Julia Kristeva | site officiel

Pour une Académie européenne de la culture !

Le Monde.fr | 21.05.2014

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Qu'il est doux et facile de taper sur l'Europe en ce printemps 2014 ! En France, en Grande-Bretagne, en Italie, sur tout le continent, les eurosceptiques ont le vent en poupe, l'Europe est responsable de tous les maux. Et, en effet, ils n'ont pas tort sur un point, l'Europe est souffrante, économiquement, politiquement, socialement : le continent vit une crise existentielle inédite depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

Alors les eurosceptiques, ces apprentis sorciers, prennent leurs vessies pour des lanternes et nous racontent des balivernes en nous faisant croire qu'au temps de la mondialisation multipolaire, des mastodontes américain, chinois, indien, russe ou brésilien, nos vieilles petites nations, si elles retrouvaient davantage d'autonomie sinon d'indépendance seraient mieux à même de répondre aux colossaux défis (économiques, environnementaux, militaires, financiers, migratoires…) du XXIe siècle. Mais qu'on le veuille ou non – et nous le souhaitons ardemment – une Europe unie est la seule solution. Aujourd'hui, nous sommes en position inconfortable parce qu'au milieu du gué : trop intégrés pour reculer sinon au prix d'une crise majeure dont les conséquences seraient incalculables, nous le sommes toutefois insuffisamment (et maladroitement) pour répondre aux attentes et à l'anxiété croissante d'une majorité d'Européens.

Cependant, de nouveaux abandons majeurs de souveraineté ne seront consentis que si nous, Européens, commençons à nous sentir véritablement européens, solidaires, attachés aux terres, aux paysages et aux saveurs de toute l'Europe, à ses lieux communs, le café, la gare, le musée, le jardin municipal, la ligue des champions… ; que si nous, Européens, cessons de nous cacher derrière notre ombre, assumons notre héritage et nos histoires, revendiquons notre identité, ce « maximum de diversité dans un minimum d'espace », selon la formule de l'écrivain Milan Kundera. Nous resterons parisiens, berlinois ou athéniens ; auvergnats, siciliens, flamands ; allemands, suédois ou polonais ; mais nous devons devenir européens et développer nos consciences européennes si nous voulons que nos nations et notre continent continuent de jouer aux avant-postes ces prochaines décennies. Sinon, la relégation, qui nous hante déjà, sera inévitable.

Entre autres - les réformes sont multiples, le chantier gigantesque mais indispensable - notre Europe doit devenir festive et charnelle, avec des couleurs, des senteurs, un folklore, toute une force poétique qui existe déjà mais que nous ne savons, ne voulons ni voir ni exploiter. Les Etats membres devraient avoir le courage d'instituer un cours d'instruction civique européenne dans toutes les écoles, de favoriser davantage la mobilité, l'apprentissage des langues européennes, les échanges d'écoliers, d'étudiants, de fonctionnaires, de politiciens et même de retraités ; d'harmoniser les régimes de retraite et de santé. Et nous, modestement mais résolument, nous souhaitons créer une Académie européenne de la culture dans les plus brefs délais.

Négligée par les traités européens, la culture est pourtant notre meilleur atout. A travers le monde existe un désir d'Europe qui est un désir de notre culture, peut-être la plus à même d'appréhender les conflits de la mondialisation.

Une Académie européenne de la culture : un symbole fort, un nouvel espace de création et de réflexion à dimension continentale, un lieu de connivences, un carrefour inédit afin de valoriser notre bouquet de cultures, le meilleur antidote à la banalisation. L'Académie aurait pour mission la réunion et l'épanouissement de nouveaux passeurs, des interprètes et des intermédiaires des peuples et des cultures européennes, des brasseurs d'idées et de langues, ces créateurs cosmopolites qui font tant défaut à l'Europe contemporaine. Depuis des millénaires, l'Europe s'est construite grâce à une culture de la transgression et par le déplacement perpétuel de frontières mouvantes. Nous souhaitons perpétuer cette tradition, encourager la culture de la perplexité, de l'ironie et de la mémoire (nos faits de gloire comme nos parts d'ombre), le sel de l'esprit européen, son essence : ce qui nous différencie du reste du monde.

Idéalement sise dans une ville de frontières – Nice, Trieste, Vienne, Turin, Munich, Wroclaw… -, l'Académie accueillerait en résidence pour un semestre, deux fois l'an, douze créateurs européens - des artistes, des écrivains, des historiens, des entrepreneurs culturels, des musiciens… - de moins de quarante ans, sélectionnés selon des projets questionnant l'identité et à la culture européennes.

De son côté, l'Académie s'engagerait à diffuser leurs travaux grâce à des partenariats noués avec des galeries, des médias, des éditeurs et des musées, de manière à faire naître un sentiment d'appartenance européenne, à participer à l'émergence de l'espace culturel et médiatique commun qui manque si cruellement à l'Europe contemporaine. L'Europe n'est pas vouée à la décadence ni à la morosité, aux crispations identitaires. Elle ne doit pas être l'otage des eurosceptiques, de tous ceux qui ne songent qu'à bloquer et empêcher, à détruire un échafaudage délicat et perfectible. Mobilisons les énergies, les talents et les envies avec la création d'une Académie européenne de la culture.

Olivier Guez (Ecrivain et journaliste)

Laure Kaltenbach (Directrice du Forum d'Avignon)

Julia Kristeva (Ecrivain et psychanalyste)


 

 

 

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JK