JULIA KRISTEVA

Le message culturel de la France et la vocation interculturelle de la francophonie

 

Rapport Julia Kristeva

Existe-t-il un message culturel français ?


La question surgit par défaut à l’occasion des élections européennes, quand nous nous apercevons que la culture, loin d’être absente de la politique de Bruxelles (subventions pour le cinéma ou la traduction, labellisation du patrimoine, « capitales culturelles européennes », Bibliothèque Numérique Europeana, etc.) n’inspire pourtant guère le projet européen. Le Traité de Rome ne mentionnait même pas le mot culture, et la conscience d’une unité culturelle européenne ne se dessine que lentement, au fur et à mesure que se développent les politiques culturelles de l'UE. Trop pesante dans son aspiration à l’universalité, culpabilisée par le poids des inquisitions, persécutions, colonisations, Shoah et Goulag ? Il nous manque l’audace intellectuelle et politique qui affirmerait la spécificité de la culture européenne, de ses limites et de ses crimes, mais aussi de ses avancées et de son avenir. Dans ce contexte, la question « Existe-t-il un message culturel français ? » prend une profondeur et une urgence supplémentaire : la voix de la France peut-elle contribuer à impulser une nouvelle conscience culturelle européenne, tout en préservant sa propre singularité nationale ?
La récente Convention de l’UNESCO pour la diversité des expressions culturelles (2005) dessine une vision de civilisation multiculturelle en se proposant de préserver et de promouvoir les singularités culturelles de tous les peuples du monde, comme antidote à cette nouvelle banalité du mal qu’est l’automatisation des esprits formatés par le « globish » de la globalisation. Mais qui connaît cette initiative qui oeuvre non pas en faveur de la diversité des peaux et des communautés, mais avec elles et au travers d’elles, pour la diversité des expressions culturelles ? Certainement pas l’opinion française. La France elle-même, qui l’a énergiquement promue avec le Canada peine à l’appliquer. C’est pourtant un message culturel français qui sert de socle à cette vision, perçue et adoptée par les signataires de la Convention.


Pourrions-nous contribuer au nouveau souffle de la culture internationale que réclame la dynamique critique de la globalisation ? Contre l’universalisme qui banalise traditions culturelles et expressions modernes, contre le communautarisme qui juxtapose entités sociales et culturelles, la conception française issue des Lumières, portée par des ambitions républicaines, respecte les diversités tout en affirmant qu’elles sont traductibles, interprétables, partageables.
Cette troisième voie dont la France se fait la zélatrice sur la scène internationale, reste mal comprise par ses promoteurs mêmes – français –, et par leurs partenaires agacés. Elle mérite d’être explicitée.
À l’écart de tout patriotisme nationaliste, le temps est venu de décomplexer l’identité nationale et d’affirmer les contributions spécifiques de notre pays dans divers domaines de la vie sociale : le développement culturel, son rôle dans l’histoire des Français, sa valeur internationale que les autres peuples peuvent faire leurs.

Désir de France et du français
Bien que notre enquête ait dégagé le profond malaise qui touche tous les secteurs de la vie culturelle extérieure, le message culturel de la France et la vocation interculturelle de la francophonie demeurent des réalités appréciées, désirées et attendues.
Vous pensez que la langue française est en recul dans le monde, et vous n’avez pas tout à fait tort. Mais savez-vous que, contrairement à l'anglais qui régresse dans certaines régions des États-Unis au profit de l'espagnol, le français n’a jamais été autant parlé, et que le nombre de ses locuteurs augmente pour des raisons démographiques, aussi bien en France qu’en Afrique ? 115 millions de personnes en font un usage quotidien, soit 7,7 % de plus qu’en 1990, et 61 millions en ont un usage « partiel ». Selon certaines projections démographiques, la population parlant la langue de Voltaire pourrait, dans 50 ans, être multipliée par quatre, atteignant ainsi près de 8 % de la population mondiale.
Vous êtes persuadés que l’OIF est un héritage colonial et la francophonie un cercle de potentats locaux pas vraiment respectables. Savez-vous que l’OIF compte 56 Etats et gouvernements membres et 14 observateurs qui se répartissent en trois catégories : ceux dont les habitants ont le français pour langue maternelle ; ceux dont le français et une langue officielle ou seconde (essentiellement les pays d’Afrique subsaharienne et le Maghreb) ; des pays dits de « francophonie choisie » pour lesquels le français est une langue étrangère, mais qui se reconnaissent dans le respect de la diversité qu’incarne le message culturel et/ou politique de la France (depuis 1995, des pays de l’Est européen, mais aussi de l’Asie et le Pacifique) ?
Saviez-vous que RFI, que vous n’entendez que dans la région parisienne, et qui traverse une crise alarmante, enregistre son meilleur taux d’écoute… en Chine ? Que l’Ecole Polytechnique Tong Ji, à Shanghai, a créé avec l’aide française une « Académie des cultures européennes et chinoise et des religions », pour que les ingénieurs diplômés de cette prestigieuse institution « ne se transforment pas en kamikazes quand ils rencontrent un conflit personnels ou social », précise le Directeur de Tong Ji ?
Que l’Alliance Française de New York accueille de nouveaux publics, ravis de découvrir des programmes où les charmes de Vaux le Vicomte côtoient les surprises des cultures urbaines de nos quartiers ? Et qu’en Floride, le seul endroit où les américains peuvent voir des films espagnols, italiens, mexicains, allemands est le centre culturel français ? Parce que l’ « exception culturelle » à la française essaie d’équilibrer l’ancien et le moderne. Et qu’elle s’applique aux expressions culturelles de toutes les nations dont elle respecte la diversité. Dans le meilleur des cas.

J’entends d’ici les objections : peut-on parler de « message » sans friser l’arrogance que n’a pas manqué d’aggraver le malentendu sur l’ « exception française » justement (alors qu’il s’agissait d’« excepter » les expressions culturelles des produits de consommation) ? Contaminée par l’homogénéisation et la banalisation en cours, une « déclinologie » néfaste est à l’œuvre, qui pousse la pensée « politiquement correcte » à récuser la créativité des nations au sein du multiculturalisme. Ne cédons pas à ce défaitisme : assumons les potentialités innovantes de l’héritage, notamment linguistique, dans et par lequel se sont constituées les diversités culturelles, régionales et nationales, ainsi que le respect et la promotion par la République des libertés individuelles et collectives.

L’identité en question…
Des multiples facettes du message culturel de la France, je retiendrai deux traits qui sous-tendent et pourraient consolider la conscience d’une unité culturelle européenne : la mise en question de l’identité et le multilinguisme ; et deux moyens d’action qui fécondent mais aussi handicapent la politique culturelle de la France : le rôle de l’Etat et l’importance du réseau.
A contre-courant de l’actualité politique où des certitudes identitaires préparent toujours et encore de nouvelles guerres, peut-être atomiques, Europe - et la France en son sein -, est l’espace d’une identité (nationale, ethnique, raciale, religieuse, sexuelle) qu’un nombre croissant de personnes vivent de moins en moins comme un absolu, et de plus en plus comme une inquiétude ou une question : ce qui ne les empêche pas d’en être fières et de la revendiquer. Car « je suis française, femme, professeur, juive, catholique, musulmane, mère, écologiste, etc. » sert de refuge qui me console. Je préfère « en être » quand je ne sais pas « être » tout simplement, quand j’ignore qui je suis et même si je suis : adhérer est un antidépresseur transitoire, mais non plus une valeur absolue. Sujette à question, l’identité nationale se vit de plus en plus ici, en France, en Europe, comme un organisme vivant, évolutif, constructible-déconstructible, une identité indéfiniment dépassable, laquelle résiste aux crispations identitaires et communautaires, et aux heurts ethniques et religieux de ce début du 3e millénaire. Un espace de paix dépassionné, fragile, jamais à l’abri des intégrismes de tout bord, mais le seul vivable et enviable, parce que sa culture met en question les certitudes identitaire en essayant, tant bien que mal, de les partager : c’est un trait distinctif du message culturel de la France dans l’Europe, et de l’Europe dans le monde.
D’où vient-il ?
Je l’entends dans la parole du Dieu juif : Eyeh asher eyeh ( Ex 3 :14), « Je suis qui je suis » ( ou « Je suis ce que je est » ; ou « Je suis qui je serai », repris par Jésus selon Jean 8 :23 : « vous mourrez dans vos péchés si vous ne croyez pas que « je suis qui je suis »). C’est dire que « je » ne me définis pas, « je » suis un irreprésentable éternel retour sur mon être même. Je le retrouve dans le voyage au sens de saint Augustin, pour lequel il n’y a qu’une seule patrie, celle précisément du voyage - In via in patria : un voyage indistinctement spirituel, psychique, géographique, historique, politique. Il guide la plume de Montaigne dans ses Ecrits qui consacrent la polyphonie identitaire du Moi: « Nous sommes tous des lopins et d’une contexture si informe et diverses, que chaque pièce, chaque moment faict sont jeu ». Le mélange du miracle grec avec les trois monothéismes, le christianisme avec son substrat juif et la greffe musulmane, ont conduit ici à ce phénomène unique au monde qu’est la sécularisation : nulle part ailleurs « le fil de la tradition » - pour reprendre l’expression de Tocqueville et de Hanna Arendt - n’a été rompu comme en France et, grâce à elle, en Europe. Pour ouvrir la voie à une extraordinaire liberté, inconnue ailleurs. Mais aussi grosse des risques, eux aussi inouïs, qui ont accouché des totalitarismes nazi et stalinien.
Pourtant, la France et l’Europe ne sont ni un beau manteau d’Arlequin ni un hideux broyeur d’étrangers victimisés. Non, une cohérence s’est cristallisée de ses diversités qui, pour l’unique fois au monde, affirme une identité tout en l’ouvrant à son propre examen critique et aux infinies potentialités des autres. Après avoir succombé aux dogmes identitaires jusqu’aux crimes, et peut-être aussi parce qu’il a succombé et en a fait l’analyse mieux que tant d’autres, un nous français-et-européen est en train d’émerger aujourd’hui, qui porte au jour une conception et une pratique de l’identité comme inquiétude questionnante. Et ce n’est pas parce que les électeurs en manque de pouvoir d’achat et menacés de chômage boudent les élections européennes, sabotées par la classe politique elle-même, que cette mutation de civilisation ne fait pas son chemin : lentement, difficilement mais définitivement.

…et le multilinguisme
Parallèlement à cette identité questionnante, qui s’affirme à contre-courant des heurts identitaires encore et toujours menaçant, l’Europe est une entité politique qui parle autant de langues, sinon plus, qu’elle ne comporte de pays. Ce multilinguisme est le fond de la diversité culturelle qu’il s’agit et de respecter – avec les caractères nationaux –, et d’échanger, mélanger, croiser. Le moins que l’on puisse dire c’est que la France tarde à rejoindre le mouvement. Pourquoi ?
La diversité linguistique européenne est en train de créer des individus kaléidoscopiques capables de défier et le bilinguisme du global English imposé par la mondialisation, et cette bonne vieille francophonie qui peine à sortir de son rêve versaillais, pour en faire l’onde porteuse de la tradition et de l’innovation dans le métissage. Un sujet polyphonique émerge, citoyen polyglotte d’une Europe plurinationale. Le futur Européen sera un sujet singulier au psychisme intrinsèquement pluriel, parce que trilingue, quadrilingue, multilingue. En revanche, les Français affichent une difficulté notoire à acquérir un usage courant des langues étrangères. Celle-ci provient moins d’une prétendue « inaptitude », imaginaire et souvent avancée en explication de cette défaillance, que d’une carence persistante de l’enseignement dans ce domaine, ainsi que de l’absence d’une politique volontariste capable de casser les reliquats handicapants du « mythe des grandeurs » toujours tenace. Le plurilinguisme n’est plus une utopie : ne serait-il pas un antidote concret et nuancé aux dernières versions de la banalisation et du totalitarisme ? En effet, l’étranger se distingue de celui qui ne l’est pas en ce qu’il parle une autre langue : c’est désormais le cas de tout Européen passant d’un pays d’Europe à l’autre, parlant la langue de son pays avec celle(s) des autres. Nous ne pouvons plus échapper à la condition d’étrangers qui s’ajoute à notre identité originaire, et devient la doublure de notre existence.
Le culte que les Français vouent à leur langue maternelle, plus passionnément que ne le font les autres peuples, les empêche d’adopter un idiome étranger pour en faire un lieu de vie et de pensée, à part égale avec le français. Pourtant, cet attachement au parler natal ne manque pas de résonances avec les puissantes tendances actuelles en faveur de la diversité, qui secouent l’uniformisme de la globalisation : pour le meilleur et pour le pire.

Réinventer la francophonie
En effet, un des traits distinctifs de la culture française tient aux liens étroits que l’histoire du pays a forgés entre les diverses expressions culturelles et la langue française elle-même. Le Dictionnaire qu’établit l’Académie française et l’engouement pour les prix littéraires sont des exemples frappants de cet attachement qui fait de notre culture littéraire un lieu privilégié de la pensée, domaine relevant en général de la philosophie ou de la théologie. Depuis la Renaissance et les Lumières et jusqu’à aujourd’hui, les débats sur la langue et le foisonnement des expériences littéraires sont devenus ainsi le laboratoire de cette « exception française » qu’est la laïcité. Cet alliage, qui fait de la langue et de la littérature un équivalent du sacré en France, et simultanément un appel au respect universel d’autrui, est unique au monde. Et le désir pour la langue française persiste à travers la globalisation, perçue comme une manière d’être au monde (expérience subjective, goût, modèle social et politique, etc.).
Pourtant, le terme même de « francophonie » est devenu un piège. Les jeunes générations issues de l’immigration aussi bien que d’origine française s’en méfient ; des écrivains mettent en question ses risques discriminatoires (quelle différence entre littérature « française » et « francophone » ?) ; des personnalités politiques réclament des audits. La francophonie doit être réinventée dans son concept et ses institutions, pour devenir un facteur important de la cohésion sociale à l’intérieur du pays et un vecteur du message interculturel dans le monde. Le premier pas consisterait à ne pas la dissocier de la défense et de la promotion de la culture française dans son ensemble, dans un esprit de diversité, de coopération et de solidarité.
Un réseau unique et prestigieux
La politique culturelle extérieure de la France dispose d’un formidable réseau culturel, unique au monde par sa diversité, son ampleur et son fonctionnement. Ce réseau comprend, à côté des services de coopération et d’action culturelle (SCAC), dirigés par un conseiller culturel sous l’autorité de l’ambassadeur : 151 instituts et centres culturels relevant directement des ambassades ; 449 écoles et lycées français homologués accueillant plus de 253 000 élèves, dont seulement 95 000 Français ; Les Alliances françaises qui comptent aujourd’hui 1 071 associations réunies désormais en Fondation et implantées dans 133 pays. Elles forment chaque année plus de 450 000 étudiants et accueillent 6 millions de participants lors d'événements liés à la francophonie. Leur fréquentation augmente d'environ 4 % par an. 85 % des Alliances sont des associations autonomes sans but lucratif, gérées par des bénévoles et à leurs risques dans leurs pays respectifs.
Ainsi constitué, le réseau culturel français pâtit – dans son concept, dans la gestion de ses supports et de ses acteurs, et dans ses actions – d’une approche souvent très traditionnelle de la réalité socioculturelle mondiale. Il connaît en outre des difficultés liées à la multiplicité des lieux et des intervenants, ainsi que des incertitudes sur sa pérennité et ses moyens, alors que le British Council et le Goethe Institut offrent une image unique et claire. Enfin et surtout, il doit faire face à de nouveaux partenaires (privés, publics et individuels) en croissance exponentielle, pour s’adapter à une mondialisation décentralisée. Malgré des efforts considérables de modernisation, les acteurs de la politique culturelle extérieure, ses usagers et ses destinataires ne perçoivent pas clairement sa spécificité. Face à la complexité des offres culturelles et de leurs promoteurs sur la scène internationale, les multiples services français peinent à être au cœur de l’action diplomatique, à trouver leur place distinctive et à la rendre attractive.
Ce réseau doit s’adapter en permanence face aux évolutions du monde et aux contraintes budgétaires. 19 centres ont été fermés en Europe occidentale de 2000 à 2006. Mais d’autres se déployés dans d’autres régions du monde : à Tachkent et Tbilissi en 2002, à Bakou en 2003, à Pékin en 2004.
Ces fermetures font l’objet de nombreuses critiques d’autant plus qu’elles souffrent des diminutions de crédits pour l’animation du réseau (de 71,9 M€ en 2008 à 65,8 M€ en 2009). Tous les intervenants et intéressés dénoncent un « budget sinistré », qui ne s’accompagne d’aucune vision en termes de restructuration

Une affaire d’Etat
Enfin, et c’est une de ses caractéristiques principales, depuis la monarchie en passant par les Lumières et les évolutions de la République, la politique culturelle extérieure de la France a été et est toujours une affaire d’Etat : elle est au fondement de sa diplomatie et la promotion de la langue française est au cœur de ce dispositif. Soucieux de sauvegarder l’autonomie et la liberté de la culture, d’autres pays ont choisi de ne pas l’intégrer dans les paramètres diplomatiques, prenant le risque de voir l’action politique se réduire au management économique et stratégique. Force est de constater qu’avant même la crise financière et sociale actuelle, nombre de pays se sont tournés vers le modèle français de gestion culturelle extérieure, afin de réaliser des pénétrations culturelles plus efficaces que la française et mieux adaptées aux mutations en cours ; tandis que l’étatisme français centralisateur emprunte plutôt à nos partenaires une approche plus managériale, misant sur une plus grande réactivité des opérateurs. A l’heure de ces influences réciproques, l’expérience française, qui favorise l’intégration de la culture dans l’action politique de l’Etat, se doit plus que d’autres d’être inséparable d’une vigilance constante pour prévenir l’instrumentalisation politique des créations culturelles. Dans ce but, le message culturel de la France garantit la liberté d’expression et le pluralisme ; défend le droit absolu au choix et à l’accès du plus grand nombre aux savoirs et aux expertises ; encourage le concours d’opérateurs indépendants capables d’efficacité multilatérale ; assure le débat d’idées, soutient la diversité des langues et des pratiques ainsi que leur traductibilité en termes de langages, mais aussi en termes d’interaction et d’acculturation réciproques entre les divers domaines de la vie sociale. Et contribue – par la culture aussi – à refonder le sens et la pratique de la démocratie.

Fragmentation endémique et manque de pilotage
Les avantages de ces traits spécifiques du message culturel français ne font apparaître que plus cruellement les défauts qui le handicapent lourdement à l’heure actuelle. Et qui se résument en une formule : l’action culturelle extérieure souffre d’une fragmentation endémique et d’un manque de pilotage.
Cette situation est la conséquence du « Yalta de la culture », déjà critiqué par André Malraux, que relèvent la plupart des observateurs (« au ministère de la Culture, la culture en France ; au ministère des Affaires étrangères, le monopole de la culture à l’étranger ») et qui nuit dangereusement à l’efficacité de notre politique culturelle extérieure. Seule une véritable interaction interministérielle permettra aux services de l’État et à ses différents opérateurs de mener à bien les diverses missions qui leur incombent.
La séparation entre les missions du quai d’Orsay traditionnel et celles de l’ancien ministère de la Coopération est encore très vive, malgré l’intégration des services de ce dernier au ministère des Affaires étrangères en 1996, et à la nouvelle Direction Générale de la Mondialisation, du Développement et des Partenariats. Deux cultures et deux modes de gestion coexistent : le monde reste séparé entre pays industrialisés et pays en développement.
La nébuleuse de la Francophonie se disperse entre l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) et ses opérateurs (notamment l’Agence universitaire de la Francophonie – AUF – et TV5) et les divers ministères et leurs directions.
Quant à la langue française, socle de la francophonie, elle relève de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) du MCC, chargée de l’usage du français en France et de la coordination interministérielle. Enfin, les ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche jouent un rôle essentiel pour l’enseignement du français et des langues étrangères, ainsi que pour l’accueil des étudiants étrangers.
Confrontée à l’effacement des frontières entre « intérieur » et « extérieur », culture et économie, coopération et développement, la fragmentation administrative fait apparaître durement les insuffisances de notre action culturelle extérieure, et appelle une impulsion politique aussi bien que des transformations structurelles.
Un constat s’impose : malgré ses atouts incontestables et les attentes qu’elles suscite encore dans le monde, l’action culturelle extérieure révèle un manque de pilotage réel et une crise de la diplomatie culturelle qui se traduisent par  un fort décalage entre le discours politique et la réalité ; une action interministérielle déficiente ; une insuffisante priorité, en termes d’influence et de financement, donnée sur le sujet au MAEE ; des actions dispersées et mal coordonnées ; des réformes d’organigramme qui tiennent lieu de réformes de fond ; une diminution régulière des crédits.
La politique culturelle extérieure est plus que jamais confrontée à un dilemme récurrent : sera-t-elle un bricolage défensif pour gérer l’inexorable déclin d’un vieux pays ? Ou deviendra-t-elle au contraire un ferment d’innovation politique à l’intérieur et à l’extérieur ? Stratégie des « beaux restes » pour faire oublier les avanies de l’histoire ? Ou recherche d’une « politique de civilisation » ? L’action culturelle extérieure paraît réduite à une survivance, au superflu, quand elle n’est pas condamnée à la chronique d’une mort annoncée. En effet, la vigueur de l’engagement officiel cache mal le flou de son projet, ainsi que la dévalorisation de ses institutions et de ses professionnels. En l’absence d’une vision, ce constat n’épargne ni les politiques ni l’opinion. Il est criant dans le cumul illisible des « réformes », « rationalisations » et « restructurations » administratives d’un secteur privilégié mais fragile, grevé par les coupes budgétaires qui s’abattent comme naturellement sur lui.
L’urgence est criante de construire un projet stratégique et de conduire une action décentralisée, capables de clarifier le message culturel de la France et de l’adapter aux différentes régions du monde.

Construire un projet stratégique
Pour répondre efficacement à cette situation, il faudrait réaffirmer ce message et développer une offensive culturelle internationale dans des domaines prioritaires avec des actions choisies et qu’accompagnerait une stratégie active dans les médias internationaux.
Une telle offensive culturelle internationale nécessite en amont un pilotage volontariste au plus haut niveau de l’État, afin de construire un projet stratégique et de conduire une action décentralisée,
A cet effet, il serait opportun de créer un Conseil de l’action extérieure pour le développement et la culture auprès du Président de la République, comme il en existe un pour la défense nationale et la stratégie. Et de constituer un Grand Opérateur (ou Agence) pour l’action culturelle internationale.
Quelques priorités de l’action culturelle extérieure pourraient être dégagées et mises en œuvres : conduire une politique décomplexée de la langue française et de la Francophonie en France et à l’extérieur ; donner plus de contenu et de visibilité à la politique pour le plurilinguisme : organiser effectivement l’enseignement de deux langues vivantes dans l’enseignement secondaire et supérieur français; recourir massivement à la traduction, à l’interprétation et au sous-titrage ;  mettre en œuvre une stratégie plus dynamique pour diffuser le message de la France ; consolider la place de l’audiovisuel extérieur : TV5 Monde, France 24, RFI, mais aussi ARTE et RFO et de l’offre légale de contenus en ligne aux côtés du livre, du cinéma et des échanges artistiques ; accueillir des étudiants étrangers est une partie majeure du message culturel de la France, et ses carences ne cesse d’aggraver la piètre image internationale de notre enseignement supérieur. On ne saura remédier à la débâcle du monde universitaire sans une modernisation énergique de la politique d’accueil et de suivi des élites étrangères, en passant d’une attitude passive à un recrutement dynamique appuyé sur l’action internationale des universités autonomes. Il est urgent aussi de mettre en place une politique éditoriale en langue française pour la recherche scientifique de pointe, face à la concurrence des publications en anglais.
L’Union européenne et l’Unesco ont mis la culture au cœur de leur politique. La France a la capacité d’être plus active et imaginative dans la mise en œuvre de la Convention sur la diversité des expressions culturelles.
Prompts à s’engager dans des conflits, au Moyen Orient ou en Afrique, les intellectuels ne se pressent pas de construire la nouvelle culture européenne en transvaluant l’ancienne. Serait-ce parce que, hors des archives et de la haute technologie, le discours intellectuel se limite à un discours de la confrontation, de la contradiction et de la polémique ? Tandis qu’au contraire, ce qui fait la spécificité des projets européen et de la Convention de l’UNESCO, c’est le pari que la cohabitation des diversités est possible. Et que loin d’être démission, mollesse ou paresse, cette cohabitation demande le plus difficile des courages : celui de se mettre en question et de questionner autrui au lieu de l’affronter ; et le plus subtile des langages : la traduction. Ce pari exige du temps, vit de la paix et bénéficie de la diplomatie d’influence plus que du pathos guerrier.
Pour contribuer à l’affirmation d’une conscience d’unité culturelle européenne, la France pourrait prendre l’initiative de créer à Paris un Forum européen permanent sur le thème « Quelle culture européenne aujourd’hui ? », avec la participation d’intellectuels, d’écrivains et d’artistes éminents des 27 pays européens, représentant le kaléidoscope linguistique, culturel, religieux européen. Il s’agirait de penser l’histoire et l’actualité de cet ensemble pluriel et problématique qu’est l’UE pour en dégager l’originalité, les vulnérabilités et les avantages. Il serait intéressant de poursuivre l’identification de sites symboles du patrimoine européen, et d’élargir cette idée à des œuvres littéraires et artistiques, en donnant chaque année le titre d’ « exposition, œuvre ou spectacle européen(ne) » à trois réalisations de ce type dans les États membres et dans les pays tiers. La création d’une « Librairie européenne », comportant des livres traduits ou en langue originale de toute l’Europe, irait dans le même sens.
Que la France participe, dès maintenant, aux actions et propositions de l’Unesco qui tiennent de cette visée, telles que : « l’Alliance globale pour la diversité culturelle » qui veut favoriser la diversité culturelle en développant les industries culturelles, les échanges et les bonnes pratiques ; « l’Observatoire sur le statut de l’artiste » qui permettra d’optimiser la formation et d’assurer la protection sociale des intervenants dans les échanges multiculturels ; et « l’Observatoire mondial du piratage » susceptible associer à certaines actions en faveur de la diversité des pays non signataires de la Convention ;
Qu’elle imagine des actions pour faire vivre cette Convention dans le partenariat Nord/Sud avec : la création d’un Observatoire mondial en faveur de la traduction, celle-ci s’imposant comme « la langue de la diversité » qui ouvre de nouvelles potentialités à la pensée humaine ; ou l’organisation, à Paris, d’un Collège international pour la diversité culturelle et du développement plurilingue, avec des chaires attribuées à tour de rôle à des intellectuels, écrivains et artistes de divers pays, et dont l’œuvre et la renommée mondiale contribuent à éclairer et promouvoir ces objectifs (il pourrait prendre le relais de l’Académie universelle des cultures présidée par Elie Wiesel).
 
    Français, encore un effort !
Au dix-huitième siècle, le Marquis de Sade s’adressait en ces termes aux français pour les appeler à s’élever contre l’obscurantisme et à être républicains. Aujourd’hui, le temps est venu de décomplexer les Français, en les mobilisant pour qu’ils portent au monde leur expérience culturelle, repensée et rénovée, comme une invitation à fonder la gouvernance multipolaire sur le respect et le partage des diversités culturelles à travers le monde. Car la culture n’est ni une cure d’apaisement contre la baisse du pouvoir d’achat, ni un exutoire du malaise social, mais le lieu privilégié où se cherchent de nouveaux langages, où se renouvellent la pensée et le sens de vivre et d’agir.
Oui, dans l’action culturelle extérieure de la France et dans la francophonie, il y a matière à message. Quand des mouvances émergentes tentées par le totalitarisme et l’intégrisme menacent les démocraties ébranlées par leurs inflations néoconservatrices, il n’existe pas d’autres recours aux impasses des modèles politiques et gestionnaires périmés que de mobiliser les énergies culturelles, notre époque ayant l’avantage sur les autres de les chercher non pas dans une civilisation, mais dans le partage des diversités chez tous et entre tous.
Ainsi compris, le message culturel de la France s’entend aussi comme une incitation à défendre et promouvoir les autres cultures dans le même esprit de valorisation, dignité, créativité et partage réciproque. Ce n’est pas le cas « exceptionnel » de la France qu’il s’agit de faire valoir, mais une philosophie universelle de l’expérience culturelle à forger, à partir de nos ambitions et de nos impasses, pour encourager les autres pays à assumer et à faire fructifier à leur tour leurs spécificités.
À l'heure où le socle des modèles économiques et sociaux, hier encore arrogants et prétendument infaillibles, s'effondre et ruine toute certitude, le rôle de la culture, dans ce contexte international fragilisé, devient une priorité. Il est urgent d’en appeler aux pouvoirs publics et à l’opinion pour valoriser l’action culturelle de la France. Puisque la culture n’a pas d’autre sens que celui de rendre partageables les incommensurables différences ; puisque c’est l’échange entre divers qui crée cette complexité universelle qu’on appelle une humanité et son monde – Français, encore un effort pour exister dans le monde !

Julia Kristeva

Notice

Troisième chambre de la République, après le Parlement et le Sénat, le Conseil Economique, Social et Environnemental, soucieux de moderniser sa mission d’intermédiaire entre l’exécutif et l’opinion, a pris l’initiative d’une saisine pour clarifier et développer le message culturel de la France à l’étranger. Cet avis a été confié, au sein de la Section des Relations Extérieures, à Julia Kristeva, linguiste, psychanalyste, écrivain, professeur à l’Institut Universitaire de France, intellectuelle de renommée internationale et qui aime à se définir comme « d’origine bulgare, de nationalité française, citoyenne européenne et d’adoption américaine ». L’Avis a été présenté en séance plénière le 23 et le 24 juin 2009.

 

 

 

 

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