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Lacan ou la portée historique de la psychanalyse

entretien avec Julia Kristeva

Kristeva Le Point Lacan LACAN

version complète de l'entretien paru dans Le Point Références

Vous arrivez en France en 1966. Que représente alors pour vous Lacan ?

Un événement qui, comme la psychanalyse, fascine et dérange.  Je préparais une thèse sur le Nouveau Roman et j’ai rencontré Philippe Sollers qui m’a emmenée aux séminaires de Lacan.  Lévi-Strauss avait « structuré » les mythes et l’échange des femmes dans les sociétés dites primitives. Benveniste confrontait la linguistique structurale et générative à l’inconscient freudien et au panthéon indo-européen ; Goldmann  remontait de Marx à Hegel ; la délicatesse de Barthes, attentif à Tel Quel, énervait beaucoup la Sorbonne; Derrida, lui aussi à l’écoute  de ces expériences de langage,  réécrivait la phénoménologie de Husserl et Heidegger en grammatologie. Mais l’événement c’était Lacan.  Il ne professait pas les classiques, ne récitait pas du préfabriqué, mais prêtait sa présence et sa parole aux rêves et aux angoisses  de son auditoire, pour les transformer en pensée. Et cette pensée se construisait à haute voix devant nous, dans la chair d’une  langue française aussi exigeante qu’onirique. J’avoue qu’au début le rituel théâtral, mi-surréaliste mi-catholique, de ce grand bourgeois me soulait. Mais puisque j’ai un seul vice, la curiosité, j’ai essayé de comprendre. Je me suis donc accrochée, et toujours avec  les lumières de Sollers j’ai suivi son séminaire à l’Ecole normale, puis à la Fac de Droit.

 

Vous vous êtes alors lancée dans la psychanalyse ?

Pas toute de suite. J’ai d’abord commencé par lire Freud puisque son enseignement s’intitulait « Retour à Freud ». Mon éducation en Bulgarie m’avait orientée vers la philosophie allemande, mais ma connaissance du freudisme se limitait à la traduction bulgare de L’interprétation des rêves que mon père avait pris soin de me faire lire, non sans l’avoir caché dans « l’enfer » de la bibliothèque familiale, car la psychanalyse était à l’Est considérée comme une science bourgeoise…

 

Lacan est devenu l’ami du couple que vous formez avec Philippe Sollers. Comment se comportait-il avec la jeune intellectuelle que vous étiez.

 

  « Ami » c’est trop dire et quant au  « couple», la psychanalyse en fait une perpétuelle refondation. Chacun de nous entretenait avec Lacan des amitiés  fondées sur une réelle séduction intellectuelle. La mienne a commencé à l’occasion d’une interview que je devais faire pour une revue de sémiologie : puisque sa théorie de l’inconscient « structuré comme un langage »  semblait s’opposer à l’inconscient freudien compris comme un réservoir de pulsions, il fallait bien que la recherche sémiologique après Pierce et Saussure s’empare de ce renouveau ! Nous avons dîné ensemble à la Calèche, son restaurant habituel, et s’est immédiatement installée entre nous une très forte proximité fondée sur un respect réciproque. A la sortie du restaurant Lacan m’a demandé quel était le prénom  de mon père. Je lui ai dit qu’il s’appelait Stoyan (variante bulgare de Stéphane), un « signifiant » dont mon père s’amusait à faire remonter l’étymologie à la racine latine « sto-stare » :  « il tient ». Lacan s’est arrêté, contempla quelques longues minutes la lune, et finit par me dire: «Je vois que cela tient ». Je me souviendrai toujours de son regard, curieux, enveloppant et très respectueux. Finalement, je n’ai jamais fait l’interview, mais les  échanges se sont poursuivis. 

 

Pourtant, vous n’avez pas voulu qu’il soit votre analyste?

Nous nous connaissions trop pour qu’il devienne mon analyste. Au retour de notre voyage en Chine  auquel il a renoncé au dernier moment pour des raisons personnelles, je suis allée le voir  quand même, lui demandant de me conseiller quelqu’un de son école. Et le nom qu’il m’a suggéré était justement celui de l’ami intime… de son amie intime de l’époque.

Pourquoi ?

Je me le suis demandé. Peut-être parce qu’il avait besoin de me faire entrer dans son clan, son cercle érotique, comme si l’adhésion à sa pensée passait par une sorte d’inceste. Peut-être considérait-il que cela n’avait aucune importance, au fond, qu’une analyse devait dépassionner tout ça pour atteindre le vrai… Qu’est-ce qu’un psychanalyste ? Quelqu’un qui est en contact avec son inconscient et entretient en permanence un certain rapport avec la culture. Mais un grand psychanalyste ?  Il  est libre avec son inconscient, et s’approprie si bien la culture ancienne et moderne que sa clinique et sa théorie sont capables de penser le présent…Toujours est-il que  j’ai refusé de participer à ce  jeu que Lacan me proposait, et j’ai intégré une autre formation, la Société psychanalytique de Paris.

Et il ne vous en a pas voulu ?

 Comment serait-ce possible ?  Vous savez, quand on passe comme moi du totalitarisme à Saint Germain des Prés, on est constamment dans une logique de mort et de résurrection : tu marches ou tu crèves. Pour marcher, j’avais trouvé ma solution : essayer de transformer la curiosité en créativité. D’interroger les situations et les idées qui me paraissaient intéressantes et d’en donner ma version. J’étais d’autant plus libre que je  n’appartenais  à aucune  communauté, qu’elle soit celle des normaliens, des agrégés ou des militants en tout genre. Il me semble que Lacan respectait cet état de liberté. Et qu’il m’a même, d’une certaine manière, encouragée à persévérer dans mon indépendance.

Lors de la publication de mon livre Polylogue, en 1977, il a été intrigué  par mon choix de la couverture : un essaim d’anges volants de Giotto. Je lui ai dit qu’il représentait la logique plurielle de l’imaginaire: le soi-disant « individu » éclate dans les  variantes de ses sublimations, pas vraiment des expériences asexuées, mais des sexualités singulières et singulièrement traversées. 

« Je vois, m’a-t-il dit en souriant, le contraire des membres d’une école, ils ne sont pas vraiment singuliers, hélas… Mais vous, vous n’avez pas besoin de tout ça ». Il a dissous son Ecole vers cette période. Il avait peur qu’on transforme sa  pensée en pansement.

 

Mais vous-a-t-il influencée dans votre pratique analytique ?

  Je pratique des séances longues, dans les meilleurs des cas trois fois par semaine, avec des interprétations de type freudien. N’est-ce pas  l’attention freudienne au langage, telle que le fondateur de la psychanalyse l’impose dès ses premières analyses des  rêves, que  Lacan reprend et amplifie  dans le contexte de la linguistique structurale ?  Cette puissance du langage à verrouiller  - mais aussi à déverrouiller- l’inhibition, le symptôme et l’angoisse, Lacan  l’a mise en valeur en prétendant  qu’il  s’agit d’un simple « retour à Freud ». Modestie rhétorique ou déviation qui se protège ?  J’y vois surtout une extrême attention portée à la langue maternelle, le français en l’occurrence, que Lacan installe au cœur de l’écoute psychanalytique. La langue maternelle, insiste-t-il en substance, est la voie royale pour entendre le singulier de chaque analysant. Et pour faire de chaque cure une expérience « poïétique », au sens incommensurable de ce mot, qui révèle l’incommensurable de chaque être parlant. C’est ici que réside, me semble-t-il, le secret de cette étrange séduction qu’exerce la théorie lacanienne, totalement impénétrable pour  ses divers  détracteurs. A contre-courant des tendances de la psychanalyse globalisée qui réduit l’inconscient à des schémas abstraits voire « cognitifs », Lacan passe pour « frenchy », baroque ou littéraire…

 

Dans l’Etourdi, Lacan affirme que le psychanalyste est un linguiste…

Oui,  mais il adore aussi les « mathèmes » qui tracent des dispositifs intra- et inter-psychique transversaux au langage. Et n’hésite pas à modifier ses positions d’inspiration structuraliste pour recommander, à la place de la « linguisterie », ce qu’il appellera  « lalangue » : la « lalation » des bébés, le pré-langage infantile, les écholalies, mais aussi « la musique dans les lettres » à la façon de Mallarmé. Les limites de ces approches  apparaissent lorsque l’interprétation psychanalytique  s’enferme dans les jeux de mots, pures déconstructions  formalistes de sons, voyelles et syllabes, ignorants les affects et les pulsions. Au contraire, l’originalité spécifique de la psychanalyse réside précisément dans la conception « hétérogène » de l’activité signifiante chez l’être humain : à la fois énergie et sens, pulsion et signifiant.

 

Vous avez donc été finalement plus loin dans l’analyse du langage que Lacan ?

  La recherche en psychanalyse existe, n’en déplaise à ses détracteurs, y compris sur la coprésence entre la sexualité et la pensée dans le langage.  Après Melanie Klein, Winnicot et Bion en Angleterre. En France, les travaux de Piera Aulagnier, et surtout ceux d’André Green sur l’hétérogénéité du signifiant, ont orienté aussi mes propres travaux de sémioticienne et de psychanalyste attentive à Lacan. Je suis tout particulièrement intéressée par cette dimension du sens que j’appelle « sémiotique » et qui est de l’ordre du pré-langage, des mélodies et des intonations, dans lequel s’impriment les affects et des sensations propres aux relations pulsionnelles précoces mère/enfant. L’analyste l’entend  aussi bien dans la parole des déprimés, que chez des personnes qui, dans la société de l’image, réduisent leur expression verbale à des « éléments de langage », tandis que la vérité de leurs inconscients se dérobe, comme encryptée, dans  ce registre plus archaïque.

 

Que reste-t-il de Lacan d’un point de vue théorique aujourd’hui ?

Trois ouvertures dont nous n’avons pas encore pris la mesure.

   Il a rouvert les passerelles entre la psychanalyse et le vaste continent de la pensée : la philosophie, mais aussi la théologie, évidemment  les sciences humaines, les autres sciences aussi. Sans cette respiration dont la psychanalyse s’origine,- n’oublions pas qu’avec Freud elle est un enfant des Lumières et de leur encyclopédisme,- la psychanalyse est condamnée à se réduire à une gouvernance psychologisante.

  En invitant les analystes à entendre l’inscription des traumas, joies et douleurs dans les plis du parler infantile, il redonne une vigueur inattendue à  la diversité culturelle qui en a vraiment besoin aujourd’hui: la vérité de nos corps banalisés et globalisés passe par la langue native, c’est là que s’inscrit l’empreinte singulière de chaque sujet parlant. Et c’est donc  par le multilinguisme  qu’il pourra développer des créativités inattendues.

  Sans avoir systématisé sa pensée sur le féminin ni sur les religions, les apports de Lacan sur la « jouissance féminine » ou la « jouissance autre », s’ajoutant à son insistance sur la « fonction paternelle » et le « Nom du Père », constituent  des fondements précieux pour penser l’histoire des religions, mais aussi  la religiosité (en deçà et au-delà des religions, pas seulement monothéistes), et jusqu’au « besoin de croire » comme composante universelle des êtres parlant. Je dialogue avec ses positions dans mon livre Thérèse mon amour  consacré à Thérèse d’Avila, cette carmélite espagnole que j’ai découverte dans le séminaire de Lacan intitulé Encore.

    Ses avancées redonnent à la psychanalyse sa portée historique et politique  qui me parait être un enjeu essentiel de la découverte  freudienne, mais que la psychanalyse actuelle tend à ignorer ou à occulter quand elle devient trop ésotérique ou simplement vulgarisée.  

 

Le philosophe Slavoj Zizek a présenté Lacan à travers le prisme du cinéma hollywoodien : aurait-il apprécié ?

   Comme tous les  « ismes », le  lacanisme se laisse étrangler par ses écoles et disciples. Mais en semant à tous vents comme il l’a fait, l’événement Lacan invite aussi à être lu dans le texte, et il est important que la recherche en psychanalyse, ainsi que les analysants d’où qu’ils viennent,  développent la polyphonie de son enseignement. Avec le risque que cela s’empile  au Big mall de la marchandise psycho-spiritualiste, où tout se vaut et rien ne vaut rien. Pourtant la rigueur existe : elle consiste à s’en tenir aux fondamentaux de la théorie freudienne, selon laquelle la sexualité – qu’elle soit une tragédie ou une divine comédie-  est accessible au langage, à condition de respecter le jeu du transfert et du contre-transfert. Un seul critère : la clinique. C’est elle qui nous protège des divagations somnambuliques des nouveaux gourous.

 

JULIA KRISTEVA

Le Point Références
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Septembre-Octobre 2011

 

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