La passion maternelle

 

J’aborderai ce thème ambitieux du maternel séculier en empruntant le chemin plus classique de la passion maternelle, mais sans oublier le mot « séculier ». Ainsi formulée, ma réflexion traversera au moins quatre thèmes sociopolitiques qui concernent la psychanalyse. En regrettant que celle-ci ne s’y implique pas davantage,  j’espère néanmoins que ma réflexion contribuera à  les éclairer.


-  1.       Les sciences de la vie et l’obstétrique maîtrisent chaque jour un peu plus l’énigme de la gestation qui conférait naguère, du fait même qu’elle était une énigme, un pouvoir à la mère aussi bien qu’ un rejet angoissé et revendicatif de ce pouvoir. Et pourtant, malgré ou à cause de notre gestion technique de la gestation aujourd’hui, la fertilité féminine et la période de la grossesse constituent toujours, non seulement un pôle de fascination imaginaire dans nos démocraties dites d’« opinion », mais aussi un refuge du sacré. En effet, à écouter le besoin de croire moderne, l’« au-delà » ne serait plus au-dessus de nos têtes mais dans le ventre maternel. Etre mère aujourd’hui ne nous confronte-t-il pas  aux survivances d’un sentiment religieux qui, bardé de biotechnologie, a perdu ses protections morales mais non pas ses espérances paradisiaques ?  Si le judaïsme d’un côté, les philosophies chinoises de l’autre, avec des valeurs telles que « la procréation » et  « la famille », semblent bien armés pour faire face  à l’assaut de cette religiosité vitaliste à tout prix,  qu’en est-il  des modèles que propose la sécularisation ?
-   2.       Parallèlement, les difficultés de la prise en charge économique et personnelle de la néoténie engagent la solidarité nationale, toujours en discussion : congés des deux parents, prime pour chaque enfant ou seulement pour le troisième  le débat est encore d’actualité. Etre mère aujourd’hui nous confronte également à l’embarras de la globalisation - peut-être à son impossibilité à résoudre politiquement la question capitale de la procréation de l’espèce humaine.
-  3.        Mon expérience comme présidente du Conseil national Handicap m’a fait rencontrer de nombreuses « mères courage » : mères d’enfants handicapés, d’enfants en difficultés, en échec scolaire, en échec de socialisation. Chacun sait que ce sont généralement les mères qui « assument » et « assurent » en première ligne. Même abattue que soit une mère d’enfant «en échec » ou « différent », elle reste une battante. Elle ne se désespère que pour  l’échéance ultime : « après sa mort » : « Que se passera-t-il après ma mort ? »  Tant qu’elle est vivante, la mère est là pour garantir la vie, au mieux et quelles qu’en soient les limites. Et puisque la célèbre « crise des valeurs » que nous traversons, paraît-il, n’en garde qu’une, qui emporte apparemment l’adhésion générale  la valeur «  vie » , les mères courage apparaissent de nos jours comme la pierre angulaire d’une civilisation qui n’a plus de repères.
- 4.  Enfin, l’actualité française, mais aussi mondiale, nous confronte à la criminalité maternelle : pédophilie qui, bien que plus rare côté femmes, n’épargne pas la mère,  mais aussi maltraitance diverses, infanticides, « bébés congelés », etc. Dans  ces dénis de la  grossesse et de la maternité  se profile une catastrophe banalisée de la « relation d’objet »,  chez des mères apparemment socialisées « sans problèmes ». : une banalisation de la perversion et de la psychose, que la maternité ne perlabore ni ne sublime, mais au contraire  vient masquer voire stimuler.

 

  Dans le contexte que je viens de dessiner à grands traits, à travers ces quatre thèmes, il reste une place vacante : celle d’une réflexion sur la passion maternelle. Après Freud et avec Lacan, la psychanalyse se préoccupe beaucoup de la «fonction paternelle » : sa nécessité, ses défaillances, ses suppléances et j’en passe. Philosophes et psys semblent moins inspirés par la « fonction maternelle », peut-être parce que celle-ci n’est pas une fonction mais, précisément, une passion. Le terme de « suffisamment bonne mère» proposé par Winnicott, qui s’est pourtant avancé davantage et autrement que Freud dans cet univers, court néanmoins le risque d’éviter la violence passionnelle de l’expérience maternelle. Les travaux d’André Green ont approfondi l’analyse de la « folie maternelle », et ceux de nombreux collègues – Ilse Barande, Florence Guignard, Jacqueline Schaeffer ; sans oublier Janine Chasseguet-Smirgel –  y sont consacrés également, mais force est de constater que, paradoxalement,  en célébrant le 150e anniversaire de la naissance de Freud, nous n’en sommes encore  qu’à découvrir  un  nouveau continent.  
Je fais donc l’hypothèse que si la culture moderne, et notamment les médias,  « survalorisent la grossesse » et les « aides à la procréation optimale », c’est pour éviter d’avoir à s’interroger  sur cette passion maternelle - la seule, peut- être, qui ne soit pas virtuelle et sujette aux manipulations spectaculaires, mais qui constitue le prototype du lien amoureux. Ce lien dont nous savons qu’il est le seul « sacré » dans un monde moderne  confronté aussi bien à l’inflation des religions qu’à leur déflagration. Je soutiendrais également que, face à la complexité de la passion maternelle, les mères elles-mêmes participent, plus ou moins inconsciemment, à son occultation : elles préfèrent tirer les avantages de la sacralisation du ventre et de la commercialisation de l’« enfant parfait », de l’« enfant roi », plutôt que d’élucider les risques et les bénéfices que cette passion comporte pour elles-mêmes, pour l’enfant, pour le père et pour la société. On comprendra, par conséquent, qu’il n’y a pas d’autre façon d’accompagner les épreuves biophysiologiques, économiques et idéologiques de la maternité auxquelles j’ai fait allusion en introduction, que de tenter d’affronter les ambiguïtés de cette passion.
Pourrions-nous remplacer le déni de la passion maternelle qui se manifeste  dans le traitement biologique, social et médiatique de la maternité, par une exploration avertie des risques et des bénéfices de cette expérience ? Telle est la question que la maternité pose aujourd’hui, à mes yeux de mère, de psychanalyste et d’écrivain. J’essaierai donc de vous convaincre que la maternité n’est pas un « instinct », qu’elle ne se réduit pas non plus au « désir d’enfant » (Marilia Aisenstein a analysé récemment le « non-désir d’enfant », à ne pas confondre avec la toute puissance narcissique du déni qui réduit l’enfant  à un « mauvais objet » ou un « objet partiel », excrétion à évacuer ou fétiche à momifier). Mais que la passion maternelle est une reconquête, parce qu’une perlaboration-sublimation continue de la pulsion de vie et de mort,  qui dure toute la vie et au-delà.

 

I.   Qu’est-ce qu’une passion ? Je distinguerai, pour commencer, la passion des émotions.   La maternité est une passion  au sens où les émotions (d’attachement et d’agressivité à l’égard du fœtus, du bébé, de l’enfant) se transforment en amour (idéalisation, projet de vie dans le temps, dévouement, etc.), avec son corrélat de haine plus ou moins atténuée. La mère est au carrefour de la biologie et du sens, cela dès la grossesse : la passion maternelle débiologise le lien à l’enfant, sans pour autant se détacher complètement du biologique, mais l’agrippement et l’agressivité sont toujours déjà en voie de sublimation.
  La passion maternelle ne porte pas la trace du clivage : elle est constituée dès le début par le clivage qu’impose la cohabitation devenue flagrante, voire éprouvante, entre biologie et sens.  Ce clivage trouve d’emblée sa représentation psychique, plus ou moins insoutenable, dans la passion de la femme enceinte pour elle-même. L’ambivalence passionnelle est présente dès ces commencements, car le narcissisme de la femme enceinte  est tout à la fois renforcé et déstabilisé : en perte d’identité à la suite de l’intervention de l’amant-père, « elle-même » se dédouble en abritant un tiers inconnu, un pré-objet informe. Autrement dit, dominée par le narcissisme, cette passion maternelle initiale n’en est pas moins triangulaire ; et elle est cependant aspirée par ce pré-objet qu’est d’abord l’embryon, puis le fœtus – dont le statut incertain et encore aggravé par les avancées et les interventions biotechniques actuelles –, confronte l’enceinte  à ses propres limites de sujet,  si ce n’est à ses propres limites d’humain.  Mais on n’a pas attendu les cellules-souches et les dépistages génétiques prénataux  pour s’apercevoir que l’enceinte habite le clivage biologie/ sens. Le regard absent ou incurvé des Madones à l’enfant de la Renaissance italienne, chez Giovanni Bellini par exemple, manifestent ostensiblement ce que beaucoup d’entre nous savent : la femme enceinte « regarde » sans les « voir » et le père, et le monde : elle est ailleurs.
A cette première étape de la passion tournée vers le dedans  ou vers rien, succède la passion de la mère pour le nouveau sujet que sera son enfant : à condition que l’enfant cesse d’être son double à elle- « bon » ou « mauvais » -, et que la mère s’en détache pour lui permettre de devenir un être autonome. Cette motion d’expulsion, de détachement est essentielle. C’est dire que le négatif habite d’emblée la passion maternelle. Et que dans cet apprentissage  de la relation à l’autre qu’est la maternité, la mère est en proie à deux motions contradictoires  du négatif: à la fois la plus grande intensité de la pulsion (l’« identification projective » de Melanie Klein – par laquelle le sujet s’introduit dans l’autre pour  le posséder, le contrôler, lui nuire – est celle de la mère avec le bébé tout autant que celle du bébé avec la mère), et une inhibition de la pulsion quant au but, qui permet à l’affect de se muer en tendresse, en soin, en bienveillance.
Au risque d’en choquer certains, je dirais que sans une expérience optimale de la passion maternelle biface (repli narcissique menacé par la toute-puissance maniaque, puis lien à l’objet par l’identification projective, elle-même  sublimée en tendresse), le sujet femme atteint très difficilement un rapport à l’autre sexe, et plus généralement à l’autre, qui ne soit pure émotion osmotique (attachement/adversité), ou pure indifférence (refoulement, dissociation ou clivage). Je précise que j’entends la passion maternelle au sens structurel de l’expérience : il n’est pas exclu qu’un travail analytique, auto- analytique ou sublimatoire conduise une femme à vivre réellement la passion maternelle, sans gestation et accouchement (par l’adoption, par le recours à une «mère porteuse » ou à d’autres inventions techniques à venir ; ou bien, sur un autre registre, dans des liens de soins, d’éducation et d’enseignement, dans des liens de couple, voire dans ceux de la vie de type associatif). Pour le plus grand nombre et à l’étape actuelle de la civilisation (avant «l’utérus artificiel» !), c’est la passion maternelle de la génitrice qui demeure cependant le prototype du lien amoureux.
Freud était convaincu qu’ « aimer son prochain comme soi-même » est une illusion, un vœu pieux des Evangiles. En effet, un tel amour n’est possible que pour saint François et de rares mystiques comme lui. Je prétends quant à moi qu’« aimer son prochain comme soi-même » revient à cette énigme - plus obscure encore que le mystère de la gestation -,  qu’est  la  « suffisamment bonne mère» : celle qui permet à l’infans de créer l’espace transitionnel lui permettant de penser.
Sur le plan culturel, j’ai constaté que le « génie féminin » (fût-ce à l’écart de l’expérience de la maternité, et dans des aventures aussi diverses que celles de Hannah Arendt, Melanie Klein ou Colette) témoigne de la présence d’un lien à l’objet dès les débuts de la vie psychique. Contrairement à la postulation par Freud d’un « narcissisme sans objet » à la naissance, contrairement au « génie masculin » (philosophes, artistes) davantage porté à l’incantation solipsiste et aux drames de la subjectivité per se. Pour autant, affirmer que pour une femme, et a fortiori pour une mère il y a de l’autre dès les débuts n’a rien d’idyllique. Car c’est l’instabilité qui caractérise cette relation d’objet précoce, instabilité toujours susceptible de virer à l’exaltation maniaque ou à la dépression et à l’agressivité : lui et/ou moi, projection-identification.
   Aussi la maternité, avec ses violences  d’amour et de haine, ressemble-t-elle à une analyse des états limites et des perversions. Je partage l’avis d’auteurs aussi  différents que François Perrier et André Green, pour lesquels la sexualité féminine s’abrite dans la maternité pour vivre sa  perversion et sa psychose, ce qui peut être aussi une occasion préanalytique de les perlaborer.  Je dis donc que la maternité est une perlaboration préanalytique de la perversion et de la « psychose féminine » favorisées par la grossesse – de même qu’il existe des expériences préreligieuses du besoin de croire, ou des expériences pré-politiques de la pluralité du monde.

 

II.   En effet : séductions, fétichisation du corps de l’enfant et de ses accessoires, crises caractérielles, états maniaques (et ceci sans sombrer dans la criminalité que j’ai évoquée, mais souvent au bord de celle-ci), il n’est pas rare que la possibilité même de penser se trouve menacée sous l’emprise d’une telle passion chez une mère.  Elle prend alors son sens sorcier, à moins que ce ne soit celui d’une guerre ethnique, où l’on sait que les plus féroces sont celles qui impliquent les plus petites différences, celles qu’on se livre à soi-même par l’intermédiaire du plus proche (les procès de mères infanticides en sont la preuve).
 Ce drame est  néanmoins aussi une chance d’élaborer la destructivité passionnelle qui sous-tend tout lien, pour en faire un lien possible à l’autre. Et c’est à cette chance inhérente à la passion maternelle que je voudrais consacrer le temps qui me reste, plutôt qu’aux catastrophes identitaires criminelles déjà évoquées, car ce destin liant de la passion maternelle conditionne le destin de notre espèce.
        Car un certain détachement-dépassionnement se produit dans la plupart des cas, qui confère à l’amour maternel sa force d’étayage psychique et vital.  Puisque la plupart des mères ne sont pas en analyse, il faut bien admettre que quelque chose, dans la structure même de l’expérience maternelle, bénéficiant à son tour d’un étayage optimal dans la diversité des structures familiales connues par Homo sapiens, et que nous sommes aujourd’hui en train de bouleverser, favorise ce métabolisme de la passion en dépassionnement. Je vous propose de considérer trois facteurs internes à la passion maternelle elle-même : la place du père, le temps et l’apprentissage du langage.
Je ne m’arrêterai pas au rôle essentiel du père ou de son représentant, qui induit une réappropriation de la structure œdipienne triangulaire, telle que la mère puisse refaire, réparer ou analyser son propre Œdipe, après que la petite fille qu’elle a été l’eut raté, toujours plus ou moins.  Ce versant a été abordé par la plupart des analystes qui se sont intéressés à la maternité.  Je dirai quelques mots du langage et du temps dans la passion maternelle.

 II. A. On ne dit pas assez que l’apprentissage du langage par l’enfant est un réapprentissage du langage par la mère. Dans l’identification projective de la mère et de l’enfant, la génitrice habite la bouche, les poumons, le tube digestif de son rejeton, et, en accompagnant les écholalies, le conduit au signes, aux phrases, aux récits : infans devient un enfant, un sujet parlant. Ce faisant, chaque mère accomplit à  sa façon  la recherche proustienne du « temps perdu » : c’est en parlant la langue de son enfant qu’une  femme remédie pas à pas à la  « non congruence» (comme disent les cognitivistes), à l’abîme qui sépare affect et cognition, et dont se plaint sans fin l’hystérique.
 II. B. Quant à la temporalité, toujours référée dans la philosophie occidentale au temps de la mort, qui hante aussi l’expérience de la maternité, elle se trouve cependant dominée chez la mère par une autre césure : celle du commencement. Bien sûr, les deux parents réalisent que la conception et l’accouchement sont des actes principiels, initiaux, mais la mère l’éprouve plus fortement, de par l’implication du corps propre. Pour elle, ce nouveau commencement qu’est la naissance n’est pas seulement une conjuration de la mort. Les philosophes nous apprennent que la logique de la liberté ne réside pas dans une transgression, comme on pouvait facilement le penser, mais précisément dans la capacité de commencer. Winnicott lui-même suggérait que le bébé n’entame sa sortie de l’utérus pour naître que quand il est suffisamment libre de ses mouvements, quand il a atteint un  certain achèvement biopsychologique, une certaine autonomie : commencement et autonomie serait, pour ce psychanalyste, l’envers et l’endroit d’un même état. Le temps de la mère est confronté à cette ouverture, à ce commencement - ou à ces commencements au pluriel, lorsqu’elle met au monde plusieurs enfants, ou lorsqu’elle devient grand-mère avec ses petits enfants. L’éphémère de la vie que nous donnons éveille sans doute souci et angoisse, mais ces derniers se laissent recouvrir par l’émerveillement devant l’éphémère comme recommencement. J’appelle cette expérience maternelle de la temporalité, qui n’est ni l’instant ni l’irrémédiable écoulement du temps (lequel préoccupe l’homme, plus facilement obsessionnel que ne l’est une femme), la  durée à force de recommencements. Etre libre, c’est avoir le courage de recommencer : telle est la philosophie de la maternité.
Elation phallique ? Déni de la mort ? Horizon paranoïaque ? Ces dérives sont sous-jacentes à la passion maternelle. Il n’en reste pas moins que la temporalité de la passion maternelle peut avoir aussi une valeur analytique de détachement vis-à-vis de l’objet unique : d’invitation à la pluralité des êtres et des liens, et qu’elle peut devenir ainsi source de dépassionnement et de liberté. On comprend que tout en étant le prototype de la passion humaine, la passion maternelle est aussi  le prototype de cette déprise de la passion qui permet à l’être parlant de prendre ses distances vis-à-vis de ses deux bourreaux, qui sont aussi ses deux supports passionnels : les pulsions et l’objet.
Au risque de scandaliser, je dirai que la «  suffisamment  bonne mère»  n’aime personne en particulier : sa passion s’est éclipsée en un dépassionnement, lequel, sans nécessairement devenir monstrueux (ce qui arrive, mais pas fatalement), s’appelle sérénité. Elle ne cultive pas de lien exclusif parce qu’elle est ouverte à tous les liens. Colette campe une mère idéale, la sienne, Sido ; et Sido n’est autre qu’une femme qui refuse de voir sa fille parce qu’elle lui préfère l’éclosion probable d’un cactus rose. Une mère « suffisamment bonne » n’aime rien ni personne, sinon l’ « éclosion » : « L’éclosion possible, l’attente d’une fleur tropicale suspendait tout et  faisait silence même dans son cœur destiné à l’amour». Je traduis : le cadre d’une passion unique lui paraît restreint, son cadre est celui du commencement cosmique. Nous sommes aux frontières de la paranoïa interne à la passion de la maternité. En d’autres termes, et pour paraphraser Freud au féminin, la  « suffisamment bonne mère» pourrait dire : « J’ai réussi là où la paranoïaque échoue. » La mère de Colette réussit, en effet, même si elle ne va pas voir sa fille : elle n’est pas abandonnique, puisqu’elle lui a transmis sa propre passion pour le langage. (Sido a écrit à sa fille des lettres superbes : Colette finit par dire que l’écrivain de la famille, c’est sa mère et non pas « la grande Colette » !) La capacité de partager la passion par la seule saveur de la langue ne serait-elle pas une présence plus libre et plus protectrice que le corps à corps d’une mère gouvernante, auprès de sa fille qui ne cesserait d’en avoir besoin ?

III. J’en arrive ainsi à la capacité sublimatoire de la passion maternelle. C’est parce qu’elle nécessite une sublimation continue que la passion maternelle rend possible la créativité de l’enfant. L’acquisition du langage et de la pensée par l’enfant dépend de la fonction paternelle tout autant que de l’étayage maternel. Comment serait-ce possible si les femmes elles-mêmes étaient inaptes à la sublimation, comme Freud l’a insinué ?  Le fondateur de la psychanalyse a imprudemment avancé cette excommunication peut-être au regard de l’excitabilité hystérique, rebelle à la symbolisation. En revanche, et contrairement à l’hystérie, la passion maternelle opère une transformation de la libido telle que la sexualisation est différée par le courant tendre, tandis que l’exaltation narcissique avec son envers mélancolique, et jusqu’à la « folie maternelle » elle-même assortie de son indestructible emprise, cèdent devant ce que j’appellerai un cycle sublimatoire où la mère se pose en se différenciant avec le nouveau-né.
Freud avait observé un tel cycle sublimatoire dans l’émission et la réception du mot d’esprit. (rappelé par  Jean-Louis  Baldacci à un récent colloque de la SPP sur la sublimation.) En effet, l’auteur du mot d’esprit neutralise ses affects en communiquant sa pensée apparente : il se met en retrait de ses pulsions et de sa pensée latente,  il n’investit que  la réaction du destinataire ; enfin, le plaisir du conteur est  redoublé lorsque le destinataire comprend le sens caché du mot d’esprit, fût-il un piège ! Ce cycle sublimatoire est comparable à ce qui se passe dans l’échange de signifiants entre mère et enfant : émission de « signifiants énigmatiques » préverbaux ou verbaux ; retrait pulsionnel de la mère attentive à la seule réaction de l’enfant ; « prime d’incitation » ou encouragement donnés à la réponse de l’enfant : elle n’investit pas son propre message, mais seulement la réponse de l’enfant ; enfin, de cette circulation la mère obtient en retour une jouissance encore plus grande, à la suite de la réponse de l’enfant qu’elle magnifie et encourage.
Vous le voyez, ce cycle sublimatoire n’est pas dépourvu d’une perversité sublimatoire dans le comportement et la parole maternelle : puisque la mère diffère son emprise  immédiate sur l’enfant pour mieux jouir de cette déprise du corps même, en passant par le rôle  de détentrice du sens dont pourtant l’enfant doit s’emparer pour qu’il y ait « mot d’esprit »!  Sacrée mère! C’est ainsi qu’elle sublime sa passion ambivalente, et permet à l’enfant de créer une langue propre, sa langue à lui : ce qui équivaut à choisir une langue étrangère à celle de la mère, voire une langue étrangère tout court.
Ceux qui prétendent que la passion maternelle manque d’humour se trompent: si les mères peuvent transformer leur emprise sur l’enfant en cycle sublimatoire  ressemblant à celui du mot d’esprit, et favorisant ainsi le plaisir de penser, elles donnent raison à Hegel qui soutenait que les femmes sont l’« éternelle ironie de la communauté ».
Pour le dire autrement, par le dépassionnement progressif et/ou par son aptitude à la sublimation, la mère permet à l’enfant d’intérioriser et de représenter non pas la mère (« rien ne peut représenter l’objet maternel », écrit André Green), mais l’absence de la mère: si et seulement si elle laisse l’enfant libre de s’approprier la pensée maternelle en la recréant dans sa  façon à lui de penser-représenter. La «suffisamment bonne mère» serait celle qui sait s’absenter pour céder la place au plaisir, pour l’enfant, de la penser.
Une sorte de matricide symbolique s’opère ainsi, par l’acquisition du langage et de la pensée par l’enfant qui n’a plus - ou qui a moins besoin de jouir du corps de la mère, que du plaisir à penser, d’abord avec elle, ensuite pour lui-même, à sa place. A condition que la mère participe à son propre matricide symbolique : ce qui suppose que non seulement elle ait dépassionné son lien à sa mère à elle, ainsi que son déni narcissique de l’être autre ;  mais que son message à son enfant  ne soit pas celui d’une emprise, mais un mot d’esprit. C’est seulement si le dépassionnement est en cours dans la passion maternelle, que la sublimation se porte du corps-à-corps entre objets pâtissant,  à la pensée entre deux sujets, et favorise ainsi le développement de la pensée de l’enfant. La passion maternelle n’est pas une sorcellerie puisqu’elle est capable de se transformer en mot d’esprit. Et de transmettre, avec l’ADN, les clés de la culture. L’ordre symbolique n’est pas que paternel, il est paternel et maternel : il inclut la bisexualité et la dimension des sensations et des affects.
   
La passion maternelle nous est apparue clivée entre l’emprise et la sublimation. Ce clivage lui fait courir le risque permanent de la folie, mais ce risque recèle aussi une chance perpétuelle de culture. Les mythes religieux ont tissé leur toile autour de ce clivage. La femme est un « trou » (c’est le sens du mot « femme », aujourd’hui « femelle », nekeva en hébreux), et une reine dans la Bible ; la Vierge est un « trou » dans la trinité chrétienne père/fils/saint-esprit et une reine de l’église. Par ces constructions imaginaires, les religions s’adressaient au clivage maternel : en le  reconnaissant, elles le perpétuaient tout en l’équilibrant. Une sorte de perlaboration de la folie maternelle en résultait, qui rendait possible l’existence d’une humanité pourvue d’un appareil psychique complexe, capable de vie intérieure et de créativité dans le monde extérieur.
Au contraire, à braquer tous les projecteurs sur la biologie et le social, mais aussi sur la liberté sexuelle et la parité, ou encore, en psychanalyse, sur la seule « rêverie maternelle » qui crée l’ « espace transitionnel », nous sommes la première civilisation qui manque de discours sur la complexité de la vocation maternelle. Je rêve que 150 ans après la naissance de Freud, l’approche psychanalytique  de la difficulté d’être mère puisse sortir du cadre des échanges entre spécialistes pour stimuler les mères et tous ceux qui les accompagnent (gynécologues, obstétriciens, sages-femmes, psychologues, analystes, et jusqu’aux médias qui gèrent ce nouveau pouvoir qu’est l’opinion), à affiner notre connaissance de cette passion grosse de folie et de sublimité. Ça manque cruellement, pour être mère aujourd’hui.
L’avenir de la sécularisation, si elle en a un, dépend de la capacité d’une femme à devenir une « suffisamment bonne mère », à condition que la psychanalyse puisse l’accompagner dans cette tâche, à travers et avec l’insoutenable complexité de  son destin passionnel.

Julia Kristeva

 

 

Home