
Féminin-Masculin
De l'étrangeté du phallus
ou le féminin entre
illusion et désillusion
La réflexion que je voudrais vous soumettre s’appuie sur
deux études qui figurent dans mon livre Sens et non-sens de la révolte
(Fayard, 1996), et qui reprennent mon enseignement à
l’Université Paris Diderot (1994-95). Traduites en anglais, les positions que j’y développe sont désormais assez familières à certains analystes et théoriciens anglophones, mais pas vraiment en France.
Je me permettrai par conséquent, pour introduire mon propos, d’en rappeler brièvement quelques-unes, qui
vont sous-tendre ma réflexion.
J’essaie de continuer la refonte, à mes yeux indispensable,
entre la théorie freudienne et son remaniement par Lacan, en prenant quelque distance aussi bien avec la psychanalyse comme mathème du
signifiant ou théorie de « l'esprit » qu’avec une métapsychologie pratiquée
comme transaction d’organes et de pulsions : pour tenter de mieux
cerner leurs croisements possibles,
dans une clinique et une théorie de
la psychanalyse que je considère comme coprésence du développement de la pensée
et de celui de la sexualité. En m’appuyant sur « La Disparition du complexe
d'Œdipe » (1923), « L'Organisation
génitale infantile » (1923), « Sur la sexualité
féminine » (1931) et « La
Féminité » (1933), je propose une réinterprétation de la
position freudienne concernant le
« primat du phallus », le « monisme phallique » et le
complexe d’Œdipe. Avant d’aborder dans cette perspective la sexualité féminine,
sujet qui nous réunit aujourd’hui, je voudrais rappeler donc très brièvement la lecture que j’ai faite des trois
postulats freudiens qui intéressent
mon propos : l'organisation phallique (primat du pénis), le complexe de
castration (le pénis est toujours déjà supposé menacé chez l’homme, et manquant
chez la femme), le complexe d’Oedipe.
Pourquoi ce
primat du pénis, pour le garçon comme pour la fille ? L’organe sexuel
mâle, parce qu’il est érectile et visible, est d’emblée investi. Le
« stade du miroir », (structurant selon Lacan l’imago du Moi), ouvre la voie de la
psychisation ; de la pulsion scopique et du spéculaire à la représentation psychique. L’investissement
spéculaire déplacera l'image narcissique du visage, ou de
tout autre objet de besoin lié à la présence maternelle, sur ce visible érotisé
qu'est l'organe sexuel mâle. À
cause de l'érection éprouvée, subie ou observée, le pénis est vécu comme un organe qui « se détache », au double sens du mot
français : il se remarque et peut manquer. La tumescence/détumescence induit
chez le garçon la menace de la privation, que confirme l'absence de l'organe
chez les filles : de quoi étayer le fantasme de castration. À partir de cette
absence latente, le pénis peut devenir le représentant des autres épreuves de
séparation et de manque vécues par le sujet.
Quels sont les autres événements qui s'organisent –
dans le phantasme- autour du caractère « détachable» du pénis? La naissance, la
privation orale, la séparation anale. Le pénis cesse d'être un organe
physiologique pour devenir, dans l'expérience psychique, un phallus – « signifiant du manque», dans la
terminologie lacanienne, puisqu'il est susceptible de manquer et parce qu'il
subsume les autres manques déjà éprouvés, voire à venir. À cela, on ajoutera
que le signifiant du manque est le paradigme du signifiant tout court, de tout
ce qui signifie. Le pénis en tant que phallus devient pour ainsi dire le symbole du signifiant et de la capacité symbolique.
En d’autres termes, l'investissement du pénis est un
investissement de tout ce qui peut manquer et, à partir de là, de tout manque
comme paradigme du signifiable et du signifiant : manque corporel,
sensoriel, etc. ; mais également, dans le champ de la représentation, le phallus devient le signifiant de la représentation voire de la pensée elle-même pour autant qu’elle représente ce qui manque : érige un signe à la place du référent absent.
Quant à la théorie du « monisme
phallique », elle implique
non seulement que le sujet des deux sexes méconnaît l'existence d'un autre
organe sexuel que le pénis, mais aussi que, corrélativement, l'absence de
pénis, ou encore la castration, est considérée comme une sorte de loi du
talion, de châtiment contre l’homme ou la femme : ce châtiment s'exerçant sur
l'homme pour le punir et sur la femme originairement, puisque, de naissance,
elle n'est pas pourvue de ce « signifiant ».
Freud
insiste sur le fait qu'il s'agit là d'une organisation
phallique localisée à un certain moment de l'histoire du sujet, et qui
perdure en tant que fantasme inconscient, bien qu’elle ne soit pas l'issue
optimale de la sexualité humaine adulte. La reconnaissance des deux sexes l’un
par l’autre et la relation entre deux différents qui accèdent à la génitalité
reconnaissant la différence va s’ensuivre. Une vision idéale, une utopie sinon un fantasme indispensable à la théorie psychanalytique
elle-même. Il n’en reste pas moins que la « phase » phallique comme structure
organisatrice, mais nullement définitive, dans le développement psychosexuel, est une pierre angulaire de la psychanalyse.
En
résumé : le complexe d'Œdipe serait une organisation fantasmatique, pour
l'essentiel inconsciente, parce que refoulée, organisatrice de la vie
psychique, et qui suppose le primat du phallus pour autant que ce phallus est,
d'une part, un organe narcissiquement et érotiquement investi et, d'autre part,
le signifiant du manque, ce qui le rend apte à être identifié avec l'ordre
symbolique lui-même.
Si l’on essaie
maintenant de situer le complexe
d’Œdipe dans le processus complexe de l’acquisition
de la fonction symbolique, on est amené à dégager plusieurs étapes, dans lesquelles l'Œdipe occupe une place
charnière, en même temps qu'il exerce une influence dès le début de la vie humaine
par le biais de la coprésence de l'excitation/psychisation au sein du triangle familial et dans le
long processus d’acquisition du langage et de la
pensée. Voici, schématiquement,
quelques-unes de ces étapes qui se
recoupent ou se recouvrent selon les diverses théories et écoles
analytiques :
- D'abord, la séparation d'avec l'objet maternel. D’emblée,
une identification primaire avec le « père de la préhistoire individuelle »
inscrit le tiers dans le processus
de psychisation, avant que se concrétise la lutte à mort œdipienne : bien des
religions célèbrent ce père-là dans le miracle du Dieu Amour.
- Deuxième étape: le stade du miroir. L'identification du
soi visible, à travers la béance
qui sépare la représentation du
visage de l’éprouvé du corps pulsionnel infantile et du corps maternel.
- Troisièmement
: le narcissisme. L'investissement du moi.
- Quatrièmement : la position dépressive kleinienne (qui
conteste et complète le « narcissisme » freudien). La séparation
d'avec l'autre et l'investissement des capacités hallucinatoires - « j »’hallucine
maman et « j »’investis ces représentations ; « je » n'investis plus les objets
partiels (le sein ou le biberon) ; « j »’ investis ce que « je » me représente.
Cette représentation hallucinatoire est une sorte de passerelle qui favorise
l'accès aux « signes » et à la capacité linguistique remplaçant les «
équivalents symboliques» antérieurs.
C'est à la
suite de ces étapes que prend place
le conflit œdipien à proprement
parler. Le sujet en voie de
constitution a pu déjà esquisser une certaine autonomie, se percevoir comme
abandonné ou séparé, s'identifier dans le miroir, amorcer son détachement de sa
mère. Le conflit œdipien, comprenant l'inceste avec la mère, le meurtre du père
et l'épreuve de la castration, achève l’inclusion du sujet dans le triangle et/ou dans la chaîne
signifiante. Chaîne signifiante du langage, dont la structure implique
logiquement et économiquement les trois protagonistes, le sujet parlant devant
se situer comme sujet précisément au sein de cette triade. Jusqu'au conflit
œdipien, la psychisation ne se référait pas au père en tant que faisant
obstacle, mais en tant que pôle du désir maternel et pôle d'identification primaire : il « m »' aime et « me »
protège pour que « je » puisse « me » séparer du contenant maternel.
À partir du conflit œdipien, la pensée le lui sera référée en tant que ce père,
le tiers, est représentant de la
loi. Loi à laquelle « je » dois m'identifier, - en même temps que « je » dois m'en
séparer pour creuser ma place à moi, le site de mon dire : « j »'en suis et « j
»'ai une place à moi.
Les
différentes étapes de la double maturation neuronale et psychique imposent tout au long de l'existence du
sujet ce que j’ai appelé la coprésence
sexualité/pensée chez l’être humain. Mais c'est au moment de l'épreuve
œdipienne qu'une première coïncidence se produit entre, d'une part,
l'investissement du phallus et de son manque, au niveau réel et imaginaire chez
le petit garçon, et, d'autre part, l'ordre symbolique du langage. L'épreuve du tiers («
l'Œdipe») accueille non seulement la coïncidence entre le phallus, son manque
et le langage, mais encore, et conséquemment, la confrontation entre le sujet
parlant-désirant et la place du père en tant qu'il est père de la loi.
De nombreux auteurs ont relevé les particularités qui
destinaient le pénis à être investi par les deux sexes et à devenir le phallus,
c'est-à-dire le signifiant de la privation, du « manque à être »,
mais aussi du désir, du désir de signifier, ce qui en fait par conséquent le
signifiant de la loi symbolique : visible et narcissiquement reconnu ; érectile
et investi de sensibilité érogène; détachable, donc « coupable », susceptible d’être
perdu, le pénis est, de ce fait, apte à devenir l'acteur privilégié du
binarisme 0/1 qui fonde tout système de sens (marqué/non marqué), le facteur
organique (donc réel et imaginaire) de notre « ordinateur »
psychosexuel. Cette rencontre entre
le désir et le sens, au cours de la phase phallique - bien que préparée
antérieurement - noue désormais le
destin de l’être comme être désirant
en même temps que parlant. Le sujet, qu'il soit anatomiquement homme ou femme,
le sujet qui désire et qui parle est formé par ce kairos phallique – voilà ce que nous
dévoile la psychanalyse, après les mystères. Et l'essentiel de notre destin
psychique (pour autant que de l’« essentiel » ait pu être pensé et vécu) consiste à
porter les conséquences – dramatiques, il faut bien le dire – de ce
mystère phallique. Dont le monothéisme porte l’empreinte, ce qui veut dire que
toute déconstruction du phallicisme concerne le destin du monothéisme :
mais ce sera un thème pour un autre colloque.
C’est
parce que cette rencontre- ce kairos phallique- entre la pulsionnalité
phallique et l’ordre du langage advient, que la parole humaine n’est pas un
« pur signifiant », mais une hétérogénéité ( au sens
d’André Green) : en d’autres termes, les fantasmes originaires et les affects qui les portent, rejoignent le code de la communication, que les bases pulsionnelles de la phonation elle-même
s’inscrivent dans les phonèmes-lexèmes-et- jusqu’aux structures syntaxiques, et
que se réalise ainsi cette co-présence sexualité/pensée que la psychanalyse se fait forte
d’entendre et d’interpréter dans la chair même du langage. (Merleau-Ponty définit
la « chair » comme un chiasme perception/sens).
Je résumerai ainsi le rôle que le fondateur de la
psychanalyse assigne au primat du phallique : il est l'organisateur central de
l'inconscient (au même titre que l'Œdipe) ; il est illusoire (propre à
l'organisation phallique infantile, et survit comme phantasme) ; il vole en
éclats sous la menace de la castration et lorsque l'individu s'efface au profit
de l’espèce. Et j’ajoute : le kairos phallique désir/sens, pour être
possible et optimal, se présente différemment selon les deux sexes. Pourquoi et
comment l’hétérogénéité du signifiant (entendue comme une co-présence sexualité/pensée) est-elle différemment vécue
chez le sujet-homme et chez le
sujet-femme ?
On connaît le
surinvestissement du phallique auquel va se livrer Lacan pour réhabiliter la
fonction du père et du langage dans le parlêtre : un phallique « manquant », « évanescent », lieu commun de l'angoisse et, pour
cela même, symbole princeps qui détermine la sexuation. Faut-il rappeler encore
qu'il s'agit ici non simplement de l'organe érigé, mais du
pénis devenant symbole susceptible de manquer, de ne pas être. « (L'homme)
n'est pas sans l'avoir (...), la femme est sans l'avoir » Winnicott compliquera le tableau, en
distinguant l’être du faire chez la mère : en postulant
un « maternel a-pulsionnel » qui est, tout simplement (le soi est le sein, le sein est le soi) et ne « fait » pas.
Être, avoir, faire : j’ajouterai (en discussion avec
Winnicott) mon développement sur la reliance maternelle qui est un
érotisme et pas seulement un « être ». Une conception de la
psychosexualité féminine comme un « multivers » s’esquisse désormais,
qu’il convient d’affiner. Mais je me tiendrai aujourd’hui au seul féminin (pour autant qu’on puisse le
distinguer du maternel), dont Freud
pense qu’il est d’une bisexualité psychique plus accentuée que celle de l’homme.
Quelle est cette « accentuation » différente de
la bisexualité chez le sujet femme ?
Trois « cas cliniques » étayent ma réflexion sur la position
spécifiquement féminine par rapport au kairos
phallique dans l’Œdipe ; ces cas témoignent d'une adhésion
structurante, en effet, mais au prix d'une souffrance souvent traumatique.
Armelle
exerce de hautes fonctions dans une organisation internationale. Mère de famille,
épouse, maîtresse, auteur – rien ne lui manque. Si ce n'est une
satisfaction personnelle, « pas sexuelle, insiste-t-elle, je ne suis pas
frigide », qu'accompagne le sentiment d'être une petite fille jamais prise au
sérieux, toujours en retard, à côté, au-dessous de ses véritables aptitudes, et à qui sont confiées toutes les tâches,
corvées, obligations possibles et impossibles. Armelle est fixée à cette scène
charnière, que je situe entre son Œdipe-prime et son Œdipe-bis (retenez ces
termes, j'y reviendrai) : elle s'était fabriqué une planche bardée de clous, se
couchait sur la surface hérissée de clous et y appuyait son dos ou son ventre
jusqu'au sang. La martyrologie des saintes, transmise par la tradition
familiale, s'ajoute ici à la jouissance structurale de « On bat un enfant » : on bat Armelle,
Armelle bat Armelle, Armelle troue Armelle jusqu'au sang ; tout son corps est
un pénis-phallus qui jouit dans le sadomasochisme pour se punir du plaisir
clitoridien et pour éviter de s'avouer corps troué-castré. Armelle aura acquis
son excellence professionnelle, son phallicisme dans l'ordre symbolique, au
prix du déni de sa bisexualité : elle veut être toute-phallus. Sa jouissance
perverse se paie de l'épuisement physique et mental de la superwoman.
Dominique
a le corps gracile d'un garçon et son discours est allusif, lacunaire, secret.
Sa maîtrise de l'informatique ne suffit pas à expliquer cette discrétion. Elle
lâche, difficilement, qu'elle a des relations érotiques avec des femmes, mais
qu'elle privilégie un homme dont elle est la partenaire masochiste ; Dominique
me révélera beaucoup plus tard que cet homme est son supérieur hiérarchique et,
plus tard encore, qu'il est noir. Dominique a vécu en admiration devant son
frère aîné d'un an, en double-jumeau, avant 1'apparition d'une petite sœur
venue au monde cinq ans après elle. L'idylle de Dominique-garçon s'est achevée
à l'adolescence: son frère a été fauché par une voiture. « Je ne crois pas que
les femmes ont un sexe. Je me suis aperçue à la mort de mon frère que j'étais
lisse entre les jambes, comme une poupée en celluloïd. » Sans pénis, sans
clitoris, sans vagin, depuis la disparition de soin frère Dominique vit l'échec
de sa bisexualité psychique en offrant son anus comme un pénis en creux à son
partenaire sadique. Autre figure du « monisme phallique ».
Florence
fait alterner anorexie et boulimie en essayant de vomir une mère abandonnée et
abandonnique qu'elle protège, et pour laquelle elle souffre de tout son corps.
Florence a remplacé trop tôt son père divorcé auprès d'une mère aimée-haïe. Ces
règlements de comptes maternels nous conduisent à... la roulette russe. Rêve :
« Je joue à la roulette russe qui est en fait une roulette belge – à tous
les coups on perd, c'est-à-dire on gagne la mort. Il n’y a pas de trou vide de
cartouche. Vous ne me croirez pas, mais j'ai tiré et j'ai gagné une sorte de
gros phallus, seulement ça voulait dire que j'étais morte. Rêve absurde, le jeu
ne m'intéresse pas, c'est mon frère qui est un joueur désastreux, un cas
pathologique, en train de ruiner sa famille. » Florence avale-vomit le pénis
(du frère, du père), elle gagne son gros phallus de la sorte, mais ces accès
boulimiques-anorexiques, comme ces performances d'écrivain qui signalent son
gain se paient d'une mise à mort du corps entier, devenu phallus imaginaire.
Qu’elle préfère ériger autant qu'abolir dans l'anorexie, ou encore dans le
fétiche de l’œuvre- de l’œuvre comme fétiche, plutôt que de payer le prix du
manque par la reconnaissance de la bisexualité. Florence fuit le risque de créer des liens amoureux durables.
L'Œdipe biface de la fille
Chez la petite fille aussi, une rencontre décisive soude son
être de sujet pensant et
désirant : la rencontre entre l’excitation sexuelle et la maîtrise des
signes. Que le vagin soit ou non perçu, c'est essentiellement le clitoris qui
concentre cette assomption phallique, à la fois éprouvée (réelle), imaginaire
(fantasmée dans le battement puissance / impuissance) et symbolique
(investissement et essor de la psychisation). Masturbation, désir incestueux
pour la mère : c’est le premier versant de l'Œdipe (je l'appelle Œdipe-prime)
qui structuralement définit le devenir sujet de la fille, autant que du garçon,
avant qu'elle n'arrive à l'Œdipe-bis qui la fait changer d'objet (le père au
lieu de la mère). Pourtant, dès l’Œdipe-prime, s'imposent entre le phallicisme
de la fille et du garçon des différences que je voudrais souligner.
L’Œdipe-Prime : sensible
versus signifiant. L'étrangeté du phallus. L'illusoire
L'insistance, pourtant si judicieuse et indispensable, mise
sur le langage comme organisateur de la vie psychique nous a trop souvent empêchés d'apprécier à sa juste valeur l'expérience sensible (pré-langagière ou trans-langagière) qui sous-tend le
signifiant linguistique.
Or, la
sensorialité, fortement stimulée chez la petite fille dans les phases
préœdipiennes par le lien symbiotique à la mère (par l'homosexualité primaire),
la rend capable d'apprécier aussi bien la différence des performances
organiques sexuelles du garçon que le surinvestissement narcissique dont il est
l'objet, notamment pour la mère. Bien entendu, les variations individuelles
dans l'excitation ou dans le plaisir clitoridien d'une part et, d'autre part,
les variantes singulières dans la valorisation de la fille par le père,
influent considérablement sur les modulations du phallicisme féminin : une
petite fille peut être autant, sinon plus, satisfaite ou valorisée qu'un petit
garçon dans la phase phallique.
Il n'en reste pas moins qu'une dissociation est
structuralement inscrite dans le phallicisme de la fille entre le sensible et le signifiant. Le phallus en tant que
signifiant du manque ainsi que du consensus (de la loi), supporté dans l'imaginaire par le pénis, est d'emblée
perçu-psychisé par la fille comme étranger
: radicalement autre. Invisible et quasi indécelable, le support réel et imaginaire
du plaisir phallique qui est, chez la fille, le plaisir clitoridien, est
d’emblée dissocié du phallus au sens
d'un signifiant privilégié dans cette conjonction Logos/Désir que j'ai appelée
un kairos phallique, et à laquelle la
fille accède cependant avec non moins – sinon plus – d'aisance que
le garçon. La performance symbolique (la pensée, le langage) ne s’accompagnant
pas d’une pulsion phallique pénienne,
mais d’une expérience sensorielle clitoridienne qui, bien qu’elle ne procure pas
nécessairement un plaisir moins intense , se perçoit déçue d’être moins
visible et moins remarquable. La moindre valorisation de la fille par son père
et sa mère, en comparaison de celle du garçon, qui intervient traditionnellement dans les familles ou
par suite de configurations psychosociales spécifiques, contribue à consolider
cette déception à l'égard du lien symbolique. S'installe dès lors, avec la
dissociation sensible/signifiant, la
croyance que l'ordre phallique-symbolique est un ordre illusoire.En retrait duquel se replie le plaisir clitoridien accompagné de celui de
tous les sens : un continent confus de sensorialité diffuse, voilé de
pudeur mais aussi de dégoût.
Cet éprouvé de l’érotisme féminin, contemporain de la phase phallique et défavorable à la fille (elle n'a
pas de pénis remarquable, elle n'est pas le phallus), réactive l'hallucination
d'expériences antérieures (satisfaction et/ou frustration dans la réduplication
fille-mère, dans la mêmeté minoé-mycénienne) qui furent des expériences sensorielles (pulsion orale,
urétrale, anale et participation de tous les sens) précédant l'apparition du langage, ou soustraites à celui-ci. Dès
lors, depuis ce décalage entre la perception dominée par le kairos phallique d’une
part et la perception/hallucination antérieure de
l’autre, le monisme phallique référé à l'autre (à l’homme) que « je ne suis
pas» frappe d'emblée l'être du
sujet-femme d'une négation (« je ne suis pas ce qui est », « je suis
quand même, à force de ne pas »). L'étrangeté ou l'illusoire du phallus peuvent être l'autre nom de cette négativité
redoublée du « quand même» et du « ne pas ».
Ce n'est pas un
délire qui cicatrise, chez la femme, le décalage perception (orale,
anale, et de tous les sens)/signification ( structurée autour du phallus) ; mais, précisément, la croyance que le phallus au même titre que le langage, et l'ordre
symbolique dans son ensemble, sont illusoires et néanmoins indispensables. En revanche, on peut
interpréter comme une forme de délire le refus d'accepter la différence et
l'illusoire du phallus qu'elle entraîne, ainsi que les tentatives du
sujet-femme pour tendre désespérément, au prix du sadomasochisme, à l'égalité
avec le phallicisme du garçon (cf. les trois exemples cités au début).
Le sujet-femme
croit à l’illusoire du phallus : c’est ici que réside, me semble-t-il, sa
différence, non pas anatomique, mais psycho-sexuelle.
Qu’est-ce que
croire ? CREDO, du sanscrit +cred, +srad= « investir ».
J'entends par «
croyance » l'adhésion (au sens d’un investissement-
Besetzung, cathexis) inconsciente et consciente, sans preuve,
à une expérience d’évidence : ici, l'évidence que le phallus, du fait de la
dissociation perception/signification, s'impose toujours déjà à la femme comme illusoire. Illusoire voudrait dire, au fond,
que cette loi, ce plaisir, cette puissance phallique, et simultanément leur
manque, auquel j'accède par le phallus – celui de l'étranger qu’est
l’autre sexe –, c'est du jeu.
Ce n'est pas rien (au sens de
Mallarmé : « Rien. Le vide papier que la blancheur défend » :
fascination, complaisance, déni de l’impotence ?) , mais ce n'est pas tout pour tous non plus, fût-ce un tout voilé,
comme l'avouent les mystères phalliques. Non, le phallus que « j »'investis en tant que sujet-femme est ce qui fait
de moi un sujet du langage et de la loi : « j »’en suis.
Pourtant, il demeure autre chose, un je-ne-sais-quoi... « Quelque chose » hors signifiant-signifié… « J »' entre tout de même dans le jeu, «
j »' en veux moi aussi, mon « je »
joue le jeu. Ce n'est qu'un jeu, « je » fais semblant d’appartenir à
« leur » univers illusoire.
C'est bien ça :
pour le sujet femme, la prétendue « vérité » du signifiant ou du parlêtre est illusion et semblant. Je ne veux pas dire par là que
les femmes sont forcément joueuses (ludiques), encore que cela peut arriver.
Mais quand elles ne sont pas illusionnées, elles sont désillusionnées.
L'apparent « réalisme » féminin se soutient de cet illusoire : les femmes ne
cessent de faire - et de tout faire; elles croient que c'est une illusion, et
elles y vont, très sérieusement désillusionnées, indéfiniment décidées, sans
plus. La preuve : le pragmatisme de la femme politique, à l’opposé de la posture jaculatoire de l’homme politique, avec laquelle il
compense la compétence impotente de
l’obsessionnel en lui.
Cette croyance dans l'illusoire du phallus peut comporter
des bénéfices. Par exemple, je cultive une sensorialité secrète, peut-être
sournoise, mais protectrice en ce sens, qu’elle m'épargne la dure épreuve qui
échoit au garçon de faire coïncider le plaisir érotique avec la performance symbolique.
Une telle dissociation peut présenter l'avantage de soulager et de faciliter
chez la fille ses compétences logiques qui, protégées par leur étrangeté à l'érotisme
phallique, favorisent les réussites
intellectuelles bien connues des petites filles : des « petits génies »
précoces, mais en réalité souvent des « péronnelles », tout juste
capables de mimer et cultiver le discours officiel du maître, sans créativité
propre, prêtes à tout bien faire parce qu'elles font bien n'importe quoi.
Toutefois, et au contraire, cette expérience de l'étrangeté du phallus comporte son envers, qui est l'envers de la
facilité, et qui engage la fille dans
une ambition phallique paroxystique voisine de la martyrologie, comme le
montrent les exemples cliniques donnés au début (en particulier Armelle). On
comprend que l'étrangeté du phallus chez la femme peut alimenter un aspect de
ce qu'on appelle trop sommairement le masochisme féminin, nommément la
compétition phallique sado-masochique - non compensée par la reconnaissance paternelle dans l'Œdipe-bis
ni par la réconciliation avec la féminité de l’Œdipe prime. En luttant contre
l'étrangeté du phallus, la fille phallique - qui veut « l'avoir » de la même
façon que le garçon, et ainsi seulement « en être » - se fait
plus catholique que le pape, sainte, martyre et militante d'un signifiant dont
toutes les zones érogènes sont mobilisées pour dénier l'illusoire, et auquel
elle veut se persuader qu'elle croit... dur(e) comme fer (le cas de Dominique).
En revanche, cette croyance au phallus comme
illusoire est peut-être l’indice majeur de la bisexualité
psychique féminine (non pas comme une complétude, mais comme une asymétrie),
assumée et cultivée. Pourquoi ? Je rappelle que l'illusoire (ou
l'étrangeté) s'appuie sur la déhiscence
entre sensible et signifiable qui résulte d'une adhérence toujours
présente, chez la fille, en deçà de l’ordre phallique/paternel, à l'osmose préœdipienne fille-mère et au
code dans lequel se réalise cette osmose : échanges sensoriels et prélangage
(modalité « sémiotique» dans ma terminologie - rythmes, allitérations antérieures
aux signes et à la syntaxe qui constituent la modalité
« symbolique »/phallique du langage et de la pensée).
L'abandon de cette modalité
sémiotique de la signifiance au profit des signes linguistiques( de la modalité
symbolique), lors de la position dépressive, caractérise aussi bien le
garçon que la fille, avec des différences peu explorées entre les deux sexes. La structuration phallique du sujet s'y ajoute
et consolide l'acquisition du langage
comme système symbolique (n’en déplaise aux kleiniens, pour lesquels le passage des « équations »
en « équivalences », des écholalies en signes linguistiques semble ignorer la rencontre phallique). Mais, en raison de l'expérience de
l'étrangeté du phallus chez la petite fille, le kairos phallique réactive
la position dépressive et accentue de ce fait la croyance dans l'illusoire du
phallus, en même temps que dans l’illusoire du langage, chez la femme. L’attirance du présymbolique - du sensoriel et jusqu’aux bases
pulsionnelles de la phonation qui constituent la « chora sémiotique » du langage - compense cette expérience de l’étrangeté
du phallus, et offre une véritable réserve de créativité pour le féminin de la
femme comme de l’homme.
Une mise au
point, qui est aussi une mise en garde, s'impose ici : si la particularité que
je suis en train de mettre en évidence est une manifestation de la bisexualité
psychique de la femme, elle ne débouche pas nécessairement sur des
personnalités « comme si » ou des « faux self », dont l'étiologie nécessite des
clivages traumatiques. Je n'ai pas parlé de « clivage », mais de « jeu », d'«
étrangeté », d'« illusoire» - l'illusoire du phallique étant en somme la trace
de deux expériences psychosexuelles : la structuration phallique et le
continent « minoé-mycénien » chez le sujet femme. Le phallique illusoire chez
la femme peut la conduire à s'inscrire dans l'ordre social avec une efficacité
distante : c'est ce que Hegel appelait « la femme, éternelle ironie de la
communauté ». Par ailleurs, cette position illusoire du phallus peut aussi
favoriser des régressions dépressives
chroniques : alors, l’attraction exercée par 1'« ombre de l'objet » dans
l’Œdipe-prime (de la mère minoé-mycénienne) se fait inexorable, et le sujet
femme abandonne l'étrangeté du symbolique au profit d'une sensorialité
innommable, boudeuse, mutique, suicidaire. A l’inverse, on peut déchiffrer,
dans l'investissement maniaque de ce phallicisme illusoire, la
logique de la parade qui mobilise la belle séductrice : inlassablement
parée, maquillée, habillée, bichonnée et provocatrice, et tout aussi
inlassablement « pas dupe » et déçue. Figure bien connue de la femme
illusionniste et qui se sait telle - de cette « girl-phallus» dont parlaient
Fenichel et Lacan après lui : mais nous le savons toutes, et nous en jouons.
Alors
que la bisexualité psychique, je le répète, impose chez la femme la croyance
dans l'illusoire du phallus, le déni de la bisexualité se présente comme un
déni de l'illusoire. Un tel déni implique l'identification au phallus réifié, fétichisé,
absolutisé : ce qui revient à une identification avec la position
phallique de l'homme, voire du surhomme; et à la scotomisation, l'annulation du
lien sémiotique primaire avec la mère (l'homosexualité féminine primaire). Il
en résulte la posture féminine paranoïaque – celle de la chef, de la super-directrice,
etc., ou de l'homosexuelle virile -, suppôts du pouvoir sous toutes ses formes,
plus ou moins dictatoriales.
Que se passe-t-il lorsque le sujet femme aborde son
Œdipe-bis ?
Œdipe-bis
«Nous avons
l'impression que tout ce que nous avons dit du complexe d'Œdipe se rapporte
strictement à l'enfant de sexe masculin. » Cette remarque de
Freud ne me conduit pas à rejeter le monisme phallique et donc la structuration
phallique du sujet fille. Je distingue cependant l'Œdipe-prime (indispensable
pour le garçon et pour la fille, et qui achève le phallicisme) d’un Œdipe-bis, et je
propose ainsi de penser une dyade œdipienne chez la femme,- qui pôsitionne le
sujet femme différemment vis-à-vis du phallocentrisme.
Sous l'effet des menaces de castration,
auxquelles j'ai ajouté l'épreuve de l'étrangeté
du phallus, la petite fille renonce à la masturbation clitoridienne, s'en
dégoûte, la rejette et se détourne de son phallicisme tant réel (la croyance «
J'ai l’organe »), qu'imaginaire (la croyance « Je suis la
puissance/l'impuissance mâle »). Tout en cultivant sa place de sujet du
signifiant phallique (« J’en suis
quand même, à force de ne pas l’avoir ni l’être »), de sujet du symbolique
(avec la variante d'étrangeté et d'illusoire qu'elle y imprime), la fille de l'Œdipe-bis change d'objet.
Elle commence par haïr la mère qui fut l'objet de son désir phallique, et elle devient
hostile à cette mère responsable de la castration, ainsi que de l'illusion et
de son corollaire, la déception. La fille s'identifie cependant, par-delà cette
haine, toujours à la même mère qui fut l'objet de son désir phallique du temps
de l'Œdipe-prime : elle s'identifie à la mère préœdipienne des « paradis
parfumés », « minoé-mycéniens ». C'est de ce lieu-là, d'identification avec la
mère par-delà la haine, qu'elle change d'objet et désire désormais non plus la
mère, mais ce que cette mère désire : l'amour du père. Plus exactement, la
fille désire que le père lui donne son pénis/phallus à lui, sous la forme
d'enfants que la fille aura - comme
si elle était... la mère. La reconduction de l'aspiration phallique continue
donc dans cet Œdipe-bis - autant dire interminable. Et l’on comprend Freud qui
postule que, contrairement au garçon dont l’Œdipe sombre sous l'effet du
complexe de castration, l'Œdipe de la fille - ce que j'appelle l' Œdipe-bis -
non seulement ne sombre pas, mais ne fait que commencer, spécifiquement
parlant, en tant qu' Œdipe féminin. Il est « introduit » par le complexe de
castration.
L'intégration
de cette position féminine vis-à-vis du père n'est pas exempte d'ambiguïtés. En
effet, elle résulte d'une identification avec la mère castratrice/castrée,
d'abord abhorrée, ensuite acceptée, qu'accompagnent « un abaissement des
motions sexuelles actives », un «
refoulement de la masculinité ». «Une bonne partie de ses tendances sexuelles
en général est endommagée de façon permanente » À l'illusoire
succéderait la passivation ( problématique, on l’a dit
hier)? Toutefois, et parallèlement à cette passivation, si ce n'est à une
dépression, l'envie de pénis persiste
comme variante du phallicisme - ce qui prouverait que les tendances sexuelles
actives sont loin d'être abolies : le phallicisme persiste, soit comme une
revendication masculine comportementale ou professionnelle, soit, plus «
naturellement », dans le désir d'enfant et dans la maternité.
Ici
cesse le monde comme monde illusoire pour la femme, et s'ouvre celui de la
présence réelle, avec l’émergence de la reliance : investissement de l’autre vivant-le nouveau-né, activation de l’érotisme au bord du refoulement originaire, fixation et disponibilité de la pulsion de
vie comme de la pulsion de mort.
La maternité: complétude et vide
La
sexualité de l’amante, structurée autour du monisme phallique comme illusoire,
éprouve certainement par l’enfantement et dans l’enfant une présence réelle du
phallus : là-dessus Freud dit vrai, attentif comme il est au désir de l’amante
hystérique. Je propose de penser, en complément de cette sexualité féminine
référée au phallique et dont je viens de pointer la composante
« illusoire », un érotisme spécifiquement maternel, la RELIANCE : celle-ci dépasse, excède et le plus souvent compose avec cette ultime révolte dans l’Œdipe-bis qu’est l’obtention de
l’enfant-pénis de la part de l’homme-père. Le nouveau-né nous apparaît
alors investi par sa mère tout autrement que ne peut l'être aucun signe ou
symbole, fût-il phallique. L’Eros/Thanatos,
liaison/déliaison, au sens de la deuxième
topique - et comme érotisme maternel de la reliance - ne vise pas une satisfaction/suture
libidinale, mais déploie la poussée libidinale en développant une « objectalisation » de l’état d’urgence
de la pulsion, par le maintien de l’autre vivant comme « structure
ouverte ». C'est ce qu'a visiblement pressenti la dernière
religion, la chrétienne, lorsqu'elle a fait son dieu d'un enfant et qu'elle
s'est attachée ainsi définitivement les femmes (la « dernière »
religion, parce que c’est seulement à partir du christianisme que s’esquisse
cette « rupture du fil de la tradition » religieuse, la
sécularisation, dont parlent Tocqueville et Arendt). Ces femmes, pourtant
toujours susceptibles de désillusion, autant dire si incrédules quand on leur
présente un idéal ou un surmoi désincarné, Freud en fut frappé au point de se livrer à des critiques fort sévères
quant à l'inaptitude des femmes à la morale. Plutôt que d’une inaptitude, je
parlerai d’une éthique / héréthique féminine
de reliance, à distinguer de la
morale de la religiosité. Religions/religiosité/reliance- jusqu’à
l’athéisme.
Qu’il me soit permis de
réhabiliter donc ce mot, RELIANCE, dans le va-et-vient entre le
vieux français, le français et l’anglais . RELIANCE : relier, rassembler, joindre, mettre ensemble ; mais aussi adhérer à, appartenir à,
dépendre de ; et par conséquent : faire confiance à, se
confier en sécurité, faire reposer ses pensées et ses sentiments, se
rassembler, s’appartenir et appartenir - interagir. J’entends par
RELIANCE une activation de l’érotisme au bord
du refoulement originaire ; lequel implique la « fixation et
disponibilité » de la pulsion de vie comme de la pulsion de mort ; mais si cet état d’urgence de la pulsion produit ce que Michel de M’Uzan appelle
une « chimère » (avec ses risques de dépersonnalisation, étrangeté et
clivage), celle-ci est « objectalisé » en soin du vivant, au service
de l’investissement de l’autre vivant.
Je reviens à notre question de départ :
Quid du roc phallique, confronté à cette reliance maternelle ?
S'il est vrai, donc, que le désir
d'enfant incarne l'Œdipe féminin permanent, la dernière révolte phallique dans
l'Œdipe-bis, donc interminable, de la femme (« je veux un pénis =
présence réelle »), il n'en est pas moins vrai que la femme y retrouve une
autre variante de sa bisexualité. Pourquoi ? Parce que l'enfant est aussi le pénis de l’amante, elle ne renonce pas à
ce phallus, à cette masculinité. Mais, en même temps, et toujours par l'enfant,
la mère accède à la qualité d'être l'autre de l'homme, c'est-à-dire une femme
qui a donné son enfant, s'en est vidée, s'en est séparée. Lorsque l'ordre
symbolique rencontre l’urgence de la vie de l’espèce, et qu’il s'incarne en
présence réelle (l'enfant-phallus), la femme-mère y trouve en effet la conjonction de sa spécificité symbolique (sujet pensant
phallique) et de sa spécificité charnelle (sensualité préœdipienne, dualité sensuelle mère-fille, réduplication des
génitrices). Une temporalité maternelle en résulte, qui n’est pas réductible à celle de l’attente,
mais qui est celle de
l’éclosion : du re-commencement, de la re-naissance au sens de Sant
Augustin et de Nietzsche, de la
durée au sens de Bergson. De ce fait, et en accomplissant sa bisexualité par la
reliance dans son Œdipe bi-face et jamais achevé, toujours reconduit, la
femme-mère peut apparaître comme la garante de la continuité de l'espèce et de
l’écosystème, auxquels l’ordre social est amené à s’adapter en se mettant en
question.
Le constat, auquel Freud était arrivé, de
la femme comme être social culmine dans la
toute-puissance maternelle qui, s'inscrivant dans la droite ligne de la mère
garante du social et du biologique, ambitionne aujourd’hui, avec l'aide du gynécologue
et du généticien, de réparer la présence réelle : la femme qui materne est
appelée à satisfaire les besoins
de toutes les crises désormais
permanentes ; servie par la science et la technique, elle a le fantasme de
pouvoir tout faire, et souvent s'épuise à tout faire, pour faire exister mais
aussi pour améliorer, à travers son enfant, la présence réelle du phallus.
Le
maternel, « roc » de
l’ordre social ? Ou, comme je vous propose le penser, la reliance, maternelle
serait-elle cette « héréthique » qui par son « éternelle ironie de la
communauté », contribue à moduler le social en fonction du vivant ?
Hypersociale et vulnérable
En effet,
ce tableau d'une féminité hypersociale, ultrabiologique et férocement
réparatrice, pour ne pas être faux, me paraît ne pas tenir compte de deux
fragilités. La première, c'est la permanence de l'illusion/désillusion à l'égard
de tout signifiant, loi ou désir. L'autre, c'est la vulnérabilité de celle qui
délègue sa présence réelle à celle de son enfant (à un autre) et qui, à chaque
atteinte de l'intégrité de celui-ci, revit les affres de la castration, quand
ce n'est pas d'une brutale catastrophe identitaire et de la mortalité. Ce qu'on
appelle le sadomasochisme féminin est une confrontation du sadomasochisme avec la reliance, de telle sorte que la
mère ne vit pas cette expérience comme un sadomasochisme stricto sensu, mais comme une désillusion structurelle (étrangeté
du phallus) permanente et cependant reconductible, puisant ses forces érotiques dans la réserve des
reliances.
S’il ne se fixe pas dans la toute-puissance, c’est la fragilité qui caractérise le multivers
féminin et l’expose aux épreuves du sadomasochisme. Armelle, Dominique
et Florence nous en présentent différentes figures. Soit, toujours « estrangée
» dans son désir latent d'avoir le phallus ou de l'être (désir qui la soutient
pourtant dans son être de sujet), la femme se détourne de l'assomption
désirante et phallique ; elle renonce à sa bisexualité psychique et se complaît
dans une sensorialité doloriste, laquelle est l'onde porteuse de la
dépressivité hystérique avant que celle-ci ne bascule dans la mélancolie. Soit,
et à l'inverse, l'indifférence hystérique cache une option pour le phallus
seul, mais érigé en surmoi, dégoûté du plaisir clitoridien et privé de toute
réminiscence éventuelle du lien sensoriel/sémiotique à la mère de l’Œdipe-prime.
Les difficultés structurales de ces positionnements - plus que les conditions
historiques qui ne manquent pas de s'y ajouter - expliquent peut-être le
pénible destin des femmes tout au long de l'histoire.
La souffrance d’Armelle, Dominique et Florence nous
apparaît désormais comme un déni de la bisexualité au profit d'un fantasme de
totalité androgynique, et qui entraîne le déni de la reliance. Cette souffrance nous permet de mesurer,
a contrario, l'immense travail
psychique que nécessite ce multivers qu’est la psycho-sexualité féminine et qui, bien que jamais entièrement
accompli, confère souvent à certaines femmes cet air étrangement désillusionné
et cependant vif, fiable. Ce qui ne veut pas dire : inanalysables.
Pour aujourd'hui, je vous laisse devant l'incommensurable
effort psychique que nécessite l'accès à cet être psychiquement bisexuel et reliant qu'est une femme,
autant dire un être qui – tout en investissant le lien vital - n'adhère pas à l'illusion d'être, pas plus qu'à l'être
de cette illusion elle-même. Et j'admets que ce que je vous ai dit n'est
peut-être qu'illusion.
JULIA KRISTEVA
15 mars 2012