadée d’avoir  été très aimée par mes deux parents. Certaine donc que
                  je mérite l’amour, quels que soient mes défauts, et que si l’autre ne m’aime
                  pas, il se trompe.
                  
                
                 
                  
                
                Mais n’est-on
                  jamais détruit par la jalousie ?
  
                
                
                   
                
                Si vous vivez dans une révolte-révélation permanente, vous ne vous
                  fermez pas jalousement dans votre  « univers », vous êtes un
  « multivers ». Et un « multivers » ne peut pas être jaloux
                  du « multivers » de l’autre. Si vous avez vos propres relations, vos propres
                  amitiés, des activités multiples, une vraie liberté de pensée, vous ne pouvez
                  pas considérer la personne que vous aimez comme votre propriété, destinée à
                  remplir vos manques. Vous êtes des mondes complémentaires. Notre relation reste
                  cependant l’axe central autour duquel se construisent des liens nouveaux,
                  insolites, ouverts. Elle s’affine dans la durée, comme base indestructible
                  d’affection, de tendresse, de soin, de partage. Vous vous en doutez, je ne vous
                  dis pas tout…
  
                
                 
                
                
                  
                JULIA KRISTEVA
                propos recueillis par
                  Patrick Williams
                      
                
                 
                  
                
                
                   
                
                 
                  
                
                
                   
                
                
                   
                
 
                ELLE du  21 septembre 2012