Un rêve de Byzance

entretien avec Julia Kristeva

 

Meurtre à Byzance

Ecrire cette histoire sous l'angle du roman policier était-ce pour vous un prétexte pour dire ce que vous avez envie de dire ou une "fugue" comme le suggère un de vos personnages ?


Le polar est pour moi une manière de s'évader de la noirceur de la vie. Il m'a permis d'entrer dans l'horreur avec légèreté et ironie. Le roman policier est optimiste parce que "tu peux savoir d'où vient le mal", comme il est dit dans ce livre. C'est un genre populaire qui s'était déjà imposé à moi pour "Le Vieil Homme et les Loups".
Mais "Meurtre à Byzance" n'est pas seulement un polar, c'est aussi un roman historique, philosophique, psychologique.

Votre voix est partout dans ce roman, à travers celle de Stéphanie, la journaliste, mais aussi de chacun des personnages, Chrest-Jones ou même "Numéro 8", le serial-killer...


Ce roman est construit sur le principe du double. Il y a un jeu de reflets entre tous les personnages, le commissaire se demandant même parfois si ce n'est pas lui le meurtrier. La forme romanesque est pétrie du dédoublement. Stéphanie est mon double. Quant à Chrest-Jones, son voyage a été le mien. Ce nom est aussi celui de mon père. J'existe à travers mes personnages, je parle à travers eux. La forme polymorphe du roman me permet d'exprimer ce que je ne peux pas dire dans un article ou un essai. Les vérités n'en sont pas moins tranchées. Il n'y a pas de "message".

Vous opposez Santa Barbara à Byzance, la globalisation à l'identité, l'avenir au passé, la migration au retour aux origines. Les deux criminels de ce roman sont des êtres déracinés. La violence est-elle l'envers de l'immigration ?


Santa Barbara symbolise en effet la globalisation qui entraîne nécessairement une perte d'habitat, un déracinement. Au risque de choquer, je pense, moi l'étrangère, que l'exil est une élection mais aussi une épreuve qui provoque une angoisse insurmontable. Les migrants souffrent d'une perte d'identité. Ce qui peut les amener jusqu'à la violence. C'est alors qu'ils deviennent la proie de manipulations idéologiques. Mon propos est de faire comprendre cette tragédie de l'étranger. Le roman peut-il y aider ? Non pas de la juger, mais de faire partager la passion, "les croisades", de notre humanité nomade, meurtrie et meurtrière ? Tel est mon pari. Certains tentent de résoudre cette perte d'identité en revenant vers leur passé. Leur patrie est le voyage, comme pour Chrest-Jones. D'autres ne cessent de l'écrire, comme la journaliste : une renaissance savoureuse, les couleurs, les parfums, les papillons et l'humeur à travers les mots, sa Byzance est un voyage vers l'innommable.

Après ses voyages à Santa Barbara, Stéphanie revient toujours vers Paris avec un certain plaisir. Paris est-elle votre Byzance ?
Santa Barbara est partout et la France n'y échappe pas. Mais c'est vrai que la France est d'une certaine façon mon rêve de Byzance. Son raffinement, sa propension à l'exagération, à couper les cheveux en quatre, l'importance de la crise politique... Byzance, c'est le contraire du manichéisme, on s'y pose toujours des questions. Mon propos est : comment vivre sans croisades ? Le monde des croisades, passées ou actuelles, est plein de clichés, le bien contre le mal. Le roman s'oppose à la pensée duelle. Un criminel peut y être attachant, un policier poète, et un ambassadeur philosophe : toutes les identités sont étranges, en "transverbération".

Enfin, la perte de la mère est un élément essentiel de ce roman...


C'est le secret psychanalytique de l'errance. La raison de l'exil est le plus souvent économique, mais bien souvent le mobile inconscient est une tentative d'échapper aux siens, à la mère, aux liens familiaux. Pourtant, mes personnages nomades tentent d'apprivoiser le maternel et le féminin en eux. Sébastian Chrest Jones s'éprend d'Anne Comnène et se réfugie auprès de Marie au Puy-en-Velay. Le deuil de Stéphanie est une manière de se réconcilier avec ses origines. Elle est pacifiée avec elle-même en écrivant le portrait de sa mère, à la mort de celle-ci. C'est aussi mon histoire. Ma mère est morte pendant que j'écrivais ce roman. Ce fut un moment pénible mais fertile, le livre s'est cristallisé à partir de là. Après une dizaine d'années de notes, brouillons, recherches, ma voix a pris corps : c'est ce thriller plein d'ironie, la rencontre du roman avec l'histoire.

 

Entretien Hachette Livre, janvier 2004

 

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