Julia Kristeva

Ma vie en dormant

1.
J’aime dormir : je n’éprouve le sommeil ni comme un repos ni comme un spectre de la mort. Aux nuits opaques de mon enfance avaient beaux succéder les rêves colorés d’une jeunesse agitée d’intrigues sexuelles, forcément sexuelles, Freud à tout dit à ce sujet; la mort tragique de mon père - assassiné par la médecine communiste qui faisait des expérimentations sur les vieillards, puis incinéré par un athéisme borné qui n’offrait de tombe au croyant qu’il fut que si sa fille, passablement renommée, acceptait de le rejoindre dans la sépulture offerte seulement à ce prix - avait beau creuser le pli d’une insomnie régulière, deux heures après minuit tapant, depuis combien d’années déjà ?- rien n’y fait. Le sommeil est ma seconde patrie. Seconde langue. Seconde nature. Frère et sœur, jumeau-jumelle, fuyant mais proche, éprouvant et cependant nourricier, étranger que je crois pourtant m’être propre et ce propre qui néanmoins m’échappe comme un étranger : le sommeil m’a toujours été refuge, source et recommencement. Serait-ce la raison pour laquelle, ayant apprivoisé cet étranger pour le meilleur et pour le pire, je n’ai jamais hésité à vivre à l’étranger, avec des étrangers, en étrangère ?


Je ne comprends pas le poète qui frémit de percer « les portes d’ivoire ou de corne » qui séparent le dormeur du « monde invisible » (Nerval). J’adore, au contraire, m’abandonner aux bras pneumatiques du sommeil, porter cette vague qui me porte, me sentir pénétrante et pénétrée, féminine-masculine, couple parfait parce que jamais en paix, éternelle poursuite, heureuse échappée, discordance insoluble, le somme comme un des beaux arts.


De ma nuit profonde je distingue le sommeil lucide, car la plongée sous-marine qui m’annule s’éclaire progressivement d’une veilleuse qui en suit les noires pulsations. Je la compose et recompose dans le sommeil paradoxal des rêves : je résous le problème de math insoluble la veille ; je mets en scène l’angoisse qui m’étranglaient hier ; je trouve le mot et la formule qui séchaient sur la page blanche d’un texte, d’un roman, d’un essai ; je pétris des coulées de pensées en brusque « concept » qui me fait rire de malice avant de me poser, demain, en sérieuse théoricienne. Immergés dans la soupe primordiale, fœtus originel et insécable androgyne, mon sommeil et ses rêves m’ont toujours apparu comme des portails d’éveil : comme l’œuvre continue de l’existence adossée à ses incommensurables mémoires, comme le creuset alchimique de toute création.

2. Bien plus que les traces électromagnétiques du cerveau, ce sont les paroles-témoins du sommeil et de ses rêves qui mes captivent. Je sais bien que la bernache cravant, qui migre de Finlande en Afrique, ne se prive pas de sommeiller tout en volant ; je vois bien qu’elle rêve, évidemment, ici, devant ma fenêtre, ne serait-ce que quelques minutes, perchée sur ma barque dans le bras de l’Atlantique. Que le tracé de mon REM soit identique à celui des oiseaux, eux-mêmes descendants des dinosaures, et que seule la longueur dudit tracé sépare mon rêve de celui du faucon, ne me surprend guère: j’ai toujours eu la certitude d’appartenir à l’espèce des migrateurs et de pouvoir me réincarner en mouette rieuse, si l’incarnation existait. J’éprouve plus d’admiration encore pour Peretz Lavie, le grand professeur du sommeil, lorsqu’il m’explique que le REM des dormeurs est identique à l’électroencéphalogramme des lecteurs : en effet, les gens qui ne savent pas rêver ne lisent pas vraiment, tout au plus ils déchiffrent en balbutiant, sans jamais saisir que le langage d’un texte est une manière d’être au monde. Pourtant Yahvé le savait déjà, puisqu’il commence par tracer-graver- séparer (Béréchit), et ne se livre qu’à ceux qui le lisent en rêvant. Montaigne, un humaniste déiste, plus proche de moi, ne disait pas autre chose lorsqu’il affirmait que pour accéder « au cabinet des Dieux », il n’y a que deux voies naturelles : la fureur et le sommeil. Encore faudrait-il être capable de les mettre en mots, images, musique. Poésie, romans, peintures, sonates et symphonies.


Le mammifère dormeur et rêveur qu’est l’être parlant a donc ceci de particulier qu’il parle, peint et musique sa vie de dormeur-rêveur. Mieux, celui qui ne se parle pas, ne se musique pas, ne se peint pas en dormeur-rêveur qu’il est, ne fait qu’entasser des mots, des formes, des bruits : mais il ne parle pas pour de vrai. Puis-je vous faire part de ma découverte ? L’origine du langage- que la science à renoncer à chercher et que seuls les dormeurs-rêveurs peuvent éventuellement appréhender- se situe au moment exquis où un mammifère bipède a su témoigner de son sommeil et de ses rêves. Avant cela, comme sans cela, il n’y a que des cris ; et des calculs.


L’histoire qui défie le temps est faite par certains individus qui excellent dans cette aventure immémoriale où la représentation coïncide avec l’innommable sommeil ou avec le rêve abracadabrantesque. Tenez, prenons Marcel Proust et Thérèse d’Avila, mes préférés.


Le petit Marcel rêvait de scènes sado-maso, flagellations d’un baron, d’un riche industriel…Une manière de transiter entre les impensables crises d’asthme, autres rituels sado-maso qui le tourmentait depuis son plus jeune âge, et ses pures méditations d’écrivain penché sur le temps retrouvé. Mais il n’ignorait pas pour autant le sommeil profond, qu’il désignait comme d’un « second appartement », plus reculé dans l’espace et le temps, plus inaccessible, sans aucune de ces «  réalisations de désir » dans des intrigues romanesques, comme le sont les premiers rêves analysés par l’inventeur de la psychanalyse. Rien que des sensations douloureuses, des éblouissements aussi, sonneries stridentes et brûlantes lumières. La caverne de Platon transformée en caverne autistique : Proust le dormeur-rêveur réussit là où l’autiste échoue, en nommant l’irreprésentable excitation-sensation.


Quant à Thérèse mon amour, cette mystique espagnole d’origine marrane ne se lasse pas de nous communiquer ses visions tactiles : autant de rêves d’extase qui l’unissent à un Dieu Seigneur et Epoux, en ligne directe de la Sulamite dans le Cantique des cantiques. Cette carmélite se récupérait, après ses crises d’épilepsie, dans une cascade de métaphores qui reproduisent à s’y méprendre ses rêveries amoureuses. Tout en découvrant qu’il n’y a pire schéol qu’un espace sans espace : entendons, l’Enfer n’est pas la torture, mais l’impossibilité de se représenter (de dire, de peindre, de musiquer) les rêveries, fussent-elles douloureuses ou extatiques.

3. Les psychanalyses aujourd’hui ne manquent pas de constater que les « nouveaux patients » ne rêvent pas, ou peu. Insomniaques ? Ou incapables de verbaliser ? Il est possible que les « nouvelles maladies de l’âme » (dépression, toxicomanie, délinquance, psycho-somatose) proviennent précisément de l’incapacité des hommes et des femmes modernes de construire un espace psychique : c’est-à-dire des représentations verbales et trans-verbales correspondant à leurs excitations neuronales. Les psys et les sociologues n’ont pas de mal à débusquer les causes d’un tel échec dans l’effondrement des liens familiaux ou des fameuses « valeurs ».


Il n’est pas exclu qu’à ce phénomène s’ajoute un autre : Homo sapiens du troisième millénaire est peut-être carencé, mais certains de ses représentants singuliers tentent des langages expérimentaux pour s’aventurer jusqu’au sommeil profond et les insoutenables déchirures des rêves en REM. Pour apporter à la surface de l’intérêt public quelques inconfortables trophées : des bribes, des éclats, des fragments épars et incisifs, troublants, ni beaux ni laids, énigmatiques. D’une lucidité au bord de l’irreprésentable, de la dramatique créativité de notre espèce, auquel se confronte cet étranger qui nous habite en permanence, l’autre moi-même, dormeur-rêveur.
Merci à Marie Shek d’avoir réuni ces témoignages.

Julia Kristeva, juillet 2008 

Les nouvelles maladies de l’âme ( Fayard, 1993; trad. anglaise Columbia Univ. Press) ;
Le Temps sensible. Proust et l’expérience littéraire ( Gallimard, 1994 ; trad. anglaise Columbia Univ. Press) ;
Thérèse mon amour ( roman, Fayard, 2008). 

Texte écrit pour l'exposition "Promenades insomniaques "dans la galerie de peinture Passage de Retz à Paris:
http://www.passagederetz.com/

 

 

 

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