Le mal, le pourquoi et la psychanalyse : limites et pouvoirs      s'abonner aux flux rss

  André Green

 

 « Les psychanalystes sont mal placés pour parler du mal » et « «La psychanalyse est complètement dépassée par les effets du mal dans nos sociétés », écrit André Green [1] . Pourtant, son œuvre démontre le contraire : il existe une éthique de la psychanalyse, si, et seulement si , elle déconstruit cette dichotomie du Bien et du Mal qui structure Homo Sapiens. Sans l’annuler mais en la « transvaluant » (Nietzsche) : non pas « au-delà » du bien et du mal,  mais « à travers » le bien et le mal. J’essaierai de le démontrer en ne commentant qu’un seul texte d’André Green, « Pourquoi le mal », précisément, et en vous invitant à relire un extrait de lui, afin de fixer votre attention et simplifier ma démarche :

« La malignité du mal /…/n’est plus ancrée dans le plaisir, mais dans le soulagement d’une tension  qui cherche la décharge ; elle n’engendre plus  aucun désir mais s’accomplit dans l’indifférence et l’insensibilité  d’une psyché qui  a cessé de fantasmer pour se trouver  prisonnière d’une  action déchaînée soit avec une méthode implacable,  mécanique, soit  dans  le chaos qui ne s’arrête que sous le contre-feu d’une autre violence. /p.393-4/….Le mal repose sur l’indifférence du bourreau au visage de son semblable considéré comme étranger absolu, et même étranger à éliminer. / Quant aux victimes / je ne parle pas de ceux  qui ont péri, mais de ceux auxquels le destin  a permis de survivre. Tout indique, à travers leurs témoignages, qu’ils n’ont toujours pas compris- et nous encore moins /…/ il en restera toujours quelque chose qui évoquera, d’une manière ou d’une autre, ces temps de l’holocauste. Le plus intolérable est que les victimes d’hier ou leurs descendants pourraient, à leur insu, se retrouver de l’autre côté de la barrière. Sans même savoir pourquoi. /398-9/ En fait, je crois qu’il serait plus juste de supposer que l’Eros est compatible avec la liaison et la destruction, mais que les pulsions de destruction sont pure déliaison.  Ainsi dire le Mal sans pourquoi, c’est  affirmer qu’il est déliaison intégrale, et donc non-sens, totale, force pure. Tel est le sens de cette destruction du sens qui affirme que le Bien est un non-sens /p.394-400/. »

 

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André Green est un psychanalyste qui vit, analyse et écrit après la Shoah, et en ce sens il est un survivant. Il ouvre la question du MAL plus radicalement que quiconque de sa génération, comme une question  certes métaphysique, philosophique, politique et socio-historique (« LE » problème de l’ontothéologie), mais surtout comme une problématique indissociable de la psychanalyse elle-même.

Sans revendiquer un « au-delà » du Bien et du Mal, Freud déconstruit inlassablement cette dichotomie héritée de la métaphysique.  Comment ? - En chassant le diable du corps de l’hystérique (p.370) il le place dans l’inconscient. - En repérant le pervers polymorphe dans l’infantile, sans légitimer la perversion, mais en « divorçant la perversion du mal » (p. 377). En insistant  sur l’Œdipe, sa fonction d’interdire mais aussi d’induire culpabilité et révolte nécessaire à la construction du Moi . En révélant que la fonction juridique du symbolique  s’enracine  dans la capacité du langage à « psychiser » (dit Green) la pulsion et le désir. De telle sorte que  c’est l’interprétation qui sera l’antidote analytique du mal-être et  plus largement du mal. Puisqu’elle  donne du sens à l’interdit ainsi qu’à la transgression,  l’interprétation sera cette version sécularisée du par-don [2]   qui  soude notre éthique psychanalytique.

  À ces fondations freudiennes, André Green apporte des développements décisifs, lorsqu’il met  l’accent sur ce qui différencie le désir de mort (sur lequel le marquis de Sade  a presque tout dit) de la déliaison. Et en approfondissant notre connaissance des forces de destructivité qui nous habitent, il prépare les contre-feux que la psychanalyse peut leur opposer. Je relèverai trois mouvements de cet apport innovant :

- le rôle de la mère dans les étapes précoces constituant l’autoérotisme  tout autant que le sens :  reliance et déliaison

- la simultanéité de la haine, de l’objet et de la psychisation avec  ses suites que sont le langage et la pensée : de l’hétérogénéité du langage

- la désobjectalisation : la malignité du mal

 

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1.     Reliance et déliaison

D’ « étayante »  qu’elle est pour commencer, la mère  doit se cliver  pour, à la fois,  être en partie incorporée-introjectée afin de consolider le Moi (« le bon est incorporé ») et en partie expulsée  ou « abjectée » [3] . La réalité extérieure et la séparation de l’Objet VS le Moi adviennent dans la foulée de l’expulsion du mauvais objet partiel, et de la haine pour le l’objet total ensuite.

Puisque  la prise de conscience de l’Objet (extérieur) co-existe « naturellement » avec le rejet et la haine, quelles en sont les conséquences  du côté de la mère ? Et, parallèlement, comment l’érotisme maternel peut-il précéder, accompagner, stimuler ou pervertir cette architecture où objet/réalité/haine, ouvrant la voie à la perception/conscience du mal et de la culpabilité, sont  co-présents ?

Mon travail sur les ambivalences de la reliance maternelle [4] reprend et tente de développer le rôle de l’étayage maternel  pour autant qu’il conditionne  l’investissement de l’autre par et dans la psychisation (représentation de chose/représentation de mot) concomitante avec  l’objectalisation. Green ne dit pas autre chose : «/…/ la mère  est également nécessaire pour que l’excorporation se transforme en projection,  soit encore pour que les  produits  des pulsions d’expulsion rejectrices soient recueillis par un objet afin qu’ils  puissent prendre sens (nous soulignons)» (p.372).  La mère  sémiotise  cette ab-jection, dans la mesure  où elle s’accepte elle-même comme ab-jet (ni « sujet » ni « objet »), abjecte [5] : pour que l’affect négatif, puis la haine elle-même, puisse être investis (retenons ce terme), objectalisés, et ainsi seulement susceptibles d’obtenir de sens   par  dans et par le langage.

  La symbolisation  n’advient qu’après la perte-séparation de l’Objet lui-même, à travers la culpabilité vis –à-vis du bon objet incestueux, et par le désir de mort du mauvais objet étranger et haï (374). La « position dépressive » de Klein résume ces aventures du « mauvais »  évoluant en « mal » par le truchement de la culpabilité, et laisse entendre comment la distinction bon/mauvais  « prend sens » dans la construction des valeurs  «bien/mal ». À une condition, que Green développera  à sa manière propre :  que les signes du langages  puissent  être reliés à l’identification projective avec ses  incorporations/abjections ( ce « quelque chose qui  n’a pas de sens » (373), tels les éléments  béta de Bion, et jusqu’aux aux « équivalents symboliques » kleiniens). Afin que la subjectivation se construise comme une  coprésence à la pulsion de vie et à la pulsion de mort dans le lien du sujet à l’objet.   C’est ce que Green appelle  l’ «hétérogénéité du langage » .

 La problématique du  bien et du mal chez Green, -  « fondatrice d’un ordre et donne sens à l’existence humaine (393) ». -  est ainsi et d’emblée liée à elle de la maternité et du sens.

 Nous comprenons ici que le mystère de la fonction maternelle consiste à se tenir à la fois dans les deux mouvements (pulsionnel et signifiant), et c’est en auscultant la « folie maternelle » que Green nous le fait comprendre. La « folie maternelle » ne serait-elle pas précisément l’incapacité de relier l’introjection et l’abjection aux « vrais symboles » ?  La « folie maternelle »  manifeste  donc une psychisation carencée, désinvestie et de ce fait opératoire, et qui favorise la désobjectalisation chez l’enfant.

 

   La passion maternelle se dessine ainsi, sous la plume d’A. Green,  comme un laboratoire du bon et du mauvais, de  l’objet et de l’abjet, du senti et du signifié, dans et par  la séparation du sujet et de l’objet :  c’est la passion maternelle qui amorce - ou non - la dstinction bien/mal, aurore de la reliance. Dès lors, la « mère morte » est celle  qui se défend de cette reliance par un désinvestissement qui dépasse le masochisme et la mélancolie elle-même et rejoint les états limites. La « folie maternelle », quant à elle, peut hystériser ces dualités fondatrices de l’appareil psychique de l’Homo Sapiens, et  porter  les mères au clivage schizo-paranoïde.

Mais de ce bord-à-bord de la  reliance  maternelle et de la déliaison, les « reines du roman policier » - plus crument ou plus naïvement que leurs homologues mâles - parviennent à composer leurs  des univers sublimatoires. En effet, les « reines des polars » sont des femmes, mères  ou non, capables de se  passionner pour la quête des coupables, dans d’exquises et interminables intrigues, où  le lecteur-cet enfant -perd et  retrouve le sens du bien et du mal. Un colloque en hommage à A. Green s’impose : les reines du polar sur la brèche de la folie maternelle. 

  Faisons un pas de plus. Si le sens du malet l’émergence du langage sont indissociables dans le processus de psychisation,  l’expérience littéraire - explorant l’identité  à travers un auteur en quête de ses personnages, -  devient fatalement  une exploration du mal.  La littérature et le mal  (1957) de Georges Bataille est un essai que les psychanalystes devraient avoir à côté du fauteuil, pour ne pas s’endormir dans transfert-contretransfert. « L’interprétation psychanalytique et le mal » :  comment notre pratique sollicite la perversion, et au-delà,  ses états-limites  où s’éclipsent les frontières du bien et du mal. Autre thème de colloque, à la mémoire d’André Green, lecteur de…Shakespeare et de Conrad.

 

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2.      

   Ayant  identifié   la source du mal  au cœur même de la psychisation entre affects  et  langage, et dans fragilité  de ses acteurs, la psychanalyse se propose de tendre vers une  résorption sans fin de la désintrcation.  Nous ne pouvons que tendre, en nous exposant  au  mal-être et avec le mal lui-même : sans juger, rien qu’en interprétant : l’interprétation,  cette forme moderne du par-don.

Une de mes patientes, anorexique, devint terriblement agressive envers ses proches. « Une manière de les dévorer », j’interprétais ainsi ce mouvement qui, dans cette première partie de son analyse, prit des proportions paroxystiques. Anne s’en soûlait   jusqu’à devenir insensible, livrée au non-sens total de la force pure de sa pulsion tournée en priorité  vers sa mère, et comme prête à passer à l’acte sans remords. J’ai interprété alors cette destructivité comme un jouir à mort entre fille et mère auquel elle voulait que je participe. Toute sa volubilité agressive, et en fait séductrice, fendit l’armure à la séance suivante. Après m’avoir adressée, à moi-même et à tous les membres de ma famille qu’elle pouvait imaginer, des insultes d’une rare violence,  je l’ai entendue me dire  en se levant  du divan avec une expression d’un grand apaisement : « Vous savez, l’analyse est le seul lieu dans ma vie où je peux me permettre d’être tendre ».

Le paradoxe de ces propos de ma patiente m’a fait comprendre  que la violence vomie en mots lui permettait d’être tendre avec ….son être pulsionnel (avec la force muette de la pulsion, avec le déchet qu’elle se vivait être, avec l’amibe ou l’hominien sauvage de la glaciation : la fable freudienne m’appelle). TENDRE : si et seulement si Anne  était capable de donner des mots  à  ses pulsions désintriquées, et de confier ces mots à quelqu’un, à sa mère, à travers moi…Le langage dans son hétérogénéité transitive (pulsion/sens)  serait-il la tendresse de l’être parlant, du « parlêtre » (Lacan) ? Pour intriquer ainsi ce qui fut désintriqué avant le transfert. Et de m’investir en conséquence. D’investir la vie psychique dans le lien transfert-contretransfert.

  Nous ne sommes pas libres, car la désintrication des pulsions  anéantit le choix conscientiel. Mais nous pouvons être accompagnés à refaire notre carte psychique : avec le recours de la biologie et de la pharmacologie, et par ce recommencement de la vie psychique qu’est le transfert/contretransfert.  Réussir ? Pas nécessairement, pas facile. Mais il est possible de tendre, oui. Amorcer le lien. La fin provisoire  de la cure analytique  n’est –elle pas la capacité de créer la tendresse des liens ?

 

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3.      

La « tiercéité » sur laquelle A. Green aime insister, est l’étayage sine qua non pour la mise en œuvre de cette reliance maternelle  et/ou du langage comme antidépresseur et, ainsi seulement, comme acteur princeps de l’investissement de l’autre..

La réalité est reconnue non seulement si elle est désagréable (dit déjà Freud), mais aussi – insiste Green-  si ce désagrément est compensé par une nouvelle satisfaction : par le plaisir de représenter-dire-penser.

  Comment est-ce possible ? La fonction de l’interdit est ici requise, c’est la tiercéité. La psychisation ne se satisfait pas de la dichotomie bien/mal mais, dans la triangulation, perlabore sans fin cette dichotomie, grâce à la fonction symbolique et/ou objectalisante de la tiercité. La tiercité est inhérente à la fonction maternelle, en ce sens la reliance participe de la tiercéité. Mais la tiercéité elle-même est lourde de surprises et d’échecs que Green diagnostique dans deux variantes du mal. Lesquels ?

  Avec sa capacité de faire sens, ayant le sens du bien et du mal,  c’est-à-dire le sens d’être coupable et révolté, et ainsi seulement d’investir l’autre : l’analysant auquel s’adresse la psychanalyse est l’Homo Sapiens  avec son armure d’Homo religiosus. Pour ceux qui ne l’ont pas entendu, rappelons que « investir » se dit credo en latin : de la racine sanscrite °kred, qu’Emile Benveniste a savamment interprétée [6] .

Lorsque cette capacité d’investissement s’écroule dans la déliaison, le mal n’est plus résorbé par le refoulement,  à la manière du premier Freud. Une nouvelle économie psychique se dessine alors, que Green a longuement étudiée : les pulsions désintriquées, en manque d’objet, se retournent  vers l’intérieur. Une  fraction de cette agressivité inoffensive  interiorisée  se retrouve secondairement « capturée » par le Surmoi, et ce sadisme du Surmoi (à distinguer du masochisme du Moi)  prend la forme d’un  amour impersonnel du mal, qui s’acharne  à  localiser le mal « dehors » - pour l’exterminer sans remords chez autrui, au nom d’un triomphe définitif du Souverain Bien  (387). Green diagnostique ici la logique de l’intégrisme qui mobilise aujourd’hui les purificateurs religieux et tous ceux qui vouent une guerre sans merci au nom de leur Idéal absolu érigé contre Celui d’En Face. Pourtant, même à cette profondeur de l’analyse, nous sommes encore   « dans les couches les plus superficielles du contraire au bien » (393).  

Car la véritable malingité du mal survient  lorsque  la désintricatiion pulsionnelle parvient à neutraliser la libido érotique quasiment sans reste, à forclore l’angoisse  et à « abaisser  la personnalité » (de M’Uzan). La malignité du mal  fixe le sujet  dans une insensibilité à l’objet (c’est le cas extrême des réactions thérapeutiques négatives, et surtout des maintes  froideurs dans les perversions). Bien  que ces phénomènes soient davantage d’ordre social qu’individuel, ce serait cependant une erreur d’assigner des frontières étroites à la pathologie : les sociétés dont est faite allusion ici sont elles-mêmes malades, « du mal à la maladie : on est renvoyé constamment de l’un à l’autre » (Ibid.)

 André Green se  fait alors  lecteur du Nouvel Observateur pour suivre à la trace les différents manifestations, supports et contenus du mal qui changent, bien que « sa permanence demeure » , « inébranlable » (347) ; et nous conduit à la  forme « la plus achevée et la plus accomplie », du Mal dans l’holocauste (388).

 

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4.     La malignité du mal et le multivers

 Pour finir, je vous annonce une bonne, mais très exigeante nouvelle. Tandis que l’impuissance  des codes moraux religieux, et de leurs successeurs sécularisés, à défendre les hommes et les femmes  du mal menace la fragilité  constitutive de l’Homo Sapiens- la psychanalyse est la seule à entendre et à interpréter.  Que dit-elle, que disons-nous ?

Le désir peut me détruire et te détruire : Eros fait mal. De surcroît,  il existe une pulsion destructrice qui est pure déliaison : là est la « malignité du mal » (393). La coprésence de ces deux modalités du mal impose-t-elle l’existence un mal radical que Kant constatait chez  l’être parlant ? Ce mal radical qu’un faisceau  de circonstances  historiques, économiques, sociales et politiques transforment en  froide extermination de certains humains par d’autres humains.

Kant lui-même modulait déjà  son constat d’un « mal radical », violence destructrice à laquelle se livrent les humains, par l’idée que  ce mal  étant dû au choix, donc à la liberté humaine,  et que celle-ci étant par définition  mobile et modulable,  le mal fut-il radical n’est pas ( du fait de la liberté) un absolu.

D’une autre façon, après la Shoah, Hannah Arendt  dénonce l’horreur nazie comme un mal radical, avant de soutenir que ce n’est pas le mal, mais le bien qui est radical : et il réside dans  les capacités infinies de la pensée humaine qui trouve les causes et mène les combats. Sans fin, contre le mal.

  En découvrant la puissance de la déliaison, la psychanalyse  semble aboutir  à un verdict plus désabusé encore : non seulement nous  sommes impuissants  devant  les lois du marché, de l’économie et des politiques, mais que pouvons-nous vraiment faire face à la déliaison dans le cadre intime de l’appareil psychique que nous révèlent nos patients ?

   Or, tout en posant cette question, et sans ignorer les  difficultés et les limites de la psychanalyse, ce n’est pas  un constat pessimiste  que nous laisse  André Green, tel que je le lis. Le mal est sans pourquoi, la mystique et la littérature à leur façon  aussi, mais pas nous. Chercher les logiques du mal, et affiner  l’interprétation  dans le transfert-contretransfert, dit-il en substance. La déliaison  et la désobjectalisation sont plus gravement inaccessibles  que ne l’est le «péché » : que ce soit le péché par transgression de la Loi que cible la Bible et les protestants, ou le     péché originel des Evangiles et des catholiques, faisant tous de la religion un moralisme compréhensif.  Le courage de Freud et du post-freudien qu’est A.Green réside dans le repérage précis de la destructivité au cœur même de la capacité de faire sens.

 Oui, il existe, d’une part,  un mal qui résulte des heurts  entre valeurs, elles-mêmes résultant  des intérêts libidinaux divergents ou concurrents, et qui sous-tendent nos conceptions du bien et du mal. L’Homme religieux et l’Homme moral  s’en  sont constitués : plus ou moins coupables et révoltés, ils en vivent, s’en préoccupent et espèrent les élucider pour éventuellement s’entendre au lieu de s’entretuer.   

 A côté de ce mal,  il en existe un autre, qui balaie  le sens de la distinction elle-même entre bien et mal, et de ce fait détruit la possibilité  d’accéder au sens  d’autrui et de soi-même.  Ces états limites ne se refugient pas  dans les  hôpitaux ni sur les divans, mais déferlent dans les catastrophes sociopolitiques, dans l’abjection de l’extermination. 

  Et c’est de ce diagnostic que découle l’audace du dispositif transféro-contretransférentiel,  qui  place  l’analyste au croisement insoutenable  où cette désobjectalisation-objectalusation s’exerce et menace, mais aussi peut amorcer une restructuration. Tel est le pari des freudiens que nous sommes, après la découverte de la pulsion de mort (Freud) et de la malignité potentielle de l’appareil psychique qui réside dans la  désintrication pulsionnelle (Green).   Est-ce possible de pousser l’écoute analytique jusqu’à ces frontières de l’Homo Sapiens, et de pratiquer encore la psychanalyse dans ces conditions ?

  Oui, mais  si et seulement si le « moralisme compréhensif » (que redoutait Lacan)  se transforme en pessimisme  reliant.  Déliaison et reliaison : je, analyste, en suis la cible (notamment dans la réaction thérapeutique négative) ET  l’acteur  de la reconstruction. Comment ? 

 En ne me contentant pas de parier  sur une  liberté  humaine salvatrice, fut-ce celle du désir ; mais en cadrant  le désir et la destructivité dans le transfert-contretransfert : en assumant les risques de la désobjectalisation- réobjectalisation que subit  la position de l‘analyste lui-même.  Et de tendre…

J’ai écrit cette réflexion sur l’œuvre d’A. Green  face au mal radical,  à partir  de certains liens que nous offre notre  Société Psychanalytique de Paris. J’ai relu André avec  Eleana Mylona, qui   m’a aidée à choisir les lieux forts de la réflexion de Green sur le sujet, et je tiens à la remercier publiquement. Merci surtout à André lui-même, dont je n’ai jamais été l’analysante mais dont les séminaires de supervision individuelle et collective m’ont énormément appris. Il a   su créer des liens-  ni  institutionnels, ni même de maître à disciple, - qu’il savait moduler et adapter, certains soirs après 21h, à ma demande, dans son bureau, en face à face, autour du mal-être, le mien, le sien, celui du monde…Il renouait et renouvelait le sens de notre lien ; et j’en sortais  capable de respirer dans mon univers et dans le sien ; mieux, de les ouvrir à  des liens plus féconds, d’en faire un multivers . Car la psychanalyse ne nie pas le mal-être ni le mal,  ne lui résiste pas, ne le résout pas non plus dans le bien.  Elle ne promet pas l’univers moral du bien, forcément souverain ; ne préconise pas l’abandon pervers au mal ; mais tend à   relayer  son non-sens par   la signifiance transitionnelle du multivers. 

Le XXe siècle connut deux grands mutations philosophiques, suite à sa confrontation avec l’onto-théologie : la modernité normative (Rosenzweig, Scholem, Levinas) avec son retour à l’Autre : en écho au message biblique repensé à la lumière de la philosophie européenne ; et la modernité critique (Benjamin, Arendt, Kafka) qui à la suite de Nietzsche  ont  repensé  les ruines des mythes fondateurs, scrutant le sens de la dépression, du non-sens, de la déshumanisation elle-même. A la suite de Freud, une modernité psychanalytique s’esquisse, après Lacan et sa lecture de Heidegger, avec Green et sa reprise de la pulsion de mort, avec le défi que la psychanalyse assume d’accompagner l’humain jusqu’au mal radical.  Face aux nouvelles menaces de désobjectalisation, de crispation identitaire et de destruction globalisée, cette modernité analytique  parie sur les liens infiniment constructibles-déconstructible. Il nous revient d’assumer et de  relever ce défi, qui me semble être un héritage majeur de l’œuvre d’André Green.

 

Julia Kristeva

Le 15.10.2012

    Colloque en hommage à André Green, organisé par la Société psychanalytique de Paris, à la maison de la Mutualité le 17 novembre 2012.

 



[1] « Pourquoi le mal »(1988), in La folie privée, Gallimard, 1990, p. 394.

[2] Cf. J. Kristeva, Soleil noir, dépression et mélancolie, Gallimard, 1987, p. 183-226.

[3] Selon ma terminologie, Cf. J. Kristeva, Pouvoir de l’horreur, Essai sur l’abjection, Ed. du Seuil, 1980 ( «  le mauvais est excorporé »).

[4] Cf. Colloque sur le Maternel, In Revue Française de Psychanalyse, Le Maternel, Tome LXXV, décembre 2011, PUF, p. 1559-1570.

[5] Cf. Pouvoirs de l’horreur, op.cit.

[6] Cf. E. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Minuit, 1969, t. I, p. 171 sq. : je te donne mon cœur- tu me donnes ton coeur ; tu me reconnais- je te reconnais…

 

 

 

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JK