PSYCHANALYSE
                    ET LIBERTÉ
                  
                  
                     
                  
                  Un
                    peu d'histoire, Freud et Lacan
                      
                    
                  
                     
                  
                    La liberté n'est pas un
                    concept psychanalytique. À en croire l'index de la Standard Edition, Freud n'emploie que très rarement le mot (dans L'Inquiétante
                      étrangeté, 1919, et surtout dans Malaise dans la civilisation,
                    1929), pour lui donner le sens de poussée
                      pulsionnelle entravée par la nécessité où sont les humains de vivre en
                    communauté. Cette poussée libidinale s'avère profondément ambivalente, toujours
                    plus ou moins portée ou dominée par la pulsion de mort que refuse la
                    civilisation. En reprenant et en approfondissant ses propositions de Totem
                      et Tabou (1913) sur le mythe fondateur du « meurtre du père », Freud
                    précise les deux conditions inhérentes à l'être humain qui empêcheraient la
                    liberté absolue qu'il lui suppose, et qui ne seraient autres que la réalisation
                      de ses désirs.
                    
                  
                  
                     
                  
                    D'une part, la nécessité de partager les satisfactions avec les
                    autres membres de la communauté dont il a besoin, compte tenu de sa faiblesse
                    physique et de l'insuffisance de la technique pour maîtriser la nature.
                    
                  
                    D'autre part, la conscience elle-même
                    — et c'est radical, car aucun progrès technique, ni même moral, ne
                    saurait modifier ce qu'il faut bien appeler l'essence tragique de l'être humain
                    —, constituée à l'origine, précisément, par l'entrave de la liberté
                    pulsionnelle (par le refoulement, par la censure : par la « civilisation »), et
                    qui commande une restriction croissante de la réalisation des désirs (et donc
                    de la liberté).
                    
                  
                    Par la censure, la conscience transforme
                    le désir freiné en remords et en culpabilité, mais aussi en autodestruction,
                    l'agressivité prenant le moi comme cible dans le masochisme ou dans la
                    mélancolie. Ainsi « la liberté individuelle n'est nullement un produit
                    culturel. C'est avant toute civilisation qu'elle était la plus grande, mais
                    aussi sans valeur le plus souvent, car l'individu n'était guère en état de la
                    défendre. Le développement de la civilisation lui impose des restrictions, et
                    la justice exige que ces restrictions ne soient épargnées à personne. Quand une
                    communauté humaine sent s'agiter en elle une poussée de liberté (der Freiheitsdrangallemand et the desire for freedomou the urge of freedom angl.),
                    cela peut répondre à un mouvement de révolte contre une injustice patente,
                    devenir ainsi favorable à un nouveau progrès culturel et demeurer compatible
                    avec lui. Mais cela peut être aussi l'effet de la persistance d'un reste
                    de l'individualisme indompté, et former alors la base de tendances
                    hostiles à la civilisation. La poussée de liberté se dirige, de ce fait,
                    contre certaines formes ou certaines exigences culturelles, ou bien même contre
                    la civilisation ». On notera, plus loin, la distinction entre une « mauvaise » liberté des
                    instincts opposée à une « bonne » liberté de la sécurité : « En ce sens,
                    l'homme primitif avait en fait la part belle, puisqu'il ne connaissait aucune
                    restriction à ses instincts. En revanche, sa certitude de jouir longtemps d'un
                    tel bonheur était très minime. L'homme civilisé a fait l'échange d'une part de
                    bonheur possible contre une part de sécurité. Mais n'oublions pas que dans la
                    famille primitive le chef seul jouissait d'une pareille liberté de l'instinct ;
                    les autres subissaient en esclaves son oppression. À cette époque reculée du
                    développement humain [...] il n'y avait nullement lieu d'envier la liberté de
                    leur vie instinctive : ils [les sauvages] étaient, en effet, soumis à des
                    restrictions d'un autre ordre, mais plus sévères peut-être que n'en subit le
                    civilisé moderne. »
                    
                  
                   
                    
                  
                   La conscience morale et son organe, le
                    Surmoi, imposent donc, dès les débuts des hominiens, un renoncement à la
                    liberté pulsionnelle, que Freud regrette en partie, mais qu'il ne peut
                    qu'accepter pour finir comme compromis nécessaire à la sauvegarde de la vie : «
                    Au cours de cette étude, l'intuition, un moment, s'est imposée à nous que la
                    civilisation est un processus à part se déroulant au dessus de l'humanité, et
                    nous restons toujours sous l'empire de cette conception. Nous ajoutons
                    maintenant que ce processus serait au service de l'Eros et voudrait, à ce
                    titre, réunir des individus isolés, plus tard des familles, puis des tribus,
                    des peuples ou des nations, en une vaste unité : l'humanité même. Pourquoi est-ce une nécessité ? Nous n'en savons rien ; ce serait
                    justement l'œuvre de l'Éros. [...] Mais la pulsion agressive naturelle aux
                    hommes, l'hostilité d'un seul contre tous et de tous contre un seul s'opposent à ce programme de la civilisation. [...] Cette
                    lutte est, somme toute, le contenu essentiel de la vie. C'est pourquoi il faut
                    définir cette évolution par cette brève formule : le combat de l'espèce humaine
                    pour la vie. Et c'est cette lutte de géants que nos nourrices veulent apaiser
                    en clamant : "Eiapopeia du ciel !" » (Il s'agit d'un extrait de Heine, qui cite ce chant populaire
                    du renoncement et précise qu'avec lui, « quand il pleurniche, on berce le
                    peuple, ce gros bêta... »)
                    
                  
                   
                    
                  
                    J'ai longuement cité ce texte unique de
                    Freud sur les apories de la liberté, non seulement parce que je sais qu'on lit
                    de plus en plus rarement les textes canoniques, et encore moins les textes
                    fondateurs de la psychanalyse, mais aussi parce que ce Freud tardif, bien loin
                    d'être sommaire comme on l'a souvent dit, me paraît révéler une des audaces les
                    plus actuelles du fondateur de la psychanalyse. Loin de moi l'intention de
                    souligner les paradoxes et les avancées de cette liberté selon Freud, au regard
                    de la longue histoire de la philosophie de la liberté qui, on l'a dit, relève
                    de la pensée préchrétienne et de la théologie, davantage que de la philosophie
                    antique. Je me bornerai à indiquer quelques points qui intéressent la
                    psychanalyse aujourd'hui.
                    
                  
                  
                     
                  
                     Freud semble commencer par une
                    conception naturaliste du plaisir : de l'homme de plaisir qui aspire à réaliser
                    naturellement ses pulsions. Nous ne sommes pas loin d'une notion grecque de la
                    liberté comme « je peux », plutôt que comme « je veux », impliquant un état
                    objectif du corps (faire ce qui plaît), sans contrainte émanant d'un maître ou
                    d'une force physique : souvenez vous que, pour les Grecs, la liberté, éleutheria, est essentiellement liberté de mouvement
                    (Freud dit poussée, urge [angl.], drang [all.]) — eleutbein hopos ero : « aller où bon
                    vous semble ». Très vite, cependant, la fable du « meurtre du père » le
                    confronte à une liberté consécutive au commandement — la tyrannie du père assimilée-introjectée devient conscience morale ou
                    Surmoi qui interdit : tu ne coucheras pas avec ta mère, tu ne tueras pas ton
                    père.
                    
                  
                     Pourtant, cette résurgence
                    biblique dans la pensée freudienne, qui structure — il n'est pas inutile
                    de le rappeler — notre conception psychanalytique de l'appareil
                    psychique, amorce bien ce que Lacan, lecteur du Malaise, a appelé « une éthique
                    au-delà du commandement ».
                    C'est dire que le désir n'est pas subordonné à un commandement qui lui serait
                    extérieur. Plus subtilement, l'obligation morale s'enracine dans le désir
                    lui-même, c'est l'énergie du désir qui engendre sa propre censure. Pourquoi ? «
                    Nous n'en savons rien », avoue modestement Freud, énigmatique : « Ce serait
                    l'œuvre de l'Éros. »
                    
                  
                   
                    
                  
                    Si, pourtant, il le sait et l'a dit tout
                    au long de son œuvre : c'est l'émergence de la pensée telle que la réalise le
                    langage partageable qui freine la pulsion et la commande. Cette « commande »
                    devient, dès lors, intrinsèque à la pulsion pour
                      autant qu'elle est humaine (une pulsion est d'emblée un tressage entre
                    énergie  et représentation)  et l'élève  à  un degré
                    supérieur de l'appareil psychique, où la pulsion devient désir : c'est dire
                    qu'elle se traduit dans le code de la communication sociale, toujours déjà
                    structuré par le langage, dans lequel peut se déployer la dialectique de la
                    liberté. Pulsion et désir sont pris dans le filet de la langue partageable
                    — ce que Kant appelait dans sa Critique
                      du jugement une « mentalité   élargie »,  
                    puisque   capable   de « penser à la place de quelqu'un
                    d'autre » (le proche, le père, le frère, la famille, le clan, la nation, et
                    ainsi de suite, jusqu'à cette totalité élargie qu'on appelle, à partir de
                    Pascal, une « humanité »). Pour autant qu'il est pensé et parlé, le désir
                    inscrit la poussée de la pulsion dans une représentation d'abord, dans la
                    nécessité ensuite d'accepter la mort de l'autre ainsi que sa propre mort.
                    
                  
                   
                    
                  
                  Arrêtons-nous
                    un instant aux conséquences de cette découverte freudienne pour la liberté, à
                    savoir que la poussée de la pulsion (sa liberté spontanée, naturelle), captée
                    par la pensée et le langage, se voit commander, de l'intérieur de sa
                    circulation psychique, une négociation avec la pulsion de mort. Freud avait
                    dévoilé cette inscription de la mort dans le symbolisme, en réfléchissant sur
                    la Négativité (1925), ainsi que sur
                    la sublimation dans « Le Moi et le Ça » (1923) : je recommande à cet égard la très pertinente interprétation d'André
                    Green.
                    Deux destins s'ouvrent à la liberté du désir ainsi structuré par le langage.
                    
                  
                   
                    
                  
                   
                    
                  
                    D'abord, le sadomasochisme. Il avait été déjà entrevu par saint Paul, qui fut
                    le premier à relever la dialectique de l'interdit et du désir : « Là où la loi
                    abonde, le péché surabonde. » Mais c'est Sade qui en a dit le dernier mot, lui
                    qui savait, comme Freud, que « le Surmoi commande : jouis ! » jusqu'à
                    l'anéantissement de ton prochain comme de toi-même.
                    
                  
                   
                    
                  
                    Ensuite, et peut-être simultanément, la sublimation réussie qui culmine dans le
                    précepte biblique et évangélique de « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
                    Une alchimie impossible, selon Freud, et il n'a pas tort : comment pourrait-on
                    transférer à un autre, fût-il très proche, la satisfaction de soi-même, qu'elle
                    soit érotique ou thanatique ? Sinon dans l'expérience
                    de l'amour maternel : puisque pour la mère, l'enfant, et notamment l'enfant
                    mâle, n'est pas un « objet » mais un « autre », le premier — le seul ?
                    — autre auquel s'adresse une pulsion inhibée quant au but, donc non
                    réalisée sexuellement mais différée en tendresse. Et dans l'expérience du
                    mystique, du saint qui, comme certains artistes aujourd'hui, parvient à une
                    énigmatique sublimation totale des plaisirs pervers.
                    
                  
                   
                    
                  
                    J'ai cité là deux expériences de l'amour
                    qui, à force d'épuiser le désir dans la sublimation, finissent par blanchir la
                    place de l'autre : en effet, que reste-t-il du prochain et même de Dieu
                    lui-même dans cette jouissance où le même se transfère totalement à l'autre ?
                    Le saint, comme l'écrivain, est seul — dans l'absolu du Hilflosichkeit — n'attendant l'aide de
                    personne, au bord de la mélancolie ou de l'athéisme. Détresse, donc, de la
                    sublimation, qui vous rappelle, j'en suis sûre, les fins de l'analyse, au
                    moment où se rompt la    dépendance    tranféro-contre-transférentielle. Quant à la déréliction de
                    la mère, lorsqu'elle ne s'inverse pas en règlements  de comptes avec son
                    rejeton, qui reprennent les amours-haines avec le mari, et surtout avec la mère
                    de la mère, vous savez qu'on lui assigne   le   programme  
                    de   la   « suffisamment bonne mère » — un idéal plus
                    utopique encore que la sainteté médiévale, mais qu'il faut bien maintenir comme
                    horizon d'une psyché optimale.
                    
                  
                    Ainsi donc, bien que certaines
                    formulations de Freud laissent entendre qu'il croit à une 
                    naturalité  libre   de  la   pulsion,  
                    toute l'aventure de la psychanalyse consiste à inscrire celle-ci dans la
                    représentation, et à la faire dépendre de l'intériorisation des interdits. Ce
                    faisant, Freud se montre fidèle — qu'il le sache ou non — à la
                    tradition stoïcienne et au christianisme qui, d'Epictète à saint Augustin, ont
                    découvert l'intériorité de l'homme :
                    faite de « phantasia » ou de « représentation » selon les stoïciens, de « volonté » selon Augustin. C'est sur ce terrain, et
                    non pas sur celui d'un désir naturel pur, que l'Occident va développer les
                    spéculations sur la liberté. Rappelons que, pour les Grecs, la liberté n'est
                    pas du ressort des désirs ou des appétits   
                    qui,    au    contraire,    soumettent
                    l'homme et le rendent passif. Aristote, dans L’Éthique à Nicomaque, les juge de
                    l'ordre d'une bestialité, et va jusqu'à inventer un mot nouveau, le mot de proairesis qui signifie « choix entre deux
                    préférences », pour s'approcher de ce qui sera la Volonté chrétienne —
                    zone exquise et combien problématique, qui va abriter précisément les chemins
                    de la liberté.
                    
                  
                    Freud installe ainsi la psychanalyse
                    dans le sillage aristotélicien, paulinien et augustinien : bref, il est, comme
                    le dit Lacan qui ne craint pas les raccourcis, d'un « très singulier
                    christocentrisme ».
                    Car dans cette liberté de son désir, le sujet tel que Freud nous le dévoile est
                    libre d'en mourir, pour offrir sa chair à l'idéal de son père : gloire et enfer
                    de la rédemption, par lesquels le monothéisme judéo-chrétien avoue, de manière
                    paroxystique et pour cela même vraie, une structure universelle du désir
                    humain, pour autant qu'il est saisi dans les rets du sens. Il faudra attendre
                    Nietzsche pour dévoiler les impasses de cette liberté du désir : à savoir que
                    le désir, qui est profondément un désir de mort, est en dernière instance un
                    désir de puissance, et qu'il réalise la volonté acharnée de l'homme — du
                    surhomme — de se maintenir en vie ; ce maintien en vie restant la seule
                    et unique valeur de la dialectique libertaire. Freud ne disait pas autre chose,
                    quoi que de manière plus désabusée qu'enragée, en diagnostiquant un « malaise
                    dans la civilisation ».
                    
                  
                   
                    
                  
                  On
                    connaît la réponse de la Kehre heideggérienne
                    à cet acharnement de la toute-puissance libertaire du « vouloir être en vie » :
                    c'est le retour à l'« errance de l'Être », à la « sérénité » de son «
                    laisser-aller » dans l’« historial ». Le subjectivisme est ainsi combattu au
                    profit d'une méditation ontologique que seule réalise la langue du poète.
                    Inutile de préciser que dans cette perspective, la psychanalyse paraît
                    inadmissible, non seulement parce qu'elle « biologise[rait]
                    l'essence de l'homme », mais aussi parce qu'elle succomberait au subjectivisme
                    du désir assimilé au volontarisme.
                    
                  
                   
                    
                  
                    À l'opposé, mais somme toute à l'écoute
                    de  Heidegger,   Lacan  maintient  la  
                    valeur transchrétienne   de  
                    l'intériorité   subjective, tout en la radicalisant à l'extrême. Non
                    seulement le sujet est libre, voire héroïque, à condition de « ne pas céder sur
                    son désir », mais il n'est « coupable que d'avoir cédé sur son désir ».
                    En insistant sur le fait que l'apport de la psychanalyse aurait été précisément
                    d'autoriser le sujet à découvrir son désir et à aller au bout de lui-même,
                    Lacan fait œuvre de salut contre une psychanalyse normalisatrice qu'il accuse,
                    à juste titre, de n'être qu'un « moralisme compréhensif » ou un «
                    apprivoisement de la jouissance perverse ». Il assigne à la psychanalyse le
                    pouvoir d'amener le sujet à reconnaître que le désir est un désir de mort, et
                    d'inscrire cette détresse   comme   condition  
                    de   toute   action extra-analytique.
                    
                  
                    Cette position ne fut pas qu'anti-normativiste, en polémique implicite avec l'égo-psychologie
                    et autres déviations béhavioristes de la psychanalyse, notamment
                    nord-américaine. Ce fut une attitude déculpabilisante, qui réhabilita le désir, au sens le plus
                    freudien de sa dangerosité que nous venons d'esquisser, et qui révéla la vérité
                    radicale de la découverte freudienne, son inconfort, la raison principale pour
                    laquelle elle rencontre et rencontrera toujours des résistances, dans l'univers
                    moralisant de la technique et de l'adaptation.
                    
                  
                    La position de Lacan eut aussi le
                    courage de soulever la question, non traitée par Freud, de l'éthique de la
                    psychanalyse, sans pour autant la résoudre...
                    
                  
                    Car, si la neutralité bienveillante de
                    l'analyste permet au patient « de ne pas céder sur son désir », il est non
                    moins vrai que nous accueillons cette liberté avec un certain nombre d'idéaux.
                    L'analyste ne laisse pas se déverser purement et simplement les désirs sur
                    lesquels « on ne cède pas ». Son écoute et son interprétation accueillent ces
                    désirs à partir d'un choix moral qui constitue une éthique certes non
                    éducative, mais non dépourvue d'objectifs communautaires qui encadrent, quand
                    ils ne les refrènent pas, les désirs libérés dans le transfert. Lacan lui-même
                    évoque quelques uns de ses idéaux : rendre le patient capable d'amour,
                    favoriser son authenticité contre les « as
                      if » ou les « faux selfs »,
                    renforcer l'indépendance. Le moins que l'on puisse dire est que ce cadre-là
                    impose une forte négociation à celui qui « ne cède pas sur son désir ».
                    Laquelle ? S'il est vrai que la modernité soi-disant affranchie n'a pas été
                    capable de découvrir de nouvelles perversions, avons-nous découvert de
                    nouvelles réponses à cette ancienne et indélébile perversité de nos libertés...
                    sadomasochistes ?
                    
                  
                   Et nous voilà au point de départ. La
                    psychanalyse restitue-t-elle à l'homme la sauvagerie de ses désirs, pour
                    laquelle il ne reste que la rédemption, ce qui fait de la psychanalyse un «
                    christocentrisme » sans Dieu autre que le Signifiant ? Ou bien préfigure-t-elle
                    un athéisme grave, peut-être tragique, mais qui réhabilite d'emblée la
                    pluralité des liens communautaires, de leur possible recommencement ?
                    
                  
                   
                    
                  
                  La
                    psychanalyse est-elle un moralisme compréhensif ?
                      
                    
                   
                    
                  
                  Dans
                    l'éventail des « nouvelles maladies de l'âme » que nous offrent nos patients en
                    cette fin du deuxième millénaire, je distinguerais schématiquement deux
                    catégories : ceux qui souffrent d'aller au bout de leur désir, et ceux qui
                    n'ont pas découvert leur désir. Le pervers, par définition inassouvi, que la
                    société de consommation et du spectacle flatte sans fin et qui manque de tous
                    repères, interdits, père ou valeurs. L'anorexique (mais cela peut être le borderline, le malade psychosomatique,
                    ou le mélancolique) qu'il s'agit de libérer de ses symptômes en lui restituant
                    l'accès à ses désirs. Le travail de la psychanalyse ne consiste ni à défouler
                    ni à refouler, mais à élaborer-réélaborer l'appareil psychique, pour lui
                    permettre de se renouveler à chaque épreuve interne ou externe.
                    
                  
                    S'il existe un acquis de l'histoire de
                    la psychanalyse, c'est précisément cette complexité de l'appareil psychique
                    dont Freud a posé les jalons, et qui a été enrichi par les apports de ses
                    successeurs : les kleiniens, les lacaniens, les winnicottiens,
                    et j'en oublie.
                    
                  
                   
                    
                  
                    Ce modèle, dont on ne dira jamais assez
                    l'excellence face aux modèles structuralistes ou cognitivistes, par exemple, de
                    l'esprit humain, est indissociable de l'expérience du Transfert-contretransfert.
                    Que Freud ne l'ait pas conceptualisée n'enlève rien au fait qu'il l'a découverte, et qu'il revient à la modernité de la
                    psychanalyse de la théoriser et de la développer. Elle a ceci de particulier
                    que la liberté, qu'il faut bien appeler
                      sadomasochiste, du désir, telle que la psychanalyse la révèle, s'actualise
                    dans un lien paradoxal qui est le lien psychanalytique. Lien réel, et pourtant
                    éminemment imaginaire, qui sollicite la réactualisation de l'expérience passée,
                    de la mémoire, et notamment de la mémoire traumatique, et sa réélaboration.
                    L'autre analyste est non seulement un lieu parental de l'interdit symbolique
                    (ce qu'il est aussi), mais également un lieu réel de ma dette sociale (que je
                    paie), et un lieu imaginaire auquel je voue mes désirs et/ou mes désirs de mort
                    — jusqu'à les épuiser. Et vice versa, par et dans le contretransfert.
                    
                  
                    Un laboratoire est ainsi créé où
                    s'expérimente non seulement cette « mentalité élargie » chère à Kant où, par le
                    langage, je peux universaliser mes particularités et les communiquer à l'autre,
                    aux autres ; mais un lien concret, sensoriel, « mondain » au sens grec du
                    terme, entendu comme germe du politique. Vous noterez que les avancées
                    lacaniennes et bioniennes dans la logique de la
                    déstructuration du sujet lors de la communication analytique (communication
                    linguistique pour l'un, alpha et bêta pour l'autre) se préoccupent fort
                    peu de l'implication transféro-contretransférentiel des désirs concrets et des fantasmes précis ainsi libérés. Bien que tout le
                    monde sache que c'est de l'écoute de l'analyste que dépend le désir du patient
                    et ses avatars. Mais comment ? Et pour quel but ? L'analyse du contretransfert a encore beaucoup de travail devant elle pour mieux éclairer
                    les limites de l'analyste dans lesquelles se déploie la liberté du patient.
                    
                  
                  
                     
                  
                     Avant d'essayer de répondre à
                    cette question, laissez-moi tirer quelques conséquences du fait que le désir humain se réalise en psychanalyse
                      à l'intérieur d'un lien (transfert-contretransfert). Le sujet qui s'y
                    reconnaît, se reconnaît d'emblée sujet d'une pluralité humaine : concrètement,
                    celle de sa famille, mais aussi celle de son analyste et des autres analysants.
                    C'est dire que, par l'analyse, le Hilflosichkeit de ma fin d'analyse, à savoir que je
                    n'attends rien de personne, ou comme le disait le président Mao de ma jeunesse
                    : «Je ne peux compter que sur mes propres forces », s'inscrit d'emblée comme un
                    sort partageable, commun à d'autres détresses. Toutefois, cette communauté n'en
                    est pas une, car aucune institution (sauf les sociétés psychanalytiques pour
                    les privilégiés, mais c'est une autre affaire) ne vient sceller ce partage,
                    cette perception d'appartenir à une pluralité des « jetés » qui sont les autres
                    analysants.
                    
                  
                  
                     
                  
                    Par ailleurs, la suspension du lien
                    transférentiel qui laisse une part non élaborée ou non sublimée de mon désir et
                    de ma pulsion, et dans la mesure où mon analyse est terminée mais non finie,
                    m'incite à retourner mon agressivité sur toute unité, identité, norme, valeur :
                    bref, à faire de moi un sujet de révolte perpétuelle, de questionnement
                    incessant.
                    
                  
                  
                     
                  
                    Enfin, pour cette raison justement, la
                    libération de mon désir passant par son élaboration ou sa sublimation, je suis
                    à la fin de mon analyse en état de perpétuelle renaissance. Winnicott a dit
                    là-dessus des paroles neuves et incontournables. Il semble considérer que la
                    naissance suppose déjà que l'embryon ait acquis une autonomie de vie biologique
                    et psychique, capable de se soustraire à l'empiétement de l'environnement, et
                    de ne pas être traumatisée par l'acte violent de l'accouchement. Cette
                    indépendance nucléaire serait en quelque sorte la pré-condition de l’« intérieur psychique » ultérieur, que
                    Winnicott estime être la liberté la plus précieuse et la plus mystérieuse de
                    l'être humain, en tant qu'être précisément, différent de l'agir, du faire. Il la retrouvera aussi bien dans
                    la capacité d'être seul, que dans le
                    secret de l'isoloir des votes en démocratie. Ou mieux encore, dans la cure
                    analytique qui défait les « faux-selfs » construits comme défenses contre l'envahissement extérieur, et comme
                    réhabilitation de cette intériorité
                      native, laquelle reste cependant toujours à recréer, et ainsi seulement
                    nous rend libres. « Libres » apparaît donc comme synonyme d'un « intérieur à
                    recréer » en relation avec un extérieur à
                      intérioriser. Libre non pas de résister aux deux tyrans que sont les désirs
                    instinctuels et la réalité extérieure, comme le pense Freud ; mais libre
                    d'intérioriser le dehors, si et seulement si ce dehors (pour commencer : la
                    mère) laisse jouer, se laisse jouer. Nous nous retrouvons, en somme, à la fin d'une
                    analyse terminée mais infinie, et parce que nous avons dévoilé la liberté à
                    mort de nos désirs, non seulement comme mortels, mais comme « naissanciels », pour reprendre un mot d'Hannah Arendt.
                    
                  
                    
                    
                  
                   Nous voici devant une autre perspective,
                    concernant la liberté en psychanalyse : loin du défoulement de celui qui ne
                    cède pas sur son désir, la liberté en psychanalyse implique deux logiques que
                    la philosophie a déjà rencontrées, mais que la psychanalyse aborde nouvellement
                    : celle du choix et celle du commencement.
                    
                  
                     Héritiers de l'humanisme, nous
                    savons que l'homme — comme l'œuvre d'art — n'a pas de but extérieur
                    à lui-même : qu'il est son propre but. Dès lors, si la liberté réside dans la
                    liberté du choix entre le bien et le mal, nous n'avons pas d'autre but à
                    proposer que le bienêtre du sujet, tel qu'il découle de sa capacité à établir
                    un maximum de liens optimaux avec les autres. Non par souci de le rendre utile
                    à une communauté dont nous aurons fixé les critères (ce que font les idéologies
                    et les religions), mais pour lui permettre une pluralité de liens dans des
                    communautés mobiles et interrogeables. C'est donc sa capacité à rencontrer les
                    autres comme autres, et à commencer par rencontrer son analyste comme autre (ce
                    qui, en principe, devrait être un critère de fin d'analyse), qui pourrait être
                    la pré-condition de ce « choix » qui lui permettrait, hors du cadre analytique,
                    de décider librement entre le bien et le mal. Et plus il sera apte à se transférer à la place de plusieurs
                      autres, pour liquider ensuite ce transfert, plus notre sujet analysé sera
                    apte à des liens justes et à des jugements pertinents.
                    
                  
                  
                     
                  
                    Enfin, la préoccupation biblique du «
                    commencement » (« Au commencement Dieu créa... » ; « Au commencement était le
                    Verbe ») devint, on s'en souvient, sous la plume de saint Augustin, une
                    insistance sur ce commencement spécifique qu'est la naissance de chaque être
                    humain, dans sa singularité inconciliable : le simple fait de cette naissance singulière
                    étant le garant de la liberté singulière de sa pensée-volonté-jugement à venir,
                    à protéger, à favoriser. Au principiumdu Verbe, Augustin ajoute donc l’initium de l'homme : « Afin que le commencement fût, un
                    homme a été créé avant que tout autre ne le fût. »
                    
                  
                  
                     
                  
                    Disons-le sans fausse modestie : aucune
                    autre expérience humaine moderne, sauf la psychanalyse, n'offre à l'homme une
                    possibilité de recommencer sa vie psychique, et dès lors, une vie tout court
                    — dans l'ouverture des choix que lui garantit la pluralité de ses
                    capacités de liens. Cette version-là de la liberté est peut-être le cadeau le
                    plus précieux, et le plus grave, que la psychanalyse ait fait à l'humanité. Et
                    force est de constater que, depuis Augustin et contre la pesanteur de ce qu'on
                    appelle encore un « destin » biologique ou historique, la psychanalyse est la
                    seule à prétendre, et parfois même à réussir, ce pari du recommencement.
                    
                  
                   
                    
                  
                  Pourquoi
                    la psychanalyse est-elle un athéisme ?
                      
                    
                   
                    
                  
                    On aime à dire que la philosophie est
                    une théologie blanche : elle sauvegarde l'armature logique de la théologie,
                    elle blanchit la place de Dieu. Je dirais, en contrepoint, que la psychanalyse
                    est un judéo-christianisme coloré, coloré de désir et de pulsion, et jusqu'à la
                    biologie ; ce qui change beaucoup de choses.
                    
                  
                    Théorie et pratique de la coprésence
                    sexualité-pensée, la psychanalyse est apparemment la seule qui « immanentise » radicalement ce que la métaphysique
                    occidentale considère comme une « transcendance ». Je le répète : l'aptitude
                    des êtres humains à produire du sens, à partir d'une certaine maturation
                    neurobiologique et cet événement mythique que fut le refoulement de la pulsion
                    par meurtre-assimilation-identification avec le père ; voici ce qui me paraît,
                    en tant que psychanalyste, constituer cette höhere Wesen in Menschen selon Freud, cette « essence supérieure de l'homme », qui module et modèle la
                    poussée énergétique en une dynamique du sens avec l'autre, et dans laquelle
                    s'inscrit la liberté des sujets.
                    
                  
                    De ce point de vue, les religions apparaissent
                    comme une reconnaissance de cette essence supérieure de l'homme : de cette
                    capacité à faire du sens, qu'elles célèbrent dans l'image ou le fantasme d'une
                    ou plusieurs figures de la Surpuissance symbolique aux effets réels, que sont
                    les divinités garantes du Sens. Cette reconnaissance d'une capacité humaine
                    essentielle garantit aux religions leur fonction de vérité, par-delà la
                    fascination consolatrice qu'elles procurent. En effet, les religions
                    reconnaissent la capacité propre aux êtres humains à créer du sens tout en
                    déniant cette dynamique intra et extra-psychique pour en faire un système
                    hiérarchique de valeurs. Système de valeurs protectrices et consolatrices, les
                    religions assurent certaines libertés humaines (nous avons rappelé comment, dans
                    le pré-christianisme et le christianisme, c'est la théologie qui devint
                    l'instigatrice de la problématique de la liberté). Le prix dont se paie cette
                    avancée ne réside pas seulement dans l'exclusion persécutrice des autres
                    (religions et dissidents) qui ne partagent pas le même système de valeurs. Plus
                    grave encore est le prix du refoulement sexuel que renforce la menace divine,
                    et qui conduit, en fin de compte, à l'inhibition de la pensée critique, c'est à
                    dire de la pensée tout court. Génératrice de névrose au plan personnel, la
                    religion en est aussi la consolatrice, par le mécanisme de la croyance
                    elle-même : credo, donner son cœur en
                    échange d'une récompense, dont la version suprême est la vie éternelle octroyée
                    par le Père céleste. La névrose que la menace religieuse favorise chez le sujet
                    est compensée par des plages de transgressions autorisées, dans lesquelles se
                    satisfait la perversion (père-version ?) du croyant. Les monothéismes, et tout
                    particulièrement le catholicisme, excellent dans ce balancement, et
                    s'acheminent vers un équilibrage entre menace-refoulement et
                    liberté-perversion, qui prend de plus en plus, dans le contexte économique
                    favorable des démocraties occidentales, l'aspect d'un moralisme libertaire. Il
                    ne se distingue pas radicalement du moralisme humaniste, mais possède de
                    surcroît l'avantage de bénéficier de la tradition, de sa sécurité et de son
                    confort.
                    
                  
                  
                     
                  
                  
                     
                  
                    L'histoire tragique de notre siècle avec
                    ses deux totalitarismes, mais aussi les symptômes de la société postmoderne
                    (écroulement des interdits ; généralisation de la sexualité sadomasochiste, de
                    la délinquance et du vandalisme, ainsi que des nouvelles maladies de l'âme : psychosomatoses, toxicomanies, diffusion de la psychose
                    dans les structures névrotiques, etc.) laissent cependant entrevoir que c'est
                    le système même de
                    reconnaissance-déni qui est en crise.
                    
                  
                  Nous
                    avons désormais deux modèles de liberté : la liberté-adaptation et la
                    liberté-révélation.
                    
                  
                  C'est
                    Kant, en parallèle et sous l'influence de la Révolution française, qui a énoncé
                    le premier dans ses Critique de la raison
                      pratique et Critique de la raison pure. En écho à l’initium de saint Augustin, le philosophe définit pour la première fois la liberté, non
                    pas négativement, comme une transgression d'une contrainte, mais positivement,
                    comme un auto-commencement. Et il est possible de transférer son raisonnement
                    cosmique relatif à la Raison et à l'Etre au plan restreint de la vie humaine
                    pour y entendre : l'aptitude de chacun à entreprendre une action, à
                    auto-commencer un acte. Magnifique liberté, dont on voit cependant les
                    déviations possibles : nous sommes tous libres d'entreprendre à l'intérieur
                    d'un ordre logique préétabli — celui, moral, d'un Dieu, celui,
                    économique, de la libre entreprise, de la globalisation, du dollar.
                    
                  
                  
                     
                  
                    Dans sa lecture de Kant, Heidegger a
                    renoué avec une autre version de la liberté, ancrée dans la pensée
                    présocratique et antérieure à la mise en place des catégories logiques ou des
                    valeurs. Cette autre liberté est celle de la révélation de soi dans la présence
                    de l'autre à travers la parole donnée. Je n'insisterai ici ni sur les
                    connotations christiques de ce présocratisme, ni sur
                    les détails de cette déconstruction de la métaphysique qu'implique le débat de
                    Heidegger avec Kant, et encore moins sur son désengagement politique qu'Hannah
                    Arendt vint corriger en proposant une philosophie du « juger ».
                    
                  
                  
                     
                  
                    Je dirais seulement que si cette liberté
                    révélation, et non pas liberté-adaptation existe autrement que comme
                    spéculation solitaire, c'est bien dans l'expérience du
                    transfert-contretransfert, où elle se réalise. En faisant le récit de la libre
                    association dans le transfert, le sujet s'affronte à la fois à l'innommable de
                    sa pulsion, de son désir et de leurs traumas, et à l'interdit que lui imposent
                    le fait même du langage (de la capacité symbolique) ainsi que la place de
                    l'analyste. Il se constitue en lui-même pour l'autre, et en ce sens se révèle
                    — au sens fort du mot, se libère.
                    
                  
                  
                     
                  
                    Un questionnement permanent est en cours
                    dans le discours analytique, et j'ai eu l'occasion de préciser ailleurs comment
                    le questionnement, la mise en question (qui n'a rien à voir avec « poser des questions » ou y répondre) est le mode
                    par excellence de la parole en analyse, l'équivalent logique de la castration
                    — si l'on entend ce fantasme comme réalisation du manque, de
                    l'incertitude et de la mise en abîme constitutif du clivage psychique.
                    Son éternel retour nous installe dans le hors temps du temps de la séance, qui
                    actualise, dans la parole analytique, le hors-temps de l'inconscient. Il remet
                    en cause identités et valeurs, mais aussi restructure provisoirement le sujet
                    dans une nouvelle renaissance, telle que la lui permet son lien transférentiel
                    avec l'analyste. Pourtant, si ce lien lui-même se défait par la terminaison de
                    la cure, le sens en est que le patient n'est pas restructuré une fois pour
                    toutes par son analyste ou son école. Mais qu'il obtient une souplesse
                    psychique apte à refranchir la barre du refoulement, à remobiliser des pulsions
                    et à permettre des créativités nouvelles dans les expériences ultérieures de sa
                    vie de sujet. Une aptitude au
                      recommencement des liens s'inaugure ainsi, dans le cas optimal de la
                    finition d'une cure — et nous savons combien nous en sommes loin, le plus
                    souvent ! —, dont la portée implicitement politique est évidente, tant il
                    est vrai que le sujet analysé est un sujet irréconcilié,
                    et devrait être un sujet ré-volté.
                    
                  
                  
                     
                  
                     Je termine donc en insistant :
                    
                  
                  —     
                    L'analysé découvre sa conflictualité inconciliable, le clivage dramatique qui
                    le constitue et qui le déprend de toute volonté d'emprise, de puissance ou même
                    d'unité. Cette liberté-là éloigne la psychanalyse de tout humanisme moraliste
                    et béatifiant ;
                    
                  
                  —     
                    L'aptitude à la ré-volte conduit l'analysé à re-créer des liens ce qui
                    pourrait signifier que l'expérience analytique serait à la source d'un
                    humanisme grave.
                    
                  
                  Je
                    répète que j'emploie le mot « ré-volte » au sens étymologique et proustien du terme :
                    retour du sens à la pulsion et vice versa, pour révéler la mémoire et
                    recommencer le sujet. Ouvrir à l'infini, en somme, le questionnement des
                    systèmes de valeur, ce qui n'est ni une croyance ni un nihilisme : en sachant
                    prendre position pour assumer un jugement dans une situation précise, et en
                    étant capable de le remettre en cause depuis le lieu d'un autre sujet, dans
                    cette appréhension de la neutralité bienveillante que nous obtenons par les
                    liquidations plurielles des transferts pluriels.
                    
                  
                    C'est ainsi que j'entends la portée
                    athéiste, radicalement libératrice, de l'expérience analytique : un épuisement
                    de la transcendance et de ses figures inhibitrices ou consolatrices, dans la
                    transcendance elle-même, pour laquelle nous avons un autre mot en psychanalyse
                    : le clivage, l'hétérogénéité psychique biologie-sens. Pour Sartre, l'athéisme
                    est une « entreprise cruelle et de longue haleine ». Vous comprendrez qu'il
                    peut être, au regard de la psychanalyse, une expérience lumineuse et en effet
                    de très, très longue haleine.
                    
                  
                   
                    
                  
                  La
                    liberté comme re-commencement de Marie-Rose
                      
                    
                   
                    
                  
                  Je
                    voudrais conclure cette réflexion par un cas clinique dont la modestie est
                    décalée eu égard aux problèmes essentiels que j'ai voulu mettre au cœur de la
                    quotidienneté analytique. Il témoigne pourtant de cette « banalité de la
                    révélation » que nous réserve l'expérience analytique, et qui est peut-être le
                    seul contrepoint à la « banalité du mal ». Il me paraît être la version la plus
                    précieuse de l'aventure psychanalytique, qui permet au sujet d'atténuer ses
                    souffrances, de retrouver ses désirs, et de recommencer sa créativité : indéfiniment.
                    
                  
                    L'anorexique est une paranoïaque rentrée
                    : Marie-Rose avale mes interprétations pour mieux les vomir, afin de se jouer
                    les scènes de persécution et d'adoration plus ou moins divines, à l'écart de la
                    parole, dans le secret de son tube digestif. Comme le paranoïaque elle non plus
                    ne supporte pas la sexuation, mais le sadomasochisme se jouant à même le corps,
                    jusqu'à l'amortir, son langage en est préservé et une intelligence limpide
                    observe poliment cette momification. Elle se souvient des premiers accès de
                    vomissement, en vacances, dans la chambre des parents : désir et horreur d'être
                    homme et femme à la fois. La scène rivalise avec celle décrite par Céline sur
                    le pont de Londres. Marie-Rose est le page, le chevalier servant de sa mère ;
                    elle ne peut se séparer de ce double corps mâle et femelle qui ne fait l'amour
                    à sa génitrice qu'en tuant la matière vivante, la mater vivante, jusque dans son plasma germinal. En somatisant par
                    l'aménorrhée ou la chute de ses dents.
                    
                  
                  
                     
                  
                    Dans le transfert, Marie-Rose se décide
                    à me raconter cette étreinte à même le corps avec le double corps des parents
                    réunis dans la scène primitive. Ce faisant, Marie-Rose repère Pédologie
                    sexuelle, bisexuelle, de ses troubles, mais n'y renonce pas : elle les
                    transforme ; l'anorexie se modifie en douleur psychique. Le récit a fait
                    affleurer l'angoisse, souffrance morale qui met en danger la possibilité même
                    de poursuivre l'analyse : n'est-ce pas la voie obligée de la perlaboration qui
                    substitue à l’acting somatique le
                    drame entre Moi et Surmoi ? Si la souffrance psychique
                    n'est pas nécessairement un progrès comparé à la douleur des vomissements, elle
                    est incontestablement une victoire sur la mort physique et une prise en compte
                    de l’altérité en soi (Moi/Surmoi), qui peut se projeter en conflit avec
                    l'autre. En l'occurrence, avec l'analyste. La politesse de Marie-Rose vole en
                    éclats et elle me dit tout le mal qu'elle pense de moi, de mon fils, de mon
                    mari, cela va de soi, etc. À la fin de la séance, elle ajoute, sans craindre le
                    paradoxe, que l'analyse est le seul « moment de sa vie où elle peut être tendre
                    ». Je médite sur cette bizarre tendresse. Tendre avec ? Ou tendre vers ? L'association libre, ce récit sexué dans le transfert met en
                    scène le sadomasochisme. C'est lui qui épargne à la patiente sa propre
                    destruction, en lui permettant d'être tendre avec son être pulsionnel.
                    Qu'est-ce   que   c'est,   cet  
                    être   pulsionnel ? Force muette, amibe ou hominien de la glaciation,
                    cadavre inorganique, matière inanimée ?   La  
                    fable   freudienne   nous   appelle. Marie-Rose
                    est tendre avec cet être pulsionnel — avec son autoérotisme naguère
                    anorexique — dans la mesure où elle est capable de me donner un récit
                    sado-masochique pour cet être. Freud avant sa mort lisait des romans policiers
                    (Agatha Christie et Dorothy Sayers), pour le plus
                    grand désarroi d'Anna et de Jones.
                    
                  
                   
                    
                  
                    Le langage au sens freudien du terme
                    serait-il la tendresse du parlêtre? Tendre au parlêtre, par l'association libre du récit sado-masochique.
                    Ce qui veut dire : par delà l'hallucination et la cruauté remise en jeu avec
                    l'analyste, le récit (implicite ou explicite, possible ou entravé) de
                    l'association libre est cette réconciliation entre les représentations de mots
                    et les représentations de choses, qui nous fait éprouver — inconsciemment
                    — que le sens communiqué à quelqu'un d'autre est une violence qui nous
                    met — provisoirement — à l'abri de la mort. Le récit de la cruauté
                    (en écho au du théâtre de la cruauté selon Artaud) fait vivre, corps et âme réunis. Tendre à force de récit.
                    Marie-Rose écrivait des poèmes au début de l'analyse. L'analyse a changé son
                    comportement : l'anorexie a disparu, et Marie Rose a publié un recueil de
                    nouvelles.
                    
                  
                   
                    
                  
                  JULIA
                    KRISTEVA