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Picasso, Femme nue allongée, été 1955

La chair des mots

L’interprétation en psychanalyse n’est ni un instrument technique ; ni cette opération commune inhérente à la pensée humaine qui accompagne la conscience de soi ; ni une herméneutique qui, depuis Platon et jusqu’à la phénoménologie cherche le sens ultime, le « dire vrai », « au-dessous » d’un texte primitif. Piégés par l’homonymie ou la polysémie du terme « interprétation », nous ne sommes sans doute pas suffisamment conscients de la nouveauté radicale, souvent scandaleuse, de la découverte freudienne d’une INTERPRETATION spécifique, inséparable de celle de l’INCONSCIENT. J’aimerais insister sur l’irréductible originalité de l’interprétation psychanalytique, en l’appelant d’abord une a-pensée ( avec le préfixe a-privatif, qui met en abîme le mot « pensée ») en ce qu’elle creuse, déconstruit, analyse (au sens étymologique du terme) le raisonnement  et  le jugement  conscienciels, à la recherche de l’« autre scène ». Sans être pour autant une fiction ou un jeu spéculatif, l’interprétation est un questionnement de l’acte de penser lui-même.

I. A-pensée

Une a-pensée qui se tient dans le questionnement de l’inconscient, et dont je résumerai l’extraordinaire ambition ainsi :

 A-pensée, l’interprétation l’est parce que l’objet de notre interprétation- si différente des autres- est cette étrange « réalité psychique » : aussi réelle que reconstructible, définitive que cataclysmique, dont Freud nous invite à relever la vivacité et l’incoercibilité dans le désir inconscient.

C’est dans le transfert et le contre-transfert – qui ne sont pas une interlocution mais une allocution dissymétrique- que se reconstruit indéfiniment cet objet psychique vivant dont l’association libre est une proto-interprétation.

Ces deux objets, le désir inconscient et le transfert – contre-transfert, posent une question radicalement nouvelle : quel langage vais-je construire pour accueillir le désir de l’association libre ?

Il existe  donc une « maïeutique » de l’interprétation psychanalytique qui découle du principe suivant : la vie psychique est reconstructible. Mais ce « reconstructivisme » n’a rien d’idyllique : l’interprétation est habitée par la violence (elle fait effraction dans vos défenses, même si nous savons que vous êtes venus chercher cette agression libératrice) ; elle ne manque pas de perversion (je prends plaisir à partager vos angoisses, traumas ou jouissances) ; et ne va pas sans scepticisme : l’interprétation travaille tout contre (c’est-à-dire avec) la répétition et la déliaison. Cependant, elle respecte et favorise les voies singulières, aussi modestes soient-elles, par lesquelles se construit la re-naissance psychique, toujours au singulier.

Ainsi comprise, l’interprétation n’est pas une réponse à une demande : le dispositif transfert/contre-transfert n’est pas une interlocution, n’en déplaise à P. Ricoeur. L’interprétation n’est pas non plus une simple réhabilitation des fantasmes originaires (Viderman) ; ni un retour à un absolu archétypique (Jung) ; ni une exigence à accéder au «pur signifiant» de l’Autre (Lacan). Décrire l’interprétation comme un « jeu » qui crée un « espace transitionnel »  (Winnicott) ouvre incontestablement une respiration entre la mère et l’enfant, l’analyste et l’analysant, mais  risque de laisser dans l’ombre l’impact incisif, décapant, révolutionnaire du dire interprétatif. [1]

L’acte analytique dit d’interprétation est une économie spécifique de l’énonciation (dont le silence fait partie), qui installe le sujet parlant, l’analyste, dans le questionnement. Mais qu’est-ce précisément que le questionnement ?  Freud, théoricien de l’affirmation et de la négation, nous invite à penser que le prototype de l’analysant serait l’enfant qui demande « d’où viennent les enfants ». Mais il n’a pas théorisé le questionnement comme acte d’énonciation.

II. Le questionnement

Le questionnement ne se confond pas avec l’interrogation. Damourette et Pichon  en décrivent la dynamique psycho-linguistique ainsi: par le questionnement, le je se retire de l’allocution et le vous est placé au premier plan de ce transfert de parole que je décide d’appeler précisément une allocution et qui constitue le degré zéro du transfert. Par le questionnement, j’admets implicitement que vous avez des émotions et des tendances actives. Je ne vous accorde pas le même savoir que je m’attribue comme locuteur. Mais je répartis nos psychés : je suppose une part de moi en vous, et j’attends d’elle la réponse à l’interrogation que l’autre part formule. Vous ne me répondez pas nécessairement comme je m’y attends, vous me décevez, me surprenez (parfois), me devinez (rarement), ou encore me comblez (attendons de voir). [2]

La capacité du questionnement n’advient qu’à partir d’une certaine maturation de linfans dans la triangulation oedipienne, après l’affirmation et la négation. Pensons à cette étape de l’apprentissage du langage où l’enfant éclate en questions : le désir est devenu moins recherche d’une réponse (car d’autres questions suivent immanquablement chaque réponse) que quête de sens, car l’étonnement insatiable ne vise pas tant le « vrai » que le fait de sonder le dire lui-même : « Comment se fait-il que ça signifie ? Comment fais-tu pour faire du sens, pour dire ce que ça veut dire ? » - semble dire l’avidité de l’enfant questionnant. Le questionnement porte moins sur l’objet ou le référent de la parole que sur le processus ou l’émergence du sens : moins sur le sens que sur la signifiance.

Questionner le sens acquis, consensuel, celui du refoulement dont Freud a esquissé la genèse entre « affirmation » et « négation », dans le « travail du négatif » : c’est bien ce que fait l’inventeur de la psychanalyse lorsqu’il interprète et nous transmet le concept d’inconscient.  C’est bien cette curiosité psychique qui conduit l’analysant à l’analyste, et que l’analyste accueille mais aussi devrait optimaliser er perlaborer par son être et son dire. Il nous reste à éclairer le site de l’interprétation comme expérience du questionnement, à la lumière de divers concepts que Freud nous a légués et qui balisent la genèse ou le géno-texte de la capacité symbolique des êtres parlants. J’aimerais rappeler quelques uns de ces repères théoriques :

-L’investissement de l’investissement, tel qu’il apparaît dans l’identification primaire avec le père de la préhistoire individuelle, possédant les qualités de deux parents….

-La castration, et en particulier sa perlaboration dans la castration symbolique ( j’y reviendrai) ;

-La capacité imaginaire, telle qu’elle se présente déjà dans le récit du fantasme : cette fiction qu’est l’association libre, installant l’analyse dans la réalité psychique, et que notre interprétation est appelée à la fois à authentifier et à déplacer vers la reconstruction des vérités refoulées (au pluriel).

J’entends votre question : en mettant en avant la question de la question, ne suis-je pas en train de dire simplement que l’analyste est celui qui, capable de régresser, parvient à nommer sa régression ? Bien sûr. A ceci près que le plus difficile, dans ce site interprétatif du questionnement, n’est pas de régresser avec le patient, mais de nommer l’identification/dés-identification questionnante.

Aussi voudrais-je lier l’aptitude au questionnement spécifique dont il s’agit, à la castration symbolique. Qu’est-ce que la castration symbolique ?

 S’il est vrai qu’en parlant ego renonce à jouir de la mère et s’identifie à la position tierce, celle symbolique du père, cette mutation équivaut à une castration : je renonce à l’affect, et mon langage ne pourra jamais combler le manque de la plénitude sensorielle ou affective à laquelle je renonce. Pour le dire autrement : l’accès au symbolique( et/ou au langage) s’étaie sur et de la castration. Pourtant, il ne suffit pas que je me soumette au NON de l’injonction paternelle, à la valeur symboliquement castratrice de ses interdits ou de sa loi. Il faudrait que le Père de la Loi se reconnaisse lui aussi marqué par la castration : mortel (Lacan), mais non moins aimant (avait dit Freud, en évoquant dans Le Moi et le ça [3] un « père de la préhistoire individuelle »). C’est bien cette paternité symbolique- et- aimante, d’une bisexualité psychique prononcée (ayant « les qualités des deux parents »), qui me reconnaît et que je reconnais en me portant vers elle lorsque j’éclate en questions. Ni « objet du désir », ni seulement instance de la loi et son cortège de « travail du négatif », mais tout autant pôle d’investissement psychique et/ou comme pôle d’investissement de la tiercité : ce père de la préhistoire est un « accoucheur » de ma capacité de faire sens.

Peut-être se sert-il de l’ironie pour atteindre le vrai à la façon de Socrate ? Freud n’ignore pas cette voie, mais il l’accompagne  d’une autre, lorsqu’il reconnaît  l’« attente croyante » [4] de l’enfant : à moins que le père (et l’analyse) ne l’ait initiée. Et  il s’autorise à parler le langage du rêveur quand ce n’est pas celui du bébé, lorsqu’il interprète cette attente même.

L’interprétation est cette  manière d’habiter l’énonciation qui, au sein du transfert/contre-transfert, ouvre le refoulement dans la trame même des signes, de la grammaire et du raisonnement.  Puisque l’économie subjective de l’interprétation est celle du questionnement du refoulement lui-même, l’interprétation oriente le langage  vers l’extra-linguistique : sensation, affect, pulsion.  De ce fait, la formulation analytique n’est pas une explication. Héritière de la Verneinung qui produit les signes, elle se retranche de ce retranchement qu’est la négativité freudienne [5] ; et, telle une double négation, l’interprétation transforme le « travail du négatif » qu’est le symbolique en un questionnement indéfini. C’est dire qu’en nommant l’informulable, je ne le définis pas : je le problématise. Je fais une question de l’affect, j’élève la sensation à l’entendement d’un signe, en même temps que j’introduis le traumatisme secret dans l’allocution. En faisant question pour l’analyste, l’informulable (sensation ou affect) obtient une chance de s’articuler, de se déplacer, de s’élaborer : à la manière singulière, spécifique à chaque analysant, et sans fin.

On comprend que j’entends la castration symbolique et l’investissement de l’investissement dans l’a-pensée interprétative, moins comme une ascèse  (comme il me semble que ce terme l’induit dans la terminologie de Lacan), que comme l’ouverture - au travers de l’ascèse et  avec elle - à une poïesis sans fin.  

Prenons à présent quelques exemples : Paul aux frontières de l’autisme ; Anne dans la dépression innommable ; Martine et la non-congruence hystérique entre langage et affect, qui me permettront de faire apparaître quelques variantes de ces questionnements par lesquels l’interprétation psychanalytique se confronte directement à la profondeur des mots, à ce que je voudrais appeler leur chair.

 

III.

 Paul et l’opéra

A l’âge de trois ans, le petit Paul ne parvenait à proférer aucune parole si ce n’est des écholalies vocaliques où l’on discernait mal des pseudo-consonnes non identifiables. Refus oedipien d’échanger entre papa et maman, mais aussi perception douloureuse d’une certaine incapacité motrice qui le déprimait, l’inhibait. J’ai décidé de communiquer avec lui en utilisant le moyen qui était à sa disposition : le chant. Les opéras que nous improvisions, et qui devaient paraître ridicules aux éventuels auditeurs, comportaient la signification que je voulais ou que nous voulions échanger. Mais d’abord ils comportaient le sens des représentants d’affects et de pulsions codés dans les mélodies, les rythmes et les intensités qui étaient davantage accessibles à Paul, sinon les seuls à l’être. « Viens me voir » (do-ré-mi) ; « Comment allez-vous » (do-si-la), etc.

Peu à peu, par ce jeu vocal mais en réalité pluridimensionnel, l’enfant sortit de son inhibition et se mit à étendre le champ de ses vocalises. Parallèlement, il commença à écouter beaucoup de disques et à reproduire les mélodies. Une fois assuré de savoir prononcer en chantant – donc avec son souffle, ses sphincters, sa motricité, son corps –, Paul accepta d’utiliser désormais les phonèmes  acquis par l’opéra dans la parole courante. Et ceci avec une précision articulatoire que peu d’enfants possèdent. Le chanteur était devenu « parleur ».

« Je viens, papa »

Les difficultés qui sont apparues aux stades suivants ont pu être levées une fois de plus par l’imaginaire. Par exemple, l’indistinction des pronoms personnels de 1 re et de 2 e personne, je/tu, moi/toi qui trahissait la dépendance de Paul vis-à-vis de sa mère. Cette distinction entre le je/tu  put s’opérer grâce à l’identification de Paul au personnage de Pinocchio. En particulier dans l’épisode où le petit garçon sauve son père Gepetto des mâchoires de la baleine Monstro. « Au secours, Pinocchio », implore le vieux père. « Je viens, papa, attends-moi, n’aie pas peur, je viens avec toi », répondait Paul. Cette histoire permettait à l’enfant d’échapper au pouvoir de la dévorante baleine, de ne plus être la victime. De plus, Paul prenait sa revanche sur le père en  accédant au rôle de héros. A cette condition seulement, il pouvait se désigner par un « je » et non par un « tu » sorti de la bouche de sa mère. Le « tu » obtenait ainsi  une place qui ne se confondait plus avec le mauvais « je » (celui de la « mauvaise mère » de l’identification projective kleinienne). Le « tu » s’appuyait désormais  sur la place de d’un Tiers (Gepetto) qui pouvait subir des épreuves (comme un alter-ego de Paul)  sans être non plus un enfant impotent.

L’imaginaire (ici le conte) est auxiliaire de l’interprétation, au sens où il permet de questionner l’acte de penser. Pourquoi ? Parce que le temps de l’imaginaire n’est pas celui de l’interlocution. Il est le temps d’une histoire, de la petite histoire, du « muthos » au sens d’Aristote : ce temps du fantasme où se noue un conflit et se dénoue une solution. Fantasme, conflit et solution partageables. Le muthos est ce chemin d’épreuves partageables dans la présence du cadre transfert/contretransfert, et grâce auquel se questionne et se tient le sujet de la parole : avec Paul, nous l’avons reconstruit par le truchement de l’opéra et du conte.

Anne ou le langage secret de la mélancolie

La dépression se complait dans le narcissisme primaire, où se constitue l'image du moi et où, précisément, l'image du futur dépressif n'arrive pas à se consolider dans la représentation verbale La raison en est que le deuil de l'objet n'est pas fait dans cette représentation. Au contraire, l'objet ( qui n’est pas vraiment un « objet » séparé du « sujet » mais une Chose), est comme enterré — et dominé — par des affects jalousement gardés et, éventuellement, dans des vocalises : la Chose du dépressif résiste à la castration symbolique. L'interprétation analytique se doit alors d’ouvrir un questionnement de la parole elle-même, jusqu'au niveau vocal du discours (le « sémiotique ») – sans être intrusive et en ménageant l’identification primaire (la reconnaissance aimante par le « père de la préhistoire » possédant les qualités des deux parents).

Un exemple extrait du discours d’une patiente dépressive, Anne, montrera combien une destruction apparente de la chaîne signifiante (que l’analyste va opérer) peut soustraire celle-ci au déni dans lequel elle se trouve bloquée- à force de haine innommable avec une mère archaïque, et ce baby-talk confère au discours dépressif, désaffecté, les inscriptions affectives que la dépressive meurt de tenir secrètes.

De retour de vacances, Anne me raconte un rêve : il y a un procès, comme le procès de Barbie : elle mène l'accusation, tout le monde est convaincu, Barbie est condamné. Elle se sent soulagée, comme si on l'avait libérée elle-même d'une torture possible de la part d'un tortionnaire. Mais elle n'est pas là, elle est ailleurs, tout cela lui semble creux, elle préfère dormir, sombrer, mourir, ne jamais se réveiller, dans un rêve de douleur qui cependant l'attire irrésistiblement, « sans aucune image »... Je perçois l'excitation maniaque autour de la torture qui saisit Anne dans ses relations plus que conflictuelles, « tuantes »- dit-elle, avec sa mère et, parfois, avec ses partenaires, dans les intervalles de ses « déprimes ». Mais j'entends aussi : « Je suis ailleurs, rêve de douleur-douceur sans image », et je pense à sa plainte dépressive d'être malade, d'être stérile. Je dis : « A la surface : des tortionnaires. Mais plus loin, ou ailleurs, là où est votre peine, il y a peut-être : torse-io-naître/pas naître. » Je décompose le mot « tortionnaire » : je le torture en somme, je lui inflige cette violence que j'entends enterrée dans la parole souvent dévitalisée, neutre, d'Anne elle-même. Cependant, cette torture que je fais apparaître au grand jour des mots provient de ma complicité avec sa douleur. Le torse, le sien sans doute, mais lové à celui de sa mère dans la passion du fantasme inconscient; deux torses qui ne se sont pas touchés quand Anne était bébé (la patiente a été longuement plâtrée, suite à une luxation de la hanche) et qui s'éclatent maintenant, dans la rage des paroles au moment des disputes des deux femmes. Elle — io — veut naître par l'analyse, se faire un autre corps. Cependant, sans contact et sans représentation verbale, « plâtrée » au torse de sa mère, elle ne parvient pas à nommer ce désir, elle dispose du sens affectif mais pas de la signification de ce désir. Or, ne pas avoir la signification du désir, c'est ne pas avoir le désir lui-même. C'est être prisonnier de l'affect, de la Chose archaïque, des inscriptions primaires des émotions. C'est là précisément que règne l'ambivalence, et que la haine pour la Chose-mère se transforme immédiatement en dévalorisation de soi... Anne enchaîne en confirmant mon interprétation : elle abandonne la problématique maniaque de la torture et de la persécution pour me parler de sa source dépressive. En ce moment, elle est envahie par la peur d'être stérile et par l'envie sous-jacente de donner naissance à une fille: « J'ai rêvé que de mon corps sortait une petite fille, le portrait craché de ma mère, alors que je vous ai souvent dit que lorsque je ferme les yeux je n'arrive pas à me représenter son visage, comme si elle était morte avant que je naisse et qu'elle m'entraînait dans cette mort. Voilà maintenant que j'accouche et c'est elle qui revit... »

Martine : le passage à l’acte intellectuel

Quand Martine vient me voir, elle approche la quarantaine et enseigne le français à des étrangers. Célibataire, Martine a vécu avec une collègue, Edith, qui est morte dans un accident de voiture à l’étranger où elle avait été amenée par Martine. Ce souvenir pénible et culpabilisé est évoqué avec beaucoup de réticences par la patiente qui l’écarte avec des larmes et des gestes de colère.

Deux faits traumatiques liés à l’enfance apparaissent dès le début de l’analyse. La patiente y insiste dans un discours pauvre et répétitif, mais très investi de colère. Le père de la patiente meurt pendant la grossesse de la mère. Cette tragédie est suivie du deuil inconsolable de la mère, qui désirait remplacer son mari par un garçon : Martine devait se prénommer Martin, et d’ailleurs sa mère continue de se tromper en l’appelant souvent Martin.

A cette violence qui efface l’identité sexuelle de Martine pour lui greffer celle d’un homme, s’ajoutait une intrusion sadique, cette fois sensorielle et érotique. Suite aux problèmes intestinaux de sa fille, la mère se livrait à de longs lavements, des clystères, sur l’anus de Martine. Cette occupation semble avoir rempli et bloqué la mémoire de la patiente, devenant le souvenir essentiel qui avait chassé toute autre image de l’enfance pendant un bon moment de l’analyse.

Au cours de l’analyse, ces symptômes se sont manifestés et aggravés, surtout pendant les périodes de ce que je ne peux appeler autrement que des « passages à l’acte intellectuels » : ruée vers les cours, participation à des séminaires analytiques pour présenter une théorie qu’elle savait opposée à celle du directeur du séminaire, et engouement pour l’écriture théorique.

Ces passages à l’acte intellectuels qui m’étaient évidemment destinés, visaient à maintenir le discours de Martine au niveau de la mentalisation et de la rationalisation consciente : à empêcher en somme l’association libre.

L’idéalisation à laquelle j’étais vouée renforçait l’inhibition pulsionnelle et affective mais aussi intellectuelle. Martine se contentait de compilation et d’agressivité dans ses digressions sur le divan, mais aussi dans ses publications qu’elle m’apportait et que je ne commentais pas. L’idéalisation empêchait en outre la traduction des traumatismes en mémoire sensorielle et émotionnelle.

Le tournant de cette analyse est survenu lorsque la séparation pensée/affect a évolué vers un clivage. Martine me fait ce récit : elle attend une amie devant un restaurant, l’amie tarde. Martine sort, voit un taxi et décide de le prendre pour s’en aller. Une personne descend du taxi, paie, Martine s’impatiente, bouscule presque la personne qu’elle fixe avec colère et, après quelques instants « blancs » d’aveuglement, s’aperçoit (ou plutôt la personne s’écrie et la secoue pour la sortir de sa torpeur) que la femme descendant du taxi n’était autre que son amie. Hallucination négative, suspension de perception-sensation par freinage de l’agressivité et de l’ambivalence passionnelle pour cette amie. Sans transition, elle enchaîne brusquement en me décrivant les idées qu’elle développera dans les articles qu’elle est en train d’écrire, et j’y reconnais sans peine mes articles. Je lui dis : « Par la pensée, vous souhaitez vous rapprocher de moi. L’envie d’être à ma place, vous épargne de penser que vous voulez me toucher, toucher mon corps ? » Elle se met en colère, crie, grimace, et de nouveau « théorise » comme à son habitude : « Vous me reprochez toujours mon registre homosexuel. Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. »

Seulement deux séances plus tard, elle me dit qu’elle n’avait pas réalisé — en écrivant et en m’en parlant — qu’elle avait plagié mes textes... Que l’amie qu’elle attendait et n’a pas vue tout en la touchant s’appelait Christine, « comme vous », me dit-elle, « d’ailleurs, ma chef que je ne peux pas blairer est aussi une Christine. »

Je me mis alors à insister sur le toucher, le goût, la vue, l’odorat, l’ouïe. J’ai renoncé aux enchaînements et aux liaisons logiques inconscientes. Mes interprétations ne devenaient des questionnements déclenchant l’association libre que quand je relevais, dans les propos théoriques – ou explosifs- de Martine, les indices sensoriels. Et je ponctuais son discours intellectuel défensif – ou débordé par l’émotion- en repérant ces lieux d’inhibition de la sensorialité en même temps que du discours (elle n’en parlait pas, elle ne sentait pas, elle s’agitait ou souffrait).

Le fait de nommer les sensations et le désir de mort a ouvert le temps du souvenir. Elle m’a confié des détails de sa relation amoureuse avec Edith, morte dans un accident de voiture, Martine étant la conductrice. De nommer le ressenti et l’affect en ma compagnie, et en reliant la douleur et la honte dans le transfert à ma personne, a déverrouillé sa mémoire. Une mémoire où ont pris place Edith, la chef de service, moi-même, et, en arrière-plan, le souvenir désormais sensoriel et déculpabilisé des relations entre Martine et sa mère. Les lavements, les haines, les amours, les rages sadiques de Martine contre sa mère.

La capture du souvenir traumatique ne peut se faire sans que nous ouvrions la généalogie des signes cognitifs, sans faire basculer le cogito vers la sensation.

L’interprétation requiert l’aptitude de l’analyste à la castration symbolique : en renonçant à l’interprétation explicative- à cette rationalisation qui nous guette lorsque nous cédons à la toute puissance de la construction verbale, il s’agit de ponctuer le bavardage défensif avec du silence, mais aussi à infléchir les mots du signifiant vers la pulsion. Par notre souplesse à refaire le trajet hétérogène de la psychisation : affect-langage-demande-négation-question, ceci dans les deux sens : aller et retour, depuis les traumas indicibles jusqu’à leur connaissance, et vice versa,-  l’interprétation offre tout un étayage à l’investissement primaire sur lequel s’étaie la curiosité psychique. Par l’anamorphose des affects en questions et des questions en affects, indéfiniment, l’interprétation apparait comme une expérience parallèle à l’analyse personnelle, à l’auto-analyse : elle ne se confond pas avec l’analyse sans fin de l’analyste, mais la transpose dans l’acte même de penser, dans une a-pensée spécifiquement analytique.

Il est impossible de tenir ce rôle dans le monde, sauf à être un stoïque ou un humoriste. Mais c’est bien cet impossible que Freud a abrité dans l’intimité de l’expérience analytique qui nous restitue “l’intense profondeur des mots” (Baltazar Gracian) ou ce que j’appelle “la chair des mots”. Il nous revient à l’approfondir plus que jamais aujourd’hui, à contre-courant de la transparence hyperconnectée qui nous entoure.

Julia Kristeva

Colloque "Interprétation" de la SPP, le 19.11.2011 Palais Brognart, Paris



[1] J’emploie « révolution » au sens étymologique de la racine sanscrite « vel »- retour en arrière et découvrement, retournement, perpétuel remaniement des catégories binaires de la métaphysique qui sépare le « corps » de l’ « âme », l’ « esprit » de la « chair », etc.

 

[2] Des mots à la pensée, t. IV, p. 1383.

 

[3] Le Moi et le ça (1923), in Essais de psychanalyse, trad.fr. 1981.

[4] « gläubige Erwartung », cf. S. Freud, « Traitement psychique » (1890) in Résultats, idées, problèmes, t. I, PUF, 1984, p. 8.

 

[5] Cf. Die Verneinung (1925), trad.fr ; in Le Coq Héron,

 

 

 

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