
Ces propos font l’objet d’un entretien fait
par Cécile Daumas, pour Libération, 4 mai 2015.
Les Lumières risquées et
inachevées
À propos de « Qui est Charlie ?», d’Emmanuel Todd
1. Tous « zombies » ?
Puisque les identités blessées – par la
mondialisation financière, le post-colonialisme et les tourments adolescents de
l’idéalisation, tous milieux sociaux confondus – utilisent des lambeaux
de religion comme antidépresseurs, et que ces pansements explosent en
fanatismes, la question revient : la religion (à condition de choisir la
« bonne », selon E. Todd) ne serait-elle pas la seule capable de
« donner du sens à l’absolu », de combler le désir à mort ?
Le besoin de croire est une composante
anthropologique universelle chez l’être parlant. Investissement de l’autre,
dépassement de soi, don, reconnaissance, confiance, dialogue : c’est sur
la satisfaction de ce besoin de croire pré-religieux et pré-politique
que se bâtit – ou pas – le désir de savoir, mais aussi le
désir à mort et la capacité de les transcender, de les sublimer. C’est sur ce
désir de savoir que s’appuie également la critique des religions… La
Renaissance et les Lumières avaient amorcé un mouvement sans précédent, en
« rompant le fil » avec la tradition religieuse. Cette
transformation, qui a libéré les énergies des corps et des esprits, des hommes
et des femmes, est risquée et loin d’être achevée. Pis, elle a pris un retard
considérable depuis deux siècles, en se limitant le plus souvent à cibler les
abus des religions. Un effort immense, qui reste toujours d’actualité –
notamment sur la façon dont certaines religions envisagent la condition des femmes. Mais cette coupure a aussi sous-estimé, quand elle ne
l’a pas oublié, le besoin de croire. Les Lumières ne rejettent pas
l’expérience religieuse, elles l’interrogent et décèlent en elle des obstacles,
mais aussi des sources de créativité. Il est possible d’accompagner le religieux
sans s’y soumettre, comme l’envisage d’ailleurs aussi la psychanalyse.
Il existe une culture européenne qui, à
travers le questionnement grec, judéo-chrétien, et la greffe musulmane, fonde
l’expérience intérieure ; la liberté comme
dépassement de soi ; la vérité comme mise en question, combat et chemin. La sécularisation, les droits de l’homme,
l’athéisme apprivoisent cet héritage, pour le problématiser et le rénover. Cet
arrachement ne se passe pas dans le ciel suprasensible des idées, mais dans les
corps et les biographies des hommes et des femmes issus de ces
« origines »-là, de cette éducation, et de leur réévaluation.
Persifler l’humanisme chrétien qui, avec la
philosophie grecque et la tradition interprétative juive, a ouvert la voie à la
refondation du moderne ? L’expression « catholiques zombies »
(surtout appliquée à Hollande et à Valls) est plus qu’étrange. Les catholiques
peuvent se sentir l’objet d’une persécution constante d’une vieille République.
On pourrait dire que des « catholiques », enfin civilisés, ont repris en main, à l’occasion de « Charlie »,
le flambeau de Voltaire. Même le pape, ce bon jésuite, sent que le blasphème
est une preuve souterraine d’admiration. Et il faudrait veiller à ne pas
confondre les ultras et les fondamentalistes avec ceux qui sont en route. On ne
dit pas assez non plus que de nouveaux catholiques apprennent l’hébreu et
approfondissent leur foi en lisant la Torah.
Tenir la réaction républicaine à la
« radicalisation » pour une « fausse conscience » et
l’attribuer à la sociologie de l’Hexagone, aux embarras de l’Église gallicane
ou aux turbulences d’un parti – fût-il le PS – relève pour le moins
d’un parti pris idéologique fort restreint. En considérant le phénomène dans le
contexte globalisé et en donnant son sens historique à cette épreuve aussi
intime que politique, on s’aperçoit de la méconnaissance des Lumières
françaises et européennes, uniques au monde. Il est étonnant de noter chez deux
intellectuels en vue, qui s’expriment sur le fait religieux en France, Michel Onfray et Emmanuel Todd, le déni des Lumières. Onfray considère que la Renaissance ouvre une période de
décadence. Pour Todd, elles semblent avoir disparu. Ce déni, mais aussi l’oubli
du contexte international actuel, conduit à l’enfermement de la pensée et à un
défaitisme anxiogène, toxique. Certaines femmes en seraient-elles
moins touchées? Colette écrivait : « Renaître n’a jamais été
au-dessus de mes forces… »
La nécessité s’impose de refonder les Lumières
et de les faire connaître par un enseignement sérieux et continu, intégré aux
programmes scolaires et certainement pas facultatif ; en même temps
qu’on donne à tous sans exception une connaissance et une interprétation
de l’histoire et des textes des trois religions monothéistes. Ces
« faits » s’adressant à des singularités par définition fragiles, il
est important d’améliorer l’accompagnement personnalisé des élèves ; de
développer les « humanités» désormais réduites partout dans le monde au
« business model » ; de favoriser l’expression et la reconstruction
de soi dans les arts et les lettres, cette « religion
esthétique » qui conjugue à merveille la stricte discipline avec
l’intimité exigeante. Et pour continuer à élucider la cohabitation du plaisir
et la destructivité avec l’autorité et le sens, d’inscrire l’œuvre de Freud
dans la mémoire de l’humanité !
2. L’hostilité à l’islam, religion d’un groupe dominé ?
Dire qu’aujourd’hui les musulmans de France
sont un « groupe dominé » ou « bouc émissaire » est
fallacieux. Leur situation économique est plus fragile, l’intégration est
douloureuse, mais leur culture est de mieux en mieux valorisée et respectée. La
tendance vers une citoyenneté pleine et entière existe malgré la binationalité, elle est insuffisante. Leurs affects, la
mémoire transgénérationnelle et Internet les
rattachent à des États nouvellement émergents ainsi qu’à des puissances
pétrolières au poids financier, stratégique et de communication considérables,
qui jouent habilement dans les stratégies économiques et politiques des autres
puissances mondiales. Personne ne l’ignore. Extrême droite et réactions
populistes mises à part, l’« hostilité » ne s’adresse pas à l’islam
mais au ganstéro-intégrisme de « l’Etat islamique »,
et tout est fait pour distinguer les « bons musulmans » des
« fous de Dieu ». Ce n’est pas « nous » (la France,
l’Europe) qui mettons les musulmans « dans le même sac » en les
« forçant à se penser musulmans ». La revendication d’identité est un
antidépresseur qui devient toxique et se transforme en arme meurtrière quand on
s’en sert sans modération. Il est possible de refuser le choix entre confrontation et accommodement avec l’islam. Le projet « Montesquieu » que
nous avons créé au Collège des Bernardins, après l’affaire Merah,
regroupe des rabbins, des prêtres et des non-croyants, des hommes et des femmes
qui essaient de questionner leurs traditions, comme l’exige toute pensée
qui se respecte.
3. Montée de l’antisémitisme dans ce groupe dominé ?
Emmanuel Todd a absolument raison, on n’a pas
dénoncé l’abominable tuerie de l’Hyper Cacher. On aurait dû le faire le jour
même, et mieux encore, après la manifestation émotive, dans des discussions à
l’école, à l’entreprise. Une marche n’a jamais changé les mentalités, et il y a
du retard à rattraper.
La montée de l’antisémitisme musulman est un
fait certain et dangereux, qui ne se confond pas avec l’antisémitisme européen
passé ou présent. Il est recouvert par l’antisionisme et la solidarité avec les
coreligionnaires palestiniens. Il est alimenté par le turbocapitalisme du narcotrafic. Chez les plus fanatisés, les adolescents fragiles, il participe
à ce qu’il faut bien appeler une « maladie d’idéalité ». Spécifique à
cette classe d’âge ou structure pathologique durable, la maladie d’idéalité
transforme l’aspiration légitime à se transcender dans un idéal en une violence
qui efface les contours du moi et de l’autre, du dedans et du dehors, du bien
et du mal, et culmine dans la mise à mort de soi et du monde. Le jeune
désœuvré, ou l’étudiant voire l’ingénieur apparemment « sans
problèmes » peuvent abriter cet état limite. Sa ferveur nihiliste attire
d’autres « malades d’idéalité », issus d’autres groupes religieux et
sociaux, manipulés par des terroristes et narcotrafiquants,
et signale un malaise anthropologique dans lequel les religions établies
elles-mêmes proclament ne pas se reconnaître. En dessous des « heurts des
religions », cette « guerre virale » d’inspiration antisémite,
lancée contre les « apostats » et les « infidèles » partout
dans le monde, demande un effort de prise en charge spécifique. Dans cet
esprit, j’anime avec le prof. Marie Rose Moro et le Dr Ruben Smadja un séminaire sur le « Besoin de croire » à l’intention des personnels
soignants à la Maison de l’adolescent « Solenn »
(Hôpital Cochin, Paris).
4. Relative indifférence du « monde laïque dominant » à la montée
en puissance de cet antisémitisme ?
En France, et ailleurs, la gestion politique
dominante participe de la méconnaissance des Lumières et de leur legs pour
réévaluer les traditions religieuses, et de ce fait un véritable « monde
laïque » est loin d’être « dominant ». Face aux profondeurs
anthropologiques de la mutation existentielle en cours, seulement les esprits
nostalgiques et messianistes peuvent se bercer de l’illusion que « seule
une religion peut encore nous sauver », quand ce n’est pas un
« événement révolutionnaire » ou « une idéologie de
substitution », selon le démographe-historien. Parler d’une
« indifférence du monde laïc dominant à la montée en puissance de
l’antisémitisme » d’où qu’il vienne, me paraît une contre-vérité
flagrante.
En revanche, si l’Europe, malgré ses
difficultés, est capable de poursuivre l’anamnèse de ses crimes comme elle le
fait mieux que d’autres ; si elle parvient à assumer et recréer sa culture
plurielle, pour laquelle l’identité et la tradition ne sont pas des cultes mais des questions, des expériences et des chemins – alors cette
Europe pourrait être un sérieux rempart au chaos de l’antisémitisme, du
nationalisme et du fanatisme.
Julia Kristeva