Le symptôme français
                    
                  
                  
                     
                  
                  Pris de court et déstabilisé par la
                    décision précipitée d’une Loi sur le mariage pour tous, le corps social réagit:
                    ses voix s’élèvent dans les tribunes ou dans la rue, espoirs et désespoirs,
                    rires et fureurs. S’agirait-il d’une exception française, tandis que d’autres
                    nations – sages ou résignées - évoluent et s’adaptent ? Les passions
                    françaises, si ardentes comme elles l’ont démontré au cours de leur histoire,
                    se trouvent ici touchées à vif. Une mutation sans précédent se dessine en
                    effet, imposée à la filiation par l’essor des sciences et des techniques (plus
                    largement accessible dans les démocraties d’Europe et des États-Unis) et par la
                    sécularisation (nulle part aussi radicale qu’en France). La maîtrise de la
                    fertilité féminine conduit nécessairement à une séparation définitive entre
                    sexualité et procréation, et avec elle, au contrôle des naissances, à la PMA,
                    la GPA, à la congélation des embryons et des ovules, et ce n’est pas fini. « Ni
                    Dieu ni Maître » ouvrant à une vie où rien n’est interdit, il est dès lors
                    impossible de freiner ou d’empêcher les révolutions qui se jouent dans des
                    laboratoires sans frontières. Tout le monde le sait. La question n’est plus là.
                    Aussi, tandis que la jurisprudence gère la « situation », le symptôme français
                    – démesuré, enthousiaste ou angoissé - s’interroge - où en sommes-nous
                      avec l’humain? A la face du monde surpris, indifférent, qui n’en
                    demande pas tant... pour l’instant.
                    
                  
                  Bien sûr, LA famille n’est plus la
                    même: décomposée, recomposée, monoparentale, maintenant gay. Pourtant,
                    c’est à partir de l’hétéro-parentalité, conçue sur le modèle des
                    liens biologiques, que nous essayons de penser et d’accompagner les mouvements
                    et changements de LA parentalité: en parentalitéS. Que savons-nous d’elle? Ou
                    plus exactement, sait-on ce qui se joue, lorsque l’on se dit parents,
                    lorsqu’on entend l’être et qu’on le devient? Quel désir, quelle mémoire, quelle
                    histoire nous habitent, nous échappent et se transmettent dans cette expérience
                    qui semble aller de soi?
                    
                  
                  En imputant les mutations de la
                    procréation et des familles aux seuls «progrès» scientifiques et sociaux, nous
                    nous condamnons à une acceptation revendiquée ou résignée   (« c’est comme ça, le monde change
                    ») et à la compassion (« tout le monde a droit à l’amour »), quand ce n’est pas
                    à la « simple » application du principe d’égalité (élargi du droit aux institutions,
                    au nom des « Droits de l’homme », croit-on). Pourquoi ne pas remonter le temps
                    de l’espèce humaine, comme nous y invitent l’ethnologie, l’anthropologie et la
                    psychanalyse? Par delà le symptôme, ces disciplines proposent
                    d’ausculter l’avènement et de relire l’histoire de la parentalité (expériences
                    du père et de la mère dans l’homme et la femme), une histoire faite d’affects
                    et de valeurs oscillant en permanence entre instabilité et émergence.
                    Cette mémoire est sédimentée dans les us et coutumes actuels, de sorte que
                    chacun des deux camps opposés (les « anciens » et les « modernes ») brandit et
                    revendique – au choix - certaines composantes capitales et
                    incontournables de ce principe de parentalité qui caractérisent les
                    humains depuis la préhistoire. Appelons-le « principe émergent de la
                      parentalité », car il est ouvert à l’environnement mais ne peut s’abstraire
                    de l’état antérieur de la société - le passé est inscrit en lui et l’émergence
                    dépend de l’antériorité pour s’accomplir en s’écartant d’elle. Après le
                    législateur, les États généraux des biologistes, gynécologues, sociologues,
                    psychanalystes et autres spécialistes de la famille, auront la tâche délicate
                    de repérer les différentes
                      facettes de cette parentalité continûment émergente, et de les harmoniser, afin de passer de « l’égalité pour tous » à ce multivers de singularités
                    que sont désormais LES familles - et qui réside aussi en chacun de nous.
                    
                  
                  Sans isoler le paternel du maternel, il convient
                    d’entendre le paternel lui-même, dès le début, dans l’entre-deux de la parentalité : la tiercéité
                    s’applique au paternel dès lors qu’il y a un père et une mère.
                      
                    
                    J’évoquerai
                    succinctement deux pistes d’introduction aux logiques et abîmes de la
                    parentalité, comme indissociable de l’hominisation: 
                      
                    
                  - 1. Le passage de la horde primitive à la famille
                    suppose l’installation de l’homoérotisme au cœur du lien social et donc du paternel aussi, comme le confirment les
                    mutations sociales en cours ; 
                      
                    
                  - 2. Le paternel ne
                    fait pas abstraction de l’organisation génitale de la libido (comme
                    pourraient le laisser entendre certaines théorisations nominalistes du
                    paternel). L’hétérosexualité (au sens
                    d’une psychisation de la génitalité et de
                      la différence sexuelle, comprenant la bisexualité psychique, et au sens de
                    leur inscription dans le pacte social) est une acquisition tardive, fragile et
                     elle demeure aujourd’hui encore la problématique par excellence, et ce pour
                    chacun d’entre nous : dans la parentalité bien sûr, et plus largement dans
                    le lien social lui-même.
                    
                    
                  
                    
                    
                    
                    
                  
                  Une fable théorique
                    
                  
                  
                     
                  
                  En explorant les structures
                    élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Strauss découvre, à travers multiples
                    variantes, une logique fondamentale des sociétés matrilinéaires et
                    patrilinéaires: les hommes échangent des femmes. De son côté, Sigmund Freud,
                    bien connu et attaqué pour ses concepts (l’inconscient, l’Œdipe, etc.), pense
                    par fictions théoriques et exagère (« la psychanalyse ne dit vrai que
                    quand elle exagère », Adorno) pour mieux toucher ses lecteurs : il dit
                    l’inavouable démesure de ce que lui révèlent les rêves, les mythes, et la
                    littérature. Ainsi, en sondant mariage et famille, écrit-il le
                    roman de la horde primitive. À mon tour, j’insère cette fable freudienne dans
                    ma fiction théorique, pour essayer de toucher à ce qui me semble participer du
                    non-dit du mariage en général, et du mariage pour tous en particulier.
                    
                  
                  
                     
                  
                  C’est parce que les frères frustrés tuent le père de la horde primitive
                    (ce père, qui possède toutes les femmes - et tous les hommes ?) et
                    pactisent, qu’un moment capital se joue dans l’hominisation qui soudain
                    diffère et déplace la désirance du mâle
                      géniteur (du meneur de la « horde », laquelle n’est pas encore
                    une « famille ») en attraction/séduction adressée à… l’autre
                    soi-même, mon frère, mon semblable. L’homoérotisme est né qui, en érotisant le semblable (la
                      mêmeté), parvient à triompher sur le désir du père et pour le père et
                    freine ainsi l’avidité sexuelle des mâles, en donnant un sens psychique à la
                    pulsion (S.Ferenczi). Grâce à
                        l’appropriation identifiante des qualités prêtées à l’objet du même sexe,
                        l’homoérotisme pousse l’investissement libidinal vers la découverte de l’objet.
                        Car, différent du « double narcissique », l’homoérotisme idéalise les
                        projections sur l’autre soi-même et participe ainsi à la découverte de l’autre
                        par le moi. Les religions, notamment
                          monothéistes, retiennent et célèbrent cet homo-érotisme : Abraham ne consume
                          pas Isaac après avoir été « tenté », Jésus rejoint son Père, et les
                          fidèles consomment le père dans l’Eucharistie…
                        
                        
                  Ainsi constitué en « lui-même »,
                    frère parmi les frères, le garçon turbulent peut chercher un « objet »
                    hétéro-érotique, une femme, et ceci de plus en plus en dehors de son clan. Car,
                    ayant intériorisé psychiquement les interdits du père mort, le frère homoérotique
                    s’impose la première des lois, l’interdit de l’inceste, qui le détourne
                    des femmes de son propre clan et l’oriente vers les étrangères – moins
                    sujettes aux désirs infantiles que les femelles du même sang. Cette paternité
                    échangiste des frères, qui mêle l’attraction biologique que l’homme éprouve
                    envers les femelles des autres et la jouissance de l’instant, évolue progressivement
                    en un courant plus tendre: le refus de la satisfaction immédiate atténue les
                    passions, et l’on voit alors émerger une culture avec ses descendances,
                    lignages exogames, techniques et connaissances à transmettre. Mais c’est
                    toujours les tendances homo-érotiques et leurs mises en acte homosexuelles qui
                    constituent « la contribution de l’érotisme à l’amitié, la camaraderie, à
                    l’esprit de corps, à l’amour de l’humain en général » (Freud).
                    
                  
                  
                     
                  
                  Ciment des foules culturelles lorsqu’elles se détachent de l’espèce, l’homoérotisme survit dans les «
                    grandes masses artificielles que sont les Églises et l’Armée (…), la cohésion
                    des masses (…) n’est pas différenciée selon les sexes et fait complètement
                    abstraction de l’organisation génitale de la libido».
                    Entendons: dans sa fonction de noyau social et de relais des impératifs
                    sociaux, la famille n’a d’autre choix que de dénier la génitalité (l’Église condamnait la « concupiscence »), tout en la pratiquant pour
                    s’assurer des descendants; elle se destine à abriter un temps le sommeil de
                    l’homoérotisme, pour qu’il s’éveille dans l’espace social des frères. Quant à
                    la génitrice - objet d’échange, outil de procréation et moyen de satisfaction
                    -, elle semble à mi-chemin entre, d’une part, l’homoérotisme (masculin et féminin) et, de l’autre, l’hétérogénéité.  Celle-ci ne réside pas
                    seulement dans la découverte d’un « objet » distinct du « sujet », ou d’un «
                    autre » comme tous les autres qui ne sont pas Moi. L’hétérogenéité que  je
                    pointe ici constitue - difficilement, secrètement indiciblement - ce que les
                    modernes appellent une « différence sexuelle».
                    
                  
                  
                     
                  
                  De
                    l’homoérotisme à la différence sexuelle
                    
                  
                  Il a fallu des millénaires pour que la famille comme alliance entre deux
                    personnes de sexes différents puisse
                    être pensée et revendiquée par les hommes et par les femmes. Cela passe par
                    l’introduction de l’amour dans
                    l’espace familial : après l’« amour platonicien » du Vrai et du
                    Beau qui sublime l’homosexualité grecque, le Cantique des cantiques des Hébreux promeut la parole de l’amoureuse
                    Sulamite qui se languit de son berger-roi, avant que la littérature courtoise
                    (greffée d’influences taoïstes transmises, paraît-il, par les Arabes musulmans)
                    n’ouvre la voie à la grande littérature de l’Occident chrétien amoureux,
                    libertin, moderne et postmoderne. Cela s’affirme aussi dans le long processus
                    de libération des femmes, d’abord fondée sur un refus de la famille et de la
                    maternité, avant qu’il ne reconnaisse à cette dernière un érotisme spécifique
                    dans la reliance de l’amante devenue
                    mère avec ce premier autre, l’enfant, au carrefour de la biologie et du sens.
                    
                  
                  Le couple hétérosexuel, marié,
                    continue de fasciner les imaginaires. Non seulement le mariage comme
                    institution le normalise, mais que dire de ces « opéras de savon » américains,
                    qui nous imposent ce modèle jusqu’à la nausée. Est-il énigmatique, scandaleux,
                    et par-là même désirable, rappelant à chacun l’accouplement de papa/maman,
                    l’impensable « origyne » de l’origine? Ou bien est-ce l’amour de l’homme et de
                    la femme qui fascine les imaginaires ? Cette intimité entre deux
                    incommensurable qui « rompt la liaison de
                      masse propre à la race et à la communauté », « à la partition en nation et
                    à l’organisation en classe de la société, et accomplit des opérations
                    culturellement importantes »?
                    « Il semble assuré que l’amour homosexuel / entendons: homoérotisme / se
                    concilie beaucoup mieux avec les liaisons de masse, même là où il survient
                    comme tendance sexuelle non-inhibée; fait remarquable, dont l’élucidation ne
                    manquerait pas de mener loin ».
                    Ou encore : « L’origine homosexuelle de ce qui constitue la plus
                    grande partie de la civilisation est assez évidente, puisque nos sentiments
                    sociaux sont aussi de nature homosexuelle (c’est la femme qui rend l’homme
                    asocial) ».  
                        
                      
                  La linguistique semble corroborer la fable théorique
                    freudienne. Dans le monde indo-européen, et conformément aux « structures
                    élémentaires de la parenté » selon Claude Lévi-Strauss, le terme « mariage
                    » correspond à l’alliance entre hommes.
                    L’homme conquérant et échangiste fait alliance avec l’autre homme en prenant sa
                    femme (sœur ou fille) : maritare (en latin) veut dire « apparier », «
                    conjoindre »; mais marya (en iranien) retrouve le sens d’un jeune homme
                    désireux, garçon farouche et guerrier destructeur. La condition de la mère, qui
                    se dit matrimonium et signifie que la femme « emportée » ou « prise »
                    par l’homme est destinée à la procréation (c’est-à-dire à être la mère du fils
                    de l’homme), n’apparaît que tardivement dans le droit romain; et finit par se
                    confondre avec maritare, sans avoir rien de commun avec ce terme. Le
                    sens du mariage se modifie dès lors : non plus réduit à son seul rôle d’alliance sociale entre hommes, il
                    devient l’instrument de la procréation, dont le maître reste
                    l’homme-père, tandis que la mère n’en est que l’ouvrière, ou plutôt la servante
                    voire l’esclave.
                    
                    
                           En revanche, l’idéogramme chinois 姓 xing, qui
                    signifie le « nom de famille », est composé du pictogramme 女 nü – femme, à gauche du
                      complexe phonique 生 sheng - croître, naître, vie. Contrairement au nom du père en Occident, le nom de famille chinois est celui de la femme-mère, littéralement :
                        né de la femme. Le nom de famille chinois était donc, à l’origine, le nom du
                        clan à l’époque matrilinéaire, un nom féminin – vestige de la famille
                        matrilinéaire. Ainsi, les huit grands noms de la haute Antiquité chinoise
                        patriarcale confucéenne comportaient tous le pictogramme 女 nü, femme (ce qui n’empêche pas
                          l’homme confucéen de bander les pieds des femmes, indéfectible supplice).
                          
                        
                  Les sociétés matrilinéaires semblent
                    donc plus respectueuses de cette fonction matrimoniale procréatrice. Cependant,
                    même les déesses-mères sont aujourd’hui interprétées comme des prothèses
                    dévouées au service du pouvoir phallique, comme une émanation et un support de
                    la souveraineté des frères. Il faudra qu’advienne Sarah la stérile, tardivement
                    fécondée par le Créateur, et que l’intelligence sensorielle de la Vierge («
                    table intellectuelle » lorsque le théologien « philosophe avec Marie ») lui
                    offre un enfant par « procréation spirituellement assistée » (Sollers), pour
                    que le rôle de la mère - toujours « trou » (nekeva, en hébreu) de
                    l’ordre paternel – soit reconnu( mais sous la protection du déni du
                    sexuel) et célébré par le lien social dans son insaisissable spécificité
                    charnelle et culturelle. Centre vide, « seule de son sexe », noyau autour
                    duquel gravite la roue de la Trinité et de la famille, Marie la Mère est
                    l’autre nom de l’Église qui deviendra le Corpus mysticum des
                    catholiques. Tandis que le fruit de ses entrailles, l’enfant Jésus, incarnation
                    du divin dans l’humain, offre aux fidèles le but de l’existence depuis deux
                    mille ans. Naissance de l’humanisme chrétien, long chemin menant…aux droits de
                    l’enfant.
                    
                  
                  Le féminisme a révolutionné ce
                    cadrage subtil de la mère, reconnue et glorifiée, quitte à dénier la
                    génitalité de l’amante, et jusqu’à parfois dénoncer dans la maternité un
                    asservissement masochiste au phallus. Mais le désir d’enfant ne se tarit pas
                    pour autant, et le féminisme dit différentialiste introduit dans les
                    démocraties avancées les aspirations à la parité des mères courages,
                    elles-mêmes qui n’ignorent pas l’érotisme des amantes.
                    
                  
                  Le mariage pour tous et les
                    procréations assistées, qui suivront bon gré mal gré, vont-ils abolir la
                    mémoire de la parentalité et avec elle, celle de l’humanité « traditionnelle »?
                    Les exigences des couples homosexuels et les recours aux artifices procréatifs
                    déculpabilisent l’homoérotisme refoulé, mettent en acte le souhait
                    d’auto-engendrement impliquant parricide et matricide, et dévoilent la fragilité du lien hétérosexuel. Ce retour
                      du refoulé met à jour une véritable archéologie de la parentalité, et nous
                    invite à prendre conscience de sa complexité. Regardons autour de nous.
                    
                  
                  Les démocraties avancées parviennent
                    à légaliser l’homoérotisme des frères socialisés et à ennoblir la
                    dépersonnalisation des corps et des esprits. Tout en accompagnant ce mouvement,
                    la psychanalyse (au moins celle qui reste attentive à la portée révolutionnaire
                    de la découverte freudienne) redouble de vigilance lorsque l’appartenance à la
                    masse et la pulsion grégaire pointe sous
                    l’égalité pour tous ». Généreuse et idéale au départ, cette idéologie ne
                    court-elle pas le risque de la banalisation et de l’automatisation de l’espèce
                    humaine, versions modernes du totalitarisme ?
                    
                  
                        J’émets
                    l’hypothèse que la majorité des hommes et des femmes qui adhérent au mariage
                    gay selon les sondages, ne le font pas simplement au nom d’un juridisme
                    égalitaire. Ils y adhèrent parce que l’homoérotisme – ainsi légalisé et
                    défait de toute perversion –, leur apparaît comme inhérent au lien
                    social, à sa valeur « égalité » et à l’universalisme lui-même. Comme si,
                    pourtant combattue voire discréditée, l’analyse freudienne du lien social homoérotique
                    gagnait en profondeur et s’installait dans les consciences. L’homoérotisme ne
                    me scandalise pas, il est le mien : semble dire le citoyen sondé. Ce qui
                    n’empêche pas que l’homophobie des skinheads et autres extrémistes de tout poil
                    mobilise ceux qui n’acceptent leur propre homoérotisme, et déclenchent des
                    passages à l’acte mortifères qu’il importe d’analyser et dénoncer sans
                    complaisance.
                    
                  
                      Dans ce contexte, est-ce
                    à dire que le « mariage gay/pour tous » signe l’échec du mariage hétérosexuel?
                    Il en révèle en tout cas l’extraordinaire fragilité, et par là même son
                    caractère séduisant, en même temps que le rôle central et incontournable de
                      la norme qu’il continue d’incarner, à travers le fantasme originaire de la scène primitive qui persiste
                        dans les inconscients, malgré le découplage entre procréation et sexualité. 
                          
                        
                  
                     
                  
                     Crise du couple hétérosexuel? Ou « scène primitive »
                    a-sociale ?
                    
                  
                  Revenons à cette
                    génitalité qui « rompt la liaison de masse » (Freud). Et écoutons les désirs qui se sont
                      exprimés pour défendre le mariage pour tous.
                      
                    
                  On cherche en vain où sont passées
                    les « valeurs ». Et si le couple
                      hétérosexuel et sa famille en étaient le point de mire, précisément, en
                    lieu et place de la « valeur » (qui se profile comme souci de parier
                    à la solitude, se prolonger et transmettre). La morale conventionnelle a beau
                    les banaliser, nos programmes télé globalisés les représenter jusqu’à la
                    caricature, nos fantasmes convergent vers eux: éprouvettes, congélations
                    d’ovocytes, dons de spermes, jusqu’à ces ventres féminins, que l’on achète le
                    temps d’une grossesse. Les « tradis » comme les « modernes » savent bien que «
                    ce n’est pas ça », ce n’est jamais ça: rien n’y fait, c’est bien à papa et
                    maman que l’on joue en légitimant le mariage pour tous. Et c’est bien
                    l’héritage archaïque de la parentalité qui s’invite dans les inconscients, à
                    l’ombre des débats au Parlement. Avec les deux apothéoses de ce théâtre de
                    l’imaginaire pour tous que sont la « scène primitive » de la génitalité, et l’«enfant-roi»,
                    antidépresseur souverain.
                      
                    
                     Bien qu’évoquées par les
                    opposants à la loi, il manquait au symptôme français une analyse, une défense
                    et une illustration de l’hétérosexualité. Cette dernière ne réside pas dans la
                    seule différence anatomique entre le mâle et la femelle. L’hétérosexualité ne
                    peut pas non plus être invoquée comme le plus sûr et le seul moyen de
                    transmettre la vie ou de garantir la mémoire des générations. Elle révèle l’extrême
                    intensité de l’érotisme et recèle de ce fait une insoutenable fragilité. 
                      
                    
                  Il fallait le génie de Freud pour formuler ce que tous
                    savaient intimement : la procréation qui hante les humains n’est pas un
                    acte naturel et encore moins un acte souverain. Par cet acte même (à ne pas oublier quand on déduit le paternel de l’autre acte, celui du « meurtre du
                    père »), la différence sexuelle s’affirme dans une cascade de fantasmes -
                    foyers de la psychisation. Lesquels?
                    
                  
                  
                     
                  
                  ‒ Une fragilité habite la furie de la scène primitive, fantasme
                    originel et universel s’il en est : fusion et confusion de l’homme et de la
                    femme, perte exubérante d’énergies et d’identités, affinité de la vie avec la
                    mort, l’hétérosexualité n’est pas seulement une discontinuité (« je suis autre,
                    seul/e face à l’autre »), normalisée par la continuité (fusion pour « donner »
                    la vie). L’hétérosexualité est une transgression des identités et des codes,
                    qui ne procède pas de l’effroi, mais de l’angoisse et du désir à mort, portés
                    par la promesse de vie à travers la mort. Assomption phallique, violence et
                      exil de soi, le duo hétérosexuel est comme la tauromachie: un des beaux-arts
                      (Michel Leiris en fit la métaphore du sien, l’écriture).
                      Mais au sommet de la dépense, le plaisir récompense la castration, l’angoisse
                      de mort s’élève en jouissance et l’annule: en prenant forme dans la conception
                      probable d’un être nouveau, étranger et éphémère. Tel est le sens de la scène
                      primitive. Et de tous les érotismes qui s’ombiliquent à elle.
                      
                    
                  
                     
                  
                     ‒ Quelles que
                    soient les variantes de la « norme hétérosexuelle » dans la
                    psychosexualité de chacun, et quels qu’en soient les acceptations ou les rejets
                    vis-à-vis des couples diversement composés, le mirage de la « scène
                    primitive » comme fantasme originel, qui structure les inconscients, relie
                    immanquablement la diversité des érotismes, qu’ils soient profanes ou sacrés,
                    « au zénith de la procréation », comme l’explicite Georges Bataille. Le « principe
                    processuel » du paternel et/ou de la parentalité  elle-même n’est
                    donc ni une abstraction, ni un bricolage de « substituts » ou de « fonctions »,
                    mais s’incarne au contraire dans la dyade hétérosexuelle des deux parents.
                    
                  
                     ‒ Parce qu’ « il n’y a
                    pas de rapport sexuel » (Lacan) – par peur du féminin hante la
                    désirance du père ? -, le couple sexuel se perpétue à l’aide du tiers: « amours contingents » (Sartre et
                    Beauvoir); sublimations (œuvre, vocation, engagement, métier, partie, sport,
                    hobby, communauté, église...); et au sommet, le Créateur, 3e personne, « Il » majuscule et impersonnel, éternel et hors-dialogue, qui
                    résume, soutient et perpétue la tiercéité parentale et sa signifiance : deux fois deux homosexuels en miroirs attendent
                    l’Au-delà en l’espèce de Godot chez Beckett. En revanche, le couple
                    hétérosexuel (croyant ou non) espère un tiers qu’il aura engendré, et, faute
                    d’éternité, se pense dans l’horizontalité du temps qui passe. Car l’enfant
                    renoue la chaîne des générations : il est le signe (dans l’existence) et le réel de la transcendance symbolique, devenue transmission transgénérationnelle. La
                    parentalité n’est pas seulement une fabrique de citoyens plus ou moins
                    surmoïques. Dans l’insoutenable fantasme de la scène primitive, la parentalité
                    constitue la subjectivation comme pivot, éclipse (dans la jouissance) et
                    relance (dans l’enfantement) du Temps.  
                      
                    
                  ‒ Pourtant, quand les valeurs vacillent, que le lien social croule sous
                    l’endettement, et que la politique s’avoue et se montre incapable de penser le
                    Temps, la collectivité triomphante est prête à renoncer au retour rétrospectif,
                    et à l’analyse lucide de ses propres ressorts. La procréation médicale et la
                    mère porteuse remplacent dès lors la scène primitive, l’enfant roi devenant un
                    antidépresseur souverain que l’on doit « avoir » pour accéder au bonheur (happiness) pour tous.
                    
                  
                  
                     
                  
                  ‒ Fragilité du couple hétérosexuel, enfin, car l’émancipation des femmes et
                    leur performances sociales accentuent la bisexualité psychique des mères et des
                    amantes, et perturbent les hommes qui ressentent avec elles un « danger
                    d’homosexualité » (Colette) - à moins que ce ne soit un espoir.
                    
                  
                  Autrement plus complexe que la fable du « meurtre
                    du père », la scène primitive implique deux
                      sexes parlants dont les pulsions – devenues, à force de
                    « refusement » et de « psychisation », des désirs à mort
                    –  sont toujours inscrites
                    dans la tiercéité de la signifiance : celle du  temps et/ou de la procréation. Les
                    parents ne sont pas vraiment un PRINCIPIUM, mais plutôt un INITIUM, un
                    commencement/auto-commencement renouvelable en tant qu’acte de liberté (de Platon et Aristote à Saint Augustin, Nietzsche
                      et Heidegger, la philosophie distingue Principium
                        et Initium). Le
                          « paternel » participe de cette organisation génitale de la libido,
                          en tant que COMMENCEMENT et AUTO-COMMENCEMENT des parents et grands-parents. Le
                          paternel en est le témoin (dans l’inconscient
                          de l’enfant) et le porteur (dans
                          l’érotisme de l’homme) – avec et autrement que le maternel.  
                            
                          
                  A l’encontre de
                    l’institution familiale (tributaire de l’homoérotisme), la génitalité
                    théâtralisée par la scène primitive est la face asociale de la famille.
                    Transgression des interdits, trouble sublime de l’obscénité, révélateur de « l’antagonisme entre amour sexué et liaison
                      de masse », l’accouplement de l’homme et de la femme  rompt la communauté,
                      « la race, la partition en nations et l’organisation en classes de la société,
                      et accomplit des opérations culturellement importantes ». 
                          
                        
                  
                     
                  
                  
                     
                  
                  Qu’est-ce qu’un père? Qu’est-ce
                    qu’une mère?
                    
                  
                  Revenons enfin au « paternel » : au
                    paternel seul, si on peut le formuler
                    ainsi. A la lumière de l’homoérotisme et au zénith de l’hétérosexualité
                    impérieuse et insoutenable, ce n’est pas la paternité qui se délite. C’est
                      la parentalité, avec hétérosexualité en nous, qui est « la part
                      problématique » (pour paraphraser encore Georges Bataille) : l’hétérosexualité est le problème des
                        problèmes, le fondement de la tiercéité,
                    et en ce sens le problème personnel et universel par excellence.
                    
                  
                  Quand l’égalité efface la différence homme/femme, et
                    que le manque n’existe plus, l’impossible et la mort disparaissent eux aussi:
                    la fécondité en laboratoire, la location d’utérus et les travaux que mènent
                    gynécologues et endocrinologues tentent de les résorber. Notre capacité à
                    donner du sens aux prouesses de la science, de la technique et de la liberté
                    sans code, est mise en danger sous la pression d’un accomplissement pulsionnel
                    sans limites, de l’assouvissement immédiat et de la satisfaction absolue. 
                      
                    
                  Alors, entre l’impensable génitalité d’une
                    part, et la transmission des codes sociaux (morale, éducation, formation
                    professionnelle de la descendance) de l’autre, seul le droit de l’enfant – affinement récent des droits de l’homme et de la femme – semble
                    avoir la vocation de cadrer les tensions et de finaliser le principe de
                    parentalité. Mais le droit de l’enfant résulte de l’expérience et de la philosophie
                    des parents, à condition que ces derniers se soucient de l’infantile qu’ils
                    portent en eux. Circulaire et impossible mission parentale?
                    
                  
                  Notre société sécularisée est la seule civilisation
                    qui vote un mariage pour tous mais n’a pas de discours sur la parentalité.
                    Lorsque le Comité Consultatif d’éthique aura distingué ce que nous devons à la
                    médecine et ce qui pourrait être rendu à la société, il nous faudra répondre à
                    une question non-formulée, impensée et ignorée par le législateur: qu’est-ce qu’un
                    père? Qu’est-ce qu’une mère? 
                      
                    
                  Le père? « Fiction légale » (James Joyce), « pivot,
                    centre fictif et concret du maintien de l’ordre généalogique » (Lacan)? Père de
                    la Loi ou père aimant? Pure fonction que peut endosser le compagnon de passage
                    de ma mère, l’éducateur, l’instituteur, le prof… l’État, en fin de compte? Je
                    ne le crois pas. En élucidant les multiples facettes qui composent l’émergence
                    d’une paternité dans un temps qui nous précède, n’avons-nous pas oublié le
                    corps mâle, auto-,  homo- et
                    hétéro-érotique, qui me reconnaît et que je reconnais, et qu’à force de
                    parricide, je rejoins, devenant comme lui et autrement que lui ?   
                    
                    
                        Le
                    paternel n'est pas principiel (fondateur) car le symbolique et le génétique lui préexistent. Comme le
                    maternel, il en est le recommencement, l'initial.
                    À condition de préciser que cet INITIAL est PARENTAL : toujours déjà
                    double. C'est par la scansion de son désir – par delà
                    l’homoérotisme - que le père participe à la tiercéité asociale (hétéro-érotique) de la scène primitive ET à la tiercéite sociale (homoérotique) du surmoi familial.
                    En revanche, c'est par la reliance que la mère y imprime sa marque. La
                    bisexualité psychique aidant, la parentalité se joue à quatre : scansion
                    et reliance du père - scansion et reliance de la mère. Pour que la conjonction des deux parentalités sous-tende cette « révolution
                      psychique de la matière », où la pulsion du néotène
                      parvient à faire sens dans la tiercéité du langage et de la pensée.
                        
                      
                        Le maternel?
                    État d’urgence de la matière, ni sujet ni objet, l’enceinte est une Chose.
                    Désir d’enfant et refoulement originaire, délices et épreuves de la passion
                    maternelle. Accouchement, arrachement, appropriation et rejet de soi, de cet
                    autre en soi. Nausée, congélation, infanticide. Interminable, infinie rencontre
                    avec ce premier autre, le tiers: création maternelle-paternelle, hétérogène.
                    Transmission des mots comme mots d’esprit, de l’art de la pensée,
                    ‘dépassionnement’ et ‘reliance’, que l’autre soit soi-même, matricide et
                    liberté…
                    
                  
                  
                     
                  
                  Ni modernes ni tradis 
                    
                  
                         Je ne vous
                    propose pas de remplacer le paradigme du « meurtre du père » ni
                    celui, christocentrique, du « père mort », qui ne nous laisserait
                    qu’un Nom voire un Principe. Je suggère de le repenser à travers le paradigme
                    de la « scène primitive », et ainsi d’envisager les impacts de la
                    parentalité dans la construction des psycho-sexualités contemporaines.
                    
                  
                          Dès
                    lors, et à partir de la bisexualité psychique, infinies sont les
                      métamorphoses de l’« initial » parental.  
                        
                      
                         L’analyste
                    freudien, qu’il soit un homme ou une femme, travaille avec une nouvelle version
                    du paternel : ni animal totémique, ni Laïos-Oedipe, ni Abraham-Isaac, ni Jésus
                    et son Père. Dans l’amour-haine du transfert, le père est non seulement aimé et
                    haï, mis à mort et ressuscité, mais littéralement atomisé sur nos divans et néanmoins incorporé par l’analysant. Comme dans la scène primitive ?
                    Pourquoi pas, si l’on songe à l’explosion des identités et des normes, où
                    l’accouplement de l’homme et de la femme rompt la communauté et rejoint le
                    zénith de la re-naissance et de la procréation.
                    
                  
                          C’est cette dissolution-recomposition permanente, cette affinité de la
                    vie avec la mort dont l’analyste se veut le garant, qui rend possible le
                    traitement des toxicomanies, somatisations, criminalités et autres borderlines.
                    Le sujet de ces « nouvelles maladies de l’âme » s’affiche dès lors dans
                    son identité paradoxale, qui n’est pas sans évoquer le mouvement brownien de
                    ces « drippings » de Pollock, intitulés One.
                     
                    
                  
                           Où donc est passé l’Un, si le
                    commencement/auto-commencement est une dissémination? Suis-je encore Un,
                    lorsque j’analyse ou lorsque je suis analysant ? Assurément oui, mon identité
                    existe (« Il y a de l’Un ») mais demeure indécidable, privée d’un
                    centre immobile, et dégagée d’une répétition mortifère. Un peu comme une
                    musique sérielle, ou comme une danse improvisée qu’un ordre sous-jacent
                    soutient cependant, dans l’Ouvert. Ni « père mort » ni
                    « Führer », l’autorité ne disparaît pas pour autant dans la cure
                    analytique. Elle ne disparaît pas plus dans une société recomposée et en
                    mutation. Elle se dissémine dans l’ajustement
                      permanent des deux parents sur cette autre scène de la fécondité, dans son
                    recommencement qui se traduit dans l’action d’élever-éduquer-transmettre (à)
                    leur progéniture.
                    
                  
                       En résumé : si
                    nous continuons à nous revendiquer analystes freudiens, la reconnaissance de la différence sexuelle doit être la
                    pierre de touche de notre expérience ; le « principe » paternel
                    s’inscrit dans l’initial de la scène
                    primitive « au zénith de la procréation » ; la tiercéité structurante étaye l’unité du
                    sujet parlant avec sa capacité de langage et de pensée ; l’Un se dissémine
                    et se refait continûment dans le « multivers » postmoderne
                    (l’insémination artificielle est/reste aussi une de ces
                    « disséminations » de l’Un).
                    
                  
                        Le mariage pour tous ne sera pas le vœu pieux d’une
                    République coupée en deux, divisée entre les « modernes » et les « tradis »:
                    les gays - les recomposés - les PMA, GPA, etc. d’un côté; et les nostalgiques
                    de la norme, de l’autre. Un véritable manteau d’Arlequin se dessine plutôt, les
                    improvisations des uns empruntant aux modèles des autres, et vice versa,
                    interférant, innovant, désastreux et festifs, dans lesquels apparaissent des
                    parentalités singulièrement spécifiques. Il importe d’accompagner chaque projet
                    de famille, adoption, filiation, d’une attention personnalisée, au cas par cas.
                    Comme toujours ? Plus que jamais.
                      
                    
                       Entre la
                    famille biblique et la famille chinoise dont les pérennités se disputent le
                    destin du millénaire à venir, il n’y a pas d’autre choix pour l’Europe et
                    l’Amérique. Sans céder à la tentation d’une politique de la psychanalyse (qui
                    serait une négation de sa déontologie), la psychanalyse est peut-être la seule
                    à pouvoir répondre à cette urgence : non pas la disparition, mais la
                    dissémination de l’Un dans des singularités incommensurables, dont les
                    psychanalystes sont plus que les témoins, les rappels et en ce sens les
                    conditions de son émergence. Si nous en sommes  persuadés, nous arriverons à nous faire
                    comprendre. 
                      
                    
                  
                     
                  
                  Julia Kristeva     
                    
                  
                  11.5.2013
                    
                  
                  
                    
                  73e  Congrès des psychanalystes de langue française,  "Le paternel"  du 9 au 12 mai 2013