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Troubles bipolaires

Traduire la douleur, ou le langage comme contre-dépresseur.

 

Merci à Alain Vanier de m’avoir invitée à cette réflexion sur « les troubles qu’on appelle bipolaires », en me suggérant de reprendre quelques points centraux de mon Soleil noir, dépression et mélancolie (1987). J’ai choisi de  n’aborder le thème de vos journées qu’indirectement, par le biais du langage, puisque c’est par la parole déprimée ou mélancolique que l’analyste  aborde le « trouble » : que nous révèle cette parole ? ou plus directement : le langage peut-il être un contre-dépresseur sinon un anti-dépresseur ? J’espère qu’on entendra, dans ce cadre que je me donne pour notre échange aujourd’hui, comment une certaine écoute du langage peut aussi traverser voire déconstruire la bi-polarité elle-même.

Deux repères théoriques, pour introduire à ma démonstration : 1. la distinction de je fais, suite  à Lacan mais différemment, entre Chose et Objet ; 2. Ma conception du langage non comme une « structure », mais comme un processus de « signifiance », articulant deux modalités : le sémiotique et le symbolique.

Chose ou objet

Le dépressif narcissique est  en deuil non pas d’un Objet (« L’ombre de l’objet est tombé sur le moi » de Freud [1]) mais de la Chose. Appelons ainsi le réel rebelle à la signification, le pôle d’attrait et de répulsion, demeure de la sexualité, de laquelle se détachera l’Objet du désir.

            Gérard de Nerval en donne une métaphore éblouissante, suggérant une insistance sans présence, une lumière sans représentation : la Chose est un soleil rêvé, clair et noir à la fois. « Chacun sait que dans les rêves on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. »[2] C’est bien cette clarté invisible qu’il nous revient d’entendre dans le langage du déprimé, dans son deuil impossible.

            En effet, depuis cet attachement archaïque, le dépressif a l’impression d’être déshérité d’un suprême bien innommable, de quelque chose d’irreprésentable, que seule peut-être une dévoration pourrait figurer, une invocation pourrait indiquer, mais qu’aucun mot ne saurait signifier. L’« identification primaire » avec le « père de la préhistoire personnelle » [3] serait le moyen, le trait d’union qui lui permettrait de faire le deuil de la Chose. L’identification primaire amorce la compensation de la Chose, en même temps que l’arrimage du sujet à une autre dimension, celle de l’adhésion imaginaire, qui n’est pas sans rappeler le lien de la foi, lequel précisément s’écroule chez le dépressif.

            On a pu supposer par conséquent  le dépressif, athée – privé de sens, privé de valeur. Il se déprécierait de redouter ou d’ignorer l’Au-delà symbolique, paternel. Cependant, quelque athée qu’il soit, le désespéré est un mystique : il adhère à son pré-objet, non pas croyant en Toi, mais adepte muet et inébranlable de son propre contenant indicible. A cette orée de l’étrangeté, il consacre ses larmes et sa jouissance.

            L’affect dépressif remplace l’interruption du sens de la vie et du langage communiquant : l’affect comme indice de ce permanent « ça n’a pas de sens » du dépressif. En même temps, cette tristesse désolante mais chérie et cultivée protège le sujet dépressif contre le passage à l’acte suicidaire.

            Cependant, la protection  de la vie par le biais de  l’affect ou l’humeur de« tristesse » s’avère  fragile. Pourquoi ? Parce que l’humeur et l’affect n’est pas un langage, mais jouxte un langage qui revêt chez le déprimé une inconsistance particulière. Nous le verrons en analysant le langage dépressif comme une signifiance qu’articulent deux modalités : le sémiotique et le symbolique.  Nous verrons que le déni dépressif qui annihile le sens du symbolique annihile aussi le sens de l’acte et conduit le sujet à commettre le suicide sans angoisse de désintégration, comme une réunion avec la non-intégration archaïque aussi létale que jubilatoire, « océanique ».

 

En disant « sémiotique », je reprends l’acception grecque du terme « semeion » : marque distinctive, trace, indice, signe précurseur, preuve, signe gravé ou écrit, empreinte, figuration. Il s’agit de ce que la psychanalyse freudienne indique en postulant le frayage et la disposition structurante des pulsions mais aussi des processus dits primaires qui déplacent et condensent des énergies de même que leur inscription. Charges « énergétiques » en même temps que marques « psychiques », les pulsions articulent ce que j’appelle un pré-espace, espace avant l’espace,  Platon dans le Théétète dit une chora : une totalité non expressive constituée par ces pulsions et leurs stases en une motilité aussi mouvementée que réglementée.

            En revanche, j’identifie  le symbolique avec le  jugement et  la phrase. Je  distingue donc le  sens sémiotique (les pulsions et leurs articulations) du domaine de la signification symbolique , qui est toujours celle d’une proposition ou d’un jugement : c’est-à-dire un domaine de positions. Cette positionnalité, que la phénoménologie husserlienne orchestre à travers les concepts de doxa et de thèse, se structure comme une coupure dans le procès de la signifiance, instaurant l’identification du sujet et des ses objets comme conditions de la propositionnalité. J’appelle cette coupure produisant la position de la signification une phase thétique, qu’elle soit énonciation de mot ou de la phrase : toute énonciation exige une identification, c’est-à-dire une séparation du sujet de et dans son image, en même temps que de et dans ses objets ; elle exige au préalable leur position dans un espace (qui n’est plus la chora) devenu désormais symbolique, du fait qu’il relie les deux positions ainsi séparées pour les enregistrer ou les redistribuer dans une combinatoire de positions désormais « ouvertes ». [4] L’Œdipe en serait l’économie psycho-sexuelle.

 

L’enchaînement brisé : une hypothèse biologique. [5]

Rappelons-nous maintenant la parole du déprimé : répétitive et monotone. Dans l’impossibilité d’enchaîner, la phrase s’interrompt, s’épuise, s’arrête. Les syntagmes mêmes ne parviennent pas à se formuler. Un rythme répétitif, une mélodie monotone, viennent dominer les séquences logiques brisées et les transformer en litanies récurrentes, obsédantes. Enfin, lorsque cette musicalité frugale s’épuise à son tour, ou simplement ne réussit pas à s’installer à force de silence, le mélancolique semble suspendre avec la profération toute idéation, sombrant dans le blanc de l’asymbolie ou dans le trop-plein d’un chaos idéatoire inordonnable.

            Le discours médical observe que la succession des émotions, mouvements, actes ou paroles, considérée comme normale parce que statistiquement prévalente, se trouve entravée dans la dépression : le rythme du comportement global est brisé, acte et séquence n’ont plus ni temps ni lieu pour s’effectuer. Si l’état non dépressif était la capacité d’enchaîner (de « concaténer »), le dépressif, au contraire, rivé à sa douleur, n’enchaîne plus et, en conséquence, n’agit ni ne parle.

 

Le saut psychanalytique : enchaîner et transposer.

 

            Je reviens à ma distinction sémiotique/symbolique.

            Du point de vue du psychanalyste, la possibilité d’enchaîner des signifiants (paroles ou actes) semble dépendre d’un deuil accompli vis-à-vis d’un objet archaïque et indispensable, aussi bien que des émotions qui s’y rattachent. Le deuil de la Chose qui fait d’elle un Objet dont je puis me séparer, s’accompagne d’un glissement progressif du mode sémiotique (des écholalies collées aux humeurs et affects) au mode symbolique (signe et syntaxe).  C’est dire que l’acquisition du langage comme acte reliant, forcément dialogique et ainsi seulement conférant sens et signification, est un mouvement  de transposition qui comprend deux versants : le deuil accompli  de la Chose, ainsi que le passage et l’adhésion du sujet à un registre de signes (signifiants de par l’absence de l’objet, précisément, et susceptibles à cette condition seulement de s’ordonner en séries logiques).  L’apprentissage du langage par l’enfant en témoigne de cette double transposition : Chose-Objet ; sémiotique-symbolique. Le déprimé en est un autre témoin, à rebours, lorsqu’il renonce à signifier et s’immerge dans le silence de la douleur ou le spasme des larmes qui commémorent les retrouvailles avec la Chose.

            Le déprimé a acquis le langage (il n’est ni autiste ni psychotique), ce qui veut dire qu’il s’est séparé de la Chose (maternelle, naturelle) puisqu’il sait la nommer, et qu’il en parle. Mais il dénie cette séparation et le langage qui s’en est suivi, par impossibilité de renoncer à sa possession/jouissance de la Chose et aux attaches sémiotiques qui le nouent à elle.  Le « signifiant » sans la Chose et ses affects qu’elle a captés, raptés, encryptés – autrement dit, le signifiant du langage stricto sensu le laisse orphelin, endeuillé, il s’y sent étranger, abandonné, incapable, nul, suicidaire. C’est du côté du pré-objet perdu, du côté de la Chose, que restent encryptés les affects de besoin et de désir, dont le déprimé se sent par conséquent comme dépossédé, et dont seule la tristesse porte témoignage.

 

Langue morte et Chose enterrée vivante.

 

            Dans le cas idéal, l’être parlant  parvient à faire un avec son discours : la parole n’est-elle pas notre « seconde nature » ? Au contraire, le dire du dépressif est pour lui comme une peau étrangère : le mélancolique est comme un étranger dans sa langue maternelle. Il a perdu le sens – la valeur – du langage qu’on appelle la langue maternelle, faute de perdre sa mère. La langue morte qu’il parle et qui annonce son suicide cache une Chose enterrée vivante. Mais celle-ci, il ne la traduira pas pour ne pas la trahir : elle restera emmurée dans  l’affect indicible, captée analement, sans issue, c’est là que s’est retirée, où a trouvé une retraite, sa « langue maternelle » qu’il possède et qui le possède.

            Une patiente sujette à de fréquents accès de mélancolie est venue à notre premier entretien avec un chemisier de couleur vive sur lequel était inscrit d’innombrables fois le mot « maison ». Elle me parlait de ses soucis autour de son appartement, de ses rêves de buildings construits de matériaux hétéroclites à Paris, et d’une maison africaine, lieu paradisiaque de son enfance, perdue par la famille dans des circonstances dramatiques.

« Vous êtes en deuil d’une maison, lui dis-je.

-Maison ? répond-elle, je ne comprends pas, je ne vois pas ce que vous voulez dire, les mots me manquent. »

Son discours est volubile, rapide, fébrile, mais tendu dans une excitation froide et abstraite. Elle ne cesse de se servir du langage : « Mon métier de professeur, dit-elle, m’oblige à parler sans arrêt, mais j’explique la vie des autres, je n’y suis pas ; et même quand je parle de la mienne, c’est comme si je parlais d’un étranger. » L’objet de sa tristesse, elle le porte inscrit dans la douleur de sa peau et de sa chair, et jusque dans la soie de son chemisier qui lui colle au corps. Il ne passe toutefois pas dans sa vie mentale, il fuit sa parole, ou plutôt : la parole d’Anne a abandonné le chagrin et sa Chose pour construire sa logique et sa cohérence désaffectée, clivée. Comme on fuit une souffrance en se jetant à « corps perdu » dans une occupation aussi réussie qu’insatisfaisante.

 

            Aussi le dépressif est-il un observateur lucide, veillant nuit et jour sur ses malheurs et malaises, et cette obsession inspectrice le laisse perpétuellement dissocié de sa vie affective au cours des périodes « normales » séparant les accès mélancoliques. Il donne cependant l’impression que son armure symbolique n’est pas intégrée, que sa carapace défensive et le langage dans sa fonction défensive - n’est pas introjectée. La parole du dépressif est un masque – belle façade taillée dans une « langue étrangère ».

 

Le ton qui fait la chanson.

 

            Cependant, si la parole dépressive évite la signification phrastique, son sens (sémiotique) n’est pas complètement tari. Il se dérobe parfois (comme on le verra dans l’exemple qui suit) dans le ton de la voix qu’il faut savoir entendre pour y déchiffrer le sens de l’affect. Des travaux sur la modulation tonale de la parole déprimée nous en apprennent et nous en apprendront long sur certains dépressifs qui, dans le discours, se montrent désaffectés mais qui, au contraire, gardent une forte et variée émotivité cachée dans l’intonation ; ou bien sur d’autres dont l’ « émoussement affectif » est conduit jusqu’au registre tonal qui demeure (parallèlement à la séquence phrastique brisée en « ellipses non recouvrables ») plat et grevé de silences.

            En cure analytique, cette importance du registre supra-segmental de la parole (intonation, rythme) devrait conduire l’analyste, d’une part, à interpréter la voix et, d’autre part, à désarticuler la chaîne signifiante banalisée et dévitalisée, pour en extraire le sens caché inconscient, qui se dérobe dans les plis des intonations, des morphèmes et des phonèmes, ce sens que j’appellerai infrasignifiants du discours dépressif qui se dissimule dans les fragments de lexèmes, dans des syllabes ou groupes phoniques cependant étrangement sémantisés, mais seulement dans l’écoute contre-transferentielle.

 

            Anne se plaint en analyse d’états d’abattement, de désespoir, de perte de goût de la vie, qui la conduisent fréquemment à se retirer des jours entiers dans son lit, refusant de parler et de manger (l’anorexie pouvant alterner avec la boulimie), prête, souvent, à avaler le tube de somnifères sans avoir cependant jamais franchi le seuil fatidique. Cette intellectuelle, parfaitement insérée dans une équipe d’anthropologues, dévalorise cependant toujours son métier et ses réalisations, se disant « incapable », « nulle », « indigne », etc. Nous avons analysé, au tout début de la cure, le rapport conflictuel qu’elle entretient avec sa mère, pour constater que la patiente a opéré un véritable avalement de l’objet maternel haï, mais conservé ainsi au fond d’elle-même et devenu source de rage contre elle-même et de sentiment de vide intérieur. Toutefois, j’avais l’impression, évidemment la conviction contretransférentielle, que l’échange verbal conduisait à une rationalisation des symptômes mais non pas à leur élaboration (Durcharbeitung). Anne me confirmait dans cette conviction : « Je parle, disait-elle souvent, comme au bord des mots et j’ai le sentiment d’être au bord de ma peau, mais le fond de mon chagrin demeure intouchable. »

            J’ai pu interpréter ces propos comme un refus hystérique de l’échange castrateur avec moi. Cette interprétation ne semblait toutefois pas suffisante, compte tenu de l’intensité de la plainte dépressive et de l’importance du silence qui soit s’installait, soit morcelait le discours de manière « poétique », indéchiffrable par moments. Je dis : « Au bord des mots, mais au sein de la voix, car votre voix se trouble quand vous me parlez de cette tristesse incommunicable. » Cette interprétation, dont on entend bien la valeur séductrice, peut avoir, dans le cas d’un patient dépressif, le sens de traverser l’apparence défensive et vide du signifiant linguistique et de chercher l’emprise (Bemächtigung) sur l’objet archaïque (le pré-objet, la Chose) dans le registre des inscriptions vocales. Or, il se trouve que cette patiente a souffert dans les premières années de sa vie de graves maladies de peau et qu’elle a été sans doute privée et du contact avec la peau de sa mère, et de l’identification à l’image du visage maternel dans le miroir. J’enchaîne : « Ne pouvant pas toucher votre mère, vous vous cachiez au-dessous de votre peau, « au bord de la peau » ; et dans cette cachette, vous enfermiez votre désir et votre haine contre elle dans le son de votre voix, puisque vous entendiez la sienne au loin. »

            Nous sommes ici dans les régions du narcissisme primaire, où se constitue l’image du moi et où, précisément, l’image du futur dépressif n’arrive pas à se consolider dans la représentation verbale. La raison en est que le deuil de l’objet n’est pas fait dans cette représentation verbale. Au contraire, l’objet est comme enterré – et dominé – par des affects jalousement gardés et, éventuellement, dans des vocalises qui traduisent les affects de manière quasi immanente, en tout cas plus proche que la traduction produite par le langage (dit «langue maternelle » mais de fait acquise par  l’investissement du « père de la préhistoire individuelle » d’ abord, et dans le conflit oedipien en définitive) .  Je pense que l’analyste peut et doit pénétrer jusqu’à ce niveau vocal du discours par son interprétation, sans craindre d’être intrusif. En donnant un sens aux affects tenus secrets à cause de l’emprise sur le pré-objet archaïque, l’interprétation à la fois reconnaît cet affect, mais aussi le langage secret que le dépressif lui donne (ici, la modulation vocale), lui ouvrant aussi une voie de passage au niveau des mots et des processus secondaires. Ceux-ci – donc le langage – jusqu’à présent considérés vides, parce que coupés des inscriptions affectives et vocales, se revitalisent du fait de cette reconnaissance du « code secret » du dépressif qu’est la dimension sémiotique (musicale-et-affective) ; et peuvent devenir un espace de désir, c’est-à-dire de sens pour le sujet.

  Un autre exemple extrait du discours de la même patiente montrera combien une destruction apparente de la chaîne signifiante (et non plus la mélodie) la soustrait au déni où la déprimée s’est bloquée, et lui confère les inscriptions affectives que la dépressive meurt de tenir secrètes.

De retour de vacances d’Italie, Anne me raconte un rêve. Il y a un procès, comme le procès de Barbie : je fais l'accusation, tout le monde est convaincu, Barbie est condamné. Elle se sent soulagée, comme si on l'avait libérée elle-même d'une torture possible de la part d'un quelconque tortionnaire, mais elle n'est pas là, elle est ailleurs, tout cela lui semble creux, elle préfère dormir, sombrer, mourir, ne jamais se réveiller, dans un rêve de douleur qui cependant l'attire irrésistiblement, « sans aucune image »... J’entends l'excitation maniaque autour de la torture qui saisit Anne dans ses relations avec sa mère et, parfois, avec ses partenaires, dans les intervalles de ses « déprimes ». Mais j'entends aussi : « Je suis ailleurs, rêve de douleur-douceur sans image », et je pense à sa plainte dépressive d'être malade, d'être stérile. Je dis : « A la surface : des tortionnaires. Mais plus loin, ou ailleurs, là où est votre peine, il y a peut-être : torse-io-naître/pas naître. »

Je décompose le mot « tortionnaire » : je le torture en somme, je lui inflige cette violence que j'entends enterrée dans la parole souvent dévitalisée, neutre, d'Anne elle-même. Cependant, cette torture que je fais apparaître au grand jour des mots provient de ma complicité avec sa douleur : de ce que je crois être mon écoute attentive, reconstituante, gratifiante de ses malaises innommés, de ces trous noirs de douleur, dont Anne connaît le sens affectif mais dont elle ignore la signification. Tortionnaire : Le torse, le sien sans doute, mais lové à celui de sa mère dans la passion du fantasme inconscient; deux torses qui ne se sont pas touchés quand Anne était bébé, et qui s'éclatent maintenant, dans la rage des paroles au moment des disputes des deux femmes. Elle — io — veut naître par l'analyse, se faire un autre corps. Mais accolée sans représentation verbale au torse de sa mère, elle ne parvient pas à nommer ce désir, elle n’a pas la signification de ce désir (le symbolique). Or, ne pas avoir la signification du désir, c'est ne pas avoir le désir lui-même. C'est être prisonnier de l'affect, de la Chose archaïque, des inscriptions primaires des affects et des émotions dans le sémiotique. C'est là précisément que règne l'ambivalence, et que la haine pour la Chose-mère se transforme immédiatement en dévalorisation de soi... Anne enchaîne en confirmant mon interprétation : elle abandonne la problématique maniaque de la torture et de la persécution pour me parler de sa source dépressive. En ce moment, elle est envahie par la peur d'être stérile et par l'envie sous-jacente de donner naissance à une fille: « J'ai rêvé que de mon corps sortait une petite fille, le portrait craché de ma mère, alors que je vous ai souvent dit que lorsque je ferme les yeux je n'arrive pas à me représenter son visage, comme si elle était morte avant que je naisse et qu'elle m'entraînait dans cette mort. Voilà maintenant que j'accouche et c'est elle qui revit... »

 D’un côté : la Mère Chose, morte/mourante/mortifère. De l’autre : la Mère Objet passionnel, tortionnaire/persécutrice/maniaque. Telle apparait, à l’écoute de sa parole, la structure bipolaire d’Anne.

 

La tristesse retient la haine

Une construction symbolique ainsi acquise sur une telle adhésion sémiotique à la Chose, une subjectivité bâtie sur une telle base peuvent s’effondrer facilement lorsque l’expérience de nouvelles séparations, ou de nouvelles pertes, ravive l’objet du déni primaire du symbolique et bouscule l’omnipotence qui s’était préservée au prix de ce déni. Le signifiant langagier qui était un semblant, est emporté alors par les émois, comme une digue par une houle océanique. Telle une inscription primaire de la perte qui perdure en deçà du déni, l’affect de tristesse submerge le sujet. Mon affect de tristesse est l’ultime témoin cependant muet que j’ai, malgré tout, perdu la Chose archaïque de l’emprise omnipotente. Cette tristesse est le filtre ultime de l’agressivité, la retenue narcissique de la haine qui ne s’avoue pas, non par simple pudeur morale ou surmoïque, mais parce que dans la tristesse le moi est encore confondu avec l’autre/Chose, il la porte en soi, il introjecte sa propre projection omnipotente et en jouit. Le chagrin serait ainsi le négatif de l’omnipotence, l’indice premier et primaire que l’autre/Chose m’échappe, mais que le moi, cependant, ne s’accepte pas abandonné. – En ce sens, le chagrin lui-même, fut-ce dans le silence, comme le silence lui-même et la plainte sont déjà en un sens « bi-polaires », potentiellement maniaques. L’interprétation se doit alors d’être délicate : de respecter leur refuge dans le havre sémiotique en symbiose possessive avec la Chose, tout en pointant l’agressivité maniaque qui s’y protège ; et qu’une interprétation délicate, évitant d’être explicative mais en empathie  avec la dimension sémiologique du langage, peut autoriser à se faire entendre, pour ainsi seulement s’élaborer.

 

Destin occidental de la traduction

 

            Ainsi donc, si la tristesse retient la haine, c’est bien ma capacité de la nommer et de l’élucider –de nommer et d’élucider mes ambivalences amour/haine, mes latences dépressives – qui fait de cette transposition des affects dans le langage un contre-dépresseur.

            Je dis « transposition » des affects dans le langage et je dois ajouter qu’il existe des modalités de cette transposition qui varient non seulement d’une structure psychique à l’autre, d’une personne à l’autre, mais aussi d’une culture à l’autre et même d’une époque historique à l’autre. La civilisation occidentale (greco-judéo-chrétienne) fait le pari sur la traductibilité. « Je peux nommer vrai » ainsi peut se résumer notre ambition qui, en cheminant par l’onto-théologie, ouvre la voie aux sciences de l’homme et à l’aventure si singulière de la psychanalyse. Que disons-nous, par nos interprétations-traductions ?

 Nous disons que l’Etre qui me déborde – y compris l’être de l’affect – peut trouver son expression adéquate ou quasi adéquate. Le pari de la traductibilité est aussi un pari de maîtriser l’objet originaire et, en ce sens, une tentative de combattre la dépression (due à un pré-objet envahissant dont je ne peux faire le deuil) par une cascade de signes destinée précisément à capter l’objet de joie, de peur, de douleur. La métaphysique grecque-juive-chrétienne, avec son obsession de traductibilité, est un discours de la douleur dite et soulagée par cette nomination même : elle fait le pari que les troubles bipolaires sont dépassables. D’autres cultures, comme la chinoise, semblent être moins des cultures de la traduction que de la transcription, qui peuvent ignorer, dénier la Chose originaire, pour disséminer la douleur au profit de la légèreté des signes recopiés ou enjoués, mais sans dedans et sans vérité. L’avantage de ces civilisations qui opèrent sur ce modèle de l’écriture (et non du langage ou du verbe) consiste à les rendre aptes à marquer l’immersion (et non la séparation) du sujet dans le cosmos, son immanence mystique avec le monde : comme le fait l’écriture chinoise mimant la « processivité » (selon François Jullien)  du Tao, où se résorbent et se ressourcent l’homme et la femme. Mais, comme me l’avoue un ami chinois, une telle culture est sans moyens devant l’irruption de la douleur. « Il me manque quelqu’un à investir, un objet à croire en lui », confie cet ami. Ce manque est-il un avantage ou une défaillance ?   J’entends que, sous l’emprise de cette douleur sans échappatoire, mon ami  est tenté de s’adresser soit à la religion du salut ; soit à la psychanalyse pour apprendre le transfert, grâce auquel la séparation mais aussi la perte deviennent traductibles - donc tolérables.  Voilà qui  présage d’un avenir pour la psychanalyse  chez  le géant chinois qui fascine quand il ne panique pas  l’Occident.

L’homme et la femme occidental(e), au contraire, est persuadé de pouvoir traduire sa mère. Il y croit, certes, à son emprise et à sa possession : mais pour la traduire, c’est-à-dire la trahir, la transposer, s’en libérer. Ce mélancolique que nous sommes triomphe sur sa tristesse d’être séparé de l’objet aimé, par un incroyable effort à maîtriser les signes de sorte à les faire correspondre à des vécus originaires, innommables, traumatiques. Est-ce dire que le déprimé endolori se fait maniaque  en se prenant pour un Créateur, à force de sublimations, de personnalisations- individuations- créations ?

            Pas vraiment. Car cette croyance dans la traductibilité (« maman est nommable, Dieu est nommable fut-ce à l’infini ») conduit  certes à un discours fortement individualisé, évitant la stéréotypie et le cliché, aussi bien qu’à la profusion des styles personnels. Mais par là-même, et malgré la tentation en effet maniaque  d’une  Oeuvre-Fétiche ou d’une  Méta-théorie totalisante que risque de nous imposer  cet enthousiasme interprétatif, ce « voyage au bout de la nuit » qu’est l’écriture devrait  aboutir à la trahison par excellence de la Chose unique et en soi (de la Res divina) : si toutes les manières de la nommer sont permises, la Chose postulée en soi ne se dissout-elle pas dans les mille et une manières de la nommer ? La traductibilité postulée à l’origine aboutit en la multiplicité des traductions possibles. Le mélancolique potentiel qu’est le sujet occidental, devenu traducteur acharné, s’achève en joueur affirmé ou en athée potentiel. La croyance initiale en la traduction se transforme en une croyance dans la performance stylistique pour laquelle l’en-deçà du texte, son autre, fût-il originaire, compte moins que le jeu lui-même, qui éclate de et dans son inconsistance.

            Il nous reste par conséquent une seule croyance : non plus celle en un objet absolu à traduire (Mère, Père ou Divin), mais la croyance dans la traduction comme expérience : Freud dit, « analyse interminable ». Une seule manière de traverser la dépression : la traduction ? Mais de la traverser à fond, par-delà la peau morte des éléments de langage : par cette expérience où signification et affect sont réunis et redécomposés dans la chair des mots. Par la traduction comme acte imaginaire, comme écriture  au sens proustien du mot : aucun « message », mais de fugaces « narratèmes » qui comme les idées sont « des succédanées du chagrin », « transsubstantiations »,  « écrites dans une langue étrangères ». De l’association libre, antichambre de l’écriture, à l’écriture : la psychanalyse  nous fait découvrir, dans le langage, le  plus séduisant, le plus subtil des contre-dépresseurs. Qui pulvérise l’oscillation bipolaire  elle-même, et jusque la sagesse du  sage renoncement, en éclats d’ironie. Pour finir remarques, je vous ferai résonner quelques propos d’un bipolaire célèbre, Marcel Proust encore :

« Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. (CSB, 305) ; « le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas à l’inventer, puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur » (TR, RTP IV., 46°). 

L’imagination, mon seul organe pour jouir de la beauté, ne serait-ce pas cela, l’exquise sagesse du créateur bipolaire, si et seulement si il a su nommer ses troubles?

 

Julia Kristeva

1.3.2012

Journées d'études d'Espace analytique - Ces troubles qu'on appelle bipolaires et la psychanalyse, 10 mars 2012


 [1] Cf. « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, Paris, Payot, 1968, p.147-177.

 [2] Gérard de Nerval, Aurélia dans Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1952, tome I, p. 377.

[3] Sigmund Freud, « Le moi et le ça » (1923) dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1976, p. 200 ; S.E., t. XIX, p. 31 ; G.W., t. XIII, p. 258.

 [4] Voir notre Révolution du langage poétique, Paris, Seuil, 1974, chap. A. I., p. 22-23 et p. 41-42.

 [5] Rappelons les progrès de la pharmacologie dans ce domaine : découverte en 1952 par Delaye et Deniker de l’action des neuroleptiques sur les états d’excitation ; emploi en 1957 par Kuhn et Kline des premiers antidépresseurs majeurs ; maîtrise, au début des années 60, par Schou de l’utilisation des sels de lithium.

 

 

 

 

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