Être mère aujourd’hui

 

 


Colloque Gypsy V
Vendredi 21 et samedi 22 octobre 2005-10-28 Rêves de femmes
Organisation Pr René Frydman et Dr Muriel Flis-Trèves
Jardin des planetes, Grand Amphithéâtre du Muséum national d’histoire naturelle, 57 rue Cuvier, 75005 Paris

 

Le titre ambitieux de ma communication résume notre colloque dans toute sa diversité. Je m’en tiendrai plus modestement à l’un de ses aspects, qui m’implique comme mère et comme psychanalyste : la passion maternelle et son sens aujourd’hui. Ainsi formulée, ma réflexion traverse au moins trois thèmes que je ne développerai pas, mais que j’espère néanmoins éclairer de ma réflexion.
-         Les sciences de la vie et l’obstétrique maîtrisent chaque jour un peu plus l’énigme de la gestation qui conférait naguère, du fait même qu’elle était une énigme, un pouvoir à la mère en même temps qu’un rejet angoissé et revendicatif de ce pouvoir. Et pourtant, la fertilité féminine et la période de la grossesse constituent pourtant, aujourd’hui encore, non seulement un pôle de fascination pour l’imaginaire mais aussi un refuge du sacré. Pour la religiosité moderne, l’« au-delà » ne serait plus au-dessus de nos têtes mais dans le ventre maternel. Etre mère aujourd’hui nous confronterait ainsi aux survivances du sentiment religieux.
-         Parallèlement, les difficultés de la prise en charge économique et personnelle de la néoténie engagent la solidarité nationale, toujours en discussion : congés des deux parents, prime pour chaque enfant ou seulement pour le troisième  le débat est d’actualité. Etre mère aujourd’hui nous confronte à l’embarras de la globalisation - peut- être à son impossibilité à résoudre politiquement la question capitale de la procréation de l’espèce humaine.
-         Enfin, mon expérience comme présidente du Conseil national Handicap m’a fait rencontrer de nombreuses « mères courages » : mères d’enfants handicapés, d’enfants en difficultés, en échec scolaire, en échec de socialisation. Chacun sait que ce sont généralement les mères qui « assument » et « assurent » en première ligne. Quelque abattue que soit une mère d’enfant «en échec » ou « handicapé », elle reste une battante. Elle ne se désespère que pour  cette échéance : « après sa mort » : « Que se passera-t-il après ma mort ? »  Tant qu’elle est vivante, la mère est là pour garantir la vie, au mieux et quelles qu’en soient les limites. Et puisque la célèbre « crise des valeurs » que nous traversons, paraît-il, n’en garde qu’une, qui emporte apparemment l’adhésion générale  la valeur «  vie » , les mères courages apparaissent de nos jours comme la pierre angulaire d’une civilisation qui n’a plus de repères.
  Dans le contexte de cet « aujourd’hui » que je viens de dessiner à gros traits, à travers ces trois thèmes, il reste une place vacante : il nous manque une réflexion sur la passion maternelle. Après Freud et avec Lacan, la psychanalyse se préoccupe beaucoup de la « fonction paternelle » : sa nécessité, ses défaillances, ses suppléances et j’en passe. Philosophes et psys semblent moins inspirée par la « fonction maternelle », peut- être parce que celle-ci n’est pas une fonction mais, précisément, une passion. Le terme de « suffisamment bonne mère» proposé par Winnicott, qui s’est pourtant avancé davantage et autrement que Freud dans cet univers, court néanmoins le risque d’éviter la violence passionnelle de l’expérience maternelle.
Je fais donc l’hypothèse que si la culture moderne, et notamment les médias, « survalorisent la grossesse » (comme l’affirme l’argument du Colloque « Rêve de femmes »), c’est pour éviter d’avoir à s’interroger  sur cette passion  - la seule, peut- être, qui ne soit pas virtuelle et sujette aux manipulations spectaculaires, mais qui constitue le prototype du lien amoureux. Ce lien dont nous savons qu’il est le seul « sacré » d’un monde moderne  confronté aussi bien à l’inflation des religions qu’à leur déflagration. Je soutiendrai également que, face à la complexité de cette passion, les mères elles-mêmes participent, plus ou moins inconsciemment, à son occultation : elles préfèrent tirer les avantages de la sacralisation du ventre et de la commercialisation de l’« enfant parfait », de l’« enfant roi », plutôt que d’élucider les risques et les bénéfices que cette passion comporte pour elles-mêmes, pour l’enfant, pour le père et pour la société. On comprendra, par conséquent, qu’il n’y a pas d’autre façon d’accompagner les épreuves bio-physiologiques, économiques et idéologiques de la maternité auxquelles j’ai fait allusion en introduction, que de tenter d’affronter les ambiguïtés de cette passion.
Pourrions-nous remplacer le déni de la passion maternelle qui se manifeste  dans le traitement biologique, social et médiatique de la maternité, par une exploration avertie des risques et des bénéfices de cette expérience ? Telle est la question que la maternité pose aujourd’hui, à mes yeux de mère, de psychanalyste et d’écrivain. J’essaierai donc de vous convaincre que la maternité n’est pas un « instinct », qu’elle ne se réduit pas non plus au « désir d’enfant » (Marilia Aisenstein l’a laissé entendre), mais qu’elle est une reconquête qui dure toute la vie, et au-delà.
I.       La maternité est une passion  au sens où les émotions (d’attachement et d’agressivité au fœtus, au bébé, à l’enfant) se transforment en amour (idéalisation, projet de vie dans le temps, dévouement, etc.), avec son corrélat de haine plus ou moins atténuée. La mère est au carrefour de la biologie et du sens, cela dès la grossesse : la passion maternelle débiologise le lien à l’enfant, sans pour autant se détacher complètement du biologique, mais l’agrippement et l’agressivité sont toujours déjà en voie de sublimation.
  Cela commence par la passion de la femme enceinte pour elle-même. Il s’agit d’une « elle-même » au narcissisme tout à la fois renforcé et déstabilisé : la femme enceinte est en perte d’identité, puisque, à la suite de l’intervention de l’amant-père, elle se dédouble en abritant un tiers inconnu, un pré-objet informe. Autrement dit, dominée par le narcissisme, cette passion maternelle initiale n’en est pas moins triangulaire ; il n’en reste pas moins que le regard absent ou incurvé des Madones à l’enfant de la Renaissance italienne, chez Giovanni Bellini par exemple, manifestent ostensiblement ce que beaucoup d’entre nous savent : la femme enceinte « regarde » sans les « voir » et le père, et le monde ; elle est ailleurs.
A cette première étape de la passion tournée vers le dedans succède la passion de la mère pour le nouveau sujet que sera son enfant : à condition que l’enfant cesse d’être son double à elle, à condition que la mère s’en détache pour lui permettre de devenir un être autonome. Cette motion d’expulsion, de détachement est essentielle. C’est dire que le négatif habite d’emblée la passion maternelle. Et que dans cet apprentissage  de la relation à l’autre qu’est la maternité, la mère réalise à la fois la plus grande intensité de la pulsion (l’ « identification projective »  de Melanie Klein – par laquelle le sujet s’introduit dans l’autre pour lui nuire, le posséder, le contrôler – est celle de la mère avec le bébé tout autant que celle du bébé avec la mère), et une inhibition de la pulsion quand au but, qui permet à l’affect de se muer en tendresse, en soin, en bienveillance.
Au risque d’en choquer certains, je dirais que sans une expérience optimale de la passion maternelle biface (repli narcissique, puis lien à l’objet par l’identification projective sublimée en tendresse), le sujet femme atteint très difficilement un rapport à l’autre sexe, et plus généralement à l’autre, qui ne soit pure émotion osmotique (attachement/adversité), ou pure indifférence. Je précise que j’entends la passion maternelle au sens structurel de l’expérience : il n’est pas exclu qu’un travail analytique, auto analytique ou sublimatoire conduise une femme à vivre réellement la passion maternelle, sans gestation et accouchement (par l’adoption, par le recours à une «mère porteuse » ou à d’autres inventions techniques à venir ; ou bien, sur un autre registre, dans des liens de soins, d’éducation et d’enseignement, dans des liens de couple, voire dans ceux de la vie de type associatif). Pour le plus grand nombre et à l’étape actuelle de la civilisation (avant « l’utérus artificiel » !), c’est la passion maternelle de la génitrice qui demeure cependant le prototype du lien amoureux.
Freud était convaincu qu’ « aimer son prochain comme soi-même » est une illusion, un vœu pieux des Evangiles. En effet, un tel amour n’est possible que pour saint François et de rares mystiques comme lui. Je prétends quant à moi qu’« aimer son prochain comme soi-même » revient à cette énigme - plus obscure encore que le mystère de la gestation -,  qu’est  la « suffisamment bonne mère» : celle qui permet à l’infans de créer l’espace transitionnel lui permettant de penser.
Sur le plan culturel, j’ai constaté que le « génie féminin » (fût-ce à l’écart de l’expérience de la maternité, et dans des aventures aussi diverses que celles de Hannah Arendt, Melanie Klein ou Colette) témoigne de la présence d’un lien à l’objet dès les débuts de la vie psychique. Contrairement à la postulation par Freud d’un « narcissisme sans objet » à la naissance, contrairement au « génie masculin » (philosophes, artistes) davantage porté à l’incantation solipsiste et aux drames de la subjectivité per se. Pour autant, affirmer que pour une femme, et a fortiori pour une mère il y a de l’autre dès les débuts n’a rien d’idyllique. Car c’est l’instabilité qui caractérise cette relation d’objet précoce, instabilité toujours susceptible de virer à l’exaltation maniaque ou à la dépression et à l’agressivité : lui ou moi, projection-identification.
  Ce drame est néanmoins aussi une chance, car la passion peut permettre à la mère d’élaborer un lien possible à l’autre : d’élaborer la destructivité passionnelle qui sous-tend toute espèce de lien, et que l’expérience de la maternité nous fait toucher à vif (« Je l’aime et je le hais »). C’est la raison pour laquelle, avec ses violences d’amour et de haine, la maternité ressemble à une analyse des états limites et des perversions. Je partage l’avis d’auteurs aussi  différents que François Perrier et André Green, pour lesquels la sexualité féminine s’abrite dans la maternité pour vivre sa  perversion et sa folie, ce qui peut être aussi la chance de les perlaborer. Séductions, fétichisation du corps de l’enfant et de ses accessoires, crises caractérielles, états maniaques - il n’est pas rare que la possibilité même de penser se trouve menacée sous l’emprise d’une telle passion chez une mère.  Elle prend alors son sens sorcier, à moins que ce ne soit celui d’une guerre ethnique, où l’on sait que les plus féroces sont celles qui impliquent les plus petites différences, celles qu’on se livre à soi-même par l’intermédiaire du plus proche (les procès de mères infanticides en sont la preuve).
II. Pourtant, un certain détachement-dépassionnement se produit dans la plupart des cas. C’est de lui que l’amour maternel prend définitivement sa force d’étayage psychique et vital.  Puisque la plupart des mères ne sont pas en analyse, il faut bien admettre que quelque chose, dans la structure même de l’expérience maternelle, favorise ce métabolisme de la passion en dépassionnement. Je vous propose de considérer trois facteurs internes à la passion maternelle elle-même : la place du père, le temps et l’apprentissage du langage.
Je ne m’arrêterai pas au rôle essentiel du père ou de son représentant, qui induit une réappropriation de la structure œdipienne triangulaire, telle que la mère refait, répare ou analyse son propre Œdipe, après que la petite fille qu’elle a été l’avait raté, toujours plus ou moins.  Ce versant a été abordé ici même par d’autres intervenants. Mais je dirai quelques mots du temps et du langage dans la passion maternelle.
On ne dit pas assez que l’apprentissage du langage par l’enfant est un réapprentissage du langage par la mère. Dans l’identification projective de la mère et de l’enfant, la génitrice habite la bouche, les poumons, le tube digestif de son rejeton, et, en accompagnant les écholalies, le conduit au signes, aux phrases, aux récits : infans devient un enfant, un sujet parlant. Ce faisant, chaque mère accomplit à  sa façon  la recherche proustienne du « temps perdu » : c’est en parlant la langue de son enfant qu’une  femme remédie pas à pas à la « non congruence » (comme disent les cognitivistes), à l’abîme qui sépare affect et cognition, et dont se plaint sans fin l’hystérique.
Quant à la temporalité, toujours référée dans la philosophie occidentale au temps de la mort, qui hante bien sûr l’expérience de la maternité aussi,  elle se trouve cependant dominée chez la mère par une autre césure : celle du commencement. Bien sûr, les deux parents réalisent que la conception et l’accouchement sont des actes principiels, initiaux, mais la mère l’éprouve plus fortement encore, de par l’implication du corps propre. Pour elle, ce nouveau commencement qu’est la naissance n’est pas seulement une conjuration de la mort. Les philosophes nous apprennent que la logique de la liberté ne réside pas dans une transgression, comme on pouvait le penser facilement, mais précisément dans la capacité de commencer. Winnicott lui-même suggérait que le bébé n’entame sa sortie de l’utérus pour naître que quand il est suffisamment libre de ses mouvements, quand il a atteint un  certain achèvement biopsychologique, une certaine autonomie : commencement et autonomie serait, pour ce psychanalyste, l’envers et l’endroit d’un même état. Le temps de la mère est confronté à cette ouverture, à ce commencement - ou à ces commencements au pluriel, lorsqu’elle met au monde plusieurs enfants, ou lorsqu’elle devient grand- mère avec ses petits enfants. L’éphémère de la vie que nous donnons éveille sans doute souci et angoisse, mais ces derniers se laissent recouvrir par l’émerveillement devant l’éphémère comme recommencement. J’appelle cette expérience maternelle de la temporalité, qui n’est ni l’instant ni l’irrémédiable écoulement du temps (lequel préoccupe l’homme, plus facilement obsessionnel que ne l’est une femme), la  durée à force de recommencements. Etre libre, c’est avoir le courage de recommencer : telle est la philosophie de la maternité.
Elation phallique ? Déni de la mort ? Horizon paranoïaque ? Ces dérives sont sous-jacentes à la passion maternelle. Il n’en reste pas moins que la temporalité de la passion maternelle peut avoir aussi une valeur analytique de détachement vis-à-vis de l’objet unique : d’invitation à la pluralité des êtres et des liens, et qu’elle peut devenir ainsi source de dépassionnement et de liberté. On comprend que tout en étant le prototype de la passion humaine, la passion maternelle est aussi  le prototype de cette déprise de la passion qui permet à l’ être parlant de prendre ses distances vis-à-vis de ses deux bourreaux, qui sont aussi ses deux supports passionnels : les pulsions et l’objet.
Au risque de scandaliser, je dirais que la «  suffisamment  bonne mère»  n’aime personne en particulier : sa passion s’est éclipsée en un dépassionnement, lequel, sans nécessairement devenir monstrueux (ce qui arrive, mais pas fatalement), s’appelle sérénité. Elle ne cultive pas de lien exclusif parce qu’elle est ouverte à tous les liens. Colette campe une mère idéale, la sienne, Sido ; et Sido n’est autre qu’une femme qui refuse de voir sa fille parce qu’elle lui préfère l’éclosion probable d’un cactus rose. Une mère « suffisamment bonne » n’aime rien ni personne, sinon l’ « éclosion » : « L’éclosion possible, l’attente d’une fleur tropicale suspendait tout et  faisait silence même dans son cœur destiné à l’amour[1] ». Je traduis : le cadre d’une passion unique lui paraît restreint, son cadre est celui du commencement cosmique. Nous sommes aux frontières de la paranoïa interne à la passion de la maternité. En d’autres termes, et pour paraphraser Freud au féminin, la « suffisamment bonne mère» pourrait dire : « J’ai réussi là où la paranoïaque échoue. » La mère de Colette réussit, en effet, même si elle ne va pas voir sa fille : elle n’est pas abandonnique, puisqu’elle lui a transmis sa propre passion pour la langage. (Sido a écrit à sa filles des lettres superbes : Colette finit par dire que l’écrivain de la famille, c’est sa mère et non pas « la grande Colette » !) La capacité de partager la passion par la seule saveur de la langue ne serait-elle pas une présence plus libre et plus protectrice que le corps à corps d’une mère gouvernante, auprès de sa fille qui ne cesserait d’en avoir besoin ?
III . J’en arrive ainsi à la capacité sublimatoire de la passion maternelle. C’est parce qu’elle est une sublimation continue que la passion maternelle rend possible la créativité de l’enfant. L’acquisition du langage et de la pensée par l’enfant dépend de la fonction paternelle tout autant que de l’étayage maternel. Comment serait-ce possible si les femmes elles-mêmes étaient inaptes à la sublimation, comme Freud l’a insinué ?  Le fondateur de la psychanalyse a imprudemment avancé cette excommunication peut- être au regard de l’excitabilité hystérique, rebelle à la symbolisation. En revanche, et contrairement à l’hystérie, la passion maternelle opère une transformation de la libido telle que la sexualisation est différée par le courant tendre, tandis que l’exaltation narcissique avec son envers mélancolique, et jusqu’à la « folie maternelle » elle-même assortie de son indestructible emprise, cèdent devant ce que j’appellerai un cycle sublimatoire où la mère se pose en se différenciant avec le nouveau-né.
Freud avait observé un tel cycle sublimatoire dans l’émission et la réception du mot d’esprit. En effet, l’auteur du mot d’esprit neutralise ses affects en communiquant sa pensée apparente : il se met en retrait de ses pulsions et de sa pensée latente,  il n’investit que  la réaction du destinataire ; enfin, le plaisir du conteur est  redoublé lorsque le destinataire comprend le sens caché du mot d’esprit, fût-il un piège ! Ce cycle sublimatoire est comparable à ce qui se passe dans l’échange de signifiants entre mère et enfant : émission de « signifiants énigmatiques », préverbaux ou verbaux ; retrait pulsionnel de la mère attentive à la seule réaction de l’enfant ; « prime d’incitation » ou encouragement donnés à la réponse de l’enfant : elle n’investit pas son propre message, mais seulement la réponse de l’enfant ; enfin, de cette circulation la mère obtient en retour une jouissance encore plus grande, à la suite de la réponse de l’enfant qu’elle magnifie et encourage.
Vous le voyez, ce cycle sublimatoire n’est pas dépourvu d’une perversité sublimatoire dans le comportement et la parole maternelle : puisque la mère diffère son emprise  immédiate sur l’enfant pour mieux jouir de cette corps même, de son rôle de détentrice du sens dont pourtant l’enfant doit s’emparer pour qu’il y ait « mot d’esprit » !  Sacrée mère! C’est ainsi qu’elle sublime sa passion ambivalente, et permet à l’enfant de créer une langue propre, sa langue à lui : ce qui équivaut à choisir une langue étrangère à celle de la mère, voire une langue étrangère tout court.
Ceux qui prétendent que la passion maternelle manque d’humour se trompent: si les mères peuvent transformer leur emprise sur l’enfant en cycle sublimatoire  ressemblant à celui du mot d’esprit, et favorisant ainsi le plaisir de penser, elles donnent raison à Hegel qui soutenait que les femmes sont l’« éternelle ironie de la communauté ».
Pour le dire autrement, par le dépassionnement progressif et/ou par son aptitude à la sublimation, la mère permet à l’enfant d’intérioriser et de représenter non pas la mère (« rien ne peut représenter l’objet maternel », écrit André Green), mais l’absence de la mère: si et seulement si elle laisse l’enfant libre de s’approprier la pensée maternelle en la recréant dans sa  façon à lui de penser-représenter. La « suffisamment bonne mère» serait celle qui sait s’absenter pour céder la place au plaisir, pour l’enfant, de la penser.
Une sorte de matricide symbolique s’opère ainsi, par l’acquisition du langage et de la pensée par l’enfant qui n’a plus - ou qui a moins besoin de jouir du corps de la mère que de plaisir à penser, d’abord avec elle, ensuite pour lui-même, à sa place. A condition que la mère ait su faire de son message non pas une emprise, mais un mot d’esprit. C’est seulement si le dépassionnement est en cours dans la passion maternelle, que la sublimation se porte du corps à la pensée, et favorise ainsi le développement de la pensée de l’enfant. La passion maternelle n’est pas une sorcellerie puisqu’elle est capable de se transformer en mot d’esprit. Et de transmettre, avec l’ADN, les clés de la culture.
   
La passion maternelle nous est apparue clivée entre l’emprise et la sublimation. Ce clivage lui fait courir le risque permanent de la folie, mais ce risque recèle aussi une chance perpétuelle de culture. Les mythes religieux ont tissé leur toile autour de ce clivage. La femme est un « trou » (c’est le sens du mot « femme » en hébreux) et une reine dans la Bible ; la Vierge est un « trou » dans la trinité chrétienne père/fils/saint-esprit et une reine de l’église. Par ces constructions imaginaires, les religions s’adressaient au clivage maternel : en le  reconnaissant, elles le perpétuaient tout en l’équilibrant. Une sorte de perlaboration de la folie maternelle en résultait, qui rendait possible l’existence d’une humanité pourvue d’un appareil psychique complexe, capable de vie intérieure et de créativité dans le monde extérieur.
Au contraire, à braquer tous les projecteurs sur la biologie et le social, mais aussi sur la liberté sexuelle et la parité, nous sommes la première civilisation qui manque de discours sur la complexité de la vocation maternelle. Je rêve (et je rejoins l’intitulé de cette table ronde « Rêve de femmes ») que les interventions qui ont lieu ici même puissent contribuer à remédier à ce manque : qu’elles stimulent les mères et tous ceux qui les accompagnent (gynécologues, obstétriciens, sages-femmes, psychologues, analystes) à affiner notre connaissance de cette passion grosse de folie et de sublimité. Ça manque, pour être mère aujourd’hui.

© Julia Kristeva  

 

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