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Julia Kristeva - Freud, un esprit européen. Psychanalyse et liberté
25 juin 2014, Ministère des Affaires étrangères

 

 

PSYCHANALYSE ET LIBERTE

 

 

 

Parce qu’il existe une recherche psychanalytique qui approfondit les logiques de l’inconscient avec les états limites des nouveaux analysants, la psychanalyse freudienne est en capacité de transvaluer la tradition, les mythes et les rites de l’humanité. Avec et davantage que les autres sciences humaines, la découverte freudienne est le maillon indispensable à la refondation de l’humanisme contemporain, mis à mal par le fondamentalisme religieux et par l’automatisation en cours de l’espèce humaine.

 

Quel est l’objet de la psychanalyse ? Je vous propose de le résumer ainsi : C’est la condition humaine comme une coprésence secualité/pensée. Théorie et pratique de la coprésence sexualité-pensée, la psychanalyse est à mon sens la seule qui « immanentise » radicalement ce que la métaphysique occidentale considère comme une « transcendance », et du même geste elle la met en question. Pourquoi ?

Freud repère et analyse cette coprésence sexualité/langage dans :

- L'aptitude des êtres humains à produire du sens, à partir d'une certaine maturation neurobiologique

- Cet événement mythique que fut le refoulement de la pulsion par meurtre-assimilation-identification avec le père. C’est ce que Freud appelle une « höhere Wesen im Menschen (« Le moi et le Ça », 1923).

Cette « essence supérieure de l'homme », consiste dans la capacité de moduler et modèler la poussée énergétique des pulsions en une dynamique du sens avec l'autre, dans laquelle s'inscrit la liberté risquée des sujets, bordée de sado-masochisme et de sublimation.

 Les religions apparaissent comme une reconnaissance de cette « essence supérieure de l'homme » : de cette capacité à faire du sens, qu'elles célèbrent dans  le fantasme ou l’image d'une ou plusieurs  Surpuissance(s) symbolique(s) aux effets réels, que sont la ou les divinités,  garantes et horizon du Sens. Cette reconnaissance et reconstruction d’une capacité essentielle confère aux religions leur fonction de vérité, par-delà la fascination consolatrice et malgré leurs abus liberticides qu'elles procurent.

J’ai abordé dans cette optique deux dynamiques psychiques, contitutives de l’être parlant, pré-politiques et pré-religieuses : le besoin de croire et le désir de savoir. Comment s’y inscrit la valeur de la sécularisation démocratique, de l’ « esprit européen », qu’est la liberté ?

 

Quelle liberté ?

L'histoire tragique du XXe siècle avec ses deux totalitarismes (le nazi et le stalinien, la Shoa et le Goulag), mais aussi les symptômes de la société postmoderne (écroulement des interdits ; généralisation de la sexualité sadomasochiste, de la délinquance et du vandalisme, ainsi que des nouvelles maladies de l'âme : psychosomatoses, toxicomanies, diffusion de la psychose dans les structures névrotiques, etc.) laissent cependant entrevoir que c'est la dynamique même de cette « essence supérieure de l’homme» qui est en crise. Sous la crise économico-politique, n’est-ce pas une refonte, si ce n’est pas crise anthropologique qui se dessine ou menace ?  Et deux  modèles de liberté pour tenter d’y répondre : la liberté-adaptation et la liberté-révélation.

C'est Kant, en parallèle et sous l'influence de la Révolution française, qui les  a énoncé dans ses Critique de la raison pratique et Critique de la raison pure. En écho à l’initium de saint Augustin, le philosophe définit pour la première fois la liberté, non pas négativement, comme une transgression d'une contrainte, mais positivement, comme un auto-commencement. C’est dire, pour schématiser, que la liberté est beaucoup plus qu’un refus des contraintes , de dogmes  et des oppressions ; elle consiste dans l'aptitude de chacun à entreprendre une action, à commencer un acte, à s’auto-commencer. Magnifique liberté, dont on devine d’emblée  les déviations possibles : nous sommes  libres d'entreprendre….mais  à l'intérieur d'un ordre logique préétabli — ordre moral, d'un Dieu ; ordre économique, de la libre entreprise, de la globalisation, du dollar ; ordre de la foi intégriste, qui laisse croire que vous faites le choix du kamikaze.

Il existe une autre version de la liberté, ancrée dans la pensée présocratique et antérieure à la mise en place des catégories logiques ou des valeurs. Cette autre liberté est celle de la révélation de soi dans la présence de l'autre à travers la parole donnée et reçue. Je n'insisterai pas  ici sur les sources bibliques de cette liberté et de leurs interprétations rabbiniques, ni sur les connotations christiques de ce présocratisme, ni sur les détails de cette déconstruction de la métaphysique qu'implique le débat de Heidegger avec Kant et qu'Hannah Arendt vint corriger en proposant une philosophie du « juger ».

Je dirais seulement que, - si cette liberté révélation, et non pas liberté-adaptation existe autrement que comme spéculation solitaire,-  c'est bien dans l'expérience du transfert-contretransfert inhérent à la découverte freudienne de l’inconscient qu’elle se réalise. En faisant le récit de la libre association dans le transfert, l’analysant s'affronte à la fois à l'innommable de sa pulsion, de son désir et de leurs traumas, et à l'interdit que lui imposent le fait même du langage (de la capacité symbolique) ainsi que la place de l'analyste. Il se constitue en lui-même pour l'autre, et en ce sens se révèle — au sens fort du mot, il/elle se libère. Sans fin.

Un questionnement permanent est en cours dans le discours analytique, et j'ai eu l'occasion de préciser ailleurs comment le questionnement, la mise en question (qui n'a rien à voir avec

« poser des questions », « interroger et répondre ») est le mode par excellence de la parole en analyse : une écoute et une parole qui s’adressent au manque, à l’incertitude, du fantasme de castration et à l’abîme constitutif du clivage psychique [1] . Le questionnement qui conduit l’analysant au transfert, installe le hors temps du temps de la séance, et actualise, dans la parole analytique, le hors-temps de l'inconscient. Il remet en cause identités et valeurs, mais aussi restructure provisoirement le sujet dans une nouvelle renaissance, telle que la lui permet son lien transférentiel avec l'analyste. Pourtant, si ce lien lui-même se défait par la terminaison de la cure, le sens en est que le patient n'est pas restructuré une fois pour toutes par son analyste ou son école. Mais qu'il obtient une souplesse psychique apte à refranchir la barre du refoulement voire l’abîme du clivage, à remobiliser des pulsions et à permettre des créativités nouvelles dans les expériences ultérieures de sa vie de sujet.

Le questionnement inhérent à la liberté  implique l’extrême  singularisation du soi constiué et infiniment remodelé.  La liberté, comme la vérité et toute autre ‘valeur » se conjuguent dès lors au singulier. Personne, aucuns institution, communauté ou pouvoir n’en sont les propriétaires. Et l’ »individu » lui-même ( « cet homme-ci », « cette femme-là », comme l’indique Duns Scot, l’inventeur de la libre singularité, cette autre composante de « l’esprit européen »)  est invitée à se dépasser lui-même, elle-même, afin de relier  la « mêmeté» à l’altérité d’autrui, à l’étrangeté en soi et à l’étrangeté du partenaire.

La communauté de différents  ainsi esquissée comme issue optimale d’une analyse,  fait écho à ce « corpus mysticum » que Kant  cherchait à la fin de sa Critique de la raison pure : la morale du devoir et de la solidarité ne suffit pas pour refonder l’éthique, prévient le philosophe des Lumière ; il importe de se relier à l’autre en soi et au tout autre en dehors de soi. N’est-ce pas ce que vise précisément  la découverte freudienne de l’inconscient, et cette expérience psychique du transfert-contretransfert qui ne « biologise pas l’essence de l’homme » (comme on a pu l’accuser) mais ausculte la frontière entre la biologie et le sens qu’habite l’être  parlant.

Liberté-initiative, liberté singulière, appel et réponse, communauté indécidable ( plutôt qu’ « inavouable », comme le voulait Maurice Blanchot).

Une aptitude au recommencement des liens s'inaugure ainsi, dans le cas optimal de la finition d'une cure — et nous savons combien nous en sommes loin, le plus souvent ! Une aptitude au recommencement,  dont la portée implicitement politique est évidente, tant il est vrai que le sujet analysé est un sujet irréconcilié, et en ce sens un sujet ré-volté. « Je me révolte, donc nous sommes »( Camus)… à venir, sans fin ( ajouterai l’analyste).

 

   Pour le dire autrement :

—     L'analysant découvre sa conflictualité inconciliable, le clivage dramatique qui le constitue et qui le déprend de toute volonté d'emprise, de puissance ou même d'unité. Cette liberté-là éloigne la psychanalyse de l’humanisme moraliste et béatifiant, mais non de l’humanisme comme refondation continue.

—      L'aptitude à la -volte conduit l'analysé à re-créer des liens,-  ce qui pourrait signifier que l'expérience analytique serait à la source d'un humanisme non pas tragique, mais vigilant et énergique.

J'emploie le mot « -volte » au sens étymologique et proustien du terme : retour du sens à la pulsion et vice versa, pour révéler la mémoire et recommencer la vie psychique du sujet. En ouvrant à l'infini le questionnement des systèmes de valeur, la psychanalyse n'est ni une croyance ni un nihilisme : car l’interprétation prend  position pour assumer un jugement dans une situation précise, tout en étant capable de le remettre en cause dans une nouvelle rencontre intersubjective, à partir de cette neutralité bienveillante que nous obtenons par les liquidations plurielles des transferts pluriels.

 C'est ainsi que j'entends la portée athéiste, radicalement libératrice, de l'expérience analytique. Si la transcendance est la capacité de faire sens, la psychanalyse l’élucide jusqu’à ce que nous appelons avec et après Freud  cet hétérogénéité ( refoulement ou clivage ?) qui structure la psyché humaine :hétérogénéité biologie/sens  à laquelle nous confronte l’accompagnement  du mal-être constitutif du parlant, avec et par delà les états limites,  les dépressions graves et les autismes endogènes.

La mystique savait déjà  que la transcendance se perçoit comme un clivage à l’intérieur de soi : c’est la 7e demeure du Château intérieur du Ste Thérèse d’Avila. Au fond d’elle-même, l’écrivaine carmélite ne trouve-t-elle pas… Jésus l’infini, rien qu’un éblouissement sans nom,, mais qui lui donne la liberté de jouer avec les sensations, le sens et  le divin en personne, jusqu’à faire « échec et mat » au Seigneur, sourit-elle.  Et  frôle l’athéisme. Pas celui du déni qui déchaine la pulsion de mort, déclare certains humains superflus par ce que ne partageant pas la même idéologie ou foi fanatique.  Mais l’athéisme comme interrogation de soi et de l’autre, qui préfigure  la transvaluation des valeurs (Nietzsche). L’athéisme dont Sartre dira qu’il est une « entreprise cruelle et de longue haleine ». Il peut être, au regard de la psychanalyse, une expérience lumineuse et en effet de très, très longue haleine.

Accompagner les analysants dans l’expérience analytique ainsi comprise exige des psychanalystes une audace qui est bien plus que ce « moralisme compréhensif » dont Lacan voulait nous préserver. Au croisement entre la désorganisation de l’appareil psychique et sa possible renaissance, la psychanalyse après et avec Freud participe du bouleversement de l’Homo Sapiens et de son double l’Homo religiosus, elle le partage tout en l’élucidant. Elle n’est pas la gardienne de l’expérience intérieure (au double sens de l’ « expérience » pour laquelle la languue allemande possède deux mots : Erlebnis, fugace saisissement et Erfahrung, patient savoir). Elle parie  sur sa possible réorganisation, recommencement, rénovation.

Est-ce encore possible, à l’heure de l’hyperconnexion globalisée ?

 

 

Expérience intérieure et hyperconnectivité

 

Assisterons-nous, au seuil du troisième millénaire, dans la culture de l’entreprise hyperconnectée et des technologies intelligentes qui s’introduisent dans l’intimité la plus réservée, désormais en voie de colonisation biotechnique, à la disparition de l’espace intérieur qui s’est constitué dans le sillage de la tradition grecque- juive- chrétienne. Le bouleversement des structures oedipiennes au sein de la famille recomposée – en raison de l’affaiblissement de l’autorité paternelle, de l’affirmation de la bisexualité psychique des deux sexes ou des reproductions assistées – n’abolit pas vraiment l’universalité des constantes anthropologiques telles qu’elles ont été découvertes, puis fixées, par les religions monothéistes, et que l’expérience analytique depuis Freud s’efforce d’élucider.

D’une autre façon, les personnes dont la vie psychique a été formée dans des contextes religieux différents – bouddhisme, confucianisme, taoïsme, shintoïsme, divers animismes, etc. – ne semblent pas partager les mêmes logiques de singularité libertaire. Tout en étant séduites, au gré de la mondialisation, par certains de ses standards que la psychanalyse a découverts et ne cesse d’approfondir, ces personnes nous pressent souvent violemment de les repenser à neuf (ainsi les épreuves triadiques de l’OEdipe, la bisexualité psychique, etc.).

Dans ce contexte où les religions durcissent plus qu’elles ne garantissent ces défis, c’est à la psychanalyse qu’il revient d’interpréter les diversités culturelles et d’assurer aussi bien leur respect que la défense et l’illustration de ce modèle de l’individuation et de la liberté humaine dont notre expérience thérapeutique nous montre la complexité, féconde pour l’épanouissement individuel et collectif.

D’autres encore  semblent croire que l’humanisme du troisième millénaire, succédant et abolissant l’espace subjectif, supposément narcissique et « humanolâtre », doit surgir de la toute- puissance de la finance, de la communication et des technologies intelligentes, auxquelles il conviendrait en conséquence de laisser libre cours. Big Brother de la biotech century promet un soi virtuel « gagnant gagnant » et ne veut rien savoir de l’incommensurable intimité que nous lègue la percée freudienne.

Au contraire, avec Freud, je cherche, je découvre, j’entends, je partage le langage singulier de cet homme- ci, de cette femme- là : la refondation de l’humanisme est à l’écoute du singulier.

 

Quelles que soient les formes qu’elles prennent, ce sont les mutations du sujet singulier, formées dans le sillage de la tradition grecque- juive- chrétienne, qui constituent la dernière énigme à laquelle nous confrontent les temps modernes. La famille recomposée et le bouleversement des structures oedipiennes qu’elle induit, mais aussi l’émergence de cultures qui ne semblent pas partager nos principes de liberté individuelle, aussi significatifs soient- ils, n’abolissent pas profondément l’universalité des constantes anthropologiques, telles qu’elles ont été découvertes puis fixées par les monothéismes, et telles que l’expérience analytique depuis Freud s’efforce de les élucider. Ces mutations nous contraignent cependant à considérer, avec tolérance certes mais aussi avec fermeté, aussi bien les codes éthiques, sans lesquels ne sauraient subsister l’autonomie de la pensée et la liberté du sujet, qui se sont cristallisés dans la foulée de cette tradition et à travers ses ruptures, que ses contingences transgressives, contestataires, « queer » ou « impures ».

Je tiens qu’inaugurée par la Renaissance et les Lumières, après la modernité normative du judaïsme moderne (Hermann Cohen, Franz Rosenzweig, Gershom Scholem, Emmanuel Levinas) et la modernité critique (Nietzsche et Heidegger que s’approprient ou réinventent Kafka, Benjamin, Arendt), une troisième modernité se cherche, celle de l’humanisme analytique. D’inspiration freudienne, elle peut ouvrir toutes les traditions - religieuses ou sécularisées - du monde globalisé à l’expérience de la pensée.

 

JULIA KRISTEVA

25 juin 2014, 27 rue de la Convention, Paris 75015

 

 

 


 

 

 

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