Julia Kristeva

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La passion selon Thérèse d'Avila

Bernini

Thérèse d’Avila (1515-1582) a mené et écrit une expérience extravagante, qu’on appelle mystique, à un moment où le pouvoir et la gloire espagnols ‑ ceux des Conquistadors et du Siècle d’Or ‑, commençaient à décliner. Plus encore, Erasme et Luther troublaient les croyances traditionnelles, de nouveaux catholiques comme les Allumbrados attiraient juifs et femmes, l’Inquisition mettait à l’Index les livres en langue castillane, et les procès pour attester de la « limpieza de sangre » se multipliaient. Fille d’une « christiana vieja » et d’un « converso », Thérèse est témoin, dans son enfance, du procès intenté à sa famille paternelle acculée à prouver qu’elle est vraiment chrétienne et non pas juive ; le « cas » de Thérèse elle-même, comme moniale pratiquant l’oraison, c’est-à-dire la prière mentale de fusion amoureuse avec Dieu qui la conduiront à ses extases, sera soumis à l’Inquisition. Avant que la Contre-Réforme  ne découvre l’extraordinaire complexité de son expérience, ainsi que son utilité pour une Eglise qui cherche à marier ascétisme (revendiqué par les protestants) et intensité du surnaturel (propice à la foi populaire). Theresa de  Ahumada y Cedpeda sera béatifiée en  1614 (trente-deux ans après sa mort),  canonisée en 1622 (« sainte » quarante ans après sa mort), et deviendra, en 1970, dans le prolongement du Concile de Vatican II, la première femme Docteur de l’Eglise, avec Catherine de Sienne.

J’introduirai ma brève présentation de quelques-uns des aspects de son expérience mystique par deux réflexions  d’ordre plus général, philosophique et politique.

  La mystique catholique (dans ses deux apogées : au XIIe siècle avec la mystique rhénane, et à la suite du Concile de Trente et la Contre-Réforme avec,  en particulier, les Espagnols Thérèse d’Avila et son ami, Jean de la Croix)  se situe en  exclusion interne au catholicisme : une marge qui en révèle le cœur. De cette position paradoxale, la mystique est porteuse d’une connaissance anthropologique approfondie, que l’interprétation psychanalytique devait transformer en vérité clinique et sémiologique (je veux dire : relative à l’économie sexuelle et à celle du langage). Je retiens trois éléments parmi d’autres de cette connaissance-méconnaissance, que l’expérience de Thérèse pousse à un paroxysme et à une élucidation  jamais atteints.

La Foi chrétienne est une confiance inébranlable en l’existence d’un Père Idéal, et un amour absolu pour ce Père aimant, qui serait tout simplement le fondement du sujet parlant, lequel n’est autre que le sujet de la parole amoureuse. Père d’Agapé ou d’Amor donc, qui n’est pas Eros. « J’aime parce que je suis aimé/e, donc je suis », tel pourrait être le syllogisme du croyant, que Thérèse met en scène dans ses visions et extases. Freud est loin de rejeter l’existence de ce « père aimant » : il y fait allusion dans le « Moi et le ça » lorsqu’il découvre d’« identification primaire » avec le « père de la préhistoire individuelle »  (à ne pas confondre avec le père de la préhistoire collective de la « horde primitive ») : il possède les qualités des « deux parents » et l’identification avec lui est « direkte und unmittelbare » (direct et immédiate). Il ne s’agit là, pour le psychanalyste, que d’une variante du « père œdipien ». En revanche, dans sa méconnaissance de l’Œdipe, la foi chrétienne ne retient que l’Amour désérotisé du Père et pour lui, comme fondement de la possibilité de la Parole, qui n’est que si et seulement si la parole est parole d’amour. On peut remonter, et Thérèse ne se prive pas de le faire avec d’autres mystiques, au « Cantique des cantiques »  comme source de cette coprésence parole/amour.

Cependant, cette idéalisation extrême n’est maintenue à l’état pur, et avec une injonction au refoulement, que dans le message exotérique de l’Eglise. Au contraire, dans sa position d’exclusion interne, la mystique ne cesse de re-sexualiser l’idéalisation. Freud a mis en évidence cette logique des alternances dans l’économie pulsionnelle (cf. « Pulsions et destin des pulsions ») : quand les processus et les excitations dépassent certaines limites quantitatives, ils sont érotisés. Les mystiques, et tout spécialement Thérèse, non seulement participent de ce retournement, mais certains, et notre sainte plus que d’autres, parviennent à le nommer. Dès lors, l’alternance idéalisation-désexualisation-resexualisation et vice-versa transforme l’amour pour le Père Idéal en une violence pulsionnelle sans frein, en une passion pour le Père qui se révèle être une père-version sadomasochique. Jeûnes éprouvants, pénitences, flagellations ‑ y compris à l’aide de bouquets d’orties sur des plaies à vif, convulsions, et jusqu’aux comas épileptiques, qui profitent des fragilités neuronales ou hormonales : je n’ai nommé que quelques-unes des extravagances sadomasochiques qui jalonnent la suite des « exils du moi » dans Lui (pour reprendre une expression de Thérèse),  ses transferts dans l’Autre (pour utiliser mon langage). Bien plus que l’« enfant battu », c’est le « Père battu » que vénère le christianisme dans la Passion christique à laquelle s’identifie le croyant et, de manière paroxystique, l’orant dans son oraison. Manière gratifiante s’il en est de soutenir l’humanité souffrante,  aussi bien que la féminité passive des deux sexes, et jusqu’aux violences sadomasochiques. Le constat de Dostoïevski « C’est trop idéaliste et de ce fait cruel » (cf. Les Humiliés et les Offensés) peut être lu comme un résumé de la père-version mystique, et de celle de Thérèse.

L’incitation à la souffrance s’apaise dans le christianisme par une satisfaction orale : l’eucharistie réconcilie le croyant avec le Père battu et, davantage encore, elle adjoint au corps de cet Homme de douleur que « je » deviens moi-même en avalant l’Autre, les attributs mêmes de la bonne mère nourricière.  Nombre de mélancoliques et d’anorexiques du Moyen âge  affluaient dans les églises pour ne manger qu’une seule nourriture : une lamelle du corps saignant  et maltraité de l’Homme Dieu. Et qui leur permettait de durer de longues  années dans cette exaltation, malgré la faim et par le seul truchement de la satisfaction orale et symbolique. Car, d’avoir oraliser l’idéalisation-rexesualisation, le christianisme a fait aussi de la parole elle-même l’objet ultime du désir et de l’amour : « Rien de ce qui est extérieur à l’homme  et qui entre en lui ne peut le profaner, c’est ce qui sort de l’homme qui profane l’homme… » (Mt 15, 11 et Mc 7,15).  Thérèse est non seulement consciente de cette oralité essentielle de son amour pour l’Epoux doté d’attributs maternels, mais elle la revendique avec force, et franchit avec une désarmante ingénuité le pas qui conduit ce Dieu à mamelles au plaisir de dire, le plaisir de téter à la sublimation verbale : « L’âme disait qu’elle savourait le lait coulant du sein de Dieu », écrit la sainte dans ses Pensées sur l’amour de Dieu (5 :5).

Dans la foulée, elle commente inlassablement le célèbre verset du Cantique « Qu’il me baise des baisers de sa bouche », avant de ponctuer : « Cette parole peut se comprendre de bien des manières […] mais l’âme ne s’occupe pas de cela. Ce qu’elle veut, c’est la prononcer (« El alma no quiere ninguno, sine decir estas palabras » (Ibid., 1 :10). Du plaisir de téter au plaisir de dire : quelle différence? N’est-ce pas la même jouissance ? Thérèse est sur la voie de devenir psychanalyste ?

En conséquence de cela, et dans le fantasme, la génitalité est abolie parce qu’elle est déplacée sur le plaisir de renaître par l’oralité. Et cette renaissance est doublement assurée : par l’identification cannibalique avec le Père battu ; et par la reconquête du Temps sous l’espèce de l’éternité de la parole, qui devient l’objet princeps du désir (objet « a »), une narration ouverte à la quête infinie du sens subjectif, forcément subjectif.

Ces trois aspects de la foi chrétienne (1. Il existe un Père idéal, la Foi est un amour pour et de ce père ; 2. Cette idéalisation se reséxualise : le Père est un père battu et je jouis avec lui de sa castration et de sa mise à mort ; 3. Mais je m’associe aussi à Lui par les deux vertus de l’oralité, eucharistie et parole, créatrice d’une véritable parthénogénèse, d’un auto-engendrement du Moi qui m’ouvre le Temps et la sublimation),  mis en valeur par la mystique, constituent un dispositif subtil et d’un redoutable efficacité. Il provoque et accompagne simultanément, en les modulant, les accidents qu’encoure la désintrication pulsionnelle, c’est-à-dire la dissociation de la pulsion érotique et de la pulsion de mort :  la somatisation,  la perversion,  la sublimation.

On comprend que dans le dipositif libidinal ainsi constitué,  le féminin et le maternel sont résorbés dans la reconquête permanente d’une singularité exigeante du sujet de la sublimation.  L’accent mis par Duns Scott sur l’ecceitas   devait formuler cet aboutissement de la foi chrétienne dans la vérité, compris comme singulier incommensurable. Les expériences privilégiées de cet accomplissement seront nécessairement l’écriture (comme élucidation de l’expérience) et la fondation (acte politique qui innove l’espace institutionnel et la temporalité communautaire).

Thérèse entreprend la réforme du Carmel chaussé en Carmel déchaussé, quelque temps après avoir commencé l’écriture du Livre de sa Vie (1560), et continue à écrire tout en fondant dix-sept monastères en vingt ans. Ce faisant, elle se montre  à la fois comme « le plus virile des moines » ‑ « Je ne suis pas une femme, j’ai le cœur dur », écrit-elle ‑, et comme un défenseur convaincu de la spécificité féminine – en affirmant par exemple que les femmes sont plus aptes que les hommes à pratiquer l’expérience spirituelle de l’oraison, ou en se battant contre la hiérarchie de l’Eglise et de la royauté pour favoriser le monachisme féminin. Vous comprenez que ce ne sera pas la « différence sexuelle » (problème moderne), mais l’économie de la sublimation très particulière chez Thérèse, et cependant tributaire de la foi catholique, qui m’intéressera dans la suite de mon propos. Pour vous y introduire, je m’arrêterai sur quelques aspects de ses visions et de son écriture.

 Seule fille dans une fratrie de sept garçons (avant la naissance des deux  « petits », une fille et un garçon), très attachée à sa mère et à son père, à son frère Rodrigo, à son oncle paternel Pedro, à son cousin, le fils du deuxième oncle paternel Francisco, dans une famille aux harmoniques incestueuses, aisée quoiqu’en train de s’appauvrir, Thérèse perd sa mère à l’âge de treize ans.  Lorsqu’elle décide de se  faire carmélite et prend l’habit au couvent de l’Incarnation, le 2 novembre 1536, elle a vingt et un ans ; son corps est un champ de bataille entre les désirs culpabilisés qu’elle ne fait que suggérer dans sa Vie, précisant que ses confesseurs lui interdisent de les développer, et l’exaltation idéalisante dont témoigne le culte intense qu’elle voue à Marie (mère vierge) et à Joseph (père symbolique). D’une étonnante lucidité, elle confie dans sa biographie la manière dont ces tourments l’ont conduite aux convulsions et aux pertes de consciences suivies, dans certains cas, de comas qui   durent jusqu’à quatre jours : l’épileptologue français, le Dr Pierre Vercelletto, après l’Espagnol E. Garcia-Albea, diagnostique une « épilepsie temporale ».

 Ces crises sont accompagnées  de « visions » que la moniale décrit comme ce que les neurologues appellent des « auras » : non pas des « vues » par les « yeux du corps », mais ce que j’appellerais volontiers des « fantasmes incarnés » : perceptions par tous les sens de la présence enveloppante, rassurante, aimante de l’objet du désir : de l’Epoux.  Le Père idéal, qui la persécute à cause de « ses tentations », « manquements à l’honneur » et « dissimulations », en la faisant souffrir jusque dans ses os, se transforme en père aimant : Thérèse réussit là où Schreber échoue, Dieu ne la juge plus, ou de moins en moins, parce qu’Il l’aime.

Les « visions » traduisent cette alchimie salvatrice.  D’abord la « vision » n’est qu’une « face sévère » désapprouvant ses « visiteurs » trop désinvoltes ;  ensuite elle devient même un « crapaud » qui ne cesse de grossir : hallucination du sexe du visiteur ?  Enfin, il s’agira  de l’Homme de douleur lui-même, tel que la moniale l’a vu présenté sous la forme d’une statue du Christ dans la cour du couvent : homme martyrisé avec les souffrances duquel elle est ravie de s’identifier.

Ravie est bien le mot : Thérèse est enfin unie avec « le Christ comme homme : Cristo como hombre, elle se  l’approprie ‑ « certaine que le Seigneur était au-dedans de moi » (dentro de mi).  « Je ne pouvais alors aucunement douter qu’il soit en moi ou que  je sois moi-même tout abîmée en lui » (yo todo engolfada en el) (Vie 10 :1).  Ainsi, l’exaltation de tous les sens bascule souvent dans une parfaite annulation : l’âme est dépourvue de capacité de « travail », ne subsiste qu’un « abandon », une exquise passivation dans la béatitude : « On ne sent rien, on ne fait que jouir sans savoir ce dont on jouit » (18 :1) ; « privée même de sentiment » (18 :4), « une sorte de délire » (18 :13). Positif et négatif, jouissance et douleur extrême, toujours les deux ensemble, ou en alternance. Ce brouet broie le corps et l’exile dans une syncope où le psychisme est à son tour anéanti, « hors de soi », avant que l’âme ne soit capable de déclencher la narration de cet état de « perte ». Le récit qui s’ensuit est d’abord confié par Thérèse à ses confesseurs affolés et/ou séduits, avant qu’elle ne se mette à l’écrire et que ces pères, dominicains et jésuites, ne l’autorisent à le faire. L’acmé de ces « visions » auxquelles participent tous les sens confondus se trouve dans la description de sa  la Transfixion, restituée en marbre par le Bernin (1646), et qui fit les délices de Lacan. Je vous la livre :  

 « Oh ! Combien de fois me trouvant dans cet état, me suis-je souvenue de ce verset de David : Quaedmodum desiderat cervus ad fontes aquarum ! […] Quand ce transport n’est pas à son plus haut degré, il s’apaise un peu, semble-t-il, par l’usage de quelques pénitences ; du moins l’âme, ne sachant que faire, y cherche-t-elle un peu de soulagement… D’autres fois le transport est si violent, que cette recherche de la souffrance devient impossible comme tout le reste. Le corps est anéanti, on ne peut remuer ni pied ni main. Si l’on est debout, on s’affaisse comme un objet inanimé. C’est à peine si l’on respire… En cet état, il a plu au Seigneur de m’accorder plusieurs fois la vision que voici. J’apercevais un ange au près de moi, du côté gauche, sous une forme corporelle… Il n’était pas grand, mais petit et très beau, son visage enflammé semblait indiquer qu’il appartenait à la hiérarchie la plus élevée, celle des esprits tout embrasés d’amour. Ce sont, je pense, ceux que l’on nomme chérubins… Je voyais entre les mains de l’ange un long dard qui était d’or, et dont la pointe de fer portait à son extrémité un peu de feu. Parfois il me semblait qu’il me passait ce dard au travers du cœur et l’enfonçait jusqu’aux entrailles. Quand il le retirait, on aurait dit que le fer les emportait avec lui, et je restais tout embrasée du plus grand amour de Dieu. La douleur était si intense qu’elle me faisait pousser ces faibles plaintes dont j’ai parlé. Mais en même temps, la douceur causée par cette indicible douleur est si excessive, qu’on n’aurait garde d’en appeler la fin, et l’âme ne peut se contenter de rien qui soit moins que Dieu même. Cette souffrance n’est pas corporelle, mais spirituelle ; et pourtant, le corps n’est pas sans y participer un peu, et même beaucoup… Mais dès qu’il se fait sentir, le Seigneur ravit l’âme et la met en extase. Ainsi elle n’a pas le temps d’endurer ni de souffrir : presque aussitôt elle entre dans la jouissance. » (« Porque viene luego el gozar », Vie 29 : 11-14)

  Son « tourment » est une « béatitude », et cet amalgame de plaisir et de douleur auto-érotiques est une « jouissance spirituelle », dit-elle, géante masturbation aux lèvres ourlées par les idéaux de la Bible et de l’Évangile, qui n’ignore pas moins la « forme corporelle ». L’humanité du Christ est dans l’air de cette époque que respirent Erasmus et les « Illuminés », juifs convertis et  de nombreuses femmes qu’on appelle « alumbrados ». Les extases de Thérèse sont d’emblée et sans distinction paroles, images et sensations physiques, esprit et chair, à moins que ce ne soit chair et esprit : « le corps n’est pas sans participer au jeu, et même beaucoup ».  D’emblée aussi, l’expérience est double : « objet » de ses transports, la carmélite n’en est pas moins aussi le « sujet » ; les « grâces » et les « ravissements » s’accompagnent d’une lucidité inouïe, extravagante. Perdue et retrouvée, dedans et dehors et vice versa, Thérèse est un fluide, un ruissellement constant, l’eau sera son élément : « J’ai un attrait particulier pour cet élément : aussi l’ai-je observé avec une attention spéciale » (DIV : 2,2),  et la coulante métaphore sa manière de penser.

L’énigme de Thérèse est moins dans ces ravissements, que dans le récit qu’elle en fait : les ravissements existent-ils ailleurs que dans ces récits ? Epilepsie ou pas, c’est le filtrage du choc comitial, de la décharge pulsionnelle, à travers la grille du code catholique, dans la langue castillane de Thérèse qui tout à la fois constitue sa survie biologique et garantie sa durée dans la mémoire culturelle. Elle en est tout à fait consciente : « … fabriquer cette fiction (hacer esta fiction) pour donner à comprendre », écrit la carmélite dans Le Chemin de perfection, 28 :10.

De la « fiction » thérésienne, je retiendrais d’abord cet état que sa religion décrit comme extatique, et que je qualifierais comme une régression jusqu’à ce que Winnicott appelle un « psyché-soma ». J’aborderais  ensuite son usage de la métaphore de l’eau – dont je soutiendrai qu’elle n’est pas une métaphore mais une métamorphose. Et enfin, je commenterai son identification avec le Divin qu’elle trouve au cœur de son Château intérieur, dans la septième demeure ; autrement dit, je pointerai le paradoxe, chez Thérèse, d’un Dieu introuvable autrement qu’au fond… de l’âme de l’écrivaine.

 

Thérèse entame sa « recherche »  par une « suspension des puissances » (c’est ainsi qu’on appelle à l’époque l’entendement, la mémoire et la volonté) pour atteindre ce qu’il faut bien appeler un état de régression où l’individu pensant perd ses contours identitaires et, en dessous du seuil de la conscience, devient un « psyché-soma [1]  ». Dans cet état qui renvoie, pour la psychanalyse, aux états archaïques de l’osmose entre le nourrisson voire l’embryon et sa  mère, le lien à soi et à l’autre se maintient, fugace, par une sensibilité extravagante, infra-linguistique, dont l’acuité excessive  est à la mesure de la perte des facultés d’abstraction jugeante. Une autre « pensée » en résulte, une a-pensée, plongée sous-marine à laquelle le terme d’« esprit » convient moins que celui de « représentation sensorielle » ou de « pyché-soma » : comme si l’ « esprit » raisonnant passait le relais de l’être au monde  à une  « élaboration imaginaire » dont le siège serait le corps, tout entier touchant-sentant le dehors et le dedans, ses fonctions physiologiques propres ainsi que le monde extérieur – sans la protection du « travail intellectuel », sans l’aide de la conscience jugeante.    D.W. Winnicott s’étonnait qu’on localise l’« esprit » dans le cerveau, tandis que certains états régressifs de ses patients attestent, selon lui, que tous les sens et tous les organes participent à l’auto-perception aussi bien qu’à la perception du monde : autrement dit que la psyché est corps (soma), et le corps est psyché.

Comment dire cette autoperception du psyché-soma qui advient dans l’état passionnel – de Thérèse épouse de Jésus, ou d’un intense contre-transfert chez des personnalités limites ?

Le style thérésien est intrinsèquement ancré dans les images, elles-mêmes destinées à transmettre ces visions qui ne relèvent pas de la vue (ou du moins pas seulement de la vue), mais habitent le corps-et-l’esprit tout entier, le psyché-soma. De telles « visions » ne peuvent que  se donner d’abord et essentiellement au toucher, au goût, à l’ouïe, avant de transiter par le regard. Disons qu’un imaginaire sensible [2]   donc – plutôt qu’une « imagerie », « imagination » ou « images » au sens scopique du terme – convoque les mots dans les écrits de Thérèse,  pour qu’ils deviennent l’équivalent du senti de Thérèse, et pour mettre en jeu le senti de ses destinataires : les confesseurs de la Madre qui exigent et encouragent ses textes, ses sœurs qui la magnifient, et les lecteurs présents et à venir  que nous sommes dans le Temps.

Mots métaphores, mots comparaisons ou mots métamorphoses ? Comment Thérèse s’est-elle appropriée la langue castillane pour lui faire dire que le lien amoureux d’une cloîtrée à l’objet de désir, à  l’être autre – en soi-même et/ou hors de soi – que le lien amoureux, donc, est un lien sensible ? Comment dire de manière contagieuse cette altérité que lui fait éprouver la séparation dans l’amour, mais qui aussi peut la combler par l’amour ?  Et qui n’est ni une loi abstraite ni une vocation spirituelle, ni un souci métaphysique : mais inévitablement appel-et-réponse, réciproques et non-symétriques, entre deux corps vivants en contact désirant ? Un lien  entre deux désirs contagieux ?

Serait-ce une fulgurance intime ou la résurgence du thème évangélique du baptême ? Ou une fidélité à l’Abécédaire de  l’« allumbrado » Francisco de Osuna qui guide les oraisons mentales de Thérèse, et  dont le Troisième Abécédaire abonde en images d’eau et d’huile pour évoquer  l’état d’abandon (dexamiento), cher aux illuminés (los Alumbrados), et que cet auteur ne se prive pas d’associer  au nourrisson allaité par sa mère ? Tous à la fois sans doute, sans oublier la régression plus ou moins inconsciente de l’amoureuse de son Seigneur idéal à l’état d’embryon touché-baigné-nourri par le liquide amniotique. Toujours est-il que  l’ « image » de l’eau vient d’emblée sous la plume de Thérèse (Vie, 11 : 6) : « l’eau est mon élément », affirme-t-elle.

Et de se réfugier dans sa condition de femme et de prétexter son inaptitude au « langage spirituel » pour se faire excuser de cette « récréation » que serait son recours à la « comparaison » ! Ainsi justifiée, elle distingue quatre étapes de l’oraison qu’elle décrit comme « quatre eaux » qui arrosent le jardin de l’orant  (Cit. Vie 11 : 7) : le puits, la noria et les godets, la rivière, la pluie.

 

 A suivre ses textes, je saisis  que l’eau signifie pour la moniale le lien de l’âme au divin : lien amoureux qui met en contact la terre sèche du jardin thérésien avec Jésus. Jaillissant de dehors ou de dedans, active et passive, ni l’un ni l’autre et sans se confondre avec le labeur du jardinier, l’eau transcende la terre que je suis et la fait être autre : un jardin. Moi, terre, je ne deviens  jardin que par le contact d’un  medium vivifiant, l’eau. Je ne suis pas eau, puisque je suis terre ; mais l’eau n’est pas Dieu non plus, puisqu’Il est le Créateur. De notre rencontre, l’eau est la fiction, la représentation sensible : elle figure l’espace et le temps du corps-à-corps,  la coprésence et  la copénétration qui fait être : être vivant. Car la fiction de l’eau m’associe à Dieu sans m’identifier, elle maintient la tension entre nous et, tout en me remplissant du divin, m’épargne la folie de me confondre avec lui : l’eau est ma protection vivante, mon élément vital. Figure du contact mutuel de Dieu de la créature, l’eau détrône Dieu de son statut suprasensible et le fait descendre, sinon au rôle de jardinier, du moins à celui d’élément cosmique que je goûte et qui me nourrit, qui me touche et que je touche.

Husserl disait que « la ‘fiction’ constitue l’élément vital de la phénoménologie comme de toutes les sciences eidétiques [3]  ». Entendons  que la fiction « fertilise » les abstractions en se servant de riches et exactes données sensorielles transposées dans des images claires.  Jamais peut-être cette valeur de la fiction comme « élément vital » pour la « connaissance des « vérités éternelles » n’a été aussi justifiée que dans l’usage de l’eau par Thérèse  écrivant ses états d’oraison.  Un exemple « parlant » de cette quête de la sublimation par une parole aspirant à resexualiser en se confondant avec l’expérience de la régression-exaltation amoureuse.

        Pour le dire autrement, non seulement le mot « eau » figure la rencontre de la terrienne avec son ciel, mais, dans l’état d’oraison, Thérèse s’immerge au-dessous de la barrière des mots-signes  dans le psyché-soma. C’est par sa fiction (mieux et autrement que par l’épilepsie) qu’elle se soustrait aux « puissances » (entendement, mémoire, imagination). Dès lors, ce qui reste des « mots » n’est plus un « signifiant-signifié » séparé des « référents- choses », comme il est d’usage dans l’entendement qui opère avec des « mots- signes » d’une réalité extérieure. Au contraire, l’oraison qui amalgame le moi et l’Autre, amalgame aussi le mot à la chose : le sujet parlant frôle quand il ne subit pas la catastrophe du mutisme, le soi « se perd », « se liquéfie », « délire ». A mi-chemin entre ces deux extrêmes, une fine membrane plutôt qu’une barre sépare le mot de la chose : ils se contaminent et se dissocient en alternance, le soi se perd et se retrouve, catastrophé et jubilant, entre deux eaux. Un côté effondrement, un côté  ravissement : la fluidité du toucher aquatique traduit avec justesse cette alternance.

Thérèse plonge dans sa langue maternelle comme dans un bain consubstantiel à l’expérience d’engendrement d’un nouveau soi lové à l’Autre, un soi aimant l’Autre que ce soi résorbe et que l’Autre absorbe. L’eau s’impose comme la fiction absolue, inévitable, du toucher amoureux, par laquelle je suis touché/e par le touché  d’autrui qui me touche et que je touche. L’eau : fiction  du transvasement entre l’être autre et l’innommable intimité, entre le Ciel et le vagin, le milieux extérieur et l’organe intérieur.

Ni comparaison ni métaphore, mais les deux à la fois, sans oublier de les jouer l’une contre l’autre comme des contraires symétriques, d’annuler même l’eau par le feu et vice versa, dans un empilement d’images contradictoires, de perdre le fil logique de ces multiples inversions et annulations, pour créer une perceptible fluidité du sens lui-même, en définitive. Et  pour nous contaminer par la dynamique psychique, physique, cosmique et stylistique de ses propres  métamorphoses.  Au sens de Baudelaire qui refusait « le cerveau du poète » « se comparant à un arbre », et affirmait « devenir une réalité » (Paradis artificiels) : ne pas être comme l’autre, mais être l’autre.   « L’eau n’est pas comme l’amour divin, l’eau est l’amour divin et vice versa. Et j’en suis, nous en sommes : moi, vous, Dieu lui-même»,  tel serait le sens de l’image thérésienne de l’eau, qui nous déplace de la stylistique pour nous  confronter au toucher du psyché-soma que l’écrivaine tente de transmettre.

Au regard des incrédules du troisième millénaire que nous sommes, Thérèse écrit une décomposition de son identité intellectuelle-physique-psychique dans et par le transfert amoureux avec l’Etre Tout Autre : Dieu, figure paternelle de nos rêves infantiles, insaisissable époux de Cantique des cantiques. Par cette métamorphose mortelle et jouissive, qui remédie à la mélancolie de sa douleur de séparée, abandonnée et inconsolable, elle s’approprie l’Etre Autre dans un contact infra-cognitif, psychosomatique qui la conduit à une régression périlleuse et délicieuse,  bordée de plaisir masochique. Ce n’est pas la rhétorique qui nous aident à la lire, mais cette fulgurante révélation d’Aristote dans De l’âme et la Métaphysique, qui attribue au toucher la propriété d’être, de tous les sens, le plus fondamental et le plus universel. Si, en effet, tout corps animé est un corps tactile, le sens du toucher qui spécifie le vivant est tel que « ce avec quoi j’entre en contact entre en contact avec moi [4]  ». De prime abord et par la fiction de l’eau, Thérèse qui se vit baignée par l’Autre, occulte la médiation, et se fantasme immergée dans son Epoux comme il l’est en elle. Mais, en même temps, en diffractant l’eau entre Dieu, le jardinier et les quatre manières de la faire venir, elle critique implicitement cette immédiateté, s’en distancie, et tente de déplier son autoérotisme simultanément douloureux et jubilant en une accumulation d’actions physiques, psychiques, logiques. Autant de récits et  d’histoires d’eau. Ce n’est pas l’eau mais la fiction de l’eau qui diffuse le fantasme d’un toucher absolu dans une série de paraboles auxiliaires (noria, puits, pluie, jardinier, etc.) ; elle  la couple avec son contraire (le feu), la rend responsable d’états contradictoires, avant de chercher d’autres images, de se désintéresser des images, des mots, de l’écriture, de se retirer de l’échange, de l’amour. L’eau serait-elle, en conséquence, autant la fiction de l’impact sensoriel du divin sur Thérèse, qu’une critique – inconsciente, implicite, ironique – de cet impact du divin lui-même ? Jusqu’à la dissolution du Père Idéal, de l’Autre dans l’orante, dans l’écrivaine?

Si l’eau est l’emblème du rapport entre Thérèse et l’Idéal, on comprend que son Château intérieur (qui est, en réalité, la « métapsychologie » de Thérèse, la voyage à travers les étages de la psyché jusqu’à sa vérité)  n’est pas une forteresse, mais un puzzle de « demeures » : moradas aux cloisons perméables. C’est dire que la transcendance selon Thérèse se révèle  immanente : le Seigneur n’est pas au-delà mais en elle ! De quoi lui valoir les ennuis qu’on imagine avec l’Inquisition, les confesseurs et les éditeurs, qui atténueront cette prétention.

Mais elle n’est pas sans conséquence.

La première serait-elle une ironie qui frise l’athéisme ? Dans un feuillet non retenu du Chemin de perfection, Thérèse conseille à ses sœurs de jouer aux échecs dans les monastères, même si ce n’est pas permis par le règlement, pour... « faire échec et mat au Seigneur [5]  ». Une impertinence qui résonne avec la célèbre formule de Maître Eckart : « Je demande à Dieu de me laisser libre de Dieu ».

La seconde est  formulée par Leibnitz.  Il écrit dans une lettre à Morell du 10 décembre 1696 : « Et quant à sainte Thérèse, vous avez raison d’en estimer les ouvrages ; j’y trouvai cette belle pensée que l’âme doit concevoir les choses comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde. Ce qui donne même une réflexion considérable en philosophie, que j’ai employée utilement dans une de mes hypothèses ». Thérèse inspiratrice des monades leibniziennes toujours déjà contenant l’infini ? Thérèse précurseur du calcul infinitésimal ?

La doublure de cette passion sublimatoire : sublime en risques, sublime en jouissances et sublime en lucidité, est, bien entendu, le masochisme. Les modernes que nous sommes prétendent en être sortis. Mais est-ce si sûr ? Et à quel prix ?

 

  Julia Kristeva



 

[1] Cf. D.W.Winnicott, « L’esprit et ses rapports avec le psyché-soma », in  De la psychiatrie à la psychanalyse (1958),  Payot, 1969, p. p.135-149.

[2] Du grec aisthesis : un seul terme pour désigner le toucher et la sensibilité, comme l’allemand Gefühl.

[3] Ideen I, § 70, trad. Ricoeur, Gallimard, 1971, p. 227.

[4] Cf . la magnifique interprétation du toucher par  J.-L. Chérien dans  L’Appel et la réponse, Minuit, 1992, p. 103 sq.

[5] Chemin,  éditions du Cerf, p. 754.

 

 

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