JULIA KRISTEVA
FOI ET RAISON : POUR QUELLE INCULTURATION ?

Jean Paul II

1. Foi, raison et inculturation

« Foi et raison » est explicitement le titre de la Lettre encyclique, écrite par Jean-Paul II le 14 septembre 1998, c’est-à-dire 20 ans après son élection comme pape le 16 octobre 1978 et 8 ans avant sa mort le 2 avril 2005. Il y évoque en effet la longue histoire de ce couple problématique (foi et raison), en remontant à la philosophie grecque et en suivant son destin chez les Pères de l’Eglise byzantine, pour apprécier tout particulièrement les apports de Bonaventure et de Thomas d’Aquin. En rappelant brièvement ses divers traitements dans la philosophie postchrétienne, le pape s’inquiète surtout de la séparation entre la foi et la raison opérée par divers courants de la pensée contemporaine, non sans saluer certaines pertinences de cette dernière. Ces réflexions succinctes et condensées appellent des développements érudits et patients qui ne manqueront pas d’être apportés ici-même.
La lecture que je voudrais vous proposer m’a conduite à la conviction que ce thème apparent n’épuise guère l’ampleur du propos, et qu’à trop s’y focaliser, on risque de passer à côté de l’enjeu fondamental, je dirai « épochal », de l’Encyclique. En effet, à quoi bon saluer le « germes précieux » dans « les analyses /modernes/ sur la perception et l’expérience, sur l’imaginaire et l’inconscient, sur la personnalité et l’intersubjectivité, sur la liberté et les valeurs, sur le temps et l’histoire » (§ 48) s’il n’y a - pour un pape - qu’une seule Vérité, celle de la Révélation christique ? La philosophie et les sciences, en particulier les sciences de l’homme, sont-elles toujours les servantes de la théologie ? Ou bien leur liberté de penser peut-elle éclairer les dogmes eux-mêmes ? Ces dogmes de leur côté, attentifs aux divers « germes précieux », pourraient-ils se rapprocher des cultures modernes, sans pour autant se renier ? L’évêque de Cracovie n’en a-t-il pas fait l’expérience, dans ses échanges avec les artistes et intellectuels polonais, qui ont facilité l’éveil de Solidarnosc, avant que celle-ci ne contribue à la chute du Mur de Berlin, peut-être plus efficacement que ne l’a fait l’intransigeance canonique du cardinal Wyszynski, par exemple ?
Sous le thème apparent « Foi et raison », il me semble en effet que la Lettre encyclique déploie une immense ambition qui dépasse la méticuleuse technicité philosophique et théologique du titre. En invoquant une nouvelle refonte du rapport entre foi et raison, il s’agit de refonder l’humanisme chrétien, tout en interpellant l’humanisme sécularisé des « droits de l’homme ». Pour les relayer par une dynamique plus vaste encore que Jean-Paul II n’a pas cessé de stimuler au sein de l’Eglise, puis à la tête de celle-ci, et que désigne le néologisme « inculturation de la foi » dans les « droits de l’homme » et dans la « diversité culturelle ». Dès le jour de son élection, le 16 octobre 1978, Jean-Paul II en donnait le programme, en ces termes: « /…./ repartir sur cette route de l’histoire et du catholicisme, avec l’aide de Dieu et des hommes ». « …N’ayez pas peur. Le Christ sait « ce qu’est un homme ».
Inculturation : j’entends dans le préfixe in-, comme dans « incarnation », le souci de ce phénoménologue auteur de Personne et acte (1977-198), ici animé d’un projet d’éthique universelle, de devenir chair avec les cultures du monde ( au pluriel) : c’est-à-dire d’agir dans et avec l’intimité singulière de l’être et des diverses civilisations. Sans l’ingérence et l’agilité de l’acting out, mais par l’intimité empathique dans l’acting in, entre personnes agissantes.
Cette inculturation, il l’avait déjà faite en Pologne communiste, ce pays catholique derrière le rideau de fer, dans lequel, plus que dans les autres pays dit de l’Est, quand « on » n’était pas écrasé par la stalinisme, la vigueur libertaire et dissidente était telle qu’il était possible de s’emparer du combat pour « les droits de l’homme », comme aucun autre dignitaire catholique n’avait su et pu le faire : avec le souci de réconcilier le « sens » de l’existence avec les « liberté » individuelles ( rappelle-t-il dans l’Encyclique de 1998) . Et de s’interroger : est-ce encore possible, vingt ans après la chute du Mur de Berlin, dans le contexte des vieilles chrétientés européennes confrontées à l’automatisation galopante de l’espèce et des mœurs ? Plus encore, de manière différente mais symétrique, est-ce possible de promouvoir cette éthique universelle ailleurs, auprès de ceux qui « cherchent le sens de la vie » (§1), eux aussi, mais en se réclamant des Védas, de l’Avesta, de Lao Tseu, de Confucius, sans oublier les « écrits sacrés d’Israël »- après la « repentance » et, j’ajoute, le Coran- après la décolonisation ?
Le génie de Jean- Paul II est persuadé que c’est possible. A condition de reconnaître :
que les avancées philosophiques et scientifiques sécularisées partagent des présupposés éthiques universels issus du croisement entre les pensées grecques-juives-chrétiennes ;
et que (par delà ce que Tocqueville et Arendt appellent « le fil coupé de la tradition ») la place de ce croisement, de ses ruptures et de ses refontes est incontournable dans l’avènement de l’idée universelle de l’Homme et du respect de sa dignité, sur la terre désormais globalisée.
Après 20 ans d’exercice papal, ce survivant d’un attentat qui a failli lui coûter la vie en 1981, et désormais souffrant d’une maladie handicapante, se fait le héraut - dans la Lettre Encyclique « Foi et raison »- d’un héritage, qu’il faut bien dire européen, qui s’est cristallisé dans les hommes et les femmes de la civilisation occidentale, qui a subi maints échecs et a sombré dans des horreurs sans précédent. Mais qui serait capable d’affronter les risques de la liberté postmoderne : voilà sa foi-et-sa raison qu’il essaie de nous faire partager
Reconnaître cette continuité à travers les ruptures qui l’ont formée-déformée-recomposée est une invitation à penser, d’un courage inouï, qui s’adresse aussi bien aux catholiques prompts à diaboliser la sécularisation, qu’aux agnostiques trop oublieux de leur dette.
Cette reconnaissance s’accompagne cependant d’une conviction absolue : seule la Foi dans le Christ révélé peut garantir le respect de ces « droits de l’homme » à la manière de Jean Paul II, dont a besoin le monde globalisé, exposé aux heurts des religions et aux dérives de l’automatisation. Le texte se termine donc nécessairement par une vision horrifiée de l’homme menacé de barbarie dans sa toute-puissance solipsiste : un homme (et un humanisme ?) qui prétend « décider de manière autonome de son destin et de son avenir en ne se fiant qu’à lui-même et à ses propres forces. »( § 107)
Entre ces deux attitudes philosophiques, théologiques et politiques- d’une part : la subtile reconnaissance de la continuité par delà le fil coupé de la tradition d’une part, et de l’autre : l’inébranlable conviction que seule la transcendance christique peut assurer l’éthique universelle dans l’inculturation, - Jean-Paul II équilibre et compose si brillamment sa pensée et son action, qu’il place ses successeurs devant le redoutable choix de pencher soit vers l’une soit vers l’autre. Tant l’harmonie entre les deux paraît inaccessible en dehors de son génie personnel : serait-ce en cet équilibre que réside sa véritable sainteté ?

2. Par-delà « le fil coupé de la tradition » : les modernités normative, critique, analytique
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Pourtant, plusieurs avancées notamment en philosophie et en sciences humaines (j’en n’évoquerais quelques unes depuis la fin du XIXe siècle), ont pris la mesure de ce subjectivisme volontariste que l’Encyclique dénonce et qui, sous couvert de sécularisation plus ou moins humaniste, s’est effondré dans la terreur (la Révolution française) ou encore dans la réal-politique où les fins justifient les moyens (le stalinisme, le nazisme, les mouvements de libération tiers-mondistes…) ; mais qui persiste obstinément dans maintes tendances politiques, sociales, idéologiques et morales actuelles. Je rappellerai donc quelques unes de ces tentatives de refonte de l’héritage métaphysique qui, autrement que la théologie de Jean-Paul II, récusent cependant la toute puissance solipsiste de l’humanisme mécaniste.
La modernité dite normative de la pensée juive qui, respectueuse de la transcendance (Herman Cohen, Hans Rosenzweig, Emmanuel Levinas) dans son dialogue avec la philosophie grecque, chrétienne et postchrétienne (Kant, Hegel, Husserl), insiste sur l’altérité inhérente à l’acte linguistique lui-même qui spécifie l’être parlant. En écho à la kabbale juive qui envisageait la parole et l’écriture comme une ontologie du réel (Stéphane Mosès), la transcendance s’imprime ici et progressivement, à travers les pensée attentives à ce courants, dans la conscience humaine sécularisée, comme une présence inéluctable de l’altérité : l’Autre de la capacité de parler/penser qui me constitue comme sujet, l’Autre que me signifie la rencontre de l’autre sexe, de l’étranger, du handicapé….altérité du tout proche. Plus intrinsèquement, cette reprise plus ou moins consciente de la kabbale véhicule l’altérité symbolique du langage jusqu’aux élucidations structuralistes des pratiques humaines, qu’il s’agisse du structuralisme linguistique avec Roman Jakobson ou anthropologique avec Claude Lévi-Strauss.
D’une autre façon, la modernité critique de Kafka, Benjamin et Arendt – à l’horizon de Nietzsche et Heidegger- constate la crise de l’Autorité transcendante, mais ne cesse de chercher une fondation éthique pour la modernité dans le jeu de l’ironie et de la transvaluation, en passant par la traversée de la dépression nihiliste elle-même: sans viser un système de valeurs éthiques et encore moins politiques, mais en invitant à leur interrogation, comme seule expérience de « sagesse » digne de ce nom, tel « le point d’interrogation à la place du plus grand sérieux » (Nietzsche, l’Antéchrist)
Enfin, la modernité analytique, avec Sigmund Freud, met sur le divan le fondement anthropologique de la révélation christique lui-même : l’amour filial, le support paternel du Dieu Créateur, le contexte familial de l’autorité paternelle. En convoquant l’histoire des religions, les tabous et les interdits, les divers sacrifices et le meurtre du père lui-même, en réhabilitant l’exploration que la tragédie grecque nous lègue des désirs de vie et de mort, en mettant en relief leur saisie intellectuelle dans les lois mosaïques et la haute intellectualité du monothéisme juif, la psychanalyse révèle la permanence universelle de ces expériences dans la pensée inconsciente de tout être parlant.
« Dieu est inconscient »- devient alors la formule (chez Lacan) par laquelle l’« unité profonde » entre foi et raison mise en œuvre par la découverte freudienne s’énonce avec cette parrhésia – cette témérité, cette franche conviction - que Jean-Paul II attribue à la foi (§48). Mais qui est aussi celle de l’audace de la pensée, lorsqu’elle reconnait ses racines dans sa dette envers les croyances traversées.
Pour le dire autrement, la révolution copernicienne de Freud opère, à sa façon, une autre et magistrale in-culturation de la tradition grecque-juive-chrétienne-et-sécularisée, à partir de laquelle il n’y a plus de schisme entre foi et raison. Des modalités plurielles de représentations psychiques se mettent en place, qui inscrivent le besoin de croire et la diversité des systèmes de croyances comme une composante inhérente à la construction de l’être parlant. Le combat freudien contre « la marée noire de l’occultisme » et les abus des « illusions » obscurantistes ne saurait faire oublier ni l’insistance freudienne sur « l’attente croyante » (Glaübige Erwartung) qu’il est nécessaire de satisfaire, à commencer chez l’enfant, pour qu’il accède à la pensée), ni celle sur « la haute visée des humains » (das höhere Wesen in menschen) qui distingue l’ontogénèse de la phylogenèse. Et encore moins les développements postfreudiens, parmi lesquels ceux de Lacan, qui continuent l’élucidation des continents religieux, et qui n’annonce guère une liquidation, mais une patiente ...inculturation de l’expérience religieuse dans la sécularisation, mais aussi vice versa.
Nous savons maintenant – d’un savoir instruit par le transfert de l’expérience analytique- que la singularité du sujet dans l’homme s’est construite dans le sillage des tragiques grecques, des tabous lévitiques, de l’amour christique, de l’haecceitas scotiste, et jusque dans cette « nouveauté et radicalité de l’être » (serait-ce Heidegger ?) que Jean Paul évoque dans son Encyclique (§ 48).
Nous découvrons que la foi elle-même, « credo » au sens de : « investir », comme le laisse entendre de la racine sanscrite « +kred’dh/ +srad’dha », -désigne l’acte de donner à autrui sa force vitale/ son amour ?- avec un espoir de récompense. Et que cet investissement- ce croire, cette foi- est une constante anthropologique universelle, parce qu’elle est une condition pré-religieuse et pré-politique pour l’acquisition de la pensée et du langage. « He’emanti ki adaber « (Ps. 116 :10) Saint Paul ne disait pas autre chose, reprenant le psalmiste : « J’ai cru et j’ai parlé » (Cor.4 :13, Ps.116 :10)
Rappelons-nous deux variantes de cet investissement (Besetzung( all.), cathexis(angl.)) qui est synonyme de croyance dans l’écoute de l’analyste.
En raison de la néoténiela survie de l’espèce humaine nécessite l’investissement d’une altérité  dont les figures varient avec le développement: étayage maternel et paternel ; forte dépendance et appropriation progressive de l’eco-système ; développement de la capacité de représentation psychique, du langage, de l’imaginaire, de la pensée et leur investissement-valorisation ; découverte de la finitude de la vie avec l’angoisse de la mort colmatée par l’espoir d’une vie au-delà…. Avant que ces investissements soient raisonnés, ils sont indispensables tels quels à la survie : Homo sapiens est un Homo religiosis et, de surcroît, ses premiers investissements et/ou croyances rendent possibles les désirs de savoir qui vont les relayer pour les interroger, les modifier et éventuellement les défaire… indéfiniment.
J’investis le « holding » maternel dans le sentiment océanique d’étayage primordial, qui me protège mais dans lequel aussi je risque de me noyer : délicieuse perte dont témoignent les mystique dans leur « exil » vers Dieu, dans le « feu » pour Jean de la Croix, ou au sein des « quatre eaux » pour Thérèse d’Avila. Mais que les analysants aussi ne manquent pas de revisiter, par ces fulgurances modestes qui trouent la banalité de chacun, dans des rêves à la recherche du temps perdu.
J’investis le père de la « préhistoire individuelle », celui qui m’aime et me reconnaît, avant que l’interdit prononcé par le père dit désormais « oedipien » ne me sépare de l’indifférenciation de l’infans avec le contenant maternel. Ce père pré-oedipien, dit de l’ « identification primaire » , en me re-connaissant, inscrit la première tiercité dans la dyade mère/enfant : la première altérité individuante. Serait-ce celle que célèbre l’ « élection » juive ? Et avec plus de clarté encore, serait-ce le Verbe/Amour « au commencement » selon les chrétiens?
Je pourrais multiplier les interfaces entre « la tradition » et l’expérience analytique, pour vous convaincre des refontes en cours du « couple » foi/raison. Mais j’entends vos questions : Suis-je en train de vous dire que l’évangélisation a résorbé- à leur insu- la philosophie, l’anthropologie, la psychanalyse ? Que celles-ci rejoignent telle quelle la théologie catholique ?
Pas vraiment. Je prétends seulement que la tradition métaphysique ne cesse de se reconstruire à force de rupture et de reconnaissance de dettes. Et que c’est au contact de la tradition- à -mettre- en question que la trace de cette tradition se perpétue en s’in-culturant. La dichotomie métaphysique entre foi et raison elle-même cède alors devant de nouvelles articulations, qui ne prennent pas la forme d’un système religieux ni même d’une doctrine philosophique, mais d’une expérience de recherche. Celle d’une pensée (Freud, Heidegger, Arendt..). Celle d’un art (Kafka, Joyce, G.Bataille…) Expérience de recherche singulière, exceptionnelle : une « théorie des exceptions » (Ph.Sollers) qui s’adresse aussi bien à l’éthique universelle humaniste qu’à l’humanisme catholique.
La révélation canonique par la Foi est-elle si différente de ces ré-vélations, au sens étymologique de +vel(sanscrit): dé-couvrement, retour en arrière, retrait dans le temps et la mémoire, sans épargner l’ordre du langage lui-même  à déconstruire? Ou de la ré-vélation dans l’anamnèse, qui réactive la ré-volte oedipienne, au cœur même du transfert/contretransfert psy ?
Certainement. C’est pourtant dans l’orbe de la pensée philosophique et scientifique, constituée par arrachements et refontes successifs à partir de la tradition grecque-juive-chrétienne, que des logiques universelles sont élucidées, discutées, soumises à l’épreuves de l’histoire, et proposées au débat par divers courants de la pensée contemporaine sécularisée.

3. «  Transvaluer » les cultures émergées.

Aujourd’hui, foi et raison recomposées dans des nouveaux savoirs se tournent vers les cultures dites émergeantes, ou plutôt déjà fortement émergées, insubmersibles. Quelles incidences sur les sujets de la globalisation pourraient avoir, par exemple, le père selon l’Islam et le rôle du sacrifice du fils dans la version coranique de l’épisode Abraham/Isaac ? Et la sexualité de la femme dans le taoïsme ? Et Confucius face à Jésus ? Et la famille dans la tradition du brahmanisme, face au don d’organe, la procréation artificielle et les mères porteuses ?
Ces préoccupations éthico-politiques ne sont pas loin des préoccupations universalistes soulevées par la Lettre encyclique. Oserons-nous penser que l’humanisme sécularisé n’est pas un ennemi, mais une reviviscence et une réorganisation du christianisme depuis ses sources et ses interfaces, à la recherche du temps retrouvé et face au temps à venir de la diversité culturelle ?
L’ambition de l’in-culturation interpelle croyants et non-croyants, elle nous est commune. L’Encyclique de 1998 débouche sur un défi qui est aussi une invitation : avec nos différences et oppositions irréductibles, il importe de mieux interpréter les croyances des uns et les recherches des autres, pour éviter aussi bien l’évangélisation agressive (qui suscitera de nouvelles guerres, forcément religieuses) que l’universalisme naïf et banalisant (qui s’autodétruira sous la pression des fanatismes, tout autant que sous les implacable lois du marché virtualisé par la technique). Persuadés de nos valeurs, nous sommes appelés, les uns et les autres, à les interroger aussi bien face aux diversités des grands émergeants (BRIC), qu’à la souffrance de l’Afrique, et à la solitude de chaque singularité en situation d’exclusion.
Pour ma part, je fais le pari suivant : les libertés risquées et les investigations minutieuses dont s’autorisent les enquêtes menées par la philosophie sécularisée et les sciences humaines actuelles permettent à celles-ci de mieux saisir dans leur spécificité ces singularités qui cherchent aujourd’hui à se faire entendre et qui, en désespoir de cause, sont au bord de l’explosion. En revanche, je suis persuadée que les expériences religieuses, notamment la catholique qui nous réunit aujourd’hui, ont accédé à des profondeurs psychiques énigmatiques qui interpellent les hommes et les femmes du 3e millénaires. Elles nous invitent à tenter de les élucider avec les moyens des philosophies et des sciences, pour les restituer à l’universalité humaine. Je prendrai deux exemples pour essayer de clarifier ce que j’avance : la mortalité et la maternité.

4. Mortalité, maternité : repenser l’Autorité

La place vacante de l’Autorité transcendantale ne cesse de relancer la question : comment y remédier ? Quel pouvoir, quels interdits, quelles limites, quelle loi pourraient s’y substituer ? Faut-il encore « un Dieu pour nous sauver », et lequel ? Jésus et saint Paul avaient fondé une nouvelle Autorité sur L’Amour et/ou le Verbe. Comment la repenser- l’ « inculturer » - à partir des nouvelles recherches anthropologiques et dans le contexte socio-politique globalisé ?
4.A. L’Altérité que j’ai évoquée plus haut, y compris celle de l’inconscient, et qui prétend occuper la place du Divin, ne saurait être un fondement éthique si elle n’intègre pas la mortalité : dirais-je jusqu’à l’apprivoiser ? En effet, à l’horizon de l’anthropocentrisme imposé par la sécularisation, il semblerait que même les croyants catholiques auraient tendance à minorer le théocentrisme. Jean-Paul II s’en préoccupe explicitement dans une autre Encyclique, « Riche en miséricorde » (1980), consacrée au Père.
En disant que le théocentrisme consiste à affirmer l’amour de et pour le Père, on oublie souvent de rappeler que cet amour-là est un amour à mort : que la Passion christique sur la Croix et jusqu’à la kénose ou l’anéantissement du Fils/Père (Homme/Dieu) en est le passage obligée. Loin d’être seulement une complaisance avec le sado-masochisme, cet amour à mort révèle une autre constante anthropologique que la psychanalyse nous révèle. Il s’agit de la pulsion de mort qui sculpte le vivant dès qu’il y a du vivant, et qui, pour l’être parlant, est une déliaison (le Thanatos déliant de Freud, opposé à l’Eros le liant) dont l’œuvre retranche, retire, replie,- mais aussi singularise. Sans échouer nécessairement dans la morbidité ou les états limites voire la psychose, la déliaison trace la voie de l’« exil de soi », de ce « hors-de-soi » nécessaire à la construction du Sujet à partir du Moi, en même temps que de la dynamique complexe de la sublimation. Elle se cristallise dans la singularité de l’être parlant, divers exercices spirituels en font l’expérience et la célèbrent.
Cette cohabitation du vivant avec la passion à mort, préalable au dépassionnement à conquérir indéfiniment à l’encontre du refoulement névrotique, demeure encore obscures pour les sciences de l’esprit, psychanalyse y compris. Mais Thérèse d’Avila, elle, devait expérimenter une mort-à-soi permanente, afin d’accéder, au-delà du plaisir, à la jouissance de tous les sens. Antigone de Sophocle, attirée par cette limite, Atè où l’humain se dépasse à l’horizon de la mort, et… le Christ dans sa kénose le savaient déjà : à leurs façons si différentes et qui cependant s’interpellent.
En revanche, tributaire de sa généalogie renaissante et triomphale, l’humanisme a tendance à ignorer cette coprésence de la mort comme condition de l’amour. Il échoue par conséquent à penser un amour capable de se détacher de la destructivité interne à l’emprise sur le partenaire ; un amour distinct de la projection narcissique et de l’exaltation maniaque de soi ; un amour qui tiendrait compte de l’inaccessibilité de l’autre parce que lui ou elle sont aussi traversés par la pulsion de mort, et pour cela même se tiennent dans une proximité toujours en retrait, la seule respectable. Cet humanisme là n’est même pas anthropocentrique, « maître absolu de lui-même » comme le juge Jean-Paul II (107). Sa prétendue « fraternité » est inhumaine, tant qu’elle n’a pas intégré cette déliaison dont l’élucidation est le seul frein indiscutable à la destructivité d’autrui et de soi. Et que l’être parlant ne peut que viser, en mettant en mot-musique-peinture son expérience de la pulsion de mort : en l’analysant, en la sublimant.
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4B. Cette inscription de la mort dans la vie n’invalide pas, au contraire, la centralité de la thématique de la naissance dans ce vaste projet d’in-culturation qui, vous le constater, me préoccupe. Marie, « la table intellectuelle de la foi » (selon pseudo-Epiphane) pour « philosophare in Maria », revient symptomatiquement, significativement, dans les toutes dernières lignes de la conclusion de l’Encyclique « Foi et raison ». Pourquoi la vocation maternelle est-elle une sagesse plus que philosophique pour l’athée que je suis ?
La sécularisation est la seule civilisation qui manque de discours sur la vocation maternelle. Winnicott après Freud s’avance hardiment vers « la suffisamment bonne mère », et les récentes investigations sur les relations précoces mère/enfant tentent d’approfondir cette problématique. Mais nous avons encore beaucoup à faire pour accompagner la « passion maternelle », qui décidément inspire beaucoup moins les penseurs modernes que ne le fait la « fonction paternelle ». Cette passion dépossède la mère de son narcissisme, en l’exposant à la folie dont témoignent les sorcières et jusqu’aux diverses dérives actuelles de bébés congelés et maltraitances diverses. Pourtant, c’est dans cette passion que s’amorce aussi cet incertain « amour de l’autre » qu’est pour commencer l’amour de la mère pour son enfant. « Aime ton prochain comme tu t’aimes toi-même », précepte biblique (Lev.19 :18) et évangélique (Marc, 2 :17, Luc, 15 :7, Luc, 7 :47, etc.) dont Freud pensait qu’il était inaccessible aux humains, sauf aux mystiques : aurait-il oublié les mères ?
Le premier autre, à la différence du partenaire sexuel qui m’entraîne dans les miroirs des réciprocités érotiques, ne serait-il pas en effet l’enfant pour la « suffisamment bonne mère » ? Nous sommes ici au « degré zéro » de l’altérité, où le désir se sublime en tendresse. Cette métamorphose psychique suppose une traversée de l’omnipotence du Moi et de ses emprises, et rend pensable, donc supportable, la cohabitation avec la déliaison. A cette condition seulement, la « suffisamment bonne mère » est celle qui est capable de dépassionner jusqu’à l’amour pour son enfant lui-même, afin que celui-ci cesse d’être l’ « unique » pour sa génitrice, mais accède à sa propre autonomie de Sujet. Une chance lui est alors donnée de faire de la langue maternelle une langue à soi, une langue étrangère à celle de la mère : triomphe de la transmission qui se mue en créativité.
Autant dire que la « suffisamment bonne mère » est celle qui n’aime personne sinon …la transmission précisément de la langue maternelle, pour qu’elle devienne l’espace d’une pensée. Lorsque Jean-Paul II rappelle que Marie est une « table intellectuelle », j’entends : par l’entremise de cette mère-là, de certaines mères, l’investissement d’autrui (le credo, la foi) s’épure en liberté de penser. Une vraie énigme, en effet, qui se paie d’un clivage chez la femme mère : d’un coté, l’emprise maternelle sur le « fruit de ses entrailles » ; de l’autre, le dépassionnement qui sera la clé de la sublimation.
Comment serait-il possible de tenir sur cet abîme sans déraper ? Qui pourrait habiter/sublimer ce clivage affolant ? Les mythes religieux ont tissé leur toile autour du clivage en question. La femme est en effet un « trou » (c’est le sens du mot « femme », nekeva en hébreu) et une reine dans la Bible; la Vierge est un « trou » dans la trinité chrétienne Père/Fils/Saint Esprit et La Reine de l’Eglise. Et Jean- Paul II de conclure avec force sa visée d’ une in-culturation qui nécessiterait la refonte de la dichotomie foi / raison….par une invitation « à penser avec Marie ».

5. Son génie du catholicisme

Pour finir, et avec la parrhésia, franchise ou naïveté, que Jean -Paul II revendique pour la foi, permettez-moi de reprendre quelques réflexions que j’avais avancées à l’occasion de sa mort.
Par « Foi et raison », comme par sa vie et par sa mort, Jean Paul II ne se contenta pas d’annoncer, à la globalisation médusée, le génie du catholicisme. Sa manière de penser et de vivre « les droits de l’homme », confirme l’interminable sortie de la religion, qui se confond avec l’interminable émergence de l’humanisme.
Ce pape eut le génie de retourner les composantes les plus généreuses du catholicisme contre les dérives de cette métaphysique même, dont sa foi fait partie, pour incarner une résistance sans précédent, spectaculaire et apaisée. Quand il s’adressa à l’angoisse des peuples écrasés par le totalitarisme stalinien : « N’ayez pas peur ! », c’est une théologie deux fois millénaire, soucieuse de reconnaître la singularité de chaque conscience, qui se transforma soudainement en acte politique. Et qui ouvrit une brèche dans le mur de Berlin, avant que l’économie n’en parachève l’écroulement.
Il m’a été donné de l’approcher en mai 2002, à Sofia, dans mon pays natal, sa visite coïncidant avec la célébration de l’alphabet cyrillique et mon obtention du titre de Docteur Honoris Causa de mon université « Saint Clément d’Ohrid » à Sofia. Je savais que le 31 décembre 1980 le pape avait nommé les deux frères Cyrille et Méthode, créateurs de cet alphabet, patrons d’Europe. Solidarnosc était alors en pleine expansion. Six mois après, le 13 mai, 1981 Mehmet Ami Agca commis l’attentat contre le pape, avec la participation des services secrets bulgares et le KGB. Je pensais à ces événements, en écoutant Jean-Paul II formuler ce qui m’a toujours paru une nécessité urgente, qu’aucun politique n’avait entrevue : l’Europe élargie ne se ferait pas sans une réconciliation entre les Églises d’Occident et l’orthodoxie. Historien subtil et stratège optimiste, Jean-Paul II rappela que la Bulgarie s’était opposée à la déportation des juifs exigée par les nazis pendant la Shoah, et que l’entente qui s’était établie dans ce pays entre juifs, chrétiens et musulmans pourrait servir d’exemple au monde entier. Allait-il ajouter les non-croyants, les athées ? J’attends toujours...
C’est un Pape philosophe que j’ai cru entendre enfin, affirmant que s’il nous arrive de perdre le sens de la vie, une voie exigeante et sûre demeure cependant, qui permet de continuer à le chercher : c’est... l’écriture. La sainte écriture ? Je m’en doutais ! Mais aussi l’expérience de l’écriture personnelle, ajouta-t-il fort à propos, que les saints Cyrille et Méthode apportèrent aux peuples slaves en créant leur alphabet ! Décidément, ce pape...
Ce jour-là, et jusqu’à sa mort, ce fut un homme en situation de handicap qui s’exposait. Tous les citoyens handicapés, leurs proches et tous ceux avec lesquels j’essaie de faire reconnaître les droits de ces exclus pas comme les autres, connaissent la difficulté, voire l’impossibilité de faire respecter la dignité des plus vulnérables, qui nous confrontent au mal-être de la déficience et à la mort psychique ou physique. Et que l’humanisme moderne a tant de mal à réaliser : je l’ai dit tout à l’heure, en parlant de notre aphasie « éclairée »face à la pulsion de mort.

Nous aurions préféré que Jean-Paul II se fasse l’apôtre des femmes, de la contraception, de la liberté sexuelle, du préservatif, des homosexuels. C’était lui demander de rompre avec la tradition chrétienne et avec ses propres convictions. Cet homme de théâtre n’était qu’un vrai catholique, capable cependant de nous révéler le génie du catholicisme parce qu’il avait lui-même le génie de la parole incarnée. Ses mots étaient immédiatement des gestes, des images, des voyages, sens et sensation, amour, humour et réflexion, une incarnation continue. Et une formidable inculturation, j’y reviens, dans la culture du spectacle qu’est bel et bien la culture contemporaine mondialisée, sécularisée ou pas. Il ne suffit pas de le constater ni de s’indigner. Il s’agit de s’inculturer, pour y semer les grains d’une certaine éthique que le spectacle est appelé à noyer. Quelle éthique ? La mienne n’est pas celle du pape ? Certainement. Mais nous venons du même carrefour, il le sait et j’ai essayé de le dire à ma façon. Encore faut-il être capable de faire passer nos éthiques par le spectacle, pour les mettre en résonances, en perspectives, peut-être en dialogue. Qui est à la hauteur de ce défi? Voilà un dilemme, plus subtil encore que celui de « foi et raison », je vous le propose pour une prochaine rencontre : « inculturation et spectacle. »
On l’a pris pour un manipulateur des médias, et il le fut aussi, en s’amusant. Plus profondément encore, il révéla que le catholicisme est le précurseur, et peut-être même la logique profonde, le pôle secrètement envié de cet empire du spectacle qui nous domine aujourd’hui, et dans lequel un vrai catholique comme ce phénoménologue à la recherche de la Vierge Marie et de saint Jean de la Croix est parfaitement à l’aise. Car pour cet homme il n’y a d’autre corpus mysticum que l’Eglise universelle elle-même, dont les rituels visibles et publics culminent dans le faste esthétique, bien avant le déluge de la télé et d’internet, et tellement supérieurs à lui.
Existe-t-il un au-delà de ce génie du catholicisme ? La passion universelle déclenchée par le passage de Jean-Paul II auprès de son Père céleste permet d’en douter. A moins qu’elle ne signifie que la passion selon Jean-Paul II n’est pas une religion parmi les autres, puisqu’elle est la seule qui tend la main à tous les hommes. Une sortie de la religion, en lançant un défi à la philosophie, aux sciences de l’homme, de la vie, de la nature?
Tel est bien le tremblement épocal auquel se trouve confronté la religion catholique, qui devrait être tentée, par conséquent, de resserrer les liens avec la foi traditionnelle, en s’appuyant sur une institution ecclésiale renforcée, et sur les pays en voie de développement dans ce qu’ils ont de plus conservateur. Un tel choix aurait un double avantage :
Il consolerait et unifierait le tiers-monde, en lui offrant l’image d’un christianisme tolérant mais fidèle à la tradition, tout en engageant les autres religions – avec un peu de chance- dans une compétition avec le modèle catholique compassionnel, au détriment du modèle intégriste.
Il constituerait un défi à l’humanisme lui-même, qu’il obligerait soit à se démettre, soit à affiner ses ambitions éthiques, avant de s’affirmer comme la seule expérience capable de tenir compte de la technique et des sciences, notamment biologiques, ainsi que des aspirations nouvelles qui en découlent, et qui bouleversent les traditions en ce début du troisième millénaire.
Je l’écoutais, bouleversée, et je lis de même son encyclique. Je feuillette souvent le catéchisme traduit en bulgare qu’il m’a fait remettre. Et je fais un rêve : que les véritables complicités, nécessaires devant la barbarie montante, puissent être tissées non seulement, et à mon sens probablement moins entre le christianisme et les autres religions, aujourd’hui tentées par l’intégrisme, qu’entre le christianisme et cette vision à laquelle j’adhère, issue du christianisme, bien que désormais détachée de lui, et qui ambitionne l’élucider les voies risquées et des croyances et des libertés. Par sa personne et par ses actes, Jean Paul II a rendu ce rêve possible. N’ayons pas peur de reconnaître son envergure universelle.

Julia Kristeva

Conférence au Colloque du 10 anniversaire de l'Encyclique Fides et Ratio de Jean-Paul II, à l'Institut Catholique de Paris, facultés de Philosophie et de Théologie, en partenariat avec la Faculté Notre-Dame, le 10 décembre 2008.

 

 

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