De la « modernité critique » à la « modernité analytique »

Hommage à Stéphane Mosès

 

Chère Liliane, Chers Emmanuel, Rachel, Anouch, Gila, Madame la directrice du Centre de Littérature, Mesdames et Messieurs les représentants des éditions Suhrkamp, Mesdames et Messieurs,

Merci de votre invitation à participer à l’hommage que nous rendons aujourd’hui à la mémoire et à l’œuvre de Stéphane Mosès.
Je suis très honorée et quelque peu confuse de me trouver à cette tribune, car je ne suis pas une spécialiste de sa pensée, précise et vaste, sobre mais ambitieuse, et dont la place centrale dans la culture contemporaine commence à peine à apparaître. Je suis moins encore un connaisseur de la Bible, qui nourrit en permanence sa recherche, et pas davantage des Evangiles. Vous avez devant vous une femme qui a été élevée dans l’Esprit des Lumières, athée de surcroît. Une femme qui adhère totalement à la sécularisation européenne, et pour cela même profondément convaincue que la coupure radicale et salvatrice de cette sécularisation – qu’aujourd’hui beaucoup se plaisent à décrier – ne saurait se comprendre et se développer, et par conséquent échapper à ses impasses et à ses erreurs, que si et seulement si elle reconnaît et approfondit la connaissance et l’analyse de sa dette à l’égard de la tradition dont elle s’est séparée. Je reviendrai, à la fin de mon intervention, sur ce fond qui, bien loin de m’éloigner de Stéphane Mosès le théoricien, en définitive m’en rapproche. Mais je voudrais commencer par évoquer mon souvenir de l’homme Mosès.
L’avez-vous remarqué, nous n’avons pas de définition positive de ce que « humanité » veut dire : ou plutôt nous n’en avons qu’une, négative, dans l’expression « crime contre l’humanité ». Rarement, et peut-être jamais, un être humain ne m’a donné, autant et aussi bien que Stéphane Mosès, la certitude que l’humanité est une voix, un regard, un sourire, une écoute : accueillante et malicieuse, donc hospitalière, cette voix saisit immédiatement votre vulnérabilité la plus intime, mais c’est pour retenir et favoriser votre capacité de vivre, de survivre par cet acte original que s’appelle penser. La douceur de Stéphane, qui frappait d’emblée dans son abord, exprimait aussi un étrange bonheur : celui de percer autrui jusqu’au fond de son mal-être et, sans emphase ni compassion, d’accompagner ce semblable, ce frère, dans l’éclosion de ce que la pensée de cet étranger lui-même pouvait receler de plus singulier, de plus étrange et donc de plus innovant.
Je sortais de nos échanges, malheureusement beaucoup plus rares que je ne les aurais souhaités, convaincue de vivre une vie de l’esprit. Et persuadée que cette expérience fragile et timide valait la peine d’être vécue, parce qu’elle était partageable, en souriant quoi qu’il arrive. D’où ce mélange de classicisme et de non-conformisme, de normalité déconcertante et d’audace incisive, de tradition et d’avant-garde (comme on disait à Paris), qu’il m’offrait en cadeau aussi bien à Saint-Germain-des-Prés qu’à Jérusalem, en me demandant des nouvelles de mon fils, David, ou en m’écrivant des lettres d’une complicité vigile, soignée, juste. Cet homme était heureux de se révéler à lui-même en nous révélant. Stéphane Mosès ou le bonheur d’une pensée qui vous pense. Une qualité rare, qu’il a transmise à sa famille.
Parmi les écrits de Stéphane Mosès qui m’ont éclairée sur le continent biblique et son impact dans la littérature européenne, et qui m’ont tout appris de Rosenzweig, Benjamin ou Scholem, je retiendrais aujourd’hui trois thèmes qui, pour paraître secondaires, comparés à ses préoccupations centrales que le judaïsme et son renouveau spirituel au XXe siècle, n’en sont pas moins des sillons sensibles traversant l’œuvre entière de notre ami :
- L’exil
- Le langage
- Le fil coupé de la tradition ou sa refondation.

1 – L’exil : une étrangeté élevée au rang de « catégorie métaphysique »
En méditant sur l’expérience de l’exil selon W. Benjamin et G. Scholem, Mosès commence par relever les différences qui séparent la « fuite » de Benjamin à Ibiza et à Paris comme « une forme extrême du malheur », de « l’installation volontaire » de Scholem dans une « patrie spirituelle » comme la « réalisation d’une utopie ». Communisme versus cosmopolitisme, critique du communisme officiel versus critique du sionisme politique, vie hors de chez soi versus vie dans une patrie « aussi problématique qu’elle soit », intellectuel juif de gauche engagé pour la cause de l’humanité versus Sion comme « symbole » reliant l’origine mythique du peuple juif à son but utopique : les divergences entre les deux hommes convergent cependant en deux points.
D’abord le regret de la disparition de la transcendance, ou de l’aura, dans la modernité. Ensuite, et surtout, chez les deux penseurs, cette « élévation de l’exil au rang de catégorie métaphysique », selon Mosès. Une catastrophe de dimension historique qu’on commence déjà à comprendre (pour Scholem : nous sommes en 1933), et Dieu ne cessant pourtant de se dissimuler dans son absence même ; une « mauvaise modernité », une « agonie glacée » incapable de symbole, tout juste apte à l’ « allégorie » qui n’exprimerait que la rupture entre le signe et sa signification (pour Benjamin commentant Nietzsche).
J’adhère entièrement à la lecture intime de l’époque moderne qui conduit Mosès à repérer chez Benjamin, par-delà l’expression de sa dépression chronique, un diagnostic de la xénophobie – française et/ou républicaine ? – que maints étrangers subissent et déplorent au pays des Droits de l’Homme (« La vie parmi les étrangers n’est pas supportable, la vie solitaire ne l’est pas plus, une vie parmi les Français est impossible. ») J’ai pu le faire moi-même et à ma façon, à la fin des années 1980, dans Etrangers à nous-mêmes.
A ce point de sa réflexion, et sans quitter les hauteurs bibliques, la fulgurance de Mosès – ce n’est pas le moindre de ses paradoxes – le conduit aux aurores de la philosophie grecque, chez Platon démontrant que le « bios theoreticos » est inévitablement un « bios xenikos » : ce que Hannah Arendt ne s’est pas privée de rappeler à son tour. La « grande ville désespérément déchue », son « ciel sans étoile », les « masses sans âmes » et le « destin désespérément vide de l’individu ». Benjamin serait-il la conscience aiguë de l’homme aliéné dans le paradigme de la modernité ? Ou bien, plus radicalement, incarne-t-il le destin de tout homme, nécessairement aliéné dans « toute société » (Scholem), et dont la ville moderne dévoile cruellement la logique intrinsèque ? Benjamin : « incarnation même de l’étranger », comme l’étaient Freud et Kafka ? Et Mosès de conclure : Scholem nous fait comprendre qu’il n’y a pas d’ « ici », fut-ce l’antique patrie retrouvée du peuple juif, autre qu’un « ici » utopique « vécu comme le lieu d’un exil intérieur ».
A partir de cet estrangement, non plus dépressif (comme chez Benjamin), mais à la recherche d’ « une dimension cachée qui n’est accessible qu’aux mystiques » dont il reconnaîtra les sources dans la Kabbale, Scholem quant à lui s’achemine vers un « sionisme dialectique », social et biblique, soucieux de ne pas normaliser et encore moins d’absolutiser sa propre étrangeté : la capacité de s’exiler à soi-même étant la condition même de penser, de se penser, d’interpréter à l’infini le tétragramme de toute identité (nationale, politique, sexuelle, etc.).
C’est une « élévation de l’étrangeté au rang de catégorie métaphysique » que Mosès propose à l’écoute de ses deux maîtres, en s’appuyant sur la tradition interprétative du judaïsme, elle-même ressaisie par la pensée grecque. Pourtant, sans se contenter de se cristalliser en concept philosophique sous la plume de notre ami, « l’étrangeté, catégorie métaphysique » suit un autre chemin, ouvertement théologique et subrepticement politique cette fois, dans « Trois Prières pour l’étranger ».
Il s’agit de la prière d’Abraham pour Sodome et Gomorrhe – un peuple extérieur à la lignée d’Abraham (Gn 12,3 ; 14-1-14,24, Rt 4, 18-22) ; de la prière de Moise (Ex 32) après la faute du Veau d’Or – il prie pour les siens, idolâtres, mais accompagnés de la « multitude mélangée » ; et enfin de la non prière de Jonas concernant les habitants de Ninive (4,2). Les trois prières sont interprétées, à travers leur diversité patiemment mise en évidence, comme inscrivant dans le judaïsme un « principe d’universalisme éthique », qui ne dépend pas de « l’appartenance ethnique » mais du « comportement moral ». Le personnage biblique prie pour « le salut de l’étranger » au nom de la « responsabilité éthique vis-à-vis de tous les hommes » : un salut qui n’est pas « garanti d’avance », mais dépend des « choix éthiques » des hommes eux-mêmes pour lesquels on prie.
Stéphane Mosès aurait fait sienne, sans doute, cette définition de l’Akeda, que j’ai trouvé chez le grand rabbin d’Angleterre, Jonathan Sacks, pour lequel « l’élection » elle-même dépasse, je le cite, le « pluralisme étroit », et ouvre la voie de la « dignité dans la différence » (The Dignity of difference). L’Alliance serait un « lien de confiance » qui manifeste le « tendre souci de Dieu », puisqu’elle considère qu’un « lien n’exclut pas d’autres liens » et que, par conséquent, les ennemis traditionnels d’Israël, d’Egypte et d’Assyrie peuvent être « élus ensemble avec Israël ». L’Alliance ne serait pas unique, mais… double ? triple ? infini ? Je relie Isaïe (19 : 24-25) : « En ce jour-là ; Israël sera pour l’Egypte et pour Assur un tiers et, au milieu de la terre, une bénédiction que Iahvé des armées prononcera, disant : « Bénis soient l’Egypte mon peuple, Assur l’œuvre de mes mains et Israël mon héritage ».
Ainsi élevée au rang de « catégorie métaphysique », l’étrangeté reconnue et respectée comme « dignité dans la différence » - qu’on ne trouve dans aucun autre texte dit sacré dans l’histoire de l’humanité – serait un des ferments essentiels de cette « reconnaissance spirituelle du judaïsme », de cet « élan spirituel et historique » que visionnaient Scholem et Mosès. Et qui fait de l’Etat d’Israël lui-même une nécessité métaphysique pour toute l’humanité : c’est la conclusion que je formule personnellement en refermant les pages de Mosès.

2 – Le langage : quelle subjectivité ?
L’accent mis sur le concept de « dissimilation » (concept repris à la linguistique), dans ce que Mosès définit comme « le plus bouleversement dialogue judéo-chrétien du XXe siècle » qu’est le dialogue entre Hans Rosenzweig et Eugen Rosenstock tend parfois à éclipser l’importance, la prééminence du langage sur toute spéculation conceptuelle dans l’œuvre de Rosenzweig.
Mosès ne manque pas de relever cette résurgence du langage comme structure du réel, qui remonte selon lui, à la conception mystique du langage dans la Kabbale, que Mosès définit comme une « ontologie de la mystique juive ». Il serait intéressant d’interroger la trace de cette résurgence kabbalistique du langage comme structure du réel, en tant que clé ontologique plus ou moins consciente, dans le structuralisme d’un Lévi-Strauss, dans la poétique d’un Roman Jakobson, dans la sémiotique d’un Emile Benveniste. Mosès, lui, accorde un intérêt majeur à cette « résurgence du langage comme structure du réel », en la dissociant de la « philosophie mystique de l’histoire » propre au messianisme juif, tout en articulant les deux domaines (ontologie mystique versus mystique de l’histoire), grâce et par « la croyance en une fonction paradigmatique du langage, conçu /…/ comme mesurant la présence ou l’absence du divin dans le monde à tel ou tel moment de l’histoire ». Il déduit ainsi que si Rosenzweig attribue une fonction centrale à la subjectivité dans le messianisme juif et, ensuite, dans sa « mise en perspective » (plutôt que dans le « dialogue ») entre les subjectivités juive et chrétienne, c’est parce qu’il accorde d’emblée une place centrale à la subjectivité dans l’expérience de la parole, par opposition au caractère formel de la langue comme système de signes d’une part, et la nature impersonnelle du récit d’autre part. de quelle subjectivité s’agit-il ?
Cette réflexion sur Rosenzweig va conduire Mosès à une analyse passionnante de la conception du langage comme acte d’énonciation selon Emile Benveniste qui, à ma connaissance, n’a pas assez retenu l’intérêt des linguistes et des philosophes. En saluant mon « texte fondateur » (note-t-il généreusement) sur « la fonction prédicative et le sujet parlant », et en discutant les concepts de sémantique/sémiotique, langue/énonciation ou récit/discours, Mosès compare ce dernier couple à celui de récit (Erzalung) et dialogue (Zwiesprache) chez Rosenzweig. Le récit est chez lui le caractérisé par l’emploi du pronom personnel de la troisième personne et de la forme verbale du prétérit, alors que le mode personnel, qui est celui du dialogue, est marqué par le rôle central des pronoms Je/Tu, et par la prédominance du temps présent. Cette opposition s’inscrit au cœur de la philosophie de Rosenzweig et commande l’ensemble de ce système de pensée. Elle se prolonge, chez lui, par une vision linguistique des textes, illustrés par les deux analyses consacrées au premier chapitre de la Genèse comme paradigme du « récit », et du Cantique des cantiques comme paradigme du mode « dialogal ». Rosenzweig introduit une troisième modalité subjective de l’énonciation – communautaire et forcément absente chez Benveniste, qui privilégie la singularité et l’unicité du Je : c’est le « langage choral » (Psaume 115), cette « évocation collective d’un avenir collectif » fondée sur une « nous » pour lequel, cependant, Rosenzweig comme Benveniste s’accordent à penser que ce pronom n’est pas un « Je » pluriel, mais qu’il dissout le singulier dans un impersonnel collectif (qu’affectionne l’auteur de L’Etoile de la Rédemption, et qu’on cherchait en vain chez Benveniste.)
Si je m’attarde un peu longuement sur ce face-à-face linguistique, ce n’est pas seulement pour donner un exemple supplémentaire de la tension interne à la pensée de Mosès, en l’occurrence une tension entre la spécificité du champ théologique et celle de la rationalité des sciences humaines sécularisées, préservées dans leur indépendance et néanmoins étroitement imbriquées dans leur dette réciproque. J’insiste sur ce point parce que ces résonances dont la pensée de Mosès est coutumière me font prendre conscience, a contrario, de la généalogie philosophique et théologique de ce sujet de l’énonciation, que Benveniste introduit dans le champ de la linguistique générale : une véritable révolution contre la « linguistique cartésienne » de Chomsky.
En effet, le sujet de l’énonciation selon Benveniste appartient implicitement à la singularité subjective : notion complexe qui s’est forgée au sein de la philosophie chrétienne et post-chrétienne depuis saint Augustin, Duns Scot, Hegel et jusqu’au personnalisme chrétien, pour ne rappeler que quelques étapes de son évolution. Cette généalogie est absente de la réflexion de Mosès, qui se contente de noter – en examinant la conception du « dialogue » constitutif du sens de l’énonciation chez Benveniste et chez Lévinas – le vague recours de Benveniste à la phénoménologie. Tandis que selon Benveniste, c’est Je qui « pose » Tu et le « transcende », au sens où Je est « logiquement antérieur » à Tu, selon Lévinas au contraire, c’est le Tu qui est transcendant au Je : le Je ne « pose » pas le Tu, il le « découvre ».
Il n’est pas question ici de « choisir » entre ces deux conceptions de l’intersubjectivité (Lévinas ou Benveniste). Je constate seulement qu’à la lumière de Lévinas, mais aussi de Buber, le dialogisme de Benveniste lu par Mosès, loin de se figer comme un formalisme linguistique mineur face au transcendantalisme de la Révélation qui s’affirme dans le modèle de Lévinas, livre à notre interprétation sa modernité spécifique qui n’aurait pas pu apparaître sans le vis-à-vis avec Lévinas proposé par Mosès. Je vois se dessiner ainsi, dans le non-dit du texte de Mosès et supposé par son économie même, la ligne de démarcation à partir de laquelle la sécularisation, et les sciences du langage en son sein, construisent non pas une « mauvaise », mais (disons-le) une « bonne » modernité. Celle-ci se révèle possible par et grâce à l’émergence d’une subjectivité nouvelle qui n’est pas épinglée à un « locuteur » isolé dans l’unité de son « moi » psychologique, mais référée à « l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage. Est « ego » qui dit « ego » écrit Benveniste. Entendons : Ego parlant disant « ego » n’est jamais seul, à la manière cartésienne (Cogito ergo sum), mais toujours dans la dynamique du dire toujours déjà dialogique, un actant de l’intersubjectivité, et c’est ainsi qu’il révèle sa constitution dans l’acte de l’énonciation dans et pour l’être autre.
Il s’agit de sortir de l’Ego cartésien mais aussi psychologique de son « moi » hors de lui-même, et de le corréler toujours déjà à l’être autre, pour ainsi seulement le constituer comme sujet parlant et/ou comme propriété fondamentale du langage. Non pas un sujet de l’énoncé, mais un sujet de l’énonciation ou de la signifiance processuelle, ravivant la mémoire des modi significandi des logiciens médiévaux. C’est ici que le Verbe du christianisme, incarné dans la singularité dynamique, reprend subrepticement ses droits. Ainsi cadrée, la question de l’autre/Tu va trouver plus qu’un nouvel éclaircissement, un déplacement radical dans la théologie chrétienne et ses développements concernant le langage. Qui est cet autre avec lequel Je dialogue de manière telle que mon énonciation puisse formuler un énoncé porteur non de « mensonge », mais « de vérités » sinon de « la vérité » ? Saint Augustin (De Magistro) avait déjà donné la réponse en reprenant, sur le compte d’un platonisme revu et corrigé, la subjectivité de l’incarnation : Je ne deviens « sujet de l’énonciation » qu’en me transférant, dans un dialogue vertical, à la subjectivité (Je) exorbitante, extatique d’un tiers, d’un homme-dieu, Fils et Père, Même et Autre, du Maître dont le Je était « avant qu’Abraham ne fut ». Telle sera l’invention christique de la subjectivité vraie comme une subjectivité amoureuse des lois du père, dans l’amour à mort. Dans le célèbre dialogue De Magistro, saint Augustin ne pose-t-il pas que Je dit vrai si et seulement s’il s’identifie indéfiniment à ce Sujet absolu, à ce Tu aimant/aimé qu’est le Fils-Père : il importe que je se transfère en lieu et place de ce Je magistral, pour, à cette seule condition, maîtriser le flux verbal et le conduire à une parole vraie.
Une longue histoire du sujet-et-du-langage devait se poursuivre à la suite de ses repères : avec Duns Scot qui ne connaît de vérité que dans la singularité de l’ecceitas, et pour qui l’Etre lui-même est singulier ; avec la recherche mystique d’une Thérèse d’Avila pour laquelle on organise un colloque burlesque au XVIe siècle afin de faire discuter divers prélats et le futur Jean de la Croix lui-même, à propos de la vision qu’elle a eue de l’Autre lui disant : « Cherche toi en moi » ; avec la négativité du sujet se constituant dans la dialectique hégélienne ; et jusqu’au dialogisme du « personnalisme » chrétien, dans la foulée de la phénoménologie que reprendra Jean-Paul II. La tradition chrétienne de la subjectivité créative parce qu’infiniment altérée dans son lien amoureux à l’Autre transforme, en définitive, cette altérité horizontale qu’est le Tu de l’interlocuteur, en une instance verticale, en principe d’altérité, en « Grand Autre » comme l’écrira Lacan : à la fois externe à je, et immédiatement intériorisé (je/Je), moteur constant de son unicité agissante qui n’est autre que sa singulière créativité.
Evidemment, aucun élément de cette tradition complexe n’est évoqué chez Benveniste, qui se contente de se référer (Mosès l’a mentionné) à « la phénoménologie » en général, et en privé à Heidegger. C’est seulement sur son lit de malade aphasique, avant sa mort, que je l’ai vu tracer, sur ma propre poitrine, le mot THEO dont je ne sais, aujourd’hui encore, s’il s’agissait d’une interrogation ou d’un hasard insignifiant. Cependant Benveniste est le premier, et peut-être le seul linguiste conséquent, qui consacrera une étude à la place du langage dans la découverte freudienne de l’inconscient.
C’est donc par le truchement de la psychanalyse, en prise sur l’incidence radicale de l’intersubjectivité reconstruisant le sujet dans ce lien amoureux à l’autre qu’on appelle un « transfert », que le linguiste attentif à la phénoménologie est allée chercher l’appui nécessaire à sa conviction inaugurale. Car c’est par le lien de Je à Tu que se construit cette propriété fondamentale du langage, que phénoménologues et psychologues appellent une « subjectivité » ; mais c’est la psychanalyse qui explore le secret anthropologique de la Révélation – il s’appelle Amour. La pratique et la théorie de la psychanalyse occuperont pour Benveniste, et par extension dans le vaste champ des sciences du langage et/ou de l’humain, le rôle de la Révélation. Dans l’expérience analytique de l’énonciation, Je suis capable de « croire » en Toi, de « m’investir » en Toi (la racine sanscrite +kredh/stradh aboutissant à créance/croyance, signifie « investir ») ; et croire veut dire « investir » autrui avec espoir de restitution, précise Benveniste dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes : ainsi croyance, créance et identifications amoureuses procèdent du même sème), mais aussi de questionner Je et Tu, en allant jusqu’à mettre en question les propriétés fondamentales du langage et de l’Etre lui-même. Ainsi seulement, J’accède à l’Inconscient qui se révèle à Moi malgré Moi grâce à Toi. Infiniment, dans un dialogue infiniment constructible et qui se révèle à l’infini comme tel, aussi bien à l’autre qu’à soi-même.
Je m’éloigne de Lévinas-Mosès avec un Benveniste-Augustin-Freud ?
Pas vraiment, même si Mosès cite rarement Freud, à ma connaissance essentiellement pour son interprétation du Dieu-Créateur comme instance paternelle, et de la croyance comme une illusion plus néfaste que porteuse. Car, en mettant en perspective la pensée linguistique (Benveniste) et la philosophie messianique (Lévinas), sa lecture m’a permis de mieux cerner la place du « sujet de l’énonciation » selon Benveniste comme trait d’union indispensable entre phénoménologie et psychanalyse, entre Husserl et Freud. Plus encore, Mosès me fait découvrir que là où Lévinas fait recours à la Bible pour étayer le dialogisme essentiel du langage, Benveniste puise à l’histoire des religions et de la psychanalyse. Et que le sujet de l’énonciation selon cette perspective se révèle être le sujet du désir, tandis que chez Lévinas Je est un sujet de l’Alliance. Ainsi compris, ce sujet de l’énonciation est, à mes yeux, une de ces créations précieuses qui renoue avec les Traditions juive et chrétienne, tout en les reliant ensemble, avec et par delà le fil coupé de la sécularisation. Je voudrais seulement remercier Stéphane Mosès de son audace interprétative qui, en mettant en perspective la pensée linguistique et la philosophie messianique, ouvre de nouvelles possibilités de lecture et de l’œuvre de Benveniste, et de la linguistique de la subjectivité qui s’esquisse à sa suite. Mais aussi, et par conséquent, nous aide à mieux apprécier que cette subjectivité héritière de la tradition juive-grecque-chrétienne est au cœur de la culture européenne sécularisée, son socle et son fleuron, dont je crains que ne soyons pas assez fiers pour en être de vrais gardiens et les continuateurs nécessaires.

3 – Le fil coupé de la tradition ou sa refondation
Mosès aime orchestrer le thème d’une double modernité juive : une modernité normative (qui commencerait avec Herman Cohen et avec Franz Rosenzweig, pour se développer dans les années 50 avec le renouveau de la pensée juive en France, notamment par Lévinas) ; et une modernité critique (Kafka, Walter Benjamin, Hannah Arendt).
La modernité normative s’oppose au positivisme historique, en déchiffrant dans les textes de la tradition des significations modernes. Herméneutique, elle intègre la subjectivité de l’interprétant et (dans la foulée de Heidegger proclamant que le « cercle herméneutique » appartient « à la structure même du sens »), elle actualise le sens que le texte ancien implique. Les sources anciennes de la tradition juive deviennent alors des citations dotées d’une « aura » (« transcendance ») que lui confère l’autorité dont leur passé jouit auprès de l’auteur moderne ; mais elles possèdent aussi une force argumentative comparable au raisonnement philosophique.
Pour les adeptes de la modernité critique, au contraire, la tradition juive s’était réduite à une série de fragments de textes, il n’en restait que des débris épars dans un monde sans Dieu, défini ainsi par Arendt reprenant une formule de Tocqueville : « le fil de la tradition est rompu, et nous ne pouvons la renouer… ce qui nous reste… c’est un passé éclaté, qui n’est plus capable de nous inspirer des jugements de valeurs ».
Ainsi Benjamin, à propos de Kafka : il ne subsisterait que « la rumeur des choses vraies », « une sorte de commérage théologique, où il est question de choses désuètes et surannées ». Et Mosès relisant Benjamin de démontrer que même cet univers éclaté, faits de mythes épars et soumis à des décompositions et recompositions rocambolesques, voire absurdes, laisse advenir un « recyclage » du sens ancien. Ainsi dans le texte de Kafka « Le silence des sirènes », les sirènes envoûtent le héros non par le chant mais par le silence que l’auteur du Château leur attribue contre toute vraisemblance originelle. Pourtant loin de sombrer dans l’insensé, le « fil coupé » de la tradition provoque dans l’imaginaire de Kafka une nouvelle ingénuité chez Ulysse, certes ambivalente, risible, absurde, mais peut-être seulement incertaine et ouverte, à quoi ? à l’inconnu… chez cet Ulysse kafkaïen. D’une autre façon, la Lettre au Père de Kafka : en rejetant sa légitimité vide du père déjudaïsé, mais incitant à la découverte d’un autre légitimité qui reste à réinventer à partir du passé, abjectée peut-être et cependant enviable, Kafka proposerait aux modernes une permanente ambiguïté, elle aussi ouverte à l’infini. Et Mosès de conclure qu’à l’instar de certaines exégèses rabbiniques que n’hésitent pas à subvertir radicalement le sens apparent des textes, l’ « espoir se trouve peut-être » dans « la découverte fulgurante de l’inespéré », « au fond des débris d’une tradition éclatée, nous permettant alors de retrouver dans le passé les étincelles d’espoir qui y sont encore enfouies ».
L’optimisme de Mosès parvenant à ce dernier paradoxe qu’est l’équilibre entre « conservateurs » et « révolutionnaires », entre le « néant de la Révélation » (où la Révélation conserve sa validité mais ne signifie rien, selon Scholem), et « la rumeur de choses vraies » ou « le commérage théologique » (selon Benjamin), me conduit à mon tour, et à la lumière de mon expérience analytique et linguistique, à proposer une troisième voie possible. Elle est déjà en route, dans l’obscurité qui couvre encore la psychanalyse et ceux qui s’en inspirent hors de l’éblouissement ou de l’aveuglement du spectacle globalisé. Il s’agit d’une nouvelle façon - d’inspiration psychanalytique -, d’interpréter la tradition, juive et chrétienne, par delà le fil bel et bien rompu, sans limiter la réflexion à la seule contemplation mélancolique du « champ de ruines » et des « débris épars »(Benjamin). Le temps est venu où il serait possible aux fils et aux filles prodigues, non de rentrer dans la maison du père, qui n’existe pas en soi, mais de reconnaître leur dette à son égard et de la re-fonder patiemment, indéfiniment. Par le double recours à une érudition méticuleuse d’archéologues et d’historiens, et à une interprétation de visionnaires capables de l’actualiser.
Ce processus est depuis toujours en cours, semble dire Mosès tel que je le lis. De cette perpétuelle re-fondation, son œuvre nous aide à prendre conscience, elle nous invite à l’accélérer. En effet, le passé mythique – et tout particulièrement celui de la religion de la Révélation – n’a jamais cessé de se couper de lui-même (comme le diagnostiquaient les rabbins rappelés plus haut par Mosès). Pourtant, la modernité critique avec Arendt a raison : le fil ne s’est coupé qu’ici, dans la tradition grecque et biblique, d’une façon inouïe ailleurs, par la double césure de Christianisme d’abord, des Lumières ensuite, elles-mêmes préparées par leur germination baroque.
Cependant une lecture nostalgique ne saurait épuiser le sens de cette double rupture, tout aussi radicale que lourde des rebondissements et des réactualisations de la subjectivité créatrice, justement. Il nous revient, en ce début du IIIe millénaire, de poursuivre la réévaluation du « fil rompu de la tradition» entreprise par la modernité normative et par la modernité critique, mais sur l’ensemble de la tradition juive-grecque-chrétienne et son apport musulman, et en intégrant dans notre approche cette mutation radicale de l’attitude interprétative qu’implique, pour l’analyse des discours, la découverte freudienne de l’inconscient et de la subjectivité dynamique que cette découverte implique. Le « fil rompu de la tradition » nous invite à réinterpréter la mémoire qui y conduit, et ceci à la suite, mais aussi autrement, que ne l’ont fait les pionniers d’avant et d’après la Deuxième Guerre mondiale, avec leur modernité normative transcendantaliste ou modernité critique désolée.
Issu de la coupure chrétienne qui accentua la créativité infinie du sujet parlant, activé par la Renaissance, attisé puis colmatée par la Réforme protestante, le renouveau de la « dimension cachée » devient accessible aux mystiques, notamment à ceux de la révolution baroque dite Contre-Réforme. La vitalité extraordinaire de l’Âge baroque était bien plus que cette douteuse et instable béance entre signe et signification, pansée par les allégories et prête à basculer dans le vide de sens, que diagnostiquait la lecture mélancolique de Benjamin, si pertinente pour le XIXe siècle, et si ligotée devant Thérèse d’Avila ou Le Bernin. L’Âge baroque introduisit la transcendance dans la jouissance immanente aux corps des deux sexes, une prodigieuse subjectivité amoureuse envahit l’Europe, continûment destructible et sans fin renaissante. Portée par l’espoir inouï de l’humanisme européen, stoppée ou dynamisée par la toujours conflictuelle cohabitation des juifs et des chrétiens – cruauté exterminatoire et duo sublime en alternance, plus souvent apocalyptiques que fertiles – cette subjectivité jubilatoire devait prendre des formes démocratiques ou élitistes, mystiques ou sociales. Elle sombra dans les ravages et les persécutions qui culminèrent avec l’expulsion des juifs d’Espagne, que poursuivirent les pogroms russes, et qu’acheva l’horreur de la Shoah. Mais elle leur résista aussi, et leur survécut. La dynamique complexe de cet élan historique et spirituel ne fait pas que s’arracher à la tradition. Elle la réinterprète et la reconduit : non pas sous l’aspect de « l’éternel retour », mais plutôt comme une re-fondation dans laquelle la fondation « rompue » continue à agir, souterraine ou inconsciente.
Après la Renaissance et l’Âge baroque, cette rupture-refondation permanente se prolonge et se radicalise au siècle des Lumières. Différente de la « mauvaise » modernité avec sa « table rase », qui s’installa avec le postromantisme et le positivisme à la fin du XIXe siècle, il existe une autre modernité renaissante, baroque, porteuse des Lumières et qui, de manière plus ou moins occulte voire initiatique, n’a pas cessé d’œuvrer à la recherche du temps perdu à transmuer, à retrouver-recréer. N’ayons pas peur de ces modernités-là, ce sont les nôtres. Les Lumières ont « coupé le fil de la Révélation » en pointant les abus obscurantistes du besoin de croire, et nous en avons recueilli les incommensurables avantages de liberté que d’autres traditions nous envient et hypocritement pratiquent. Nous savons aujourd’hui que l’audace de cet arrachement s’est emportée, bien souvent et en particulier avec la Révolution française, jusqu’à dénier l’universalité anthropologique, préreligieuse, de ce même besoin de croire qui investit Je en Tu et Tu en Je.
Je considère la découverte freudienne de l’inconscient comme sa meilleure actualisation au XXe siècle : une des clés majeures, probablement la plus ouvrante à l’heure actuelle, pour accéder au dépôt de mémoire : par-delà ce « fil coupé » dont le symptôme pourrait être décrit comme un refoulement individuel ou collectif de « l’émergence dans l’Etre des propriétés fondamentales du langage » qui constituent le sujet de l’énonciation. En constatant que Dieu est devenu inconscient et en faisant advenir le sujet inconscient du désir, la psychanalyse invite à une transmutation des valeurs qui peut s’emparer aussi bien des résistances individuelles qui handicapent les désirs et les pensées, que des pertes de sens collectives. Une nouvelle modernité se profile dans la perspective historique que je viens de reformuler : une modernité plus-que-critique, appelons-la analytique.
Suis-je trop optimiste en pariant qu’il est possible, non pas d’instaurer « l’éternel retour » de la tradition telle quelle, mais de réinventer/recréer une refondation ? Seule une modernité analytique, soucieuse d’élucider ses antécédents, serait susceptible de s’affronter à cette tâche. Cette modernité analytique, élitiste et minoritaire, s’étiole aujourd’hui en Europe ? Peut-être. Peut-être pas. Peut-être n’attend-elle que de rebondir – si ce n’est sur le vieux continent, en transférant l’élan historique et spirituel du judéo-christianisme attentif à ses mutations modernes, sur d’autres aires géopolitiques dites émergeantes et déjà émergées. Elle découvrira, elle découvre déjà, dans les textes anciens des constantes anthropologiques que la sécularisation brutale avait trop vite fait de refouler, et qui se réactualisent différemment dans les psychismes et dans les sociétés au cours de l’histoire. Nous n’avons pas d’autres chances, face aux reflux des divers conservatismes, obscurantismes, intégrismes, que de relayer la modernité normative et la modernité critique par cette modernité analytique qui assume et interroge ce qui, du fil rompu, demeure comme une permanence anthropologique en mutation.


Benjamin trouvait chez Proust des traces « d’analogies immatérielles » qui « rappellent des expériences cosmiques disparues ». Le besoin de croire et le plaisir de savoir m’apparaissent, entendu du divan, comme des besoins prépolitiques et préreligieux, sans la satisfaction desquels l’enfant n’acquiert ni la parole ni la pensée. Mais le psalmiste, repris par saint Paul, ne disait-il pas déjà : « J’ai cru et j’ai parlé » ? L’extase de Thérèse d’Avila explore la vie psychique qui serait par essence amoureuse. Et « Connais-toi en moi » n’est possible que si et seulement si je suis amoureux de l’autre. Seul le risque passionnel, sensuel et sublimé, transmue la brûlure du désir foncièrement sadomasochiste en cette épure qui conduit la transcendance de soi à se réaliser hors de soi, en œuvres sans fin, en existence active : car la vie des saints eux-mêmes est sociale et transmissible à l’infini.
La pensée de Stéphane Mosès nous invite à situer les coupures opérées par le christianisme et par les Lumières dans l’histoire complexe des ruptures et retissages du judaïsme et du christianisme. Ainsi seulement, à partir et par delà le fil rompu de la tradition, il laisse entendre que l’étranger comme le moderne (fût-il herméneutique, critique ou analytique), participe de cette «  figure cachée » par excellence, à travers laquelle la Révélation se renouvelle dans et à partir de ses scansions mêmes.
Merci à Stéphane Mosès de m’avoir, pendant des années, accompagnée dans ces réflexions, et de les avoir en quelque sorte légitimées pour me permettre de les reformuler ce soir, en m’adressant à sa mémoire. Dans cette aventure difficile, mais la seule qui mérite d’être pensée et vécue, le jour anniversaire de Stéphane Mosès, le 11 mai, alors qu’il nous a quitté depuis près d’un an, nous fait rencontrer l’expérience essentielle de cet homme, juif et européen, dont l’exigence et la finesse nous aident à penser quand le sol se dérobe.

 

Julia Kristeva
Mai 2008

Hommage à Stéphane Mosès, prononcé au Centre de la littérature et de la recherche culturelle de Berlin, le 9 juin 2008.

 

 

 

 

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