Longtemps le temps

 

L'après-midi, le vent se lève sur l'océan et la brume des souffles printaniers blanchit le soleil. Le
vert, le bleu, toutes les couleurs ont l'air passées, mais je sais bien qu'elles se réveillent à peine. Il
me reste plein de choses à faire. Demain, après- demain, jusqu'au départ. Mon agenda de retour est
encore plus rempli. Pas un vide. Les vacances sont évidemment prévues, elles aussi. Je connais mes
voyages à l'étranger pour les trois années à venir, et je prévois les surprises que je ne connais pas.
Toute la suite m'intéresse et j'y participe activement. Pour certains j'en fais même trop, trop vite, cet
appétit... Pourtant, mon intérêt est une curiosité apaisée: moins par la déception qui couronne
nécessairement une course, surtout les plus fébriles, que par la répétition qui se dégage des parcours
pourvu qu'on les rassemble. Les durées les plus insolites ont une structure que l'esprit dubitatif finit
par déceler, à force de s'y laisser prendre.


Je crois qu'il reste des choses dont je me soucie. Mon corps, par exemple. Je viens de m'apercevoir
du temps qu'il fait cet après-midi. On peut dire que je suis dans l'après-midi de la vie. Une façon de
parler, non sans outrecuidance, car souvent la nuit vient vite après des matins bien remplis. Une
femme apprend très tôt à se soucier de son corps, d'en attendre toujours quelque chose. Cette
chaleur qui monte au visage, les cuisses endolories après la nage, et ces seins qui ne cessent
d'évoluer: des signes mais de quoi? Je n'y pense pas vraiment. Je monte avec la chaleur, je suis le
mal des muscles, je bouge dans ma poitrine. Il y avait, jadis, une Carte du Tendre. Aujourd'hui, une
femme qui ne se déteste pas trop est la carte incarnée de son physique, une biologiste sensible. Les
savants ne sont jamais troublés, ils remplacent l'inquiétude par le savoir qu'ils ont des phénomènes.
Moi, j'élimine mes symptômes grâce au sens que je leur donne, jusqu'à m'identifier à eux. Je les
habite, j'en suis. Du moins, j'essaie.


On peut dire que je me soucie aussi de mes rêves. Plus exactement, depuis tant d'années d'analyse,
je ne m'en soucie plus mais j'y pense. Il n'y a pas de quoi en être fière. Les raconter est toujours un
déguisement de la bêtise ou de la cruauté qui n'ont pas de limite, tandis que le déguisement luimême
n'a de sens que pour la personne à laquelle il est destiné. Dans la mesure où je ne vous
connais pas, je me contenterai de vous dire qu'il y a eu un mort dans mon rêve cette nuit. Je me suis
donné l'image de quelqu'un mort, je me suis donné quelqu'un mort, j'ai donné la mort à quelqu'un.
Je sais d'où ça vient. Une longue histoire conduit à ce meurtre dont j'ai déjà raconté une variante à
mon analyste et que j'écrirai peut-être dans un roman. Les rêves mettent en espace un temps qu'on a
voulu oublier mais qui nous prolonge au point de faire de nous des êtres hideux. Arrive un moment
où le poids de cet espace devient insupportable, et c'est une chance si l'on réussit à en faire une
histoire qui intéresse quelqu'un d'autre. Non que les soucis disparaissent par la magie de cette
parole. Seulement, en se disposant dans des mots, en s'orientant dans plusieurs directions (votre
père, votre mère, votre fille, votre femme,votre mari, votre employeur, votre analyste), les soucis
s'allègent, paraissent non pas insignifiants mais moins graves, peut-être même un peu ridicules. Ou
plutôt d'un autre temps, d'un temps pressé et agité qui n'est pas celui de votre récit s'amusant à
distinguer diverses pistes, filières, fourmilières.


Je ne sais depuis combien de temps je suis ici. Si l'on reste perméable aux éléments de l'île - aux
parfums des algues, aux cris des mouettes, au vent qui relève le soleil - le temps se dilate, il vous
soûle. Flashes d'enfance, rêves éveillés, abrutissements d'où ne subsistent que des sensations, et
puis rien. Ce temps soufflé, qui double toujours mon calendrier dans l'île, est la perception la plus
concrète, ou, si l'on veut, l'image la plus exacte que je puisse donner du temps logique à partir
duquel j'observe mes rêves. Ni hors du temps, ni ligne point à point. Écartelé entre les deux: un
carrefour, un réseau, une hypertrophie.


Je veux faire croire aussi, parce que j'en suis sincèrement persuadée, que je me soucie de quelques
autres. De mon fils, en premier lieu. Ses premiers pas, ses balbutiements, ses études, ses amours,
ses succès, ses échecs - tout cela m'intéresse, j'y cours, je me dépense, j'assure, je prévois. À vrai
dire, le moindre signe qui vient de lui me fait fondre. Ceux que nous aimons nous privent de nos
moyens, de telle sorte que la raison, qui bâtit toujours une logique de l'action, tourne court. D'abord
parce qu'on est prêt à tout arrêter, à simplement jouir dans l'instant où cet enfant, cet homme, cette
femme nous donne une impression qui coïncide avec un territoire secret, indicible, un peu honteux,
qu'on ne saura jamais communiquer. L'amour n'est ni un intérêt ni un rêve, mais l'identification
absolue, la refonte des frontières. Plus de « je », aucune limite. À partir de là, on peut s'apercevoir
que ce qui «fond» c'est bien «moi ». Que cet enfant, cet homme, cette femme en sont le prétexte. Et
que la délicieuse catastrophe dite amour se joue entre les éléments de mon histoire. Un court-circuit
dans l'espace inconscient qu'alimente bien sûr quelqu'un d'autre, mais un autre tel que je le vois.
Franchement, tant de pages lues et écrites pour en arriver à ce quotidien, à cette banalité?
L'impatience perdue apprivoise le terne visage du banal. Elle y entrevoit la bonté que le quotidien
s'acharne à dissimuler, à détruire. Le tribunal du surmoi, qui a raison de se révolter contre la
bassesse du banal, devrait apprendre le pardon. Savoir donner du sens aux broutilles ne signifie pas
en effacer l'insuffisance. Le pardon confère une signification à l'infiniment petit, même à
l'infiniment abject. Sans les rehausser, il leur permet de se refaire une vie. Le par- don est la
bonification de l'idiotie en imaginaire. Le pardon s'énonce en roman.


Je ne devrais me soucier que de ma mémoire involontaire et éventuellement de sa mise en forme.
Mais Proust l'a déjà fait, et j'ai choisi de l'accompagner. Nous sommes dans l'après-midi de cet
accompagnement, et pourtant il reste tant de choses à faire. Un projet, fût-il celui de lire une
expérience passée, est une fuite en avant qu'on peut essayer de poursuivre sans impatience. Cette
fuite est virtuellement infinie, comme l'est le temps jeté en avant de lui-même. De plus, attentive à
l'aventure proustienne, une échappée peut aussi s'échapper d'elle-même, pour inlassablement
revenir en arrière et à côté. Retarder la fin, s'attarder, empiler les enchâssements et les métaphores.
Il vaudrait mieux s'arrêter au provisoire, provisoirement. Nous allons voir une autre fois. Voire.
L'autre fois, plus tard ou jamais. Compter avec jamais. S'en tenir au fragment. Travailler par
touches, ambitieux et interminables arrêts. Une façon de concilier la curiosité avec l'instant;
l'inquiétude de l'enquête et du sens avec la sensation qui est plénitude dérobée, infléchie. C'est dans
l'ouverture de l'incomplet, dans le suspens, que nous attend, peut-être, la chance d'éprouver le
temps sensible. Sentir le temps se perdre, mais rechercher, donc nommer, l'expérience de cette
dissolution. À l'embouchure de la durée qui signifie et de la perception encore ou déjà insensée, à la
bordure entre «je» et « Être»: ce kaléidoscope d'impressions et de caractères qui balisent un espace
démesuré, de Combray à la Fin, de « Longtemps je me suis couché de bonne heure» à « une place
au contraire prolongée sans mesure [...] dans le Temps ».


Longtemps le Temps. En prolongeant l'enfance et la sensation, en différant la mort et le sens. Ni
impatients ni ravis, entre deux, le temps d'un roman.

 

© Julia Kristeva (Extrait du Temps sensible)

 

 

Home