Julia Kristeva | site officiel

 

 

 

Adel-Abdessemed-Separation-2006

Adel Abdessemed

 

Le corps d’Adel

(Conversation)

1.    Regarder

En sortant de leur espace traditionnel les empreintes et réceptacles du sacré pour en faire des œuvres d’art, la Renaissance, la Réforme, l’humanisme des Lumières et la sécularisation en cours ont rendu l’image à l’espace social. Les corps des hommes et des femmes, devenus visibles, ont accompagné et accéléré la libération des mœurs et des esprits. Chairs et âmes se donnent à voir, la représentation psychique - intime et secrète - se reconnait dans l’image, et cette extériorisation accélérée de l’expérience intérieure affine les passions, enflamme la pensée, du récit aux poèmes. L’image et l’érotisme s’attirent ou se fuient : les « œuvres d’art » sont  la « voie royale » : elles ouvrent celle des sciences de l’esprit. « Votre œil me fait une beauté dans l’âme », écrit Ronsard qui fait du regard le pivot de l’esprit. La beauté serait l’âme devenue pleinement visible, comme une fleur dans la lumière de l’été. L’artiste se projette dans l’image portrait ou paysage - impressionnistes, surréalistes, cubistes, abstraits, conceptuels, pop et j’en passe : l’image est une néo-réalité, elle devient la réalité, celle qui accompagne et supplante l’ «autre », brute et impossible. Avant que les techniques ne s’en emparent, photographie, cinéma, télévision, société du spectacle, NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication), monde virtuel et finance ad hoc… L’image n’a plus de corps mais a-t-elle encore du sens ? « On est prié de fermer les yeux », avertissait déjà Levinas, en enseignant que « la meilleure façon de rencontrer l’autre c’est de ne même pas rencontrer la couleur de ses yeux ».

Pendant ce temps, ces corps singuliers qu’on appelle des artistes n’ont pas cessé d’utiliser les images pour représenter les énergies invisibles qui les font vivre. Extravagants manipulateurs du visible, ils le tordent dans tous les sens - aussi improbables qu’imprévisibles -, et lui font traduire nos excitations et angoisses, fureurs du sang et de la chair, vitesses et turbulences de la pensée. « Œuvres  d’art » insolites, avant-gardes et iconoclastes, dadaïstes, vidéastes, installations en tous genres : les méga-collectionneurs et les méga-markets en raffolent, ça n’a pas de sens donc ça coûte cher.

Ne nous y trompons pas : la marchandisation à outrance de l’imagerie contemporaine ne l’éloigne pas définitivement du « sacré ». La quête de l’invisible reste le moteur d’une marchandise désormais sacralisée par les narcotrafiquants et/ou les pétrodollars. D’ailleurs, ces représentations qui séduisent ou déconcertent, mettent inévitablement en analyse le spectateur ordinaire, et plus encore les « spécialistes ». Reconnectés à leur intériorité, les internautes qui passent l’essentiel de leur temps à naviguer sur la toile, plongent soudain en eux mêmes et se découvrent une profondeur : de rêveries en hallucinations personnelles, tous les fans du savoir immémorial – éclats du divin rappelant la source originelle – viennent à la rescousse pour « donner du sens ». Ce sens qui manque cruellement au scandale, à la réalité sociale et à l’imagerie politique ambiante.

Je ne déteste pas cette cacophonie interprétative. Elle me rappelle les dernières pages de Hannah Arendt rêvant d’un espace politique qui serait pareil à un public sortant d’un concert. Avec pour seul critère celui du goût, le plus ancien de tous les sens, le plus singulier et incommensurable. Et pourtant, une effervescence de pensée – à ne pas confondre avec la « communion » unifiante – réunit ces singularités soudain libérées : elles ont incorporé l’œuvre, chacune à sa façon.

Je palpe le corps de l’œuvre par l’œil, comme je peux le palper par l’oreille ou par la langue. Cette interpénétration charnelle, cette « scène primitive » n’est certes pas accessible à tous les interprétants, spécialistes ou profanes. Mais elle est l’horizon auquel ils aspirent, devant lequel l’œuvre se présente. Car elle est l’envers réciproque, du point de vue de la réception, de l’acte artistique, du point de vue de la création.

Je suis appelée à traverser l’image pour me couler dans les énergies qui la génèrent, pour participer à  cette excitation de vie et de mort qui porte le corps. À réinventer ce corps qui signe à ma façon. À le rencontrer. Quel corps ?


2.    « Je n’ai pas de style ». Le mouvement.

Vous prononcez ces mots lors ma première visite dans votre atelier. Les échos des médias étaient arrivés jusqu’à moi, je m’attendais au « Cri », au « Razor wire », au « Coup de boule de Zidane », à « Taxidermy », à l’« enfant terrible » de l’art contemporain.

Première surprise : la diversité des œuvres à travers lesquelles vous me faites voyager. Des croquis noirs de têtes de femmes. Des sculptures en métal coupant. Des squelettes blancs ou en verre aquatique. Des tortues-kamikazes portant des paquets d’explosifs sur leur carapace. Et vous, souriant, rapide, courant, évoquant Nietzsche, Foucault, Deleuze, Kristeva et j’en passe : ni « maîtres à penser » ni « citations en bas de page ». Plutôt des installations, parmi les autres. J’allais apprendre plus tard votre « credo esthétique » car vous maniez à merveille le vocabulaire universel de l’art moderne : votre travail n’est qu’une « perpétuelle remise en forme du sens », « traduisant une certaine cruauté », certes, mais « sans idéalisme ni passion », afin d’« établir des liens conceptuels ».

C’est votre énergie qui m’a surtout saisie. Je retrouve en vous l’arrachement de l’étranger : « ça me parle », une héroïne de mes romans a pour devise « Je me voyage ». Je pensais à la mobilité extravagante de Francis Bacon, qui prétend être « incapable de rester assis », ne rien comprendre « à cette histoire des gens qui relaxent leurs muscles et relaxent tout ». « J’essaie de me donner de l’excitation », dit-il, et de faire des images qui « piègent la réalité » dans cette excitation qui « concentre et ramasse » le maximum de réalité, mais ne l’illustre pas. Au coeur de votre atelier, j’apercevais des pièges vivants (le squelette, le rasoir coupant, Zidane innocent et déséquilibré…), dans lesquels votre énergie capte une « scène », une « représentation », une « image », et ne s’apaise pas mais transite pour en piéger une autre. Ce que vous appelez un « lien » ou une « perpétuelle mise en forme » me frappe par l’intensité de votre implication dans chacune des stations de votre tourbillon : elles me touchent car elles vous ont touchées. Mobilité donc, le perpetuum mobile de l’étranger, qui module sa sortie du foyer natal, son EXIT, en un EXIL structurel, permanent : la traversée de tout. Rien à voir avec le corps de Francis Bacon. Son excitation tendue est une souffrance : « J’ai souffert toute ma vie d’une forte tension artérielle ». Au contraire, diversité et mobilité, votre imaginaire incorporé est un feu follet : vibration et fragmentation. Il concentre et conduit des énergies et des récits pluriels sinon contradictoires, mais pour mieux les dépassionner, et avec eux, désidéaliser, alléger et donner à penser.

Le corps dans lequel vous piégez la réalité pour y déposer la vôtre et la réveiller en nous est un corps déséquilibré, flottant, volant : son mal-être cohabite avec la grâce. Vous n’êtes pas un tragédien, vous déséquilibrez le tragique et le faites vaciller dans un sourire désabusé.

ChevalTurinAbdessemed C:\Users\loge\Downloads\figure of a prancing horse, Tang dynasty.  Photo- Sotheby's..jpg

Prenons Le Cheval de Turin. Les historiens le renvoient au cheval férocement battu par un cocher ivre : la scène frappa Nietzsche si violemment qu’elle déclencha la folie de sa fin de vie, dix ans durant. Vous invitez vos commentateurs à interroger vos poussées énergétiques lorsque vous vous revendiquez modestement ce « bâtard universel » dont l’art puise dans « la source profonde de l’Occident ». Y ajouterais-je, dans la même veine, la « phobie des chevaux » dont souffrait le petit Hans, célèbre « cas » qui attire l’attention de Sigmund Freud ? L’enfant voit (comme Nietzsche) un cheval fouetté par un cocher, mais dans sa phobie, il associe le cheval au cocher et ce dernier à son propre père ! En conséquence de quoi, la bête devient un monstre qui menace de le punir et pour cause : le petit garçon avait observé ses parents, leur « charivari avec les jambes » et pris l’habitude de se donner lui-même du plaisir en se masturbant ». Moins noble que le cheval de Nietzsche, le cheval du petit Hans n’est pas si loin de la fantasmagorie du petit Adel, ni même de la nôtre.

Et je n’oublie pas le Cheval de Troie, qui fait partie de votre « source profonde de l’Occident ». Laissant le cheval dans l’ombre des souvenirs, vous ne retenez de l’histoire de Laocoon (celui qui ‘comprend le peuple’ - le père du peuple ? nous y reviendrons) que les serpents qui démembrent les corps des deux fils avant de s’attaquer au père.

Ce qui me captive dans le cheval d’Adel, c’est cette charge de libido aussi excitante que destructrice (condensant l’orgasme avec la phobie et la mort) qui se métamorphose en bête tenant à peine sur ses deux pattes de devant, queue en l’air, bride abattue, prêt à s’envoler. Rien à voir avec la puissante bête de Velasquez qui conclut l’exposition au Grand Palais, symbolisant le pouvoir du pinceau et sa pulsion phallique. La croupe de votre cheval s’envole, serait-ce une jument ? Un poney, un mulet, un animal empêché, frappé d’une anomalie génétique ? Hors norme, il est aveuglé par quelques barres de dynamite attachées au front, et prêt à rejoindre le ciel dans lequel flotte « la grande parade » des animaux (tortues, hérissons, souris, lapins et une multitude de volatiles) condamnés à exploser eux-aussi (Cf. Pierre noire sur papier, 2011-2012).

Zidane-par-Adel-Abdessemed

Je saisis l’élan qui anime l’étreinte de Zidane avec Materazzi. Les corps musclés et métalliques sont fidèles aux vidéos que tout le monde a vues, mon fils David, admirateur de Zidane, me les a souvent projetées et nous avons dès le début disculpé notre idole. Vous ne sculptez pas l’innocence des footballers mais le déséquilibre des corps, emportés par des passions contraires et mutuelles : c’est lui, qui vous intéresse. Avec eux, vous décollez du sol – qu’il soit pelouse ou raison. Exposée à Dubaï (Qatar), l’apesanteur de ces hommes musclés est plus saisissante que celle des images filmiques, ce « coup de tête » est un envol.

Les pieds - organes sensibles à tant d’égards, points d’équilibre – sont un élément récurrent parmi les oeuvres que vous m’envoyez. Foulant le serpent (Zéro tolérance) écrasant un fruit ( ?) (Pressoir, fais-le) caressant-foulant des dalles et des pétales ( ?) (Ayaï), giclant au contact d’une canette de coca-cola (Foot on). Pied plaisir et douleur, pied stabilité et menace. La vitesse au pas, la vie marchera, ou ne marchera pas. Quelle vie ?

el-olimpo-o-triunfo-de-venus-giambattista-tiepolo      http://correr.visitmuve.it/wp-content/uploads/2011/10/pulcinellobis-1.png

 

La vie d’Adel, bien sûr. Et voici que votre corps lui-même assume ce que ses « pièges d’énergies », ses « scènes », ses « protagonistes », ses « œuvres », ne peuvent lui offrir : il s’exile seul dans l’air. J’aime votre vidéo Hélicoptère et les dessins qui l’accompagnent. Nulle surprise pour moi car j’en suis convaincue : si « votre » corps n’a pas la capacité de flotter, vos mains le font voltiger dans vos sculptures, dessins et installations. Ni cascadeur, ni Tom Cruise dans Mission impossible, Adel sillonnant le ciel accroché à une corde en rotation n’est pas une métaphore : l’expérience et l’œuvre qui la fixe réalisent le corps baroque, elles exposent le risque de la diversité et de la mobilité qui façonnent votre voyage. Il est en effet inutile de chercher ici un « style » au sens où le veulent l’Histoire de l’art et les modes d’emploi du marché. Vous réhabilitez le corps baroque, mais dans une autre acception : telle qu’engendrée par la globalisation.

 

On connait les grâces des extases chez Tiepolo. Les artistes voltigeurs s’y exilent vers le Très Haut. Plus proche des frayages et frayeurs des temps modernes, plus sèche dans son expression verbale, je préfère l’autoperception de la motilité dans le corps intérieur chez Antonin Artaud :

« Tout est dans la motilité

dont comme le reste l’humanité n’a pris qu’un spectre. […]

Il n’y a pas de tissu,

la conscience ne vient pas de la trame,

mais du couloir des coups de canon pariétaux [...]

et où tout n’a de valeur

que par le choc et l’entre-choc

sans qu’un puisse attribuer à quoi que ce soit une vertu logique ou dialectique caractérisée

car le motif

Repousse la vue de l’esprit et l’emprise de l’esprit,

D’où il prend forme, volume, ton, éclat [1] … »

 

 

« … la rotation

verticale

d’un corps depuis toujours constitué,

et qui dans un état au-delà de la conscience

ne cesse de se durcir et de s’appesantir

par l’opacité de son épaisseur et de sa masse. [2]  »

 

Ou, plus spectaculaire, la rotation de Mervyn dans les Chants de Maldoror de Lautréamont. Cet anti-héros s’extrait du « centre » et défie le ciel dans un ex-centrement tournoyant :

«  Ils sont arrivés dans l'enceinte circulaire de la place Vendôme… La fronde siffle dans l'espace; le corps de Mervyn la suit partout, toujours éloigné du centre par la force centrifuge, toujours gardant sa position mobile et équidistante, dans une circonférence aérienne, indépendante de la matière. Le sauvage civilisé lâche peu à peu, jusqu'à l'autre bout….et son corps va frapper le dôme du Panthéon. »

Ilustration des Chants de Maldodor avec « rotation »

Illustration à Lautréamont, Les chants de Maldoror, Le vol de Mervyn

 

Sacré corps d’Adel : extatique, schizophrénique, sauvage, civilisé. Emporté par la force excentrique des réfugiés, vous frappez de plein fouet les globalisés scotchés à leur toile.

 


3.    Corps sans organe ou corps sémiotique

La fascination qu’exerce la schizophrénie sur les philosophes et les psychanalystes a donné naissance au culte du « corps sans organes ». « Usine » produisant sans cesse des « agencements », ce corps ne serait pas un organisme mais un territoire sillonné de flux, vecteurs et intensités qui le labourent, le font vivre et mourir, « reterritorialisent » ou « déterritorialisent ». Le tout, sans se plier aux limites du Moi, ni aux codes, « signifiants » et autres « valeurs ». Trouvaille sensible sous la plume de Deleuze, le « corps sans organes » a le mérite de bousculer une psychanalyse souvent trop attachée à l’idée de l’emprise structurante du langage sur le psychisme : Deleuze a réhabilité la singularité du schizophrène. Devenu un culte théorique, le corps sans organes prétend faire du schizophrène un poète et inversement; ou encore, imaginé comme étranger à la culture, on lui revendique une affinité avec Spinoza (Deus sive nature), pour le poser comme coextensif à la Nature.

J’ai cohabité avec les « coups de canon pariétaux » d’Artaud, la « musique dans les lettres » de Mallarmé, les rotations de Lautréamont. J’ai vécu le sens de cette motilité fracassante et jubilatoire qui, rebelle à la signification  du langage, le modifie, le détruit et le recompose pour le faire revivre et me faire renaître. J’ai nommé sémiotique cette intensité pulsionnelle et  éruptive du corps-parlant, refoulée par la scène symbolique où, accrochés à la chaîne signifiante du langage, mon « Moi » et les vôtres échangent des significations.

À la dichotomie corps-âme que nous a léguée la métaphysique, la démarche psychanalytique oppose désormais l’hétérogénéité des mammifères parlant : notre hétérogénéité. Ni pure énergie, ni pur sens. Les intensités de pulsion sémiotique sont chargées d’un sens qui échappe au Moi et à son langage, mais fait écho à leur logique. Tandis que les stratégies symboliques de la signification qui argumentent et évaluent se laissent infiltrer et moduler par les flux sémiotiques.

Platon fut le premier à formuler ce sens énergétique, modalité préalable à la signification, en le décrivant comme un « espace » avant l’espace : préalable à l’Un, au Père et à toute « identité » solide ; fluctuant-frayant-amorphe-embrasé, tout en mutation et en devenir. Nourricier cependant, maternel et non divin : « Dieu en est absent », inqualifiable donc, « bâtard » de la raison, Platon prend toutefois le risque de le nommer « chora » - un réceptacle :

« Une place indéfiniment ; il ne peut subir la destruction, mais il fournit un siège à toutes choses qui ont un devenir, lui-même étant saisissable, en dehors de toute sensation, au moyen d’une sorte de raisonnement bâtard ; à peine entre-t-il en créance ; c’est lui précisément aussi qui nous fait rêver quand nous l’apercevons, et affirmer comme une nécessité que tout ce qui est doit être quelque part, en un lieu déterminé.. .»

« Et comme il est juste, il convient de comparer ce qui reçoit à la mère, l’original au père, la nature intermédiaire entre les deux à l’enfant… » ; « Or précisément, la nourrice se mouillait, s’embrasait, recevait les formes de la terre et de l’air, et subissait toutes les affections qui s’ensuivent. » […] Aucune de ces parties n’était en équilibre, mais, irrégulièrement de partout balancée, secouée qu’elle était par ces forces, dans son mouvement à leur tour elle les secouait. Mais, ainsi agitées, les qualités sans cesse se portaient chacune de leur côté et se séparaient, tout comme les vans et instruments à nettoyer le blé […] plus ils étaient dissemblables, plus elle les détachait les unes des autres ; plus ils était semblables, plus elle les pressait ensemble ; c’est ainsi que les uns et les autres ont occupé respectivement une place, avant même que l’Univers constitué par leur arrangement ait pris naissance […] mais ils se trouvaient, certes, tout à fait en état où l’on peut s’attendre à trouver toute chose, quand Dieu en est absent. » [3]

 

Nous avons tous un corps – chora sémiotique – que nous refoulons ou traduisons plus ou moins fidèlement. Le schizophrène, lui, en est envahi. Je ne symbolise pas les flux de cette « chora agitée » en mots-signes, séparés de la chose éprouvée. Son corps sémiotique embrasé d’intensités reste muet, vocifère d’horreur ou jubilation, il délire (confond les mots avec les choses, perd le sens du réel, déforme le discours), s’effondre dans le crime. Crise-crime.

En revanche, certains hyper-sensibles ou ultra-traumatisés, munis d’un héritage biologique spécifique ou forgé au hasard de la filiation et de l’histoire, surdoués en intensités ou prédateurs qui s’ignorent, ces êtres – ces artistes – parviennent à donner une signification et une forme à leur corps sémiotique. L’innommable poussée énergétique qui vibre dans tous les sens, capture un élément, un objet, une personne, une situation dans l’environnement qui l’appelle et sur lequel ses vibrations s’accordent ou débordent. Le vibrant s’y reconnait : le rapt devient « accouplement chaste et hideux » avec cet autre qui devient provisoirement une sorte de moi ; « je » le forme et le déforme : condensation et brasier de significations. Un « langage » provisoire se cristallise, ni cri ni crime, éphémère adoption des codes de la communauté environnante.

Cette expérience n’a rien à voir avec la communication d’informations ou de données. Elle explore la violente appropriation du mirage d’un autre désiré, que je deviens, et dans lequel « je » se consume. Transsubstantiation et jouissance, avoue Marcel Proust qui s’y connait. « L’imagination, mon seul organe pour jouir de la beauté ». Cette jouissance dans la création-décréation infinie de nouveaux corps-langages, est-elle un jeu avec la folie ?

« Nous sommes tous obligés pour rendre la réalité supportable d’entretenir en nous quelques petites folies », écrit Proust dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs. À la recherche du temps perdu s’ouvre sur l’image d’un homme qui tente de s’endormir. En avançant dans son écriture, l’écrivain parvient à mettre en mots un rêve profond et paradoxal, qu’il appelle le rêve du « second appartement » : monde à part, descente en soi dans laquelle le moi perd ses limites. Une hallucination sans objet, sans personne, au cœur de laquelle le dormeur est dans un état de quasi-mort psychique. Le sommeil proustien évoque ici la caverne sensorielle de Platon, ce lieu où l’homme, enfermé, est privé de toute présence humaine, d’interaction avec l’extérieur. Le narrateur utilise souvent les métaphores de l’attelage, du soleil, de la lumière, qui suggèrent ce non-être, cet irréel. Sans alter ego, sans dialogue, sans communication, seules quelques ombres apparaissent, qui nous détachent de la « réalité ». Il n’y a pas de « réalité ». « La réalité, ce déchet de l’expérience », assène le rêveur.

Les personnes atteintes d’autisme éprouvent un débordement de sensations qui les annule au point qu’elles ne peuvent ni se les approprier, ni en parler. Dans leur catastrophe psychique, il n’y a pas de moi : ni compréhension ni souvenir, ni espace ni temps. Au contraire, Proust explore ces états limites et leur offre des mots. En nous faisant partager l’innommé, il parvient à rendre communicable ce que la psychanalyste anglaise Frances Tustin appelle un « autisme endogène » qui nous habite tous et nous fragilise, mais que de rares œuvres d’art parviennent à contacter et traverser.


4.    Métaphores métamorphosés

Quand vous, Adel, écrivez qu’une « œuvre qui compte est un cri de solitude », le « cri » n’est pas ici une comparaison ni même une métaphore pour évoquer la solitude, l’état de détresse ou une limite intraduisible. Vous nommez selon moi ce qui, pour Baudelaire, est une véritable métamorphose, et que le célèbre « assassin » (haschichin) du Paradis artificiel décrit ainsi : « Votre œil se fixe sur un arbre […], ce qui ne serait dans le cerveau d’un poète qu’une comparaison fort naturelle deviendra dans le vôtre une réalité. Vous prêtez d’abord à l’arbre vos passions, votre désir ou votre mélancolie ; ses gémissements et ses oscillations deviennent les vôtres, et bientôt vous êtes l’arbre. […] Cause et effet, sujet et objet, magnétiseur et somnambule. »

Vous êtes le « cri », ça crie en vous ; mais de quel cri s’agit-il ? Celui de la victime ou du bourreau ? Jubilation ou délectation ? Vos œuvres polymorphes nous invitent à vous entendre crier, et à crier avec.

Dans quel support significatif faites-vous résonner ce cri, l’incarnez-vous ? En qui vous métamorphosez-vous? Comment composez-vous les résonances de ce « cri » paradigmatique, de ces cris que vous fabriquez avec vos mains, avec votre corps propre, et qui fait vivre votre corps-chora sémiotique, frayage d’énergies insoutenables ?

Les membres du Comité Nobel m’avaient invitée avec le poète Joseph Brodsky, pour leur expliquer comment les ‘modernes’ font et accueillent la poésie. Brodsky leur parla en métaphores de la métaphore, outil et cœur de son expérience. L’assemblée fut déçue : les questions ne recevaient que des métaphores de réponse. Mon intervention ne les combla pas davantage; pire, elle ne fit que complexifier le problème, évoquant l’expérience sensible de Proust, encore lui, qui assimile la métamorphose subjective générant « l’œuvre d’art » à la transsubstantiation célébrée par la messe catholique où le vin et le pain ne sont pas « comme » le corps du Christ, ils sont le corps ici présent. Dans une lettre, Proust évoque une manière d’écrire, la sienne, « ou s’accomplit le miracle suprême, la transsubstantiation des qualités irrationnelles de la matière et de la vie dans des mots humains. L’œuvre d’art (texte ou image) serait en somme une transsubstantiation de la chair et de la vie de l’écrivain dans son « œuvre ». Par l’analogie-comparaison et par la métaphore-métamorphose, l’artiste sort de la pénombre ce qu’ [il] avait senti, [pour] le convertir en équivalent spirituel ».

Le feu qui embrase Adel (Cf. Je suis innocent, 2012, C-print) rappelle l’immolation par le feu du jeune tunisien Sidi Bonaziri qui lança le « printemps arabe ». Il me renvoie aux immolations par le feu des femmes afghanes soumises au mariage forcé, et auxquelles j’ai dédié mon Prix Hannah Arendt (2006). Et aux nombreuses victimes d’oppression et injustice en tout genre. J’y perçois aussi, parce que c’est vous qui faites cette expérience-image, que le feu « Je suis innocent » révèle la transsubstantiation de votre identité corporelle : vous en corps-flux pulsionnel avec ses équivalents spirituels et ses révoltes éthiques. Une combustion permanente qui nous rend brûlantes vos métamorphoses car « tant qu’il n’y a pas en cela, il n’y a rien » (Proust).

L’Exit de l’Exil trouve une autre métaphore-métamorphose : l’eau. Dans The Sea (2008) vous flottez sur une planche au gré des vagues. Réplique aquatique de la rotation aérienne par hélicoptère. Jusqu’à ce que l’image du corps disparaisse elle-même, et ne laisse derrière elle qu’un amas de déchets en sacs poubelles, entassés dans une barque échouée à sec. Nul mouvement, fin de l’hypnose et du rêve. Plus aucune envolée baroque. Il ne reste au corps de l’artiste qu’à tourner en rond dans le minimalisme enroulé d’un fil de barbelé : Salam Europe (2005).

Cette tornade sensuelle joue avec la mort. Corps mortel et qui provoque la mort : serpent au cou (Dead or Alive, 2008) et fontaine-cactus, faisceau de couteaux aiguisés (Knives, 2007).

AbdessemedDeadOrAlive

 

salam-europe

 

knives


5.    Mon enfant. Le cri politique

Adel-AbdessemedMon-Enfant-2014-21

« Cette réplique est en ivoire », m’avez-vous prévenue, alors que je contemplais « Mon enfant. » Vous y tenez, à cet ivoire. Moi aussi. La substance blanche, lisse et aveuglante du lait cristallisé, une lumière solide, me rend cet enfant du ghetto de Varsovie, devenu symbole de la Shoah, d’une proximité singulière. La photo prise par un SS et qui témoigne de la brutalité nazie, fut une pièce à conviction au procès de Nuremberg. Elle révolte, éveille amour et compassion, condamne. Votre réplique ne ressuscite pas l’enfant. Sa blancheur installe l’immortalité du corps. La casquette trop grande, le regard terrorisé et absent sont déjà dans la photo. Mais le corps refait par Adel n’est plus la photo du SS. La blancheur vivante de ce petit garçon grandeur nature (votre sculpture fait 133 cm), ne l’arrache pas à la tragédie, elle l’inscrit dans un hors-temps, blanc sur blanc, ses pieds foulant le sol rouge. Cet éclat, aussi aveuglant que mate et profond, n’est ni de marbre ni de mastique, de quoi est-il fait? D’ivoire. Est-ce lui, dents et défenses d’éléphants, hippopotames, mors et autres cachalots, l’endurance de la vie dans l’os, qui s’empare de moi et m’emporte ? La colonne vertébrale et tous les squelettes ont résorbé la chair périssable, l’os transmué en corps, plénitude imputrescible, rassurante.

J’ai compris de votre sculpture, que la langue arabe appelle le squelette « habibi », « mon chéri », « mon cher ». Pour l’éternité, « mon » enfant. Le prénom possessif m’interpelle. Vous adoptez cet enfant, vous prenez ses mains levées et apeurées. Vous êtes lui et son sauveur. Je bute cependant sur la possession: la propriété, fut-elle pavée des meilleures intensions, je m’en méfie. Cet ivoire de dents et de défenses dont je perçois la vitalité, inverse la vulnérabilité en puissance animale, prête à se défendre et à attaquer. Tant mieux : « votre » enfant va se défendre. Mais combien d’éléphants aura-t-il fallu édenter ou massacrer pour recréer votre enfant ? Je ne suis pas une inconditionnelle des amis des bêtes, mais quand même, préservons les espèces menacées, au moins…

Je continue à le contempler et je constate que vos pulsions orphelines ont apprivoisé l’enfant : emblème de tous les corps gazés, votre révolte vagabonde de « bâtard » exilé s’attaque à la matière de l’art elle-même. Peut-être. Combien coûte-t-il de s’adonner à ces transsubstantiations qui font sentir et penser, pour nous rendre « plus humains »? Sommes-« nous » si pacifistes que « nous » le prétendons quand nous détruisons la faune, fût-ce dans un but « spirituel » ou « esthétique »?

Et je n’ai pas fini avec les questions que vous ne posez pas car, comme Picasso : « Si l’on sait exactement ce qu’on va faire, à quoi bon le faire ? ». Mais je cesse mes interrogations et garde la brillance jade de cet être en lumière concentrée, comme le blanc des yeux qui me regardent, et avec lesquels je le regarde. Au-delà des espèces et du temps, « Mon enfant » nous invite, nous autres spectateurs, concrétions de la première lumière du monde, à un toucher intérieur mutuel.

abdessemed_cri

Le Cri (2012, ivoire de mammouth) décuple cet éblouissement. L’enfant juif de 1943 s’est mué en une petite vietnamienne de 9 ans, Kim Phuc, qui fuit une attaque au napalm. De nouveau, vous vous emparez d’un cliché, du photographe Nick Ut cette fois-ci. La presse est-elle supposée neutre? Le crime de guerre n’est pas l’Holocauste, certes, mais la brutalité des humains n’épargne jamais les enfants : abusés, violentés, traumatisés, tués. Les lèvres mortifiées du jeune varsovien ont cédé la place à la bouche béante de la petite asiatique, les mains ne sont plus en l’air mais flottent ici en croix, sans clous christiques, comme pour se débarrasser du napalm, après avoir rejeté tous ses vêtements. La blancheur d’ivoire s’irise, plus étincelante encore sur la peau de cette poupée : serait-ce parce que les défenses viennent désormais de mammouths, certainement plus vielles et plus chères que celles des éléphants ? Plus violent que votre « cri de solitude », indispensable à  « une œuvre qui compte », le cri de Kim Phuc est un cri de douleur et d’horreur aux portes de la mort. Placés devant des soldats prêts à tirer dans des croquis en pierre noire, le visage et la bouche projettent alors vers nous moins l’abjection de l’assassinat que la résistance de la vie face à la mort. Un cri de révolte.

Ces enfants criants et abusés méritent la matière la plus précieuse : vous sculptez ces corps jadis d’anges dans des substances hors-de-prix. Sans ménagement aucun, l’humanité ne doit pas oublier qu’on l’a traitée plus bas que terre (Shams, 2013), mais aux petites victimes de nos prétendus âges d’or, vous faites un bas-relief en cuivre plaqué or.

L’expressionnisme d’Edvard Munch rend la désespérance abyssale, et la solitude à ciel vide parait d’une modernité sans transcendance ni Histoire. En rupture avec cette tradition, la polysémie de la détresse que vous installez - qu’il s’agisse de Mon enfant ou Cri, en passant par The Sea, Je suis innocent-le feu et Salam Europe - s’appuie sur des corps politiques. Vous mobilisez la Shoah, la guerre du Vietnam, la globalisation après le 11 septembre, les flots irrépressibles de migrants. Le sens pulsionnel sémiotique de votre corps baroque se marie avec le registre symbolique de la signification politique et éthique. Le corps d’Adel qui se dispose dans cette polysémie ne prend pas parti, ne propose pas de « feuille de route », ni morale et encore moins politique. Il se contente de capter le maximum de sens et significations. Il n’y a pas de solution, vous êtes libre de sentir et penser : telle est la consistance du monde qui émerge dans votre expérience.

« L’innocence » que vous ressentez (comme pour vous déculpabiliser ?) n’est donc ni une prétention à la neutralité ni un aveu de naïveté. La polyphonie érotique et politique confère à vos œuvres cette consistance plurielle qui innocente ; au sens étymologique : qui « ne nuit pas ». Tout compte fait, les métamorphoses du corps d’Adel me fond penser à ce « kleptomane de volupté » dont parle Louis Aragon dans Le Paysan de Paris, jouissant sans pathos dans le « vagabondage de l’incertitude ».

Age d'or


6.    Telle mère tel fils

Le corps d’Adel dans les bras de sa mère Nafissa (2006), visiblement un clin d’œil ironique aux innombrables Pietà, parmi lesquelles je vous propose celle de Giovanni Bellini (1505).

Abdessemed_My-Mother-Nafissa_2006_0

 

Hommage carnavalesque à la chrétienté et à sa peinture. Davantage que la reconnaissance que vous exprimez à la « source », c’est la persistance du corps baroque que je repère. L’axe de reliance n’est autre que le regard : mère et fils sont soudés par les prunelles. Sans cela, l’ajustement tient à peine, déséquilibré, incertain. Le corps tient autant sur les bras et l’épaule maternels qu’à la tension musculaire et nerveuse de ce fils raidi en équilibre - à moins que cette fugace stabilité ne dépende du mur qu’effleurent ses pieds et du rétroviseur de la voiture, cachée derrière sa tête ? Visiblement, cet Adel n’est pas un Christ mort, serait-il déjà ressuscité ? La prise de vue doit aller vite, l’équilibriste défie les lois de la pesanteur et s’il ne tombe pas dans un quart de seconde, il va se lever et reprendre son auto. A peine esquissé, cette furtive évocation de la mortalité du corps et de sa dette à la « mère qui tient debout » (Stabat Mater) s’éclipse dans le sourire, qui n’a rien d’une gloire non plus. Juste une innocente tendresse, car polyphonique et souriante.

Bellini - Pietà 1505 (Academia Venise)

Plus insolite, car plus érotique, l’étreinte mère-fils en vol. C’est ainsi que je reçois les deux corps d’avions –  avant ou après le vol – enlacés sous le titre « Telle mère tel fils » (2008). La tête à queue surcomposée s’achève en un nœud entre deux serpents. Deux  tuyaux immenses, exubérants phallus ? Ou les jambes mêlées des deux lesbiennes dans le Sommeil de Courbet ? L’allusion érotique est rarement aussi explicite dans les métamorphoses du corps d’Adel. La version de 2012-2013 au Centre Pompidou, où les jambes se mêlent davantage encore, porte le titre ironique d’ « Innocent ».

L’Eros mère-fils laisse présager son contraire : comment s’en détacher ? Voici le fuselage d’un avion Aerojet Commander, star des super statoréacteurs, qui semble avoir souffert en atterrissant. Il porte le nom savoureux de « Borek ». Comme les friandises que Nafissa faisait à son petit Adel ? Toujours superstar, mais abîmée par son fils, une mère est faite pour qu’on s’en débarrasse. J’aime à croire que Nafissa est une excellente cuisinière, et j’ignore si Adel fait de meilleurs boureks que sa mère, mais je peux attester que le méchoui d’agneau préparé par Adel est incomparable.

CourbetSommeil

Le Sommeil (de Courbet)

 

 

feeldesain-adele_Abdessemed-02

Lincoln

En vis-à-vis de Nafissa-Pietà, Lincoln (2009). Plus désinvolte encore, avec le même pantalon bleu et pull marron, le corps du fils se pose nonchalant sur les bras du père Lincoln. Pourquoi lui ? Le Président des Etats-Unis fait ratifier le XIIIe amendement de la Constitution et abolit l’esclavage. Sorte de Dieu de la démocratie moderne, il l’est forcément pour notre « bâtard universel ». On ne badine pas avec un père pareil, pas question de jouer les Œdipes. Le voltigeur baroque ose néanmoins se montrer rêveur, peut-être sceptique. Innocent, mais toujours fidèle à son vagabondage politique.

Joueur de flûte

Sans connotation personnelle, sans nom propre mais plus proche de la misère de l’homme : le Joueur de flûte. Oubliés, Sainte Mère et Père Président statufié. Un vieil homme nu et bedonnant, au pénis minuscule à peine visible, mordille tristement sa flûte démesurément longue comparée à son sexe. Où est passé le corps baroque ? Inattendu, surpris ? Le regard métamorphique d’Adel (vidéo, 1996) se fait ici étrangement compassionnel, résigné, amnistiant.

Mais ses rotations le reprennent, et le voilà revenu à l’univers des Madones. Mona-Lisa, Lise. Déshabillé, un porcelet au sein : la vidéo est scandaleuse, elle sera censurée. Blasphème grossier, rejet de ces hommes - porcs mangeurs de porcs -, vengeance d’un ex-colonisé ?

Je préfère retenir la tendresse qui parle dans ces images. Aux mille et unième tour de son manège, « tourbillon d’hilarité et d’horreur », le corps polysémique d’Adel doit savoir que le porcelet c’est lui, comme il est le sein aussi. Alors, sa caméra s’est rapprochée de la lumière et de cette absurde nativité : tous les censeurs et toutes les religions s’effacent de honte dans cette ombre au sourire. Je partage le mystère de Lise. Inopiné hommage aux mangeurs de porc !


7.    Dessin et Habibi : la vitesse de la pensée

Nulle distance entre la pensée et la main : leur unité instantanée saisit et retrace, dans les corps visibles, l’intériorité la plus concentrée. Nul tâtonnement : l’esprit de l’artiste, identifié au geste, taille l’étendue, découpe ombres et lumières, et, sur l’extériorité plane d’un support, tel le papier, fait surgir le volume d’une intention, d’un jugement, d’un goût. Par la seule justesse des traits, de leur placement, de leur mouvement, de leur accumulation noire, et de leur espacement lumineux. Le dessin m’a toujours semblé la preuve d’une concentration maximale, par laquelle l’intelligence la plus subjective et l’abstraction la plus aiguë donnent à voir un dehors soudain sensible à l’artiste, et pourtant si intimement associé au spectateur, qu’il s’impose comme une évidence aussi absolue que singulière. Le dessin ou la vitesse de la pensée.

Peut-être cette idée me vient-elle de ma mère. Un visage, un paysage, un animal, une fleur, un objet, tous revivaient à l’improviste sous son crayon: ma mère dessinait comme d’autres respirent ou brodent.

Un dessin reste gravé dans ma mémoire. C’était un de ces hivers blancs et froids qui congèlent les Balkans, je réchauffais mes joues et mes doigts glacés autour du poêle à charbon, en écoutant distraitement une émission de radio destinée aux enfants : « Quel est le moyen de transport le plus rapide au monde ? Envoyez-nous votre réponse, avec le dessin correspondant… » « L’avion », s’empressa de répondre ma jeune sœur. « Pas du tout, la fusée », avançai-je. « Je dirais plutôt que c’est la pensée », ajouta maman. « Peut-être, mais on ne peut pas dessiner une pensée, c’est invisible », je contestai, de ma coutumière insolence. J’ai encore, si distincte dans ma mémoire, la carte qu’elle dessina en mon nom et qui me valut le premier prix du jeu radiophonique. Un grand bonhomme de neige est en train de fondre dans la partie gauche, la tête tombante, comme tranchée par l’invisible guillotine du soleil. À droite, le globe terrestre sur son orbite interstellaire propose ses étendues imaginaires à des voyages immobiles.

Ce dessin n’avait rien d’exceptionnel. Mais à mes yeux d’enfant, il donnait à voir : aussi bien par la concision de son concept (un corps périssable se transcende et se transfère par la puissance du raisonnement) que par la rapidité enjouée du contour (sans tomber dans la caricature, le tracé nerveux et plein d’esprit trahissait la mélancolie de notre condition de mortels, en même temps que l’ironie triomphante d’une intimité qui réfléchit).

Contrairement à d’autres artistes modernes qui installent à défaut de savoir dessiner, vous, Adel, maitrisez cet art. La pierre noire découpe la féroce raideur des soldaten qui braquent leur fusil sur Kim Phuc, même férocité en vrille chez ceux du ghetto de Varsovie ou d’ailleurs. Votre poignet se relâche pour tracer l’ennui appliqué du père de famille – homme d’affaire courbé ou raide sur sa journée (Park, 2014). Le trait effleure le papier et fait flotter la petite vietnamienne napalmisée.

Vous ajoutez du chewing-gum pour adoucir et attendrir la capture des visages de femmes, et votre pierre noire devient psychologue. Elektra (2014) : la tristesse arrondie, en attente ; Rio (2014) : espiègle et sensuelle, elle provoque ; Elle (2014) : trouble, fatale ; Ksu (2014) élégance hautaine, plaisir froid. Bec rapace de la pensée, le dessin fait sienne leur intimité, il la recrache mais en fait la possède, la fixe à plat, sans punaises, doucement, avec des chewing-gums.

Est-ce la raison pour laquelle Julie (2015), l’épouse et mère de vos filles, échappe au croquis ? Peut-être apparait-elle dans un dessin que je ne connais pas. Je la vois surtout se dresser, seule, auguste, telle Athéna, en statue de sel sur un rocher. Le corps d’Adel goûte ici, avec l’amour, le sel de la vie, le temps passager. Absolus, indiscutables, souverains.

A côté du corps en vidéo de Julie, un dessin blanc se presse: le squelette (Mes amis, 2005), Habibi, personnage central des métamorphoses d’Adel, qui ne cesse de revivre en versions variées. Ici, enlacé avec le jeune corps de l’épouse. La scène confirme l’impression qui se dégage de toute la série de vos squelettes : les spectres n’ont rien de lugubre ou de fantomatique, ils ne révulsent pas plus qu’ils ne réduisent à néant la légèreté des spectateurs.

Les autres humains veillent à ce que leur squelette tienne débout : ils accomplissent leur devoir, aussi longtemps que possible. Le squelette façon Adel est une continuation du dessin avec d’autres moyens. Cruel, incisif, évident, il révèle l’intériorité la plus concentrée.

Que restera-t-il après ma mort ? – se demande l’artiste. La question sans réponse accélère sa pensée. Que des os, répond Adel. Aucune vérité dedans, au-delà ou en dessous des images, seul le squelette – qui révèle le temps. Il s’intègre dans les rotations du corps vivant et de l’imagerie incorporée. Blanc dessin des côtes, des tibias, des osselets. Sèche densité du crâne, dure clarté de la mort. La chair s’est faite os, qui la dessine et la pense dans le temps : c’est le squelette. L’être est peut-être le néant, mais le néant n’est pas rien, ça se voit.

Adel n’avoue-t-il qu’à la femme aimée son alliance avec la mort apprivoisée? Une possibilité. L’épouse-héritière, amante de l’œuvre survivante ? En quelque sorte. Et l’artiste, d’emblée homme posthume ? Evidemment, « peu profond ruisseau, la mort », écrivait Stéphane Mallarmé. Eclatante évidence, ce dessin qui la porte, détaille Adel. Ou, si vous préférez, une bouteille à la mer ? Le squelette en verre marque la mort au sourire aquatique.

Ni Faucheuse, ni Vanité, ni Amante pathétique, la mort, chez Adel, est comme le squelette : simplement Habibi - « mon chou », « chéri », mon « squelette ». Déconcertante simplicité de la langue arabe. Les islamistes intégristes en profitent-ils pour envoyer leurs kamikazes se faire sauter les os au paradis de vierges ? Au contraire, la mortalité sereine que dessinent les squelettes d’Adel ne banalise pas la mort. Dénudée et implacable, ils la sortent des tombes, nous la présentent : mais nous ne savons toujours pas comment vivre avec elle.

abdessemedune

 

Habibti

 

Adel Abdessemed Soldaten, 2013
8. La couronne d’épines en expansion

D’attitude toujours « mobile et équidistante », le corps d’Adel ne pouvait pas éviter la Passion du Christ. Et c’est sur la douleur des entailles, coupures et fentes du Corps glorieux, que l’imaginaire incarné de l’artiste parvient à enrouler. (Décor, 2011-2012)

Il serait tentant d’aborder cette série magistrale, en la mettant en perspective avec le Christ de Grunwald, ou en convoquant les Exercices spirituelles de Loyola qui éveillent et apaisent les sens. Ou de la comparer aux artistes modernes (Otto Dix, Arnulf Rainer, voire Warhol) qui n’ont pas manqué d’habiller de fer l’homme de douleur, de s’identifier à son agonie ou au contraire de s’en écarter. On pourrait aussi les ignorer et se contenter d’évoquer les plaies de la globalisation. Ce serait oublier la spécificité du corps d’Adel qui s’expose dans cette œuvre centrale avec son intensité maximale, pire : ce serait ignorer l’incision métaphysique qui caractérise son parcours et sa modernité.

Où est passé le corps du Christ ? Il ne reste qu’une matière métallique coupante, lanière barbelée de rasoir en acier galvanisé, qui s’enroule autour d’elle-même et sculpte un volume vide, réplique du chef d’œuvre à Issenheim. L’artiste ne représente pas le corps de Jésus, c’est la douleur trans-humaine et divine qu’il empoigne. Il la multiplie à l’infini : les cinq plaies et la peau perforée par la couronne d’épines ne sont que des particules élémentaires au regard de cette bande de rasoir coupant par laquelle Adel transcende  le corps jusque dans sa dimension divine. Elle se plie et se tortille, tisse et brode, n’épargne aucun organe, muscle, vaisseau, nerf, hormone ou ossature. Aucun corps de chair n’est épargné par une lame externe.

La « plaie et le couteau » font Un : jouissance et angoisse de la Passion. Cette vérité baudelairienne de la perception-création christique est lourde de conséquences. Elle contraste cruellement avec les interprétations théologiques d’hier et d’aujourd’hui. Sa  résonance anthropologique interpelle.

Fait de cette lame, l’homme de douleur est, fut et sera tout autant une victime-hachée menue, qu’un redoutable attaquant face à ses adversaires. L’abandon à la souffrance côtoie l’ardeur de la vengeance contre les déicides, pogroms et inquisitions.

Les interminables couloirs de brûlures qui composent ce dé-corps n’ont pas moins la froideur glacial de l’acier : l’accoutumance à la souffrance vaccine contre l’émotion en soi, et nourrit l’indifférence envers autrui.

Figure mystique, Sujet Absolu, cette expérience - installation est appelée à susciter adhésions, passions. L’homme de foi s’élance vers elle, n’y arrivera jamais, il essaiera toujours. Il convient donc de multiplier les spécimens, quatre Christ, 3+1, et la chaine des nombres s’ouvre à l’infini. L’Unique essaime, couvre l’espace : son espace de fidèles. Quand ils deviennent des fans, la scène du sacrifice s’appelle un théâtre, et alors tout devient décor.

La coupure du rasoir est absolue. La coupure magnifiée dans l’expérience christique s’impose à l’imaginaire comme la station privilégiée, indispensable aux métamorphoses auxquelles nous convie l’artiste. Sigmund Freud avait déchiffré dans cette obsession la peur mâle de la castration. J’y verrais aussi, après Mélanie Klein, l’enfant voulant couper la tête de Méduse, la « mauvaise mère », pour ne plus en avoir peur, mais se l’approprier en rêve et lui donner, par delà la passion-émotion, un nom : « maman ». Je l’ai introduite au Louvre, dans mon exposition sur la décapitation  « Visions capitales » (1998, 2014).

Ces incorporations de la divinité découpée et coupante sont aujourd’hui au cœur de l’actualité politique, leur tranchant n’épargne ni les actuels fous de Dieu ni les nouvelles formes de totalitarisme : ces rituels gangstéro-intégristes auxquels se livrent des hommes de Dieu contre des infidèles, parmi lesquels les chrétiens.

La lame de rasoir qui esquisse l’agonie du Christ chez Adel, c’est celle de Guantanamo, qui dissuade les prisonniers de franchir les frontières du camps. Tandis qu’ailleurs, on l’utilise pour maintenir les animaux dans leurs clôtures ou protéger les propriétés de luxe.

Ni d’un côté ni de l’autre, le corps d’Adel, son art en somme, n’invite à éprouver et à penser les plaisirs et les abjections de l’Absolu et du fanatisme.

 

adel-abdessemed Untitled, 2014

Dans la même logique d’hainamoration, deux corps d’hommes en nylon et graffiti, lames de bistouri cette fois-ci : un tueur et sa victime. Titre : Untitled. Pas de mot pour ça. Last but not least, une sobre évocation d’Allah se faufile dans les figures abstraites, ornements et arabesques, géométrique évocation de l’invisible (God is design, 2006). Suis-je un « mauvais œil » ? Je déchiffre dans les tressages de la lame de rasoir de Décor un pressentiment d’arabesques. Une invitation à ouvrir les yeux sur les diverses configurations du divin… Jusqu’au prochain big-bang ?

La formule « Dieu est mort » veut tout dire, sauf qu'il n’y a pas de Dieu. Hegel, repris par Heidegger l’a affirmé, et il n’est pas nécessaire qu’Adel l’ait lu. Décor (2011-2012) témoigne que, même mort, Dieu ne disparait pas, il ne cesse de recommencer (quatre Crucifix, et ainsi de suite) : pensez-y ! Le « Vendredi Saint Absolu » existe, il est à l’œuvre. Pas nécessairement comme une délivrance. L’absolu tranche. Prenez garde au sadomasochisme, cette fine lame du fanatisme.

adel-abdessemed-decor-christ-vue-generale

 

adel-abdessemed-decor-christ-detail-visage


9.    Bêtes et hommes

« Séparation » : voici la première impression du dossier que vous m’avez remise, pour témoigner du « corps métamorphique ». Vous êtes penché sur le lion, à bonne distance, la scène capte le mouvement, le fauve vous attire, vous allez l’attraper et l’enlacer. Je trouve que ce lion vous ressemble: les traits du visage et de la gueule ; le regard ambré et absent de l’animal, vos yeux concentrés sous les paupières ; votre élan à palper l’énergie sous la crinière et le pelage. Par delà la séparation millénaire des espèces, l’évidence d’une complicité retenue s’impose, qui laisse pantois le gardien vigilant. Je perçois, comme l’écrivain Colette, que vous pourriez étonner les dompteurs en glissant sans dommage votre main dans la cage des fauves. Et, comme elle aussi, compatir à la douleur d’un oiseau malade au point de lui tordre le cou pour l’aider à mourir. En osmose totale avec le refoulé le plus archaïque, avec le pré-psychique qui habite nos pulsions et nos sensibilités, sous la frêle pellicule des mots qui les recouvre, vous ne pouvez pas supporter d’en être séparé. Solitude irréparable.

Adel-Abdessemed-Separation-2006

Vous percevez dans le règne animal cette vivacité indomptable avec laquelle votre solitude garde le contact. « Les animaux sont des présences et non des symboles, des icones et des signes. Ils ne sont pas là pour remplacer quelque chose, ils sont là vraiment », insistez-vous.

Je vous suis et, en prolongeant indiscrètement la vidéo, je vous vois transféré littéralement dans cette animalité pulsionnelle que Colette appelait un « ancien moi-même ». Non pour vous l’approprier, le domestiquer et en faire un semblable, mais pour réhabiliter ce sens sensible qui, échappant aux conventions sociales, est perçu comme « monstruosité » ou « sauvagerie ». « Quand j’entre dans la pierre où tu es seule avec les bêtes, disait Jouvenel, le second mari de Colette, j’ai l’impression d’être indiscret. Tu te retireras un jour dans une jungle ». Pire encore, puisque votre moyen de contacter « la jungle » ne sont pas les mots, si sobres, mais des matériaux bruts et des visions malléables, je vous sens capable d’entrer sous la peau des bêtes comme Colette entrait dans un jardin, selon Goudeket, son dernier mari cette fois-ci.

« Sa prise de contact avec les choses se faisait par tous les sens. Elle ne se contentait pas de les regarder, il fallait qu’elle les flairât, qu’elle les goûtât. Quand elle entrait dans un jardin inconnu, je lui disais : « Tu vas encore le manger ! » et c’était extraordinaire de la voir se mettre à l’œuvre. Elle y apportait de la hâte et de l’avidité. […] Elle écartait les pétales des fleurs, les scrutait, les flairait longuement, elle froissait les feuilles, les mâchait, léchait des baies vénéneuses, des champignons mortels, réfléchissant intensément sur ce qu’elle avant senti, goûté. […] Enfin, elle quittait le jardin, [.. .] la démarche titubante et le souffle court, elle était tout pareille à une bacchante après des libations ».

Goûter la bête, la consommer, l’incorporer : vous accompagnez cette avidité non seulement en cuisinier raffiné mais vous plantez la caméra et la main dans la cruauté de cette assimilation animale qui participe de la culture humaine, une sorte de cannibalisme avec nos frères les bêtes. Qui perdure sous le calme vernis de recettes composant le « cru » et le « cuit » pour structurer les logiques élémentaires de la parenté et des mythes. Et vous vous en séparez en les transportant – avidité et cruauté compactés, inséparables, choquantes – dans ce que nous prenons pour des « représentations ». Mais ces installations animales sont pour vous des présences réelles, des actes chamaniques.

Je serais tentée de rapprocher votre symbiose avec les bêtes de celle qui anime l’art des peintures pariétales.

Dans la grotte de Chauvet (datée de 26 000-27 000 BP et de 30 000-32 000 BP), l’artiste préhistorique représente à l’intérieur de la grotte, et non à l’entrée, des animaux qu’il ne chasse pas, et qu’il ne mange donc pas. Sans effroi, avec une majestueuse empathie, il détaille la dramaturgie de leurs forces et mouvements. Et, en apposant une multitude d’empreintes « positives » ou « négatives » de ses propres mains, semble signifier plus qu’une simple possession de l’univers qu’il habite. Selon les paléontologues, il s’agirait d’une « transmutation entre les catégories d’êtres vivants : l’homme et l’animal ». « Perception fusionnelle de l’homme et du règne animal », cette « représentation zoomorphe » me paraît sous-tendue par une identification avec des étrangers – mammouths, rhinocéros, ours ou chevaux – comme autant d’alter egos qui « parlent le même langage et se comprennent ». L’artiste s’y projette et apprivoise les figures animales pour créer sa propre figurabilité. Celui de Chauvet maîtrise pleinement la richesse dramatique de cette figurabilité originaire, et cela, bien avant de pouvoir figurer l’humain à proprement parler. En effet, les parois de la grotte ne laissent apparaître que la forme d’une vulve surmontée d’une tête animale, représentation qui semble elle-même en transmutation avec la caverne que l’artiste pénètre et qu’il orne.

Cette figurabilité animale de soi-même à l’aube du soi-même ne serait donc pas une simple reproduction du cosmos animalier, ni même son humanisation secondaire. Mais une véritable appropriation chamanique de la figure animale, cherchant à figurer l’intériorité humaine qui s’appréhende comme telle : cette figurabilité animale-là ne serait autre que la figurabilité originelle du désir humain.


10.        « Who is afraid… » ou Qui a peur du « principe de délicatesse »

art-wolf_2357230k

La complicité avec la bête - par delà la défiance irréconciliable qui sépare les deux espèces, humaine et animale, parce qu’elle donne sens et corps à nos étrangetés innommables - ne vous conduit guère à une idéalisation mystique du règne animal. Au contraire - autant la sauvagerie bestiale dont les humains se distinguent tant bien que mal, que la monstruosité que nous infligeons aux animaux pour satisfaire nos appétits ou pour nous purifier, se présentent comme des stations privilégiées dans vos œuvres récentes :

Une vidéo tournée au Mexique avec des animaux : pitbulls, python, scorpions, souris, boas, coqs, araignées, et un crapaud mort. (Usine, 2009). Vous commanditez l’abattage à coup de massue de sept mammifères et filmez la tuerie : chèvre, cochon, mouton, bœuf, cheval, faon.

Monstrueuse culture de l’égorgement. (Don’t trust me, 2012). Vous compactez dans une malle des animaux empaillés, assemblés avec des fils de fer brûlé : érotisme du toucher, orgasme de la peau - frontière entre les pulsions et l’image, ou abjection de l’art « qui empaille, conservatoire du vivant en fétiche ? (Taxidermy, 2010)

Enfin, la plus morbide des compositions, au titre infantile et prétendument comique de « Who is afraid of the big bad Wolf » (2012)

Adel-Abdessemed-who-is-afraid-of-the-big-bad-wolf-6

Cette insulte aux gobelins est un fatras de très mauvais goût. L’esthétique ne nous a-t-elle pas appris à chercher dans l’art la catharsis, la purification, le beau et le vrai ? Vous prenez d’autres voies ! Seriez-vous un pervers, un criminel, un « enfant terrible », un « plasticien enivré », « détesté et adulé » ?

Vous ne décorez pas l’abjection. Vous sondez l’abcès, et, ce faisant, vous le goûtez et vous le rejetez : plaisir et horreur, jamais l’un sans l’autre.

La sonde est coupante, comme la lame à double rasoir : elle tranche dans l’insoutenable sens pour mieux le retrancher. Vous n’êtes pas moraliste. Vous ne montrez pas la voie et n’avez aucune feuille de route. Vous nous introduisez dans votre laboratoire - à nous de jouir, de nous angoisser, de penser - sans même nous aider à nous en sortir.

J’ai eu affaire aux loups, moi aussi, deux mois avant la chute du Mur de Berlin. Mon père fut assassiné dans un hôpital bulgare, où l’on faisait des expérimentations sur les vieillards. On ne donnait de tombes qu’aux communistes, par peur des attroupements populaires. J’ai voulu acheter une sépulture. « Si vous mourrez, d’accord, on enterre votre père avec vous » m’a-t-on rétorqué. Il fut incinéré, contre ses dernières volontés de croyant. Deuil impossible. Jusqu’à ce que la nécessité d’un « polar métaphysique » s’impose à moi, sous le titre « Le vieil homme et les loups ». Lambeaux du Goya noir et de l’Ovide des Métamorphoses, je les ai télescopés à ma douleur sans nom, à ma solitude abjecte. Mon père m’est apparu dévoré par la meute de loups, j’ai donné à son pays le nom de Santa Barbara, le village planétaire. Dans les époques de transition, les humains se changent en animaux ou vice versa. Un « personnage » d’Ovide, Hécube, se transformant en chienne chez Ovide, m’offrit ses traits pour dessiner le carnage subi par le Viel Homme. « Mais elle, avec un rauque grondement, poursuit, en tentant de le mordre, le morceau de roc qu’on lui a jeté, et, de sa bouche ouverte, au lieu des mots qu’elle s’apprêtait à dire, comme elle faisait un effort pour parler, sortirent des aboiements. » Une chienne. L’endroit existe encore, et tout le monde peut voir, sur l’Hellespont, dans le voisinage d’Abydos, le « tombeau ou le monument de la chienne ».

Ovide n’est pas un fabuliste qui fait réciter aux animaux les codes moraux des humains. Ce poète épique injecte sa perception de la sensibilité animale sous la peau des humains, ses semblables, pour palper leur sauvagerie et faire exploser l’hypocrisie.

Il y a de la jouissance à entrer dans la peau d’un pitbull, python, loup et autre vorace. Une jouissance sadique révélée, traversée, qui permet de décomposer les logiques d’actes abominables. Celles du mal radical qui extermine ces êtres humains qu’il estime superflus. Si l’on ne se contente pas de nier, de pardonner ou moraliser, il est dès lors indispensable de passer par cette compromission.

L’art « classique » qui nous a légué des valeurs « esthétiques », aussi évolutives furent-elles, n’avaient ni les moyens techniques ni les matériaux qui permettent aujourd’hui aux forces centrifuges et aux perceptions fusionnelles qui sont les vôtres, d’aller au corps à corps avec l’abjection, sans sombrer ni dans la pathologie, ni dans le crime.

Le bord-à-bord avec ce corps-à-corps n’est pas moins incertain et risqué que votre rotation en hélicoptère, la rotation de Mervyn autour de la Colonne de Vendôme, la danse des « derviches tourneurs ». Il est nécessaire d’endurer le vertige et la nausée, et sans prêcher le bien – car il n’y a pas de solution univoque à ces étrangetés abyssales – de suggérer qu’elles sont tout à la fois constructibles et déconstructibles. En les fragmentant, et en les multipliant. Cette manipulation de  l’horreur ne l’allège pas. Mais elle se libère de son emprise absolue et ouvre la voie de la non-soumission. C’est le degré zéro du dépassionnement et de la liberté. Voilà où nous en sommes.

Votre « Who is afraid… » évoque la peur infantile du loup, la niaiserie maternelle et les raison de son déni. Tapisserie monumentale d’animaux sauvages calcinés et empaillés, fourrures puantes, bestiaire brûlé, odeur musquée. Entre analité nauséabonde et l’évocation du Guernica de Picasso (même taille : 8 mètres sur 4) dénonçant  le massacre des populations civiles ordonné par les nationalistes espagnols lors de la guerre d’Espagne (1937), – votre Who is afraid  impose au visiteur écœuré la réalité de 600 bêtes brûlés vives au chalumeau, agglomérées, entassées, dépiécées et torturées. Ces animaux dont nous sommes séparés, certes, mais dont la puissance torturante et torturée n’a rien d’une métaphore sont « vraiment là », corps et couleur, sinon corps et âme. Ils réveillent notre mortalité et la puissance de la pulsion de mort. Au centre du tableau, le hennissement de la jument violée par un taureau mythique révèle que la pulsion de vie s’imbrique avec la mort. Silencieuse et muette, en lutte éternelle avec Eros, elle pousse à délier, détruire, ramener le vivant à la décomposition. Plus énigmatique, exempte de l’agressivité-jumelle de la séduction, la noire jouissance de la pulsion de mort se rappelle à nous dans ce violent sursaut contre l’impensable.

Les religions l’utilisent dans leurs rites sacrificiels et Who is afraid représente aussi bien les crimes et guerre auxquels se livrent les hommes, que les  sacrifices d’animaux que célèbrent l’islam, les adeptes de Gadhimai et autres religions. L’artiste qui investit si méticuleusement le massacre, la pulsion de mort ou le crime superficiel ne les condamne pas plus qu’il ne les approuve. Il jouit aussi bien de sa peur des loups, sangliers, renards, chevreuils… que de son empathie avec leur sauvagerie. Il ne les célèbre pas non plus. Il expose l’état incandescent de son corps pulsionnel métamorphique, au carrefour de ses intensités centrifuges. Un témoin, un martyr ? Pas vraiment ! Vous décomposez et recomposez ces figures aussi. Comme cette tortue qui est tentée de se retirer dans « sa grotte » sous carapace, mais s’attache des barres de dynamite au dos pour explorer le monde… Comme cette colombe – kamikaze elle aussi –, qui se pose sur un concentré d’horreur quel qu’en soit le risque… Comme un vase élégant qui serait abominable s’il ne savait pas qu’il pose sur une male d’explosifs.

Le marquis de Sade, dans son délire maîtrisé, diagnostique cette permanence de la destructivité, jusqu’à la pulsion de mort désormais livrée à son libre cours : car la religion qui tente de l’encadrer recule. Deux siècles plus tard, les religions ne reculent plus, certaines d’entre elles explosent. En détaillant les mille et une nuits de la pulsion de mort, l’écriture de Sade n’est pas sadique : elle témoigne du sadisme. Roland Barthes, lecteur subtile, constate qu’on peut lire Sade selon un projet de violence, « mais on peut le lire aussi selon un principe de délicatesse ». De quoi s’agit-il ? Ni d’une attitude de classe, ni d’un attribut de civilisation, ni d’un style de culture. « C’est une puissance d’analyse et un pouvoir de jouissance » qui se réunissent dans une exaltation, une sorte d’utopie pour nos sociétés. Elle ne retourne pas la violence, parce que « retourner la violence, c’est parler encore le même code ». Le principe de délicatesse consiste à inventer une « langue », une « esthétique » inouïe, appelée à subvertir «  le sens même de la jouissance ». Comment ? En essayant de fragmenter, pluraliser, pulvériser le sens de la jouissance ».

Votre sens de la jouissance sadique, cher Adel, vous le fragmentez dans 600 corps d’animaux abattus, innombrables têtes, pattes, croupes et crinières et, en la pluralisant vous la pulvérisez.

Le même geste se saisit de l’Age d’or de l’esclavage : corps tourmentés, exploités, écrasés de fardeaux et de honte. (Shams, 2012). La minutieuse patience qui se love dans ces corps de poussière torturés, pulvérise l’atrocité morcelée, éparpillée. L’Age d’or n’était qu’un simulacre, une imposture, un « sham »…

Il nous reste toute une histoire de cultes, de valeurs, de certitudes à fragmenter, pluraliser, pulvériser, cher Ami ! Ce principe de délicatesse n’a rien de tendre. Il est monstrueux. Cocteau disait, même de Colette qu’il adorait, que si « elle n’était pas un monstre, elle ne serait rien ». Le principe de délicatesse vous rend suspect à vos semblables. N’essayez pas de le faire accepter par les fidèles des religions, esthétiques ou non. Vous n’avez ni la sensualité de Colette ni l’intransigeance de Sade ? Vos intensités vous suffisent pour mener votre rébellion innocente face à ceux qui se révèlent inaptes au « principe de délicatesse » : au carrefour des hommes et des bêtes, des corps et des mots, du sens et des images. Chercheur fougueux de l’invisible (State, 2013, Projection vidéo), votre art nous confronte aux états limites qui constituent nos intimités secrètes. Vous nous obligez à repenser délicatement l’insoutenable, avant que ne s’éteigne la vitesse de la lumière (Schnell, 2005).

adel-abdessemed Schnell (2005)

Schnell (2005)

 

 

JULIA KRISTEVA 



[1] Antonin Artaud, Notes pour une « Lettre aux Balinais ».

[2] Ibid.

[3] Timée, § 50-53.

 

adel-abdessemed

>>> Manuella éditions

 

 

twitter rss

 

JK