L'AMOUR DE L'AUTRE LANGUE

(vidéo, 33min)

 

Sommet du livre à la Bibliothèque nationale de France
International Summit of the book

13 octobre 2014

L'AMOUR DE L'AUTRE LANGUE

 

 

 

Mesdames et Messieurs,

 

En vous remerciant de l’honneur que vous me faites d’inaugurer vos travaux, je souhaiterais  vous parler d’une affinité que je ressens profondément: affinité entre trois figures : le traducteur, l’étranger, l’écrivain ; affinité entre trois expériences : la traduction, l’étrangeté, l’écriture (dans lesquelles j’ai pu à mon tour modestement m’aventurer).

Merci à la Bibliothèque Nationale de France de nous réunir pour ce grand Sommet international de la traduction. Je m'associe aussi à l'hommage qui vient d'être rendu à mon amie Jacqueline Risset,  qui nous a quitté récemment, grande traductrice de La Divine Comédie de Dante en français, poète, essayiste, dont l'oeuvre illumine notre temps, et s'inscrit parfaitement dans l'esprit de ce forum.

Et merci très particulièrement au directeur de la BnF, Bruno Racine, de son  accueil. C’est à vous, cher Bruno Racine : à votre mission de Président de la BnF, attentif à l’art spécifique de la traduction, ainsi qu’a ses enjeux politiques et éthiques ; mais aussi  à l’écrivain et à l’ami que vous êtes, - que je voudrais dédier cette approche, forcément fragmentaire et personnelle,  de la traduction  que je  propose à notre assemblée ce matin.

Dans le flux de la globalisation, votre profession, Mesdames et Messieurs, votre vocation ne se banalise pas. Elle se généralise, elle s’universalise. Puisque, en traversant les frontières des identités nationales, religieuses, sexuelles, - nous nous découvrons comme des « étrangers à nous-mêmes », nous devenons des traducteurs qui se risquent à habiter, quand ils ne créent pas de nouveaux langages.

Et si c’était le seul antidote à cette  nouvelle variante du mal qu’est la banalisation  des esprits, des codes de communication, de l’espèce humaine elle-même, une banalisation qui nous menace  sous les avantages incontestables de la mondialisation et de l’hyperconnexion ? La traduction : un garde-fou contre le mal de la banalité !

Ainsi donc : l’étranger/l’écrivain/le traducteur.

 

 

La traduction, langue de l’Europe

 

  Immédiatement, mais aussi fondamentale­ment, l'étranger se distingue de celui qui ne l'est pas parce qu'il parle une autre langue.

  À y regarder de plus près, le fait est moins banal qu'il y paraît ; il révèle un destin exorbitant : tragédie tout autant qu'élection.

 

  Tragédie, parce que l'être humain étant un être parlant, il parle naturellement la langue des siens : langue maternelle, langue de son groupe, langue nationale. Changer de langue équivaut à perdre cette naturalité, à la trahir, ou du moins à la traduire. L'étranger est es­sentiellement un traducteur. Il peut parvenir à se fondre parfaitement dans la langue d'ac­cueil, sans oublier la langue source, ou en l'oubliant partiellement. Le plus souvent, ce­pendant, il est perçu comme étranger précisé­ment parce que sa traduction, quelque par­faite qu'elle soit, trahit une mélodie ou une mentalité qui ne s'ajustent pas tout à fait avec l'identité de l'accueillant. Curieuse, amusante, excitante, cette trace allogène ir­rite les autochtones : « En voilà une autre langue », se disent-ils, « c'est bien un autre (un traducteur) qui s'exprime là, il n'est pas des nôtres, ils n'en est pas, que veut-il ou elle, on n'en veut pas... »  Ce raisonnement ne s'accomplit pas toujours jusqu'à son terme, heureusement. Mais il est sous-jacent aux at­titudes les plus tolérantes, et en temps de crise, il ne manque pas de produire les pires effets dont sont capables les humains, c'est-à-dire la chasse à l'homme ou à la femme, et le meurtre.

 

 Cependant, le traducteur intrinsèquement meurtri et qui savoure avec désolation sa po­sition frontalière sait bien que la suspicion qu'il déclenche est aussi son salut. S'il a quitté la source de sa langue maternelle, c'est aussi parce qu'une nécessité ou un choix l'ont irrémédiablement poussé vers la langue cible de ses hôtes. Objet d'amour lucide et néanmoins passionnel, la nouvelle langue lui est prétexte à renaissance : nouvelle identité, nouvel espoir. Le traducteur aspire à l'assi­miler absolument, tout en lui insufflant plus ou moins inconsciemment les rythmes ar­chaïques et les bases pulsionnelles de son idiome natal. Dès lors, esprit dédoublé, il ne peut vivre qu'en aiguisant son esprit critique. A partir de cette brèche, l'ancien comme le nouveau, la famille originaire comme la nou­velle communauté, lui paraissent aussi atta­chants que problématiques : un questionne­ment inconsolable, l'inquiétude jamais éteinte. A-t-on trouvé meilleure élection que la lucidité insomniaque du traducteur ?

 

 

 Cette ambiguïté structurelle ne compte pas avec les be­soins identitaires des groupes. De fait, quel est l'indice ultime d'une identité groupale ? On a pu distinguer des nations qui définissent leur identité à partir de leur apparte­nance au sol, d'autres, à partir de leur appar­tenance au sang. La plupart cependant, par-delà le sol et le sang, enracinent leur image identitaire dans la langue. Cela est particulièrement vrai pour la France. L'histoire de la Monarchie et de la République, de leur cul­ture administrative, de leur code verbal, de leurs institutions rhétoriques et éducatives, a conduit à une fusion sans précédent entre le fait national et le fait linguistique.

 

 

Prenons les choses concrètement. Suppo­sons que je sois ce traducteur.

 

Quelle langue ?

 

Je n'ai pas perdu ma langue maternelle. Elle refait surface, de plus en plus difficilement, je l'avoue, en rêve. Et ce n'est pas le français qui me vient à l'aide quand je suis en panne dans un code artificiel ; pas plus que si, fatiguée, je sèche sur mes additions et multiplications ; mais bien le bulgare, pour me signifier que je n'ai pas perdu les commencements.

 

Et pourtant, le bulgare est déjà pour moi une langue presque morte. C'est dire qu'une partie de moi s'est lentement éteinte au fur et à mesure que j'apprenais le français chez les dominicaines, puis à l'Alliance, puis à l'uni­versité ; et qu'enfin l'exil a cadavérisé cette vieille chair natale, pour lui en substituer un autre — d'abord fragile et artificiel, ensuite de plus en plus indispensable, et maintenant le seul vivant, le français. Je suis presque prête à croire au mythe de la résurrection quand j'ausculte cet état bifide de mon esprit et de mon corps. Je n'ai pas fait le deuil de la lan­gue infantile au sens où un deuil « accom­pli » serait un détachement, une cicatrice, voire un oubli. Mais par-dessus cette crypte enfouie, sur ce réservoir stagnant qui croupit et se délite, j'ai bâti une nouvelle demeure que j'habite et qui m'habite, et dans laquelle se déroule ce qu'on pourrait appeler, non sans prétention évidemment, la vraie vie de l'esprit et de la chair.

 

Et la souffrance dans ce beau programme ?

J'attendais la question et ma réponse n'est qu'à demi fourbie. Il y a du matricide dans l'abandon d'une langue natale, et si j'ai souffert de perdre cette ruche thrace, le miel de mes rêves, ce n'est pas sans le plaisir d'une vengeance, certes, mais surtout sans le plaisir de la recherche : une recherche se sachant chercher, et d’un exil s'exilant de sa certitude exi­laire, de son insolence exilaire. Dans ce deuil infini, où la langue et le corps ressuscitent dans les battements d'un français greffé, j'ausculte le cadavre toujours chaud de ma mémoire maternelle : à la lisière des mots musiques et des pulsions innommables, au croisement du sens et de la biologie que mon imagination a la chance de faire exister en français, la souf­france me revient, Bulgarie, ma souffrance.

 

France, ma souffrance

 

Je dialogue donc avec la Bulgarie dans cette expérience de l'« autre langue », mais j'entends bien qu'il y a France dans « souffrance ». De fait, mon dialogue s'adresse au­tant sinon davantage à la langue choisie qu'à la langue donnée de naissance.

J'aime le français : la frappe latine du concept, l'obliga­tion de choisir pour tracer la chute classique de l'argument, et cette impossibilité de tergi­verser dans le jugement qui s'avère, en fran­çais, plus politique en définitive que moral. Les ellipses de Mallarmé me séduisent : tant de contractions dans l'apparente blancheur d'un contenu insignifiant confèrent à chaque mot la densité d'un diamant, les surprises d'un coup de dés.

 

Je me suis à tel point transférée dans cette autre langue que je parle depuis cinquante ans déjà, que je suis presque prête à croire les Américains qui me prennent pour une in­tellectuelle et écrivain française. Et pourtant, il m'arrive, quand je reviens en France d'un voyage à l'est, à l'ouest, au nord ou au sud, de ne pas me reconnaître dans ces discours français qui tournent le dos au mal, à la mi­sère du monde et exaltent la tradition de la désinvolture — quand ce n'est pas du natio­nalisme — pour tout remède contre notre siè­cle qui, hélas, n'est plus ni le « grand siècle » ni celui de « Voltaire-Diderot-Rousseau».

 

Si je devais résumer, je dirais qu'en défini­tive et malgré tout je m'accroche au français « autre langue » parce qu'un des plus grands écrivains français, peut-être le plus grand du XXe siècle, était un traducteur. Je pense natu­rellement à Proust.

 

Proust le traducteur

 

Cet homme tourmenté, ce demi-juif, cet homosexuel qui ne voulait pas « en être » — ni des juifs, ni des Français, ni des homo­sexuels :— s'était choisi une seule patrie : l'écriture comme traduction. La métaphore de la traduction émaille le texte de la Recherche du temps perdu et l'au­teur se définit lui-même comme « ce livre essentiel, le seul livre vrai, (qu')un grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à in­venter, puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur. »

 

Ce que l'écrivain — et l'étranger, ce tra­ducteur — transfère dans la langue de sa communauté, ce n’est pas un autre idiome déjà fait : tel l'anglais par exemple, ou le bulgare pour moi. C'est la langue singulière de sa « mémoire involontaire » et de ses sensa­tions. Est-ce l'inconscient personnel, non communautaire, irréductible ?

Cette langue sensible n'est pas une langue de signes : elle est une « langue » entre guille­mets, un chaos et un ordre de battements, d'impressions, de douleurs et d'extases aux frontières de l'informulable biologie. Cette langue-là est la véritable étrangeté, plus étrangère que tout idiome déjà constitué, que l'écrivain espère formuler.

J'ai filé tout au long de cette conférence la métaphore de l'étranger comme traducteur et écrivain. J'inverse maintenant le mouvement pour vous faire apprécier le rôle de l'écrivain qui, dans une seule langue, traduit une étran­geté sensorielle rebelle. Traducteur en ce sens-là,   l'écrivain   est   radicalement   autre, l'étranger le plus scandaleux qui essaie  partager son étrangeté, de nous contaminer avec elle< ;  Proust le sa­vait. Ecoutons-le.

 

Préalable à « traduire », « déchiffrer » s'impose d'abord : déchiffrement d'une « vé­rité qu'on n'aperçoit pas », mais que « nous sentons à l'intérieur » et dont la jouissance ne peut s'atteindre qu'« à condition de la créer ».

Entrevue dans la Bibliothèque des Guermantes, cette vérité à déchiffrer et à traduire est déjà annoncée dans le Contre Sainte-Beuve comme une osmose entre le « langage mater­nel » et « notre sensibilité », et prend l'aspect baudelairien du « parfum de la terre natale » : « Les symbolistes seront sans doute les pre­miers à nous accorder que ce que chaque mot garde, dans sa figure ou dans son harmonie, du charme de son origine ou de la grandeur de son passé, cette adhérence donc du mot à son passé maternel sonore   a sur notre imagination et sur notre sen­sibilité une puissance d'évocation au moins aussi grande que sa puissance de stricte signifi­cation. Ce sont ces affinités anciennes et mystérieuses entre notre langage maternel et notre sensibilité qui, au lieu d'un langage conven­tionnel comme sont les langues étrangères, en font une sorte de musique latente que le poète peut faire résonner en nous avec une douceur incomparable. Il rajeunit un mot en le prenant dans une vieille acception, il réveille entre deux images disjointes des harmonies oubliées, à tout moment il nous fait respirer avec délices le parfum de la terre natale »

 

Proust prend soin plus tard d'insister sur le fait que ce déchiffrement n'est pas une opéra­tion intellectuelle et ne relève pas des « vérités de l'intelligence » mais d'« une impression » et d'« un effort personnel » : « Les vérités que l'intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont quel­que chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression. » « Ce que nous n'avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous n'est pas à nous. »

 

Traducteurs, nous sommes confrontés à une profon­deur du psychisme distinct du moi extérieur et superficiel, et que Proust appelle une « ré­gion intermédiaire » — « matérielle » cependant, lovée dans le corps, et que la pensée comme une « sonde » se propose de conduire à la lumière, de traduire. Je pro­mène de nouveau ma pensée dans mon cer­veau comme une sonde, je cherche le point précis de l'image où j'ai senti quelque chose, jusqu'à ce que je l'aie trouvé, ma pensée s'est heurtée à quelque chose qui l'arrêtait à un peu de matière, je veux dire de pensée encore inconnue en moi.

 

Brouillon    d'inconscient    ou     inconscient brouillé : l'expérience littéraire

 

C'est dans le trajet de cette sonde traductrice que se situe l'expérience de l'écriture par étapes : une expérience dans laquelle je ne peux pas éviter la question des « brouil­lons » chers à la mémoire de la BNF et à Bruno Racine. En effet, s'il existe un sens innommé et peut-être innommable, comment parvient-il à se traduire en signification verbalisée, partageable, publiable ?

 

Vous voyez que la traduction peut s'arroger la dignité de nous situer au cœur de la phéno­ménologie et de la psychanalyse, sinon de la théologie.

Trop longtemps, un certain nombre de chercheurs (Roman Jakobson, Roland Barthes, Julia Kristeva) ont sou­tenu contre les salons, les idéologues et les communicants qui s'appropriaient la littérature que celle-ci était un texte. Opération salva­trice, et cependant limitée. Les brouillons peuvent lever le voile sur l'expérience sous-jacente au texte. Proust et l'expérience litté­raire, cela veut dire : reconstituer l'expé­rience dans le texte. Appel à la raison, à l'imaginaire, à l'inconscient du lecteur.

 

L'expérience : Erlebnis ou Erfahrung ? Dans la tradition religieuse, herméneutique, philosophique, l'expérience (lisez Hegel et Heidegger) implique une coprésence avec la plénitude de l'Etre quand ce n'est pas une fu­sion avec Dieu.  A la toile de l’hyperconnexion, pourrions-nous rajouter la sonde de l’expérience? Je vous propose de penser que la traduction nous y autorise, qu’elle rend ce retour à la profondeur possible. L'expérience fait jaillir un nouvel objet : saisie immédiate, surgissement, fulgurance (Erlebnis). Elle devient dans un second temps connaissance de ce jaillissement, patient savoir (Erfahrung). De l'apparition confuse, l'expérience extrait une vision, un voir, enfin un savoir.

 

Ouverture à l'autre qui m'exalte ou me déstabilise, l'expérience trouve ses fonde­ments anthropologiques dans mes liens avec l'objet primaire : la mère, pôle archaïque de besoins, de désirs, d'amour et de répulsion [1] -séparation.

Que nous la vivions dans le cosmos ou bien avec un dieu paternel, ou par la maîtrise cri­tique des sons, des couleurs ou du langage, l'expérience dévoile l’incomplétude narcissi­que du sujet, les drames de son individuation. Dans ce continent-contenant de l’expérience se  logent dépressions, hallucinations, envies, et encore toutes les grâces et les joies que procurent la compréhension, les retrou­vailles ou l'indépendance.

 

Ainsi, tributaire de mes mémoires les plus inaccessibles, l'expérience conduit mon in­fantilisme jusqu'aux sphères les plus élabo­rées de ma culture et, inversement, elle irra­die ma culture des traumas les plus occultes inscrits dans ma psyché et dans mon corps.

 

Qu'elle soit une émotion subie ou une synthèse active, ou bien les deux à la fois, l'expé­rience traverse les manifestations mondaines et verbales du sujet et modifie de fond en comble sa carte psychique. Aussi est-elle in­séparable du désir et de l'amour. En eux et à travers eux, elle s'éprouve comme une con­version. Psychologie et représentation, l'ex­périence marque un trait d'union fragile, douloureux et jubilatoire, du corps à l'idée, qui rend caduques les distinctions.

 

Je comprends que Proust ait pu parler de l'expérience littéraire comme «transubstantiation [2] ».

 

J'appelle littérature ce qui témoigne de l'expérience. Quand j'écris Les Samouraïs ou Le vieil homme et les loups ou Possessions, ou Thérèse mon amour, je suis en voyage, en traversée — jusqu'au bout de la nuit ; car non contente de convertir le temps des langues et personnes qui me sont étrangères, en espace sonore, sémanti­que, linguistique, mon intimité à moi (mon expérience à moi) ajoute au temps de la lan­gue française un autre temps d'une autre langue.

 

L'expérience mobilise l'inconscient, la perception, le prélangage et le langage. Le frayage de l'expérience est en grande partie secret. Je veux dire qu'il chemine dans mes nuits ou dans des réveils opaques, et se réa­lise dans des figures sans langage, dans des sensations lourdes de plaisirs et d'angoisse, bien qu'il atteigne parfois les mots ou brasse même des idées lumineuses dont je ne re­trouve pas le lendemain le fil qui m'avait sé­duite. Mais ce cheminement est antérieur au brouillon, sa fluidité se dérobe. Je suis déjà en état d'écriture, hors brouillon : une sorte de hors-temps.

 

L'étape du brouillon est déjà une étape se­conde.

 

Le senti continue d'affleu­rer, et l'inconscient de surprendre. Mais l'es­sentiel (ou du moins le spécifique) du brouillon est dans la mise en langue qui com­prend, si j'y pense après, deux stratégies : le choix des mots (où je suis sous l'impact des « processus primaires » selon Freud, et de la musique) ; et la construction du phrasé, que dominent la logique et de nouveau la mé­moire musicale.

 

Le brouillon : un passage de l'expérience au texte. Un intermédiaire. Une étape artisa­nale. Un carrefour entre : les états de rêveries où l'affaiblissement de la censure consciente donne un accès fulgurant à l'inconscient, au senti, à l'Être, à la transsubstantiation ; et la mise en forme finale.

 

C'est de le prendre comme entre-deux (ni origine ni accomplissement), que ce brouil­lon d'inconscient est en réalité un inconscient déjà brouillé, mais certainement plus offert que ne l'est la forme trouvée.

 

L’écrivain est-il un étranger ?

 

De l'étranger que j'ai défini comme un tra­ducteur, à l'écrivain que j'ai accompagné tra­duisant l'univers sensible de sa singularité : sommes-nous tous des étrangers ?

 

Je sais combien ce cri pathétique des cons­ciences humanistes, soucieuses de lutter con­tre l'« exclusion », peut paraître démagogi­que et agaçant. Nous ne sommes pas tous des étrangers, tous les étrangers ne sont pas traducteurs et encore moins écrivains. Et tant d'écrivains ont pu être non seulement des idéologues fervents de l'iden­tité nationale, nationalistes, voire fascistes, mais très sincèrement et sans ces dérapages, se considérer indissolublement retenus par le cordon ombilical qu'est la langue nationale et ses codes traditionnels !

 

Beaucoup ne soupçonnent même pas que ce mot « total, neuf, étranger à la langue » que Mallarmé souhaitait écrire, et la « traduction du sensi­ble » que Proust visionnait, loin d'être une exception extravagante, sont l'essence même de l'acte créateur.

Je voudrais ici insister sur cette parenté in­trinsèque et souvent insoupçonnable entre le traducteur, l'étranger et l'écrivain, pour les réunir tous trois dans une commune et cependant tou­jours singulière expérience de traduction.

 

J'irai même plus loin. Si nous n'étions pas tous des traducteurs, si nous ne mettions pas sans cesse à vif l'étrangeté de notre vie intime — car une constante et délicate dérogation aux codes stéréotypés qu'on appelle des langues nationales — pour la transposer à nouveau dans d'autres signes, aurions-nous une vie psychique, serions-nous des êtres vivants ? « S'estranger » à soi-même et se faire le passeur de cette étrangeté conti­nûment retrouvée : n'est-ce pas ainsi que nous combattons nos psychoses latentes, et réussissons là où le psychotique ou l'autiste échouent, c'est-à-dire à nommer le temps sensible ? C'est vous dire qu'à mon avis, par­ler une autre langue, ausculter les différences et les affinités entre les langues – les traduire, est tout simplement la condition minimale et première pour être en vie.

 

Merci de vous risquer en ce lieu de passerelles entres les langues et le sensible sans nom : là où nait et se renouvelle la vie psychique. Merci de votre attention.

 

JULIA KRISTEVA

 

 



[1] Cf. Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l'abjection, Paris, Le Seuil (« Points » n° 152), 1983 et Histoires d'amour, Paris, Denoël (Folio « Essais » n° 24), 1985.

[2] Lettre à Lucien Daudet, 27 novembre 1913.

 

 
 

 

 

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