EUROPE DES LANGUES

Conférence de presse au Ministère de la culture avec Mme la Ministre Christine Albanel

Kristeva

1. Mon expérience personnelle.
2. Le défi européen dans la globalisation

1. Vous avez devant vous une citoyenne européenne, d’origine bulgare, et qui se considère comme une intellectuelle cosmopolite. Et c’est avec un sentiment de dette et de fierté que je porte, dans le monde globalisé qui est le nôtre aujourd’hui, les couleurs de la République française dans divers pays et continents.
Je l’ai écrit dans Etrangers à nous-mêmes et je voudrais le redire devant vous : « Nulle part on n’est plus étranger qu’en France, nulle part on n’est mieux étranger qu’en France. »


Car au-delà de l’ambiguïté de l’universalisme, la tradition française du questionnement, la place des intellectuels et l’importance du forum politique – dont les Lumières sont un des exemples paroxystiques caractérisant la culture française – permettent à chaque fois de relancer le débat intellectuel et politique plus dramatiquement, plus lucidement qu’ailleurs. C’est ce qui constitue le véritable antidote à la dépression nationale, comme à sa version maniaque qu’est le nationalisme. Je rends donc hommage à la culture française qui m’a adoptée, et qui n’est jamais plus française que quand elle se met en question, jusqu’à rire d’elle-même – et quelle vitalité dans ce rire ! –, et à se lier aux autres.


Deux penseurs, fort différents, me sont venus à l’esprit, lorsque nous préparions, avec Xavier North, cette Journée européenne des langues dans le Conseil d’orientation des états généraux :
Saint Augustin d’abord : « La seule patrie, c’est le voyage (In via, in patria) – phrase que reprend l’héroïne d’un de mes romans qui me ressemble : « Je me voyage », dit-elle. La Fontaine ensuite, dans ce texte peu connu au titre pourtant si français, « Le pâté d’anguille » : « Diversité, c’est ma devise ».


De saint Augustin à La Fontaine et jusqu’à nous, la vie du Sujet et du Langage nous apparaît ici, dans l’Espace culturel européen, comme une mise en question : une interrogation permanente qui ouvre la mémoire, au-delà des valeurs et des identités figées, à la vie du langage comme révolte permanente, comme épreuve de la vérité. Il en résulte une étrange conception de l’identité. Nos identités ne sont en vie que si elles se découvrent autres, étranges, étrangères à elles-mêmes.


Tel est le constat de la littérature moderne et de l’expérience psychanalytique, et nous n’avons pas encore pris la mesure de ce qu’il implique pour le pacte social – aussi bien que pour son noyau moderne qu’est la Nation. Si nous ne sommes des sujets libres qu’en tant qu’étrangers à nous-mêmes, il s’ensuit que le lien social devrait être non pas une association d’identités, mais une fédération d’étrangetés. Ne serait-ce pas la meilleure façon pour la nation, et peut-être la seule, de s’inclure dans des ensembles supérieurs : l’Europe et au-delà ? L’Europe comme fédération d’étrangetés respectées : tel est mon rêve.


Je suis cependant convaincue que ce rêve ne peut être un véritable antidote à la banalisation des cultures et à l’automatisation de l’espèce, que s’il s’appuie sur une certaine vision et ambition de et pour la nation et la langue nationale. Je soutiens donc que, contre l’universalisme qui banalise les traditions culturelles, et les communautarismes qui juxtaposent des identités sociales et culturelles, quand ils ne les dressent pas les unes contre les autres, le temps semble venu de décomplexer l’identité nationale. Sans tomber dans la patriotisme nationaliste de « l’exception française », il importe d’affirmer avec fierté les contributions spécifiques de notre pays dans divers domaines de la vie sociale, parmi lesquels le développement culturel, son rôle dans l’histoire des Français, et sa valeur internationale que les autres peuples peuvent apprivoiser à leur manière spécifique.


Dans cet esprit, je suis heureuse de pouvoir me consacrer bientôt au « Rapport et avis » du Conseil Economique et Social sur Le message culturel français et la vocation interculturelle de la francophonie.


Persuadée du rôle actif que la francophonie pourra jouer pour promouvoir la diversité culturelle aujourd’hui, je rappellerai les liens étroits que l’histoire culturelle française a forgés entre les diverses expressions culturelles (arts, goût, mentalité) d’une part, et la langue française elle-même d’autre part.


Cet alliage, qui constitue la langue et la littérature comme un équivalent ou un substitut du sacré en France, en même temps qu’un appel au respect universel d’autrui, est probablement unique au monde. Il en résulte ceci que, tout compte fait, persiste à travers la globalisation un désir pour la langue française, perçue non comme un « code » mais comme une manière d’être au monde (expérience subjective, goût, modèle social et politique, etc.), propre, certes, à toutes les langues, mais dont la conscience s’est tout particulièrement cristallisée en France.


Je me propose donc de problématiser l’héritage culturel français dans le contexte actuel, pour impulser une dynamique politique à la francophonie et l’adapter au monde moderne, au double sens de cette logique d’adaptation : faire mieux connaître et partager cette expérience française et « l’identité linguistique », et contribuer à ouvrir l’hexagone à la diversité mondiale.

2. Puisque cette Journée européenne des langues se situe dans le cadre de la Présidence française de l’Union Européenne, j’aimerais insister sur le multilinguisme comme signe distinctif de la culture européenne, et sur le sens que ce fait revêt dans les tensions internationales actuelles.


La culture européenne, qui fut le berceau de la quête identitaire, n’a pas cessé d’en dévoiler aussi bien la futilité que le possible, bien qu’interminable, dépassement. Et c’est ce paradoxe - il existe une identité, la mienne, la nôtre, mais elle est infiniment constructible et déconstructible, ouverte, évolutive –, qui confère sa déroutante fragilité et sa vigoureuse subtilité au projet européen dans son ensemble, et au destin culturel européen en particulier. Qui ne le connaît ? Les médias le déclinent en termes de « diversité », de « respect des singularités », d’« ouverture » et de « fermeture » des frontières, d’équilibre entre les « nations » et la « globalisation », etc.


« Qui suis-je ? » est une question dont la meilleure réponse, européenne, n’est évidemment pas la certitude, mais l’amour du point d’interrogation. En effet, entre l’incertitude de l’identité personnelle propre à l’Européenne que je suis, les angoisses et leurs revers, que sont les arrogances communautaires et les soubresauts des nations dans une globalisation qui favorisent les unes au détriment des autres, avant de les uniformiser toutes, l’Union est-elle une zone de libre échange ou un projet politique ?


N’attendez donc pas de moi que je vous propose une définition de la culture européenne autre que celle-ci : en contrepoint au culte moderne de l’identité, la culture européenne est une quête identitaire indéfiniment reconstructible, ouverte. Et c’est précisément ce contrepoint, ce « contre-courant », qui fait l’intérêt, la valeur et la difficulté de la culture européenne, mais aussi, et par conséquent du projet européen lui-même. J’y tiens, à cette « identité indéfiniment dépassable », au moins pour deux raisons.


D’abord, elle s’est imposée dans mon expérience d’Européenne, que je suis depuis plus de quarante ans déjà. Lorsque j’ai quitté ma Bulgarie natale pour finir ma thèse à l’Université à Paris, avec une bourse accordée par le gouvernement de de Gaulle, cet Européen sceptique mais visionnaire confirmé, qui s’adressait déjà à une Europe « de l’Atlantique à l’Oural », je ne pouvais pas prévoir, pas plus que quiconque à cette époque, que la Bulgarie deviendrait membre de l’Union européenne. Le rideau de fer et le Mur de Berlin ne laissaient guère supposer que des nations raisonnables et souveraines allaient cesser de s’affronter sur des champs de batailles ancestraux, pour se consacrer aux échanges de marchandises, mais aussi d’idées. Et que cette Union allait se forger – avec combien d’hésitations et d’insuffisances – comme le premier espace réel terrestre de la « paix universelle » dont rêvait Emmanuel Kant. Venant de mes Balkans obscurs et aujourd’hui encore méconnus, et aidée par ma fréquentation de la culture européenne, je m’étais bien vite convaincue que mon identité était – et est – futile parce qu’ouverte à l’infini des autres ; c’est cette conviction que je voudrais vous transmettre, car mon travail en France et dans le monde depuis, ne fait que la confirmer et l’affiner.


Pour le dire autrement, les différents confluents qui composent la civilisation européenne (gréco-romain, juif et, depuis deux mille ans, chrétien, avec leur enfant rebelle qu’est l’humanisme, sans oublier la présence arabo-musulmane de plus en plus forte), ainsi que les spécificités nationales, n’ont pas fait de la culture européenne seulement un beau manteau d’Arlequin ni un hideux broyeur d’étrangers victimisés – bien que ces extrêmes n’aient pas manqué à notre passé, et qu’ils hantent aujourd’hui encore, redoutables revenants, les latences xénophobes et antisémites du vieux continent.


Non, une cohérence s’est cristallisée de ces diversités qui, pour la seule et unique fois au monde, affirme une identité tout en l’ouvrant à son propre examen critique et à l’infini des autres. Après avoir succombé aux dogmes identitaires jusqu’aux crimes, un nous européen est en train d’émerger, qui porte au monde une conception et une pratique de l’identité comme inquiétude questionnante. En ce début du troisième millénaire, il est possible d’assumer le patrimoine européen en le repensant comme un antidote aux crispations identitaires : les nôtres et celles de tous bords. C’est la deuxième raison qui me fait revenir sur cette spécificité identitaire « à contre courant » que l’Europe offre au monde.
Cette philosophie identitaire de la diversité et du questionnement, je la situerai dans les domaines concrets de la langue, de la nation et de la liberté.

En octobre 2005, sur une proposition française, puis européenne, fortement appuyée aussi par le Canada, l’Unesco a adopté une Convention sur la diversité qui est une étape majeure dans l’émergence d’un droit culturel international. Elle est intitulée : « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ». Tout en se proposant de « stimuler l’interculturalité afin de développer l’interaction culturelle dans l’esprit de bâtir des passerelles entre les peuples », la Convention affirme également le « droit souverain des Etats de conserver, adopter et mettre en œuvre les politiques et les mesures » appropriées à cette fin. Elle définit en outre le « contenu culturel » à sauvegarder et à développer, comme ce qui « renvoie au sens symbolique, à la dimension artistique et aux valeurs culturelles qui ont pour origine ou expriment des entités culturelles». Plus de trente pays ont déjà accepté cette convention qui demande encore à être appliquée.


L’Europe est désormais une entité politique qui parle autant de langues, sinon plus, qu’elle ne comporte de pays. A mes yeux, ce multilinguisme est le fond de la diversité culturelle qu’il s’agit d’abord de sauvegarder et de respecter – pour sauvegarder et respecter les caractères nationaux –, mais qu’il s’agit aussi d’échanger, de mélanger, de croiser. Et c’est une nouveauté, pour l’homme et la femme européens, qui mérite réflexion et approfondissement.


Au XIIe siècle, saint Bernard a fait de l’homme européen un sujet amoureux. Dans son interprétation du « Cantique des cantiques », un homme voyageur s'est constitué, qui était l'être amoureux : ego affectus est. Cet homme chrétien s'est donné comme un être amoureux des autres, mais l'amour va avec la guerre. Il n'y a pas eu de réflexion très approfondie sur cette ambivalence, que l’on retrouve pourtant toujours dans les religions, amour et haine allant ensemble, mais c'était déjà une façon de vivre la complexité du message européen. Au XVIIe siècle, Descartes a révélé à la science naissante et à l’essor économique un ego cogito. Le XVIIIe siècle a apporté, avec les charmes du libertinage, ce souci des singularités qui s’est cristallisé dans la Déclaration des Droits de l’Homme. Après l’horreur de la Shoah, les européens du XXIe siècle doivent affronter aujourd’hui une autre ère.


La diversité linguistique européenne est en train de créer des individus kaléidoscopiques capables de défier non seulement le bilinguisme du globish english imposé par la mondialisation, mais aussi cette bonne et vieille francophonie, laquelle a bien du mal à sortir de son rêve versaillais, pour devenir l’onde porteuse de la tradition et de l’innovation dans le métissage. Une nouvelle espèce émerge peu à peu : un sujet polyphonique, citoyen polyglotte d’une Europe plurinationale. Le futur Européen sera-t-il un sujet singulier, au psychisme intrinsèquement pluriel parce que trilingue, quadrilingue, multilingue ? Ou se réduira-t-il au globish ? Un exemple : le département de langue et littérature de Georgetown University a fêté son cinquantième anniversaire en 2000. A la question « Comment répondre à la Shoah ? », le doyen jésuite a répondu : « En enseignant les langues et les littératures ». Je constate plutôt pour l’heure une heureuse polyphonie linguistique et/ou culturelle, à laquelle les jeunes Européens, nos étudiants, s’essaient progressivement : peut-être plus couramment, plus naturellement que ceux venant d’autres pays et continents.


L’étranger se distingue de celui qui ne l’est pas parce qu’il parle une autre langue. Et c’est désormais le cas de l’Européen passant d’un pays à un autre, parlant la langue de son pays avec celle, voire celles des autres. En Europe, nous ne pourrons pas, nous ne pouvons plus échapper à cette condition d’étrangers, qui s’ajoute à notre identité originaire, en devenant la doublure plus ou moins permanente de notre existence.
Pour finir, une allusion à l’actualité politique toute récente.


Dans la « crise des valeurs » actuelle, nous entendons divers messages idéologiques ou religieux, plus ou moins dogmatiques, qui nous proposent, contre le manque de repères leur Vérité, forcément absolue, comme Repère Absolu. L’expérience européenne de l’identité plurielle nous ouvre une autre perspective, peut-être la seule moderne, la seule alternative véritable aux heurts entre certitudes dogmatiques : la pluralité identitaire. Car dans le monde globalisé, il n’y a plus d’universel uniforme et absolu, mais des diversités culturelles qui se doivent attention et respect. On nous fait peur en nous disant que nous manquons de « sens », que nous avons perdu « le lien ». Mais ce qui « fait sens » aujourd’hui, n’est-ce pas la diversité des singuliers, quand elle résiste à la banalisation et à l’automatisation ? Le lien, n’est-ce pas la traductibilité possible de nos divers langages, sensibilités, histoires, nations, sexualités, identités : leur partage ? Le multilinguisme est le laboratoire de cette diversité partageable, et la meilleure réponse aux tentations fondamentalistes. L’Europe est un pari sur la traduction possible des diversités, et pour commencer linguistiques. Pour ma part, c’est dans le multilinguisme que je chercherais le fondement d’une nouvelle laïcité qui saura faire face aux heurts des religions.

 

JULIA KRISTEVA

16 septembre 2008

 

 

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