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             11ème colloque Médecine et psychanalyse
                  
             Le statut de la femme dans la médecine :
              
             entre corps et psyché.
                    
             15/16/17 janvier 2010
                    
             Maison de la mutualité
                    
             
               
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                 La
              maternité au carrefour de la biologie et du sens
  
               La femme entre corps et psyché: un
              tabou, toujours et encore
              
             Penser la femme «entre corps et psyché» nous
              confronte à une situation que nous connaissons tous/toutes:  certain(e)s par expérience personnelle,
              plus ou moins douloureuse - il n’existe pas de «statut» spécifique de «la
              femme» en médecine. Si l’on entend, en effet, par «femme» le «sujet parlant de
              sexe féminin», il aurait fallu prendre en considération son corps psychique, qui n’est pas –
              ou si peu, à de si rares exceptions près – le corps
              biologique-anatomique-physiologique dont traite la médecine. Autant dire qu’il
              aurait fallu que la découverte freudienne de l’inconscient parvienne à se
              frayer un chemin au sein des disciplines médicales, ce qui n’est pas sûr et qui
              semble même se produire de plus en plus rarement.
  
             Mes propos pourront paraître accusateurs, voire
              brutaux, je les maintiendrai néanmoins d’abord pour mettre en lumière le
              courage intellectuel, éthique et politique de Danièle Brun et de son équipe,
              qui ont pris l’initiative de nous confronter à cette difficulté et à son urgence.
  
             Je les maintiendrai aussi et surtout pour rappeler
              que cette absence de «statut» spécifique de la femme en médecine a une longue
              histoire, dont la médecine contemporaine hérite souvent à son insu. Bien que
              cette histoire ne soit pas l’objet de notre colloque, j’aimerais la convoquer
              très brièvement ici pour éclairer les débats et les difficultés actuels. Pour
              toutes les civilisations et depuis la plus haute antiquité, le corps féminin
              n’est pas un corps comme les autres: rebelle à la pensée bien avant d’être rebelle
  à la médecine, le corps féminin fascine et fait peur. Il est l’objet de tous
              les tabous dont les humains – hommes et femmes – s’arment pour
              l’aborder.  Exemples?
  
             L’excitabilité
              féminine – attribuée à la fertilité utérine
                et appelée, pour cela même, «hystérique» avant qu’on lui découvre des
                conditions hormonales, génétiques, voire (plus rarement) psychiques –
                n’a-t-elle pas culminé dans la figure de la sorcière: objet de tous les fantasmes de surpuissance maléfique, sujet qu’on préfère
                brûler plutôt que de se risquer à le guérir?  
  
 Quant  au sang menstruel, si
              dangereux qu’il fait horreur, n’est-il pas aussi la cible d’interminables
              purifications et d’autant d’interdits religieux? L’envie terrorisée que suscite
              la toute-puissance maternelle s’inverse alors en déni, en rabaissement, qui
              rejette la femme dans l’exclusion compassionnelle, cette version soft de la persécution, que résume le
              célèbre vers d’Alfred de Vigny: «Femme, enfant malade et douze fois impure».
  
             C’est Freud qui résumera la longue histoire de ces
              peurs, exclusions et persécutions, lorsqu’il écrit dans «Le tabou de la
              virginité» (1918) que la femme est «l’autre de l’homme […] incompréhensible,
              pleine de secret, étrangère et pour cela ennemie […]On pourrait presque dire que la femme dans son  entier est tabou […]»
  
             Nous n’en sommes plus là en 2010? Bien sûr, il est
              loin de nous, le temps d’Hippocrate où la médecine considérait que la femme
              abrite en elle des «semences pourries séjournant dans la matrice», des humeurs
  «peccantes», et que le seul remède est la «purge de la matrice». Ah, ces
  «saignées» - que les «médecins» finissent par appliquer à tout ce qui vit
              encore, homme ou femme, et qui ont fait tant de victimes, avant d’amuser
              Molière! Pas si loin qu’il paraît, si l’on considère que. Mais le corps
              biologique-physiologique-anatomique reste aujourd’hui couramment dissocié du
              corps psychique et/ou érogène. Cette dissociation, préjudiciable dans la prise en charge médicale de l’enfant et de l’homme, l’est
              davantage encore lorsqu’il s’agit du sujet femme, puisque la psychosexualité de
              la femme la situe plus frontalement encore au carrefour corps-psyché qui nous
              intéresse aujourd’hui. Par conséquent, quand il essaie de réduire l’écart  dans la prise en charge du mal-être
              féminin, le dialogue médecine/psychanalyse s’affronte à une problématique plus
              générale, qui n’est autre que la conception
                métaphysique de la maladie séparant le corps malade des conflits
              psychiques. Ce «vice de naissance» interne à la médecine comme discipline
              spécifique, s’aggrave surtout lorsque la médecine contemporaine s’affine en étroites spécialités techniques et,
              après avoir libéré le corps féminin, risque  de l’enfermer dans de nouvelles impasses. Je souligne cet
              enjeu, qu’il faut bien dire épistémologique de notre colloque, avant de me
              limiter à un aspect particulier mais non moins d’actualité: La maternité au carrefour de la biologie et
                du sens.
  
 
               
             Parce que, parmi toutes les expériences féminines
              spécifiques traversées ou fil de l’existence, la maternité  expose une femme, avec une violence
              incomparable, à cette tension dont elle est l’enjeu constant (corps/psyché,
              biologie/sens), et parce que les diverses civilisations regorgent de mythes,
              croyances et connaissances en tous genres pour nous léguer des versions de la maternité (au pluriel), force est de constater
              que la sécularisation – la mondialisation – est la seule
              civilisation qui manque d’un discours sur la maternité. Ce manque n’embarrasse
              guère les techniques médicales, qui rivalisent d’inventions propre à «faciliter»
              la «procréation», et à favoriser le clivage dramatique entre corps et psyché,
              biologie et sens – en créant deux entités dont on peine actuellement à
              gérer la coexistence: la génitrice et la mère.
  
             Elles-mêmes objets et sujets, donc victimes de ce clivage
              corps/psyché, les femmes ( y compris celles éprises de liberté et
              d’émancipation) ont tendance à exalter les états d’âme en dévalorisant le corps
              féminin ou du moins certains de ses aspects jusqu’à le négliger; ou au
              contraire à vouer une passion obsédante à ce corps ( de sa beauté à sa santé),
              sans soigner les subtiles interférences entre ces deux «régions» qu’on ne
              saurait séparer  que provisoirement
              pour  mieux les articuler en
              définitive. Et c’est la maternité, au carrefour de la biologie (gestation) et
              du sens (lien à construire avec ce premier autre qu’est l’enfant): la maternité
              qui me guidera pour ausculter cette difficile articulation, devant laquelle
              peinent quand  elles n’échouent pas  les plus grands noms  de la culture féminine athée ou religieuse.
  
             Je ne reprendrai pas, dans ce qui suit, mes
              réflexions sur La passion maternelle (exposée au colloque de la SPP pour le 100e  anniversaire de Freud et dans mon livre Seule une femme, éditions de l’Aube,
              2007). Je prendrai  donc un peu de
              recul pour vous rappeler comment deux femmes, une philosophe et une mystique,
              se sont efforcées de penser, ou ont échoué à penser l’amante et la mère, et
              comment leurs avancées et leurs échecs résonnent avec des chausse-trappes de la
              modernité (de l’avortement à la mère porteuse, et jusqu’à l’utérus
              artificiel).  Simone de Beauvoir et
              Thérèse d’Avila: quelle maternité?
  
 
               
             
               
             
               
             
               
             
               
             1.  Le destin biologique et le libre accomplissement
              
             
              
                  
              
              Publié en 1949, Le Deuxième  Sexe est aujourd’hui une jeune femme de 60
                ans qui a fait scandale mais aussi école: elle marque une étape décisive de
                l’émancipation féminine et continue à l’accélérer. A force de
                la critiquer, non sans raison, beaucoup régressent et cèdent sur l’exigence de
                liberté que Beauvoir nous a léguée.
               
             «On ne naît pas femme: on le devient» (Le Deuxième Sexe, I, 13). Face aux
              avancées de la biologie (nous sommes génétiquement programmés avant même la
              naissance), peut-on encore dire qu’«on ne naît pas femme»?
              Beauvoir est venue à temps pour débiologiser la
              femme et, en la situant dans l’histoire des sociétés patriarcales qui en ont
              fait un «objet», pour l’élever au rang de «sujet». Le moins que l’on puisse
              dire est que cette bataille n’est pas gagnée, menacée qu’elle est par une
              double pression: d’une part, la maternité,dévalorisée par l’auteur du Deuxième
                Sexe et par un certain   féminisme; de l’autre, une maternité
                  ramenée par le biologisme techniciste à un «instinct» de l’espèce. À cecis’ajoute,
              en temps de crise, que la logique même de la globalisation favorise, la ruée
              vers l’enfantement comme «valeur refuge», quand ce n’est pas comme  «antidépresseur» pour nos contemporains,
              femmes et hommes, hétéro- ou homosexuels. 
               
             En libérant les femmes de la condition biologique
              où les enferment toutes les sociétés (les démocraties avancées ne font pas
              exception à la règle), Beauvoir trace néanmoins une vision naturaliste et victimaire de la maternité. Maternité naturaliste: «La gestation est un travail fatigant qui ne
              présente pas pour la femme un bénéfice individuel et exige au contraire de
              lourds sacrifices; on dit volontiers que les femmes “ont des
              maladies dans le ventre” : il est
              vrai qu’elles enferment en elles un élément hostile: c’est l’espèce qui les
              ronge.»
              (DS, I, 68).Et d’affirmer
              que l’enfant est, pour la femme, un «polype né de sa chair et étranger à sa
              chair» (DS, II, 351). Maternité victimaire, elle  est conçue comme aliénation pour la
              mère, victime d’accouchements imposés à répétition, et pour l’enfant, victime
              de la dépression et de la folie maternelles. Pourtant,
              le libre choix de la maternité, devenu possible grâce à Simone de Beauvoir,
              nous permet aujourd’hui de sortir du schéma beauvoirien lui-même, marqué des
              stigmates des angoisses personnelles de la philosophe. 
               
             Avant que l’utérus artificiel devienne monnaie
              courante, le «destin biologique» fait des femmes les mères de l’humanité, et ce
              destin «de donner naissance» peut et commence à être vécu comme un « engagement» biologique (pour employer le terme
              existentialiste); mieux: une création
                singulière pour chaque femme qui le choisit. «On» naît femme (l’«organisme»
              est impersonnel, bien que l’embryon se différencie avant que soit fixé le sexe
              chromosomique et que le processus de subjectivation s’installe à travers les
  échanges hormonaux, mais aussi infralinguistiques avec la mère, bien avant la
              naissance). Cependant,  «je»
              devient «sujet» progressivement, continûment, après la naissance. Mais Beauvoir
              auscultait le dédoublement de l’expérience féminine (divisé entre un «on»
              impersonnel biologique, et un «je» qui se crée dans la rencontre avec l’autre),
              mais elle excluait cependant les mères de cette créativité, en les enfermant
              (comme les traditions qu’elle combattait) dans une fonction purement organique. 
               
             Au contraire, nous dirons aujourd’hui que Je,
              femme, me construis, me crée, m’invente, me
  «transcende» à partir de ce dédoublement entre la biologie et le sens, que
  «je» vis de manière plus complexe que l’homme. «Je» me crée aussi dans et
    par cet art-science-connaissance-sagesse qu’est la maternité comme lien à ce
    nouvel autre qu’est l’enfant. Femme amante, femme mère, femme exerçant un
              métier: la liberté au féminin se construit dans cette polyphonie.
  
             
               
             La psychanalyse n’a, elle, jamais fait de la
              maternité un instinct. Elle reconnaît la pulsion de vie et la pulsion de mort, dont les femmes devenant mères sont le théâtre,
              comme les hommes et autrement qu’eux, avec leurs enfants, avec les pères de
              ceux-ci, et avec toute autre personne à laquelle les confrontent leurs désirs et leur parole. Pour la psychanalyse, l’expérience maternelle est une
              construction culturelle, et à mon sens la construction culturelle par excellence, qui nous replace à l’aurore de
              l’hominisation, là où la biologie bascule en émergence du premier autre:
              l’enfant.
  
             
               
              En
              effet, plus que le partenaire sexuel ou amoureux, mon semblable, mon frère, mon
              double dans l’amour à mort et dans le règlement de comptes passionnel ou
              trivial, C’est l’enfant, qui,pour la mère (et bien avant que le père
              le reconnaisse et/ou l’adopte comme sien)  est loin d’être seulement quelque
                chose  ni même quelqu’un qu’elle a
                porté dans son ventre, son double narcissique (bon ou mauvais); mais il doit et
                peut devenir un autre pour être lui-même. Non pas une partie de moi,
              un morceau que je peux congeler, tuer ou (dans le meilleur des cas?) «pousser»
  à accomplir des projets que j’ai moi-même plus ou moins ratés. Mais quelqu’un
              dont je respecte la singularité, c’est-à-dire
              d’abord la vie biologique, mais
              surtout la biographie, l’histoire
              personnelle. Je l’accompagne dans son devenir de sujet parce que j’en cultive
              la différence, et que j’essaie d’en éveiller la créativité: même si elle me
              dépasse, me blesse ou me surprend, car ainsi seulement elle me libère. Comment
              cette alchimie de la maternité dont la religion a fait «le miracle de la
              natalité» est-elle possible?
 
               
             En ce point, je reviens au projet libertaire de
              Beauvoir et, sans m’y opposer mais en essayant d’analyser ce qui me semble être
              ses limites, je lui en ajoute un autre. Je ne me reconnais pas dans son dégoût
              de l’«organique», du corps, de la «nature» qu’elle vit clivée de la lucidité
              libératrice propre à la conscience jugeante (dégoût que Simone partage à sa
              façon avec Sartre qui, dans La Nnausée par exemple, se dit
              dégoûté par la «contingence» des poulpes et des racines). Je récuse son
              opposition entre le corps désirant féminin, perçu comme «chose opaque et
              aliénée» (DS, I, 67),
  «marécage où  insectes et enfants s’enlisent» (DS, II, 167), et son
              idéalisation de la masculinité phallique qui voit le sexe de l’homme «propre et
              simple comme un doigt» (DS, II, 160). 
               
             Je reconnais, avec Freud, que la subjectivité
              humaine est un perpétuel bord à bord, autrement dit un arrachement et une
              incessante négociation avec le corps et/ou avec la biologie, dont l’expérience sexuelle est le paroxysme – c’est ce que Mallarmé exprime dans une formule saisissante: «l’éternel
              désaccord avec le corps». J’ajoute que la naissance – et
              aujourd’hui le «projet parental» – est un commencement, un autocommencement et le commencement d’un autre que moi.
              La maternité est cette perpétuelle re-naissance, où la génitrice se reconstruit en mère qui ne cesse de commencer cette
              série de «commencements» ou d’«étapes» qu’on appelle
              une vie. Et ceciconstitue l’acte de liberté le plus
              radical. Ici, je rejoins la conception de la liberté selon Hannah Arendt, qui
              la définit, avec des accents augustiniens, non pas comme révolte, guerre,
              transgression ou non consentement – pour reprendre les termes de Beauvoir
              la révolte, «Castor en guerre»(ce que la liberté est incontestablement aussi).
              Mais comme un commencement, un
              autocommencement: «Cette liberté, écrit Arendt, est identique du fait que les
              hommes sont parce qu’ils sont nés, que chacun d’eux est donc un nouveau
              commencement, commence en un sens un monde nouveau.» En revanche, la terreur
  élimine précisément «la source même de la liberté que la naissance confère à
              l’homme et qui réside dans la capacité qu’a celui-ci d’être un nouveau
              commencement» (LesOrigines du totalitarisme, pp. 212-224). Je le répète, nous sommes la seule civilisation qui
              manque de discours sur la maternité (cf. Julia Kristeva, Seule une femme, Éditions
              de l’Aube, 2007; La Hhaine et le pardon, Fayard, 2005). À l’exception
              de l’énigmatique «suffisamment bonne mère» de Winnicott, nous ne savons pas
              comment une mère se construit en dépassant la génitrice qu’elle est. Comment le soin maternel ouvre pour elle, et
              pour cet autrui qu’est l’enfant, le champ de cette créativité qu’on appelle une pensée –de la mère avec l’enfant et de l’enfant–:cette pensée à deux si spécifique
              qui implique la transmission du sensible, du langage, de l’art de vivre, du
              temps des commencements (ou des générations) –, qui
              n’est pas le temps du «souci» ni du «désir à mort» dans lequel excellent les
              philosophes, mais le temps des «éclosions», dira
              Colette. Eclosion de l’enfant, mais de
                la femme-mère aussi: autrement dit santé au sens fort du terme. Nous
              n’avons ni philosophie ni de connaissances empiriques sur cette «passion
              maternelle» qui favorise – ou freine – l’éclosion
              de la pensée dans le corps vivant. Tel est le vide que nous éprouvons aussi
              bien face aux adolescentes anorexiques et toxicomanes des beaux quartiers
              qu’aux incendiaires des voitures et des biens publics dans les ZEP. 
               
             Les facilités techniques qui favorisent la
              procréation négligent cette expérience biface qu’est la maternité,
              indissociablement corps ET psyché. Mais ces facilités ne seront pas régulées
              par des interdits: certes, il convient d’encadrer «les grossesses pour autrui»
              pour éviter la marchandisation de l’enfant, mais sans fermer la voie aux
              nouvelles formes de parentalité. La loi
                pourrait prévoir des «exceptions de l’interdiction des grossesses pour autrui»
                dans «certaines circonstances exceptionnelles: à l’exemple du «donneur vivant»
                pour le don d’organes. Cependant, avant de faire – ou de ne pas faire  – des
              lois sur les mères porteuses)des forums pour une
                nouvelle philosophie de la maternité et de la parentalité sont à inventer.
              Dès le début du choix de la maternité et dans tous les cas, entre l’origine
              (organique) et la rencontre avec l’autre (qui fait sens), entre le destin
              biologique et la création de lien, la passion
              maternelle n’est pas «la plus biologique»; elle comporte une part d’adoption
                permanente de la nouvelle personne qui ne cesse de naître. Si la maternité
              est aussi dramatique et exquise, c’est qu’elle est aux frontières de la
              biologie et du sens, de l’origine (origyne?) et de l’altérité, de la matrice et
              de l’adoption. La génitrice n’est pas nécessairement une bonne mère, beaucoup
              de mères excellentes ne sont pas des génitrices. 
               
             2.  Les chemins de la  «transcendance »  
                  
             
               
             Le désir de transcendance qui anime Le DDeuxièmeSsexe est tendu vers l’individu
              mâle, et en particulier vers celui que Beauvoir admire par-dessus tout: le philosophe.
              Elle commence par soutenir que la liberté des femmes est un droit à l’égalité
                avec les hommes. Elle veut affranchir la femme du statut de mineure qui
              l’oblige à être l’Autre de l’homme, sans avoir ni le droit ni l’opportunité de
              se construire comme Autre à son tour. L’égalité des sexes qu’elle réclame s’inscrit philosophiquement sous le régime de
              l’universel, dont la généalogie remonte à l’Idée platonicienne, aux
              idéaux républicains de l’Homme universel cher aux Lumières françaises. À l’écoute de la psychanalyse, nous savons que cet «universel» s’exprime dans la
              réduction des corps sensibles et des différences singulières à l’Un et à
              l’Homme universel, et que c’est le culte du phallus qui sous-tend cette
              construction. 
               
             Les amis féministes de Beauvoir n’ont pas manqué de
              s’apercevoir que l’Un ou l’Homme universel se cristallise, chez elle, dans le
              culte du Grand Homme, assorti d’ambivalence, d’agressivité et de dépendance. Et
              qu’il attend La CCérémonie
                des adieux (1981) pour s’écrouler dans la froide tendresse d’un récit
              incisif, un brin vengeur à l’endroit du maître à penser. Le Castor ne
              s’aventure pas non plus à penser que la «vocation» de Sartre pour les «amours
              contingentes» dissimule l’insoutenable dépendance érotique de l’Impossible
              Monsieur Bébé sous la superbe de son «cher petit philosophe». Le lamento beauvoirien sur les «femmes
              flouées» de ses romans, bien avant qu’elle ne l’avoue pour elle-même, semble
              bien loin du dépassionnement psychanalytique qu’on attend de celle qui avait
              fait d’une psychanalyste (Anne) l’héroïne des Mandarins; mais loin aussi de l’ironie d’une Colette qui
              plaisantait sur «ce bon gros amours» (et ces «hommes que les autres hommes
              appellent grands»!) 
               
             L’héroïsation du mâle et l’aspiration à la
              fraternité est le révélateur de la bisexualité psychique de Beauvoir
              (l’«hermaphroditisme mental», selon Colette) nécessaire à toute création. Bien
              que l’homosexualité féminine soit indubitablement présente dans les relations
              sexuelles du Castor, c’est encore un non consentement à la norme, fût-elle
              homosexuelle, qu’elle cherche en définitive dans la réalisation de ces désirs.
              Avec le lien érotique, à travers et au-delà de lui, c’est dans la sublimation,à une
              sorte d’ascèse complexe que vise son expérience, comme en témoigne l’hommage qu’elle
              rend à la mystique Thérèse d’Avila. L’athée impénitente que fut Beauvoir passe
              sur les tourments anorexiques et épileptiques de la sainte, pour ne retenir que
              l’«intensité de la foi qui pénètre au plus intime de sa chair». «Sainte Thérèse
              pose d’une manière touteintellectuelle le dramatique
              problème du rapport entre l’individu et l’Être
              transcendant; elle a vécu en femme une expérience dont le sens dépasse toute
              spécification sexuelle; il faut la ranger à côté de saint Jean de
              la Croix. Mais elle est une éclatante exception» (DS, II, 579). 
               
             Va pour l’«éclatante exception», et puisque dans le
              heurt des religions aujourd’hui les femmes sont attirées –pour le meilleur mais souvent pour le pire –, par
              les expériences religieuses et spirituelles, mon dernier
              livre, Thérèse mon amour (Fayard,
              2008), suit la vie et l’œuvre de cette femme qui ne cesse de «se transcender», tout en
              dévoilant une complexité psychique et
                sociopolitique infinie. Infinie est bien le mot, puisque Leibnitz lui-même voyait en Thérèse un précurseur de
              sa théorie des monades (unités qui
              contiennent l’infini) et du calcul infinitésimal. Cet aspect de notre
              mémoire judéo-chrétienne –(Thérèse est
              d’origine marrane (juifs convertis) du côté de son père,
  «vieille chrétienne» du côté de sa mère)–,
              reste à explorer et à interpréter, si nous ne voulons pas demeurer des modernes
              ignorants fascinés par les religions qui menacent d’embraser la globalisation.
              Et si nous ne voulons pas réduire la complexité de ce que «se transcender» veut
              dire au féminin, ni aux prouesses du biologisme, ni à la quête d’un «pouvoir», fut-il
              symbolique, professionnel, spiritualiste,ou
              médiatique. Les  religions, en contrepoint  au progrès des techniques
              médicales  parfois récusées par les
              courants traditionalistes, parfois acceptées par d’autres, semblent attirer
              aujourd’hui les femmes sous le terme banalisé de «spiritualité». il serait naïf
              de récuser  ce retour du «
              spirituel» en y voyant seulement une préjudiciable régression ( ce qu’il est
              aussi). Demandons-nous  plutôt:
                quel est le bénéfice  que le corps
                féminin hypermédicalisé  trouve
                dans la promesse de transcendance  que lui offre la psychisation religieuse?
  
 Au cœur du judéo-chroistianisme, mais aussi au cœur de la
              Renaissance redécouvrant le corps anatomique l’expérience de Thérèse prend un
              chemin inverse  aux normes de
              l’Eglise de son traditionnelle  et opère une jonction: chez la mystique,
              la psyché rejoint le corps sensible. Souvenez-vous,
  
 L’extase de Thérèse sculptée dans la célèbre Transfixion du Bernin révèle une
              jouissance qui prend en écharpe les distinctions métaphysiques entre corps et
  âme. Elle voyage entre masculin et féminin, actif et passif, affects érotiques
              et ascèse intellectuelle, avec une lucidité sans précédent, par cette
  élucidation continuelle qu’est son écriture, et qui passe le relais à l’action.
              L’extatique anorexique, épileptique et hystérique sera un écrivain fécond (mais
              nullement prolixe, comme le fut Mme Guyon) et la fondatrice d’un nouvel ordre
              religieux, le Carmel déchaussé. Voici deux extraits de son expérience,  à verser au dossier de la «femme libre
              qui est seulement en train de naître». ( comme le pense Beauvoir, et comme nous
              le pensons avec elle.)
  
              
                  
                    Le
              premier témoigne de la polyphonie de ce moi qui ne s’apaise que si sa mobilité
              psychique l’exile elle-même, voyage vers autrui et trouve l’ultime altérité… au
              fond de soi: un «centre de soi» assimilé à l’infini, et soumis à une mise en
              question permanente: «Portez vos regards au centre... Ne
                contraignez pas, n’enchaînez pas une âme d’oraison...
                Laissez-la circuler librement dans ses différentes demeures : en haut, en bas,
                sur les côtés; et puisque Dieu Lui-même l’a faite si
                noble, qu’elle ne se fasse pas violence pour
                demeurer longtemps dans une même pièce, ne serait-ce qu’en celle de
                la connaissance de soi."» (Le château intérieur, OC, I D, 2: 8, OC, I, 977). «Je
                  regarde comme impossible que l’amour se contente de demeurer stationnaire» (OC, VII D, 4: 9, OC, I, 1156). La
                  mystique ne serait-elle pas la précurseur  de la psychanalyse? 
               
             Le deuxième définit la maternité, non pas
              biologique mais symbolique,ou, si vous voulez, ce que j’ai
              appelé la part d’« 'adoption de la singularité d’autrui »que comprend toute maternité. C’est cette position psychique et sociale inouïe,
              cette maternité symbolique que Thérèse assume et revendique comme une place
              cruciale et désirable, dans le Siècle d’or espagnol découvrant le Nouveau Monde
              aux Antipodes), le renouveau de la foi chrétienne (protestants et érasmistes
              s’opposent aux catholiques), et le surgissement de l’humanisme. Thérèse
              détaille la logique de la maternité comme un «exil de soi» tel que vous ne vous
              contentez pas «seulement de jouir»: vous «considérez les autres» en opérant une
  «désappropri[ation]de soi », mais «sans vous lier les mains» – entendons,en devenant une femme active, volontaire, fondatrice d’un nouvel ordre
              religieux (le Carmel déchaussé), pour penser avec efficacité du point de vue
                de l’autre. 
               
             La maternité symbolique qui  résulte de cette logique thérésienne
              est hyperactive: «Ne
              pas se taire, personne ne  mepourra me lier les mains» (OC, R, 1).  Elle est aussi ludique et teintée d’humour: la Vierge Marie n’a-t-elle pas fait
  échec et mat à Dieu en lui prenant un enfant? Empreinte de bonté enfin: la mère est une femme capable de s’exiler d’elle-même
              et, sans s’oublier, de vivre depuis la place de l’autre et d’agir pour lui. En
              définitive, l’extase solitaire de la sainte est relayée par la fluidité d’une
  âme agissante et le fabuleux dynamisme de la femme d’affaires. 
               
             Thérèse se fonde en fondant dans le monde; elle
              s’enfante elle-même, en donnant au monde une œuvre: mère de cette œuvre,  elle est aussi  «fille» de «son enfant» –,
              engendrante/engendrée, sans écran entre son moi et le monde. Telle est sa
              formule de la maternité: certainement pas l’unique, mais une des plus justes – à méditer.
  
             
               
             Curieusement, Simone de Beauvoir vers la fin de sa
              vie me fait penser qu’elle a ajouté à la revendication libertaire du Deuxième Ssexe cette adoption des autres et du monde qu’on appelle une «bonté». La
              preuve ? Jean Genet la convainc que Rembrandt est passé «de
              la superbe à la bonté», parce qu’il a su «abolir l’écran entre lui et le monde»
              (La Force des choses, II, 215). En plaçant, dans sa jeunesse, un
  écran entre  la maternité d’un côté,
                et la femme libre de l’autre, Simone de Beauvoir se privait-elle de bonté? Il
              lui faudra attendre la mort de sa mère et celle de Sartre pour l’écrire, sans
  émousser ce brin de cruauté qui fait le piquant de son caractère et la défend
              de sa mélancolie. Mais c’est surtout en se laissant désapproprier du Deuxième  Ssexe par
              les féministes et les femmes du monde globalisé; en livrant son texte à la
              variété et aux divergences des expériences féminines (on ne compte plus les
              lectures du DeuxièmeSsexe par les femmes,
              féministes ou pas, françaises, américaines, indiennes, chinoises,
              universalistes, différencialistes, «ni putes ni soumises»,
              que sais-je?); jusqu’à ce qu’il devienne un mythe,
              qu’on ne lit pas forcément, mais que chacune invente à sa mesure
  à la suite de ce qu’elle a dit et montré: qu’il est possible pour une femme
              d’être libre. C’est ainsi que Simone de Beauvoir a aboli l’écran entre sa
              superbe et le monde: entre l’auteur du DeuxièmeSsexe et ses filles. Et si cette polyphonie des libertés féminines, «seulement en
              train de naître», était sa meilleure transcendance? Enfin sa maternité
              retrouvée. 
               
              
              
               Entre corps et psyché, n’oublions
              pas que la liberté se conjugue au pluriel: la maternité aussi. Il nous revient
              d’abord de la repenser- redéfinir les maternités au pluriel -avant de nous
              abandonner à la gestion du médecin et du législateur. La psychanalyse, et le
              féminisme du troisième millénaire, devraient être les lieux privilégiés  d’une telle refondation.
  
             
               
             Julia
              Kristeva
                  
             16
              Janvier 2010
                  
             
               
             
               
               colloque de la SMP, « Le statut de la Femme dans la médecine, entre corps et psyché », Paris le 16 janvier 2010.
                  
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