JULIA KRISTEVA

Un père est battu à mort

 

 

 

« …ce qui, depuis deux millénaires, se dit chrétien, repose sur une mécompréhension psychologique de soi-même […] A y regarder de plus près, malgré toute sa foi, seuls dominent en lui les instincts, et quels instincts ! » (Nietzsche, L’Antéchrist, Gallimard, Folio, p. 53.)

 

Merci de m’avoir accordé la possibilité de participer à ce colloque prestigieux, qui ouvre de nouvelles perspectives et dans la théorie et dans l’expérience clinique en psychanalyse, mais aussi, bien au-delà de notre champ spécifique, une réévaluation des tragédies politiques, de l’histoire de l’éducation ou de l’autorité pédagogique, (comme en témoignent les communications de ce matin), en partant du thème parfaitement central du Père Mort. Je développerai devant vous un certain nombre d’arguments autour de cette question dans le champ de la culture, notamment sur la sublimation et sur la religion, avec l’espoir que mes réflexions rencontreront nos préoccupations cliniques à tous. Ce n’est pas chose aisée que de présenter ma pensée devant le Pr Edward Taylor, éminent spécialiste de la langue et de l’œuvre de Shakespeare, et je vous prie d’accepter mes excuses. Mon anglais ne s’est pas encore nettement amélioré, malgré de nombreuses années de recherche et d’enseignement au Département de Français de l’université de Columbia, même si, entre temps, je suis tombée amoureuse de l’Université américaine, notamment grâce aux collègues et aux étudiants de Columbia dont certains sont ici aujourd’hui,  je les en remercie.
Le « père mort » est une expérience clinique que j’ai souvent croisée avec mes analysants, sous maintes variantes en résonance avec mon contre-transfert, que je voudrais mettre en évidence d’emblée. J’ai traversé moi-même cette expérience lorsque j’ai perdu mon père dans des circonstances dramatiques, en septembre 1989, dans ma Bulgarie natale, deux mois avant la chute du mur de Berlin. Il a été assassiné dans un hôpital soi-disant socialiste, où des expériences avaient lieu sur les vieillards, sans qu’on autorise les proches à leurs rendre visite, « par peur des microbes ». Après quoi les cadavres des croyants étaient incinérés pour éviter les attroupements religieux. Je n’ai pas pu, au moment du deuil, en parler autrement que sous la forme d’un roman.
C’est le genre du « roman policier  métaphysique» qui s’est alors imposé à moi, pour la première fois : genre que je continue à pratiquer actuellement, qui mêle réflexions philosophiques, politiques, poétiques et même psychanalytiques. Ce premier roman policier s’intitule Le Vieil Homme et les Loups. Pour dire les choses rapidement, la mort du père m’a conduite à voir la société telle que la décrit Freud : « fondée sur un crime commis en commun ». L’autre conséquence, non moins suggestive sur le plan analytique, est la désinhibition que j’ai éprouvée dans la désacralisation du couple amoureux, par le dévoilement de son refoulé sadomasochique, dans les liens entre les personnages d’Alba et de Sébastian qui entourent le « père mort » du roman.
Je ne reviendrai pas aujourd’hui sur ce sujet, déjà fortement transposé dans mon « polar » sous une forme mythique. Je vous confie cependant cette histoire parce que le deuil et la mélancolie éprouvés à la mort de mon père, ainsi que leur perlaboration-sublimation, sous-tendent les réflexions que je me propose de vous présenter aujourd’hui, et dans lesquelles vous entendrez sans peine les connotations personnelles, auto-analytiques et contre-transférentielles. Je m’interrogerai en particulier sur le fantasme du « père battu à mort », en soutenant que ce fantasme est au fondement de la foi chrétienne. Je l’interrogerai en faisant un bref  détour par le texte de Freud sur cet autre fantasme que vous connaissez : « Un enfant est battu ».
Un manuscrit copte, traduit du grec aux III et IVe siècles, exhumé dans les années 70, a été publié par le National Geographic en avril 2006. Il fait apparaître que Judas aurait non pas « trahi » Jésus, mais « accompli » son dessein d’être mis à mort. L’image du disciple indigne qui nourrissait depuis 2000 ans l’antisémitisme chrétien se trouve ainsi cassée. L’analyste, pour sa part, n’a aucun besoin de ce genre de « preuves » pour constater que la  mise à mort du corps christique n’est pas un fâcheux accident (telle trahison, tel conflit interne au judaïsme, etc.,) et encore moins une résurgence gnostique de l’âme platonicienne (qui se débarrasse du corps pour atteindre l’Idée du Bien et du Beau). Le « père battu à mort » lui apparaîtra au contraire comme une nécessité logique dans la construction chrétienne du sujet du désir, qui déculpabilise l’amour incestuel du père et pour le père, par son déplacement sur la souffrance-passion comme voie obligée de la sublimation. Cette nécessité logique commence par déplacer l’interdit ou l’abandon sous la forme d’une punition de et par le père, vécue comme une souffrance passionnelle ; avant d’autoriser enfin l’amour du et pour le père dans la « réconciliation » par l’ « amour intellectuel infini » (Spinoza), par la sublimation.
Dois-je préciser que je suis athée, et cependant convaincue que la psychanalyse a le redoutable privilège de prêter son écoute au continent religieux, dont les « heurts » aggravent, quand ils ne le conditionnent pas, le mal-être des hommes et des femmes de ce début du troisième millénaire ? Ce constat s’applique à nous tous, quelle que soit notre position de croyants ou de non croyants imprégnés des conséquences de notre environnement culturel et religieux. De l’écoute que nous pourrons y accorder résultera des impasses et des avancées qui engagent l’avenir de la psychanalyse. Car nous sommes très en retard dans notre capacité à aborder les nouvelles variantes de la « crise de la civilisation », mais je ne doute pas que des rencontres comme celles-ci nous feront avancer dans cette voie difficile.
Je soutiendrai que le « complexe paternel » est un universel, modulé toutefois à travers l’histoire des diverses civilisations et religions ; et qu’aujourd’hui, confrontés aux nouvelles technologies de la procréation (mentionnées hier par Eric Laurent), nous devons prendre en considération toutes les variantes de ce complexe qui concerne les pères réels dans leur rapport à la figure structurelle du « père mort », ou plutôt, au pluriel, des « pères morts ». Enfants des Lumières et disciples de Freud, nous nous sommes hâtés de déclarer la mort de Dieu, et nous sommes restés aveuglés devant la complexité et les paradoxes de l’histoire de la religion, surtout quant au rôle du père, qu’il soit… mort ou vif. Je propose ici une lecture inédite de Totem et Tabou, filtrée par une interprétation d’Un enfant est battu, dans laquelle j’examinerai la culpabilité qui sous-tend le meurtre du père comme envers symétrique du désir pour le père.

1. Freud : « Un enfant est battu »
S’il postule l’existence, dans notre inconscient, de fantasmes originaires qui relèvent soit de l’observation de certains événements, soit d’une « vérité préhistorique » remontant aux « temps originaires de la famille humaine », Freud n’en mentionne que trois : la scène primitive, la castration et la séduction. Le fantasme « Un enfant est battu », introduit dans la foulée  en 1919, semble avoir une place particulière, privilégiée, parmi ses « fantasmes originaires » qui vont pourtant structurer la lecture psychanalytique du désir, ainsi que la variété des scénarios sexuels individuels dans laquelle se déploie l’érotisme singulier des sujets parlants. A mi-chemin entre l’« originaire » et  l’« individuel », le mythique et le poétique, « Un enfant est battu » ne serait-il pas l’origine de l’individuation ? Le temps décisif où le sujet se constitue comme choix sexuel et comme identité parlante dans la structure ternaire de la parenté oedipienne? Je, mâle ou femelle, exclu(e) de la scène primitive, cherche ma place entre père et mère, pour à la fois marquer ma différence et prendre une place dans les liens, qui sont indissociablement des liens d’amour et de parole, érotiques et signifiants.
Je résume schématiquement ce texte, en soulignant que Freud tient à marquer la différence entre le fantasme « Un enfant est battu » chez  la petite fille et chez le petit garçon.
La fillette (et la femme) se défend de son amour incestuel pour son père (1re étape du fantasme : « Il m’aime »), et de son masochisme défensif (2e étape : « Non, il ne m’aime pas, il me bat »), en le projetant sous une forme inversée sur un autre, de préférence du sexe de l’objet paternel convoité (3e étape : « Il bat un garçon »).  Deux questions surviennent ici : Comment s’effectue cette délégation du désir féminin à un autre objet, du même ou de l’autre sexe, qui la met, elle, à l’abri en tant que sujet du désir ? Comment advient cette délégation inversée du désir, qui n’est pas un refoulement à proprement parler, mais plutôt ce que j’appellerai une introjection de l’affection pour  le père et du père : une introjection de la père-version ?
Comme je l’ai remarqué ailleurs, avec mes analysantes, la petite fille dans son premier Œdipe vécu avec sa mère construit une altérité précoce, une présence sensible, préverbale, à la fois pôle d’attraction et d’adversité, avec lequel elle ne cessera de se comparer, mesurer, séparer. Toi ou moi ? Telle est dès le début sa question à elle, incapable de se poser en Narcisse sûr de son Moi et imbu de son image. La fillette se met hors jeu de l’excitation qui cependant l’agite, et se défend de sa passion incestuelle d’abord, masochique ensuite, en la concentrant sur autrui : « Toi, il ne t’aime pas parce qu’il te bat ». Qui est ce « toi », cette deuxième personne battue qui protège mon désir coupable d’aimer et d’être aimée?
Freud interprète : le refoulement, qui succède au désir, inverse l’amour paternel en punition d’une autre personne jalousement haïe. Le prototype de cette autre personne battue ne peut être que la mère, rivale de la petite fille et dûment humiliée, y compris dans la meilleure des familles patriarcales.
Pourtant, l’amour ambivalent de la petite fille pour sa mère persiste à protéger la matrone enviée, et cherche d’autres cibles pour mieux mettre à l’abri l’objet maternel aimé/haï. Ainsi, ce sont généralement les autres enfants qui prennent la place de la rivale battue dans le fantasme de la fillette. Pourquoi ce déplacement et cette mascarade ?
Le fondateur de la psychanalyse ne se contente pas d’évoquer les observations quotidiennes d’enfants de la fratrie ou de l’école qui subissent fréquemment des punitions paternelles. Il propose de penser que c’est la culpabilité interne au refoulement du désir propre du voyeur qui crée la nécessité de punition, avec ou sans observation de scènes de punition. Et de relancer l’enquête : d’où viendrait ce refoulement culpabilisant de l’amour du père et pour lui, qui trouve son acmé dans le fantasme de punition, voire de fustigation ?
Une seule réponse s’impose : il ne serait qu’une répétition du refoulement de l’inceste constitutif de l’histoire de l’humanité et dicté par elle. Fondement de la culture qui spécifie notre espèce, le refoulement de l’inceste  le refoulement originel  engendre donc nécessairement et universellement la culpabilité et son corollaire, le masochisme. Cette culpabilité préhistorique peut entraîner (dans certaines circonstances) une forte pulsionnalité individuelle, de fortes harmoniques incestuelles dans la famille, une forte régression aux stades antérieurs du développement psychique  avant la génitalité : à l’oral-anal (la fessée), à la satisfaction onaniste, ou à des variantes de punitions-fustigations qui prennent le corps entier comme zone érogène.
 Je vous propose d’ajouter à la vision freudienne de ce masochisme originel, primaire ou endogène commandé par le refoulement originel de l’inceste, le fait que ce même refoulement, frappant le désir incestueux, entraîne un ultime déplacement de l’excitation, cette fois non pas sur un « objet » autre (« un garçon »), mais sur le medium d’expression et de communication lui-même : le refoulement de l’inceste entraîne un investissement du langage et de la pensée. Sur ce point particulier, j’aimerais situer « l’identification primaire » avec le père de la préhistoire individuelle, mentionnée dans ce symposium par André Green, et que j’ai moi-même développée dans Histoires d’amour (1983), qui conditionne la sublimation préverbale (sémiotique) des pulsions.
Je dis donc que parallèlement au fantasme qu’un « autre est battu », qui vient me défendre de la satisfaction génitale prohibée et/ou du désir incestueux d’être aimée et d’aimer (papa, mais maman aussi : Freud insiste moins sur cette dernière, l’amour de celle-ci lui paraît plus naturel, moins prohibé : à examiner dans un autre Colloque !), moi, la fillette, je reporte l’intensité de mon désir sur la parole et la pensée, sur la représentation et la créativité psychique.
Ce report de ma libido sur le langage et l’intelligence n’est pas une simple défense contre les désirs génitaux coupables, car il crée de surcroît un nouvel objet de désir, qui devient une nouvelle source de satisfaction, en complément au plaisir des zones érogènes : il s’agit tout simplement de la capacité de représenter et de nommer à l’infini, jusqu’à donner des mots et du sens ou du non-sens à l’excitation génitale ou masochique elle-même. Tout cela dans l’espoir, non seulement de trouver des substituts partiels à l’inceste prohibé, que seraient mes propres activités ou œuvres symboliques, mais de mériter cet amour interdit, culpabilisé et retourné en masochisme : de le mériter par cette extravagante capacité de sublimation que possèdent tous les humains, mais dans laquelle moi, petite fille, je m’efforce d’exceller mieux que quiconque.
A la perversité masochique (« Je jouis du fantasme d’être battue ») ou sadique (« Je jouis de voir un garçon battu »), s’adjoint la jouissance sublimatoire de mes propres capacités de dire et de penser pour et avec l’aimé/l’aimant. Vous le voyez, au départ, la sublimation accompagne la défense père-verse, et la père-version est la doublure de la sublimation. Retenons ce mouvement sublimatoire : nous allons le retrouver, renforcé à l’extrême dans le fantasme nucléaire que je suppose essentiel au christianisme : « Un père est battu à mort ».

Nous en arrivons donc à ceci : le fantasme terminal « On bat un enfant » efface de la conscience de la fille la représentation de la scène masochique (« Il ME bat »), et la remplace par un double mouvement. D’un côté, la version sadique du fantasme : « Il LE bat » ; de l’autre, son accompagnement par une suractivité imaginaire et cognitive, ainsi que par une conscience morale critique, identifiée au surmoi parental, dans laquelle s’enracine le surmoi féminin, voire par une vigilance observatrice qui peut aller jusqu’au délire d’auto-observation. On comprend, dès lors, que les conflits entre cette construction symbolique et l’excitabilité puissent engendrer les symptômes de ces personnalités conflictuelles, dédoublées, qu’on appelle des hystériques, très fréquentes chez les femmes, mais qui n’épargnent pas les hommes qui ont suivi un parcours analogue. Tout comme ils peuvent être, dans des circonstances familiales et historiques favorables, des facteurs de stimulation puissante pour le développement de la créativité symbolique des femmes. Sur fond d’un masochisme apprivoisé, et ainsi seulement tempéré.
En contrepartie, cette forte identification, à la fois défensive et créative, de la fille avec le surmoi paternel confondu avec la fonction phallique, se produit au détriment de ses identifications féminines. Elle commande un refoulement de la mère réduite à une féminité castrée ou malade, entraîne des mimétismes virils, et propulse le sujet femme dans une glorification de la spiritualité : de quoi réunir la petite fille et la femme qu’elle deviendra, avec le père symbolique.
Admirables torsions, interminables polyphonies de l’aventure hystérique ! Plus d’un donne sa langue aux chats et se demande : « Que veut une femme ? »

Le garçon, quant à lui, n’échappe pas à cette économie sadomasochique. A ceci près que le fantasme de fustigation du garçon est, dès le début, vécu comme passif : « Je suis aimé par le père » (sous-entendu : comme une femme passive). Pour se protéger de cette position féminine et de l’homosexualité qu’elle entraîne, le garçon surimpose au fantasme défensif « Je suis battu par le père », un autre fantasme qui refoule le père en inversant les attributs sexuels de l’auteur de la punition : « Ce n’est pas lui qui me bat, c’est ELLE, une femme, c’est la mère. » C’est la troisième étape du fantasme masculin masochique.
Le masochisme de l’homme, qui culmine dans le scénario de flagellation par une femme au fouet, protège en réalité le sujet de ce  danger ultime qu’est le désir sadique du père, dont il s’agit de se défendre à tout prix ; car c’est bien ce désir qui persiste à la fois comme attraction homosexuelle inconsciente et comme danger ultime. En effet, et bien que ce fantasme masochiste d’être battu par une femme n’empêche nullement l’homme d’occuper une position féminine du fait de son rôle passif, il lui procure un double bénéfice. Non seulement « ça » ne se passe pas entre hommes, puisque je jouis avec une femme, mais même si je suis dans une position féminine passive, c’est tout de même sans choix d’objet homosexuel. De surcroît, l’enfant battu par sa mère  que je suis maintenant  n’est même pas une femme passive, puisque cet homme souffrant avec la mère, c’est-à-dire moi, rejoint la souffrance que j’avais devinée de mon propre père, cet homme humilié qui fut toujours occulté par la puissance de l’hystérie maternelle. Battu, je rejoins mon père, nous sommes enfin unis dans ces noces au fouet. En définitive, mon masochisme d’homme battu par une femme est le seul compromis qui fait enfin de moi un homme, rabaissé peut-être, mais qui existe enfin, comme moi j’existe, seulement par l’éprouvé de la souffrance, de sa souffrance. L’homme de ma mère, bien entendu, celui que j’ai toujours désiré d’un désir apeuré, et dont je n’ai plus de raison de redouter le sadisme.
Côté femme, côté homme : affres et délices de la sexuation, souffrant et mourant chacun de son côté ?

 

2.  Un Père est battu à mort
« Tu me vois, et tu ne vois
pas le Père » (Jean, XIV, 7-12)

On se rappelle que pour Freud, le meurtre du père est un acte fondateur, une réalité historique dans le cours de la civilisation humaine. De même, dans le christianisme, Jésus Christ est un personnage historique et c’est un meurtre réel que commémorent les croyants. Je prends en compte ces considérations tout en m’en distanciant dans ce qui suit. Je ne m’intéresse qu’à la réalité psychique qui génère les fantasmes chez les sujets croyant à ces événements, que ceux-ci se soient ou non réellement produits. D’autre part, bien que le Christ soit le Fils, c’est le Père (Dieu) qui est mis à mort (selon saint Paul) dans la passion. D’ailleurs, dans la logique de la Trinité, il semble difficile de dissocier la souffrance à mort du fils de celle du père,  qui lui est consubstantiel. Que se passe-t-il si Jésus n’est pas seulement un enfant ou un frère battus, mais un père battu – et battu à mort ?
Pour la petite fille, cette situation signifie que celui qu’elle aime – objet du désir maternel et fonction phallique qui soutient son accès à la représentation, au langage et à la pensée  se trouve dans le même état de victime que le garçon de le fantasme sadique de la fille analysé par Freud : « Ce n’est pas moi qui suis battue, c’est un garçon qui est battu ; or, voici maintenant un père battu ; ce père est donc une sorte de garçon ou de frère ».
En mélangeant le fils et le père, ce scénario a l’avantage à la fois de soulager la culpabilité incestuelle qui pèse sur le désir pour l’Autre (Père souverain), et d’encourager l’identification virile avec cet homme supplicié : mais sous le couvert d’un masochisme que ce double mouvement valorise, voire recommande. « Ce père et/ou frère battu est mon double, mon semblable, mon alter ego, moi-même pourvue d’un organe mâle »
La voie est ainsi dégagée, dans  l’inconscient, pour que le père comme agent de la Loi et de l’Interdit puisse désormais se confondre avec le sujet de la coupable passion amoureuse que « je » suis, en tant que fille aimée de ce même père. Le père surhomme s’humanise, plus même : se féminise par la souffrance qu’il subit ; de ce fait, il est à la fois mon idéal et mon double. Un « nous » complice se constitue par et dans la passion du père, nous partageons désormais l’amour, la culpabilité et la punition.  Pour mon inconscient, ce père est désormais non seulement l’agent de l’interdit et de la punition, mais il est manifestement l’objet lui-même de l’interdit, souffrant de  cet interdit et de la punition comme… moi. Je lui voue donc  une idéalisation dans laquelle se mélangent l’idéal de moi et le surmoi, et qui se superpose  à mon ressenti  de mineure exclue de la scène primitive, jusqu’à résorber cette exclusion. Je reviens donc à la première phase de mon fantasme œdipien : « Je l’aime et il m’aime ». Ainsi, et du fait de notre osmose dans la passion paternelle, cet amour se formule différemment : « Nous sommes tous les deux amoureux et, coupables, nous méritons d’être battus ensemble à mort, la mort sera notre réunion».
Il s’ensuit que, pour l’inconscient, ces retrouvailles père/fille suspendent l’interdit de l’inceste dans et par la souffrance des deux protagonistes amoureux-et-punis, de telle sorte que cette souffrance sera vécue nécessairement comme une noce. La souffrance sexualisée sous « le fouet de la foi » dans le père battu à mort, « cet amour sans merci » (pour paraphraser Baudelaire), est le paradis du masochisme et sa seule issue : la sublimation. Je m’explique.
En plaçant au sommet du récit évangélique le fantasme du père battu à mort, qui en appelle à l’identification des humains,  le christianisme ne se contente pas de renforcer les interdits mais, paradoxalement, les déplace et ouvre la voie à leur perlaboration ou à leur sublimation.
D’une part, le ou la névrosé(e) continuent à être freiné(e)s et/ou stimulé(e)s par les menaces de jugements, condamnation et expiation variés qui mutilent les désirs. Cependant, en étant battus comme ce fils-père,  le sujet peut libère ses désirs inconscients de la souffrance coupable, pour s’installer dans ce qu’il faudra bien appeler une souffrance souveraine, divine. Non pas la souffrance de la culpabilité qui est celle de la transgression, mais une souffrance comme voie unique menant à l’union avec cet idéal qu’est le Père. Une souffrance d’un type nouveau : christique ou chrétien, qui n’est pas l’envers de la Loi, mais une suspension de la Loi et de la culpabilité, au profit d’une jouissance dans la souffrance idéalisée, précisément. Jouissance de l’appel, du languir, de l’inassouvissement essentiel du désir pour le père : la souffrance-jouissance dans l’ambivalence  de la père-version. Le père battu à mort ne banalise pas la souffrance, ni n’autorise l’inceste mais, par sa gloire et grâce à notre pâtir-ensemble, à notre com-passion,  il les adoube et les justifie.
De surcroît, l’adoration du père battu entraîne une  autre conséquence, autrement fondamentale : avec et au-delà du lien incestuel avec le père subrepticement accepté, c’est l’activité symbolique elle-même que je suis invitée à sexualiser par le truchement de la passion paternelle. Comment ?
 Puisque c’est par la pensée et le langage que je me lie à l’Autre, c’est bien cette activité de représentation de mes désirs, fussent-ils frustrés, que favorise le Père-passion qui a pris la place du Père de la Loi. La resexualisation du Père idéal en Homme de Passion induit une resexualisation sans précédent de la représentation elle-même, de l’activité fantasmatique et langagière. D’abord, tout en favorisant la compassion, la Passion du Père de douleur m’invite à mettre en acte mes pulsions sadomasochiques, non seulement dans la réalité mondaine, mais aussi au-delà : c’est ce qui est encouragé en fait et couramment dans la mortification et la pénitence. Cependant, et plus encore, mes pulsions sadomasochiques sont déviées au-delà de la réalité du souffrir à mort, dans le royaume de la représentation où le langage peut s’avancer pour se l’approprier : car, bien plus que dans la communion fantasmatique,  c’est bien par la pensée et la parole que je crée au sujet du père battu à mort, que je deviens son élue, l’élu(e) de l’Autre.

L’activité de représenter-parler-penser, attribuée au père dans les sociétés patrilinéaires, et qui me lie avec  lui, devient alors le domaine privilégié du plaisir sadomasochique, le « royaume » en effet, où la souffrance se déploie, se justifie et s’apaise. Avec Freud, on appellera sublimation ce déplacement du plaisir, à partir du corps et des organes sexuels, dans le représentation. La perversion et la sublimation sont l’envers et l’endroit de cet assouplissement, sinon de cette suspension fabuleuse de l’interdit de l’inceste qu’induit le père battu.
Aucune autre religion, même pas celle des dieux grecs, n’a favorisé l’expérience sublimatoire avec autant d’efficacité que celle du père battu à mort. Par le truchement de ce fantasme, le christianisme maintient d’une part l’inaccessible idéal (Jésus est un Dieu, donc il est un Père interdit qui interdit que je le touche, que je m’approche de lui) ; d’autre part et sans éviter la contradiction, il resexualise aussi le fils-Père idéal qui m’associe, sous couvert de culpabilité, à sa passion, par l’Eucharistie d’abord, par l’intense activité de représentation dite esthétique pour finir.
Quels qu’ont pu être ces excès passés et leurs versions modernes, essayons d’en retenir la part de vérité intrapsychique que je résumerais ainsi : le mythe du père battu à mort dit que l’interdit de l’inceste n’est pas seulement une privation de plaisir, mais suggère que l’excitation doit faire un saut sur place et, tout en restant en moi, transiter par mes organes sensoriels ou génitaux, pour se fixer en représentance psychique et en actes psychiques : idéalité, symbolisme, pensée.
Les grands artistes (Mozart, Picasso) éprouvent les intensités de cette dialectique dans la fièvre entretenue de la création. Le catholicisme, avec et après la rupture baroque notamment, l’a brillamment favorisée en maintenant et en transgressant les interdits sexuels ou charnels, et en mettant en signes cette culpabilité heureuse.

3. Une traversée de la pulsion de mort ?
J’entends votre question : théâtre du sadomasochisme, Jésus comme père battu ne libère-t-il pas la pulsion de mort au moment même où il prétend la « réconcilier »,  la distiller au-delà ? Certainement, et l’on ne sait que trop comment le christianisme a pu se construire, à certains moments de son histoire, comme une consécration de la vengeance, une incitation aux croisades, aux inquisitions et aux pogroms.
Pourtant, différent en ceci d’autres religions qui aggravent les mêmes dérives intégristes, le nouage christique (et en particulier catholique)  entre désir, souffrance et sublimation a pu favoriser aussi la perlaboration, voire l’analyse de ces extravagances mortifères par le truchement de la théologie, de l’écriture, de l’art. C’est dire que « libérée », la pulsion de mort s’est trouvée par la même aussi sur la voie de sa propre délivrance, de son délestage – une certaine accalmie.
Mais c’est un autre moment, essentiel au fantasme « Un père est battu à mort », qui non seulement libère à proprement parler la pulsion de mort en tant qu’agressivité sadomasochique, mais plus encore s’affronte à cette pulsion dans son sens freudien profond et radical, comme déliaison (A. Green) des liens pulsionnels et du vivant lui-même. C’est précisément ce qui s’insinue dans le récit évangélique quand Dieu le Père lui-même  rejoint le néant.
En effet, lorsque Eros et Thanatos sont lâchés, « en roue libre » dans la passion christique, l’identité du corps et de l’esprit elle-même se défait en passant de la souffrance au néant. C’est ici que nous attend la difficulté suprême : le Christ n’est pas seulement un Fils abandonné par son Père (« Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »), ni un père battu, mais il est bel et bien un Père (comme il le dit à Philippe : « Tu me vois et tu ne vois pas le père »), qui meurt  (Paul : « Le Christ est mort »), avant de ressusciter. Arrêtons-nous à cette mort du Père que les théologiens catholiques ne commentent que très prudemment,  et qui semble attirer davantage les protestants et les orthodoxes.
Cette « descente/du Père lui-même/dans les parties les plus basses de la terre », est désignée en grec par le substantif kénose, qui signifie « non-être », « néant », « inanité », « nullité » ; mais aussi « insensé », « trompeur » (cf. l’adjectif kénos pour « vide », « inutile », « vain » ; et le verbe kénoun pour « purger », « couper », « anéantir »). Au-delà du sadomasochisme du père battu, nous sommes ici confrontés à la suspension de la fonction paternelle elle-même, c’est-à-dire à l’annulation de la capacité de représenter-symboliser que cette fonction assure dans la théorie psychanalytique. En termes théologiques, c’est de la mort de Dieu qu’il s’agit, ni plus ni moins. En termes philosophiques, et par référence à la pulsion de mort comme « onde porteuse » de toutes les pulsions, nous pouvons dire : seul « Thanatos est », comme l’écrit G. Deleuze au sens de : seul le néant est.
C’est Dieu lui-même qui est « en souffrance » dans la souffrance christique, et ce scandale, que la théologie hésite à affronter, préfigure les temps modernes confrontés à la « mort de Dieu ». « Dieu est mort, Dieu lui-même est mort » est une représentation prodigieuse, terrible, « qui présente à la représentation l’abîme le plus profond de la scission ».
A peine esquissée cependant, la mort du père et/ou du symbolique est déniée dans le christianisme : le Christ ressuscite ! Mais quelle puissance thérapeutique dans ce nouage de la mort reconnue-désirée d’une part, et de son déni d’autre part ! Quelle prodigieuse restauration de la capacité de penser et de désirer dans cette rude exploration du souffrir jusqu’à perdre l’esprit, du souffrir à mort ! C’est parce que le Père et l’Esprit eux-mêmes sont mortels, annulés par l’intermédiaire de l’Homme de Douleur qui pense jusque dans sa souffrance à mort, qu’ils peuvent renaître. La pensée peut recommencer : serait-ce là une variante ultime de la liberté qu’annonce le souffrir chrétien ? Nietzsche n’a pas manqué de s’apercevoir que ce laisser-aller à la kénose donne à la mort humaine et divine sur la croix « cette liberté, ce souverain détachement, /qui place la souffrance/au-dessus de tout ressentiment ».
 On comprend la puissance que ce fantasme exerce sur l’inconscient. Car l’interruption, fût-elle momentanée, du lien qui unit le Christ à son Père et à la vie, cette césure, cet « hiatus », offre non  pas une image mais un récit à certains cataclysmes psychiques qui guettent l’équilibre présumé de chaque individu et, de ce fait, les pansent. Nous sommes tous et chacun le résultat d’un long « travail du négatif » : naissance, sevrage, séparation, frustration. Pour avoir mis en scène cette rupture au cœur du sujet absolu qu’est le Christ, pour l’avoir présentée sous la figure d’une Passion, comme envers solidaire de la résurrection, le christianisme ramène à la conscience les drames essentiels internes au devenir de chacun. Il se donne ainsi un immense pouvoir cathartique… inconscient. Il fallait le long développement des sciences, et plus particulièrement des sciences humaines, jusqu’au saut de la psychanalyse avec Freud, pour avancer vers l’interprétation psychosexuelle de ces variantes du souffrir. Un long chemin dont nous ne connaissons, à l’heure actuelle, que le commencement.
Et si c’était seulement à travers la kénose que le divin pouvait revenir à la conscience la plus belle de son recommencement ? Je dis « la plus belle » car, à côté de la souffrance com-passion, la souffrance souveraine de la kénose, paradoxalement, est un dépassionnement : je dirais qu’elle désérotise le souffrir. Plus encore, l’absolue nécessité interne à l’esprit humain d’aspirer à l’Autre, de désirer le divin, de vouloir saisir le sens, se révèle soudainement vide, vaine, inutile, insensée. Par cette coprésence de l’absolu-et-du néant du désir, le christianisme touche aux limites du religieux. Je dirais donc qu’avec  la kénose, nous sommes confrontés non plus au religieux, mais au sacré, entendu comme une traversée, par la pensée, de l’impensable : du néant, de l’inutile, du vain, de l’insensé. La mystique se risquait déjà dans ces parages, par la voix de Maître Ekhart : « Je demande à Dieu de me laisser libre de Dieu ». Mais peut-être est-ce Jean de la Croix qui a le mieux énoncé cette présence de l’impossible dans la tension du désir et de la pensée, ce néant qui scande la « vaine poursuite » propre au besoin de croire. Au sacré que les savoirs modernes ambitionnent d’aborder en connaissance de cause quand ils recherchent, non pas de nouvelles variantes de la fonction paternelle, mais la possibilité même de maintenir le travail du sens dans le sujet moderne menacé par la fragmentation, la criminalité et le délire. N’est-ce pas la tâche de l’interprétation psychanalytique ? Dans mon dernier livre, La Haine et le Pardon, je suggère que l’interprétation est par-don : ni le religieux ni le sacré, mais la possibilité de donner un sens au non sens, de déchiffrer le désir et/ou la haine par une élucidation du transfert dans le contre-transfert et vice versa.

Pour revenir au modèle chrétien du Père Mort, nous pouvons constater non seulement que la mort du Père est introjectée par le croyant dans son identification avec le Père-Fils, mais qu’il trouve une résolution dans la réconciliation. Et c’est Spinoza qui permet au moderne d’interpréter ce mystère ultime : « Dieu s’aime lui-même d’un amour intellectuel infini », écrit-il dans Ethique V, traduisant ainsi ce qui est, pour le croyant, une résorption de la souffrance dans le « nouveau corps » du Christ « monté » à la droite du Père, et dans la résurrection. Parce que l’ « amour intellectuel infini » cohabite avec la douleur existentielle qu’il élucide, on l’appelle Dieu, et c’est une joie.  Pour avoir mis l’accent, comme jamais auparavant, sur la com-passion et la kénose comme doublures inséparables de « l’intelligence amoureuse », le génie du christianisme a favorisé un formidable contrepoids à la souffrance qui n’est autre que sa sublimation ou sa perlaboration par l’activité psychique et verbale. « Je », être souffrant parce que désirant/pensant, aimant/aimé, suis capable de me représenter ma passion, et c’est cette représentation qui est ma résurrection. Mon esprit, amoureux de la passion, la recrée dans les créations de l’intelligence amoureuse : pensées, récits, tableaux, musiques en résultent.
Pour le dire autrement, le christianisme a tout à la fois avoué et nié la mise à mort du père. Telle est précisément la solution particulière qu’il a réussi à imposer sur l’universel « père mort » qui caractérise notre condition humaine. A partir de là, le christianisme, et en particulier le catholicisme après la Contre-Réforme, s’est accaparé le corps grécoromain ; il a résorbé le corps antique redécouvert par les humanistes en le poussant à ses limites dans la Passion de l’Homme. Peinture, musique, littérature devaient développer les passions des hommes et des femmes, annoncées par la mystique avant l’art baroque, et bouleverse radicalement le sujet du monothéisme.
La tension désir/sens, qui spécifie l’être parlant et commande la logique sadomasochique de l’expérience humaine, se résout ainsi dans ce que Nietzsche désigna comme une perte d’illusion dominée par les pulsions, et que nous pouvons résumer dans quelques traits de l’héritage chrétien dans la culture et la société moderne :
·    Le christianisme a promu, ou plutôt essayé de promouvoir, un rapport direct au Père, que l’on peut comparer à « l’identification primaire » (direkte und unmittelbare) selon Freud. C’est l’expérience de la foi. Nous en connaissons l’héritage merveilleux dans les œuvres d’imagination. Je prétends que la survivance de la foi ne concerne pas exclusivement le domaine de la religion, mais répond aussi au besoin social de croire : ainsi, cette absence de pragmatisme, qui éclate dans les émeutes et les révolutions, fréquentes dans des sociétés post catholiques comme la France, et que l’on pourrait interpréter comme autant d’appels sadomasochistes au Père aimant.
·    Je renonce à l’inceste pour retrouver le père désirant et désirable comme père symbolique, et m’associer à lui par une appropriation de la capacité symbolique elle-même. Ce nouveau commencent (« Au commencement était le Verbe ») est une souffrance : l’enfant qui parle doit renoncer à ses désirs et réparer sa culpabilité, l’enfant qui parle est un enfant battu (cf la séparation-frustration freudienne et la position dépressive kleinienne).
·    Cependant, en soulageant cette humanité infantile, incestuelle et parlante – et l’humanité parlante est une humanité souffrante –,  par sa souffrance du Père qui s’est réincarné en Fils pour se faire battre à mort, Jésus bouleverse des constituants capitaux de la condition humaine.
·    L’érotisation de sa souffrance rend manifeste les tourments du corps désirant dans le triangle de la famille humaine : l’inceste, avec les deux parents, et plus spécifiquement avec le Père, n’est pas seulement un désir inconscient mais devient un désir préconscient. Côté fille : l’inceste fille/père inconsciemment encouragé va stimuler le dynamisme culturel et social de la femme chrétienne. Côté garçon, le fantasme d’amour homosexuel père/fils inconsciemment encouragé facilitera lui aussi le lien social basé sur les fratries guerrières et politiques, non sans se laisser dériver vers de multiples abus et permissivités.
·    La fusion de « battu à mort » et « résurrection » pourrait fonctionner comme une impasse et comme une inhibition, mais, dans le cadre d’un complexe d’Œdipe optimal, elle pourrait aussi stimuler la performance sublimatoire du sujet.
Pour la fille : « Renaître n’a jamais été au-dessus de mes forces », écrit Colette. Les romans policiers aussi bien que la recherche psychanalytique, qui n’est pas si éloignée de la logique des romans « policiers », pourraient constituer une voie d’accès à cette renaissance.
Pour le garçon, l’identification avec le Père battu à mort et sa résurrection comporte mais aussi apaise la menace anxiogène de la passivation et de la féminisation, de sorte que la perlaboration optimale de l’homosexualité ouvre la voie d’une pensée construite non seulement comme calcul, mais aussi fécondée par l’imagination.
L’héroïsme antique et, d’une autre façon, la toute-puissance phallique de l’homme monothéiste apparaissent dans ce contexte comme intenables. Le surhomme n’existe pas, dit le Fils-Père battu, il n’y a de souveraineté que symbolique, et elle s’appuie sur le sadomasochisme des désirs élucidés. Les libertins des Lumières et jusqu’à l’hyperbole sadienne ne cessent d’approfondir cette percée baroque qui redonne une nouvelle renaissance à l’Europe, consécutive à la Contre –Réforme, et qui se poursuivra avec l’essor bourgeois et les ambiguïtés de son code moral  concernant la loi et les transgressions.
·    Face au refoulement, il n’existe pas d’autre issue à la père-version, si non de la re-verser dans la sublimation. Alors, puisque il n’y a de sujet que père-vers, celui-ci ne devient un corps glorieux que si et seulement s’il se tient dans l’idéal mais en le resexualisant. Et c’est l’art, la pensée comme art ou l’art comme pensée, dans toutes leurs variantes et modulations à venir, qui sera son élément. La père-version est en voie de dépénalisation  et de dépathologisation dans la société moderne sécularisée.
·     Quant à la Mort du Père qui couronne ce parcours sadomasochique, elle désérotise la passion incestuelle et laisse béante la possibilité d’une autre expérience psychique : celle de l’abolition du pouvoir symbolique et/ou paternel, avec tous les risques de désorganisation psychique, sociale voire biologique que cette éventualité comporte, et à laquelle nous confronte l’ère planétaire. Mais aussi avec tous les inconnus libertaires qu’entraînera la traversée du religieux : à condition de réinventer de nouvelles variantes de cette « intelligence amoureuse » que serait Dieu selon Spinoza, et auquel l’amour de transfert est actuellement notre modeste et si difficile contrepoint. A travers l’interprétation qui est propre au transfert-contre-transfert, le père meurt et renaît éternellement en moi, si et seulement si je suis un sujet en analyse.

Après ces considérations cliniques et culturelles, je voudrais résumer ma lecture de Totem et Tabou à la lumière d’Un enfant est battu de manière plus théorique.
Freud s’était aperçu que l’interdit de l’inceste, sur lequel repose la culture humaine, commence par la découverte, faite par les frères, que le père est un animal à tuer. Totem, on n’en retiendra que le Tabou, pour le transformer en règles d’échange des femmes, en lois, en noms, en langage, en sens.
Après la Shoah, la découverte freudienne fut la seule à insister sur le désir sadomasochiste pour la loi du père qui nourrit l’ordre moral, sur l’Eros noir qui sous-tend la père-version et la sublimation de l’homo religiosis.
Le début du troisième  millénaire, avec l’effondrement de l’autorité paternelle et politique et le retour massif du besoin de croire nous fait entrevoir quelque chose de plus : le père mort, condition d’existence d’homo religiosis, est mort sur la croix il y a 2000 ans, mais la promesse de sa résurrection n’est à chercher ni au-delà ni dans le monde immonde. Alors où ?
Le fondateur de la psychanalyse, qui était un homme des Lumières, a commencé par coucher l’amour sur le divan. Pour remonter à l’amour du père et de la mère, et en faisant le pari (qui n’est pas de l’ordre de la  foi, mais plutôt de l’ordre du jeu), que « Je » peux m’affranchir de mes géniteurs, voire de moi-même et de mes amours, à condition d’être en analyse, perpétuelle dissolution, dans le transfert-contre-transfert. Ce qui suppose qu’il n’y a pas qu’un Père Mort, mais des figures de la paternité et des amours, dont je jouis, que j’assassine et que je ressuscite quand je parle, aime et pense. Devant les psychanalystes ici même, j’ai soutenu que le besoin de croire est un ensemble de pères-versions indépassables chez l’être parlant ;  que les mères-versions elles-mêmes, encouragées par le féminisme, la pilule et les variantes de la procréation assistée, n’y échappent pas ; et que le « heurt des religions » peut être éclairé sinon élucidé par notre écoute. C’est pourquoi, sans doute, je me suis vu proposer l’ouverture d’un Forum permanent sur la question. Auquel participeront les psychanalystes de Columbia ? Des cliniciens en discussion avec des spécialistes des religions et des théologiens. Et si c’était cela, l’éternel retour de Freud ?

Infinies sont les métamorphoses du Père mort…
On croyait que « Big Mother » avait remplacé le Père oedipien. La réalité est que l’analyste freudien, homme ou femme, travaille avec une nouvelle version de la « fonction paternelle ». Ni animal totémique, ni Laïos/Œdipe, ni Abraham/Isaac, ni Jésus et son père abandonnique et ressuscitant. Dans l’amour-haine du transfert, le père est non seulement aimé et haï, et mis à mort et ressuscité, comme le veulent les Ecritures ; mais il est littéralement atomisé, et cependant incorporé par l’analysant. Et cette dissolution-recomposition continue, dont l’analyste est le garant, rend possible l’analyse des toxicomanies, des somatisations, des criminalités, des border-lines. Le sujet de ces nouvelles maladies de l’âme en sort avec une identité paradoxale, qui n’est pas sans m’évoquer le mouvement brownien de ces « Dripping » de Pollock intitulé « One ». Où est passé l’Un ? Suis-je encore Un quand j’analyse ou quand je suis analysant ? Oui, mais doté d’une identité indécidable, sans centre immobile ni répétition mortifère ; musique sérielle plutôt, danse improvisée et cependant soutenue par un ordre sous-jacent et ouvert. Des associations libres, oui, mais par allusion à une longue histoire…
Tel est le secret, troublant et fascinant, de la culture Européenne, de l’humanité européenne dans sa diversité saisie par le christianisme et ses dérivations depuis deux mille ans. La psychanalyse est peut-être la pensée la mieux préparée aujourd’hui pour avancer une interprétation de son emprise, comme de celle des autres religions. Nous pourrons ainsi offrir un terrain éclairé pour que l’élucidation prenne la place de ces confrontations mortifères, où la régression le dispute à l’explosion de la pulsion de mort, et qui menacent aujourd’hui l’humanité globalisée.  

 

Julia Kristeva

The Dead Father

a two-day international symposium April 29-30, 2006

Low Library Rotunda
Columbia University
New York, NY

 

 

 

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