Julia Kristeva | site officiel

 

Entretien dans Humanité Dimanche

JK
L'Humanité Dimanche du 25 avril au 1 mai 2013

 

 

Humanité Dimanche. Votre dernier livre, « Pulsions du temps », est organisé comme un almanach marquant les grands moments de votre biographie intellectuelle. Est-ce déjà l’heure des bilans ?

 

Julia Kristeva. La plupart des textes qui composent ce livre ont été écrits ces cinq dernières années, publiés dans des revues ou prononcés en conférences.  Serait-ce la pratique de la psychanalyse, celle de l’écriture, ou bien ce que j’appelle dans ce livre un « érotisme maternel », je ne suis pas encore à l’heure du bilan. Mais le temps est mon personnage principal. Pourquoi ? Jamais le temps n’a été  aussi fermé, sans alternative et sans projet, comme il est aujourd’hui,  en ce monde d’austérité et de mensonge. Et jamais il n’a été aussi disponible : ouvert à l’infini  de la mémoire humaine par un click  sur la toile, photographié   de  la naissance à la mort des étoiles par des télescopes géants. A moins que le temps n’existe pas, comme l’avance l’astrophysique actuelle. Pourtant, il suffit qu’un événement rencontre notre expérience intérieure,  et qu’une initiative singulière surgisse, pour que le renouvellement advienne. Ces maintenants  où l’anamnèse rejoint l’actualité nous placent dans les pulsations du temps, ils incarnent la pulsion du temps. Le livre s’ouvre  par un récit où je raconte comment je suis devenue une lettre.   La Nouvelle revue française a invité  des écrivains  dont le français est une langue d’adoption  à réfléchir sur un mot français ou de  leur langue maternelle. J’ai choisi le mot « Alphabet », « Azbouka » en bulgare,  et le  souvenir des fêtes de l’alphabet slave où, enfant, je manifestais  en arborant une lettre, je devenais cette lettre, me perdais  dans la liesse, et me retrouvais cependant dans la discipline de l’écriture qui guérit de tout, y compris du communisme. Cette invitation éditoriale  et mon texte ne pouvaient prendre tout leur sens qu’à l’heure de la globalisation, en 2012. Mais le souvenir d’enfance m’a renvoyé  au rôle de l’étranger aujourd’hui, à l’écriture comme traduction, au citoyen européen comme sujet multilingue pour lequel l’identité n’est pas un culte mais une question.  Ni fin de l’histoire apocalyptique, ni almanach nostalgique. Mes pulsions du temps habitent tous les thèmes du recueil : femmes, psychanalyse, religions, humanisme, France/Europe/Chine. Et traversent quelques  singulières libertés parmi mes hommes et femmes préférés : Freud et Rousseau, Beauvoir et Thérèse d’Avila, Jackson Pollock et Emile Benveniste, Jacques Lacan et Philippe Sollers, Antigone et Louise Bourgeois ou Colette.

Julia Kristeva Pulsions du temps
>> Pulsions du temps

 

HD. Vous êtes, comme vous venez de le rappeler, de naissance et de première culture bulgare. Et c’est à travers la littérature que vous avez découvert la France. Littérature que vous associez à notre « identité nationale ». On est loin de la définition politique de la nation, telle que léguée par la Révolution. Comment articulez-vous cette définition politique de la nation et votre conception de l’identité nationale ?

 

Julia Kristeva.  Le Conseil Economique, social et environnemental m’a confié en 2008 la rédaction d’un Avis sur le « message culturel de la France et la vocation interculturelle de la francophonie ». Ma compréhension de l’identité française m’a été transmise par le mouvement des Lumières qui ne se réduit pas à la Révolution. L’universalisme abstrait  avec  le nationalisme jacobin tendent à la faire oublier, mais comment ne pas reconnaître que la philosophie des  Lumières s’enracine dans une érotique de la littérature, la pensée se faisant chair dans la langue française ! Dans sa polyphonie, dans sa « diversité » : « Diversité, c’est ma devise », écrit… La Fontaine, que je cite dans mon intervention devant  les dirigeants des pays « réformistes progressistes » (Clinton, Blair, Jospin...) La refondation de l’humanisme qui nous manque  aujourd’hui, ne sera qu’une réévaluation permanente de cette diversité, et elle  nécessite  des langages capables d’échapper à la banalisation pour tous… Les enquêtes que j’ai dû mener ensuite aux Etats-Unis, en Chine, en Israël, en Tchéquie devaient donc confirmer cette vision de l’ « identité nationale » culminant dans l’esprit des Lumières.

 

En effet, la culture littéraire est en France un lieu privilégié de la pensée, domaine relevant en général de la philosophie et de la théologie. Les débats sur la langue et le foisonnement des expériences littéraires  sont devenus aussi  un laboratoire de cette « exception française » qu’est la laïcité. Cet alliage, qui fait de la langue et de la littérature un équivalent du sacré en France est unique au monde. La philosophie française -  de Diderot, Rousseau, Voltaire, et je n’oublie pas les femmes épistolières et philosophes, de Mme de Sévigné à Mme du Châtelet et à Mme du Deffand, - s’écrit  dans des textes  littéraires. Aujourd’hui  encore, la « french theory », ce corpus de recherches théoriques au croisement de la philosophie, la psychanalyse et les sciences humaines, et  auquel on associe mon nom, puise aussi  dans cette tradition-là : l’identité de pensée, pour être immédiatement politique et éthique (Barthes, Deleuze, Derrida, Foucault...), se cherche dans un style où le concept côtoie la narration, l’imaginaire, la littérature.

 

Dans cet esprit, mes enquêtes m’ont appris que le désir pour la langue française persiste, malgré le déclin bien connu de l’influence française,  comme un désir  de notre manière d’être au monde : expérience subjective, goût, modèle social et politique, etc . Le sens critique, cette « impudence d’énoncer » que Hegel saluait dans le Neveu de Rameau comme un trait distinctif de la « culture » en général et de la culture française en particulier, le droit de mettre en question les conventions tout autant que la mode « tendance » ou « politically correct », de gauche ou de droite, séduit les classes aisées dans les pays émergents. Savez-vous qu’en Chine par exemple, si les enfants de ces nouvelles couches sociales vont dans des écoles où l’on parle l’anglais, ils vont dans des maternelles où l’on apprend le français.

 

Plus encore, l’audace qui  conduit à aborder le continent religieux lui-même  avec des interprétations d’inspiration psychanalytique, éveille aussi leur intérêt. L’Ecole Polytechnique de Shanghai envisage la création d’un Institution des cultures et des spiritualités européennes et chinoises, s’inspirant de nos travaux. « Pour que nos étudiants ne deviennent pas des kamikazes, lorsqu’ils rencontrent des conflits personnels et sociaux, dit le Président de cette Polytechnique,  il ne suffit pas de calculer, il faut  problématiser, et c’est seulement chez vous qu’ils peuvent apprendre cet art de vivre. »

 

HD. Pour rester sur le terrain politique, comment la sémioticienne que vous êtes, analyse l’apparition assez récente de l’expression « éléments de langage » pour désigner les « argumentaires », base de la communication publique ?

 

Julia Kristeva. Ce qui menace dans les symboles du langage - écrivait Roland Barthes, un autre acteur de ces « pulsions du temps ».  Ce n’est pas l’ « unicité du sens », mais sa pluralité qui appelle   une infinie capacité d’interprétation, et grâce à laquelle la vie psychique vit, revit, se révolte  contre les dogmes, refonde les liens.  Contre le « sens unique », nous avons demandé, en mai 68, l’ « imagination au pouvoir ».  Aujourd’hui, c’est une véritable « asymbolie » qui  s’affirme et, sous l’apparence d’une croyance à l’image, c’est l’espace d   la « conscience de la parole » qui est en train de se fermer.  Fermer cet espace revient à  condamner la personne et le lien social  à une virtualité in-signifiante, que  débouche sur deux abîmes : le nihilisme désabusé d’un côté,  le transcendantalisme intégriste de l’autre. Ce qui gêne le communicant utilitaire dans le virtuel hyperconnecté, ce n’est pas de trouver une « info », il en est friand et addict, il copie et colle et restitue au « cloud » de formules « choc » et indiscutables… Ils lui manquent cependant le temps et l’espace intérieur, l’agilité psychique de penser du point de vue de l’autre et dans une culture intégrée faite de mémoires, de singularités, de mondes. L’extension du marché à tous les domaines de la vie, la réduction, l’étranglement des réseaux familiaux, mais aussi l’hyperconnexion et la simplification des communications ont tendance à réduire n’importe quel discours à l’univocité, le message devient unidimensionnel. On communique par pauvreté de langage. Et les «  éléments de langage » donnent un certain nombre de codes utilitaires supposés faire impression, calmer les angoisses, faire diversion mais ne donner ni solution ni espoir. Car les solutions sont nécessairement plurielles, l’espoir n’est concevable qu’à long terme et tout cela est risqué. La politique devenue management ne se risque pas à la pluralité du sens, qui pourrait susciter des initiatives pour échapper au contrôle.

 

 

HD. Mais avant de nous voir, ici chez vous, nous avons échangé plusieurs courriers électroniques, si j’étais arrivé en retard, je vous aurai prévenue par sms

 

Julia Kristeva.  Je ne diabolise pas  l’hyperconnection, fabuleux outil d’information, rapidité, réactivité. Je dis seulement qu’elle n’est pas le miracle qui accouche du supposé nouveau citoyen surinformé, ultra-actif et surdoué de solidarité. Je souligne les risques d’asymbolie que comporte l’humanité unidimensionnelle, qui bricole même des croyances en survolant le supermarché des spiritualités, sans les intégrer et encore moins les  interroger. J’attire l’attention sur l’aplatissement de l’expérience intérieure,  l’amenuisement de la polysémie du monde contemporain, de cette polyphonie qui fait de chacun et chacune d’entre nous non pas un univers mais un « multivers ». Ce multivers s’était construit dans le cadre du triangle familial et de la tiercéité propre  aux  sociétés pyramidales, avec leur principe hiérarchique et d’autorité, qui sont exposés  aujourd’hui la poussée des démocraties « normalisées ». Le triangle et la com’ unidimensionnelles sont-il conciliable ? Un profond  changement anthropologique est en cours, dans lequel le « for intérieur » a de moins en moins de chances de se construire et de s’exprimer. Or, quand il ne peut pas s’exprimer, il tombe malade, il passe à l’acte, il devient violent ou, plus banalement, se robotise. La cure analytique, certaines formes d’art, l’écriture sont des lieux où les « multivers » peuvent encore se construire. Et aussi la réévaluation de la tradition religieuse, du besoin de croire et du désir de savoir, qui séduisent et reviennent par intermittence, quand ils ne se crispent pas en  revanches intégristes. C’est d’ailleurs au continent religieux, plus qu’au discours politique, que s’adressent ces pulsions du temps, par delà le « fil coupé de la tradition » que nous lèguent les Lumières françaises.  

 

HD. L’origine du langage, écrivez-vous, se situe « au moment exquis où un mammifère bipède a su témoigner de son sommeil et de ses rêves ». Qu’est-ce à dire ?

 

Julia Kristeva. Vous citez un texte que j’ai écrit pour une exposition de mon amie commissaire d’art moderne Marie Shek au Passage de Retz à Paris en 2008 et qui s’intitulait : « Promenades insomniaques, Dormir et rêver l’art contemporain ».  Entre la veille et le sommeil, dans les états oniriques et dans l’insomnie,  une excitation plaisante ou angoissante nous submerge, sans sens, insensée, qui cherche à se dire.  Nous n’y parvenons en fait qu’en acceptant de perdre – pour l’exprimer - l’intensité de l’excitation. Ce moment précis, celui de la perte et de son acceptation, le moment de la déception, du renoncement au trop-plein de la passion, est une sorte de deuil indispensable. Un vide transitoire est nécessaire pour que  la passion accède à sa « psychisation », à la possibilité de la représentation psychique et progressivement au langage et la pensée. Parvenir à cette représentation psychique, à prendre de la distance par rapport au tourbillon de la passion, c’est la condition sine qua non du sens. La psychanalyse mise à part,  qui s’y attarde ?  La « tendance » est à une « idéologie dominante » qui exalte la satisfaction et l’action, tandis que les états  de frustration, de vide et de limites qui constituent l’être parlant sont dévalorisés, déniés… Ou laissés à la  psychanalyse, à l’art moderne, à Marie Shek, à mes pulsions du temps…

 

HD. Vous intervenez assez régulièrement dans le débat politique. Non pas dans le débat politicien mais sur le fond. Sur ce fond-là, comment analysez ce qui se passe autour de l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe ?

 

Julia Kristeva. Le climat qui s’est créé autour de l’ouverture du mariage aux homosexuels n’est pas propice à une prise de parole sereine et au dialogue. Je pense que le débat n’a pas été mené suffisamment en amont. Il aurait fallu des années peut-être de réflexion dans les écoles, dans les médias, dans les associations de parents, etc. Cela dit et quoi qu’il en soit, cette loi est sur le point d’être votée. Il reste donc un gros travail à venir pour ressouder le corps social, ce que l’on espère d’un gouvernement socialiste, et surtout pour penser la mutation anthropologique dont l’ouverture du mariage est une des pièces. Deux pistes de réflexion. Si l’on en croit les sondages, la majorité des Français est favorable aux mariages gay, ce qui veut dire que l’on a désormais bien compris et intégré que l’homosexualité ne ressortit ni de la criminalité ni de la perversion. Mais plus encore, cela signifie que si nous ne sommes pas « tous homosexuels »,  au sens du passage à l’acte homosexuel,  chacun de nous reconnait  son propre homo-érotisme. Plus profondément que le principe d’égalité  ou la compassion pour les discriminés, le citoyen du XXIe siècle connaît son homo-érotisme et vote pour. En revanche, reste la grande question de la filiation et de la parentalité. Être père et mère,  ce ne sont pas seulement des fonctions ou des principes, mais des expériences psychosexuelles. Il manque  une vaste réflexion, personnelle et sociale,  sur le sens et les métamorphoses de la parentalité.

 

Comment je me situe dans la différence sexuelle et par rapport à ces deux expériences psychosexuelles très complexes que sont la paternité et la maternité ? Dans une famille recomposée par exemple, les substitutions-délégations-incarnations de la paternité et de la maternité deviennent multiples. La nouvelle humanité que nous sommes en train de créer  sera peut-être  meilleure que la précédente. Peut-être pas. Essayons d’analyser sérieusement et dans la durée  les avantages et les inconvénients des métamorphoses en cours. Et, dans la période de transition qui s’ouvre, d’envisager  des étayages pour permettre aux enfants une vie optimale, créative et innovante. La dramatisation française de cette situation n’est pas forcément une impasse : et si nos angoisses exprimées étaient en avance sur la tolérance de certaines autres nations qui s’adaptent plus facilement?  Je parie sur l’apport des sciences humaines, de la psychanalyse, de la psychologie, de l’anthropologie, de la sociologie pour ouvrir ces questions.  Ne les laissons pas aux politiques qui « gèrent la situation » mais ne se soucient pas vraiment du sens qu’entraînent les lois. On croit savoir ce que sont une mère et un père juif, les catholiques ont Marie et le Pape,  les musulmans  suivent leur Coran… La sécularisation est la seule civilisation qui ne sait pas, ne veut pas savoir, ce qu’est une mère, ce qu’est un père. Et l’enfant ? Un antidépresseur de papa et de maman, à bricoler avec l’aide du pharmacien, du pédiatre, du pédopsychiatre, de l’école, de la police, du « pôle emploi »… En attente d’une morale laïque à la hauteur du mariage pour tous, la transvaluation des religions n’a pas encore commencé…

 

 

Entretien réalisé par Jérôme-Alexandre Nielsberg

 

 


Humanité Dimanche du 1 mai 2013

 

 

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