De Jussieu aux Grands Moulins, longue vie à l'Université du pauvre


LE MONDE 09.02.07

 

La promesse et ses ratés


Ne gâchons pas la fête : le nouveau quartier Paris-Rive gauche, sur les bords de Seine, s'honore de l'arrivée prochaine de joyeuses et bruyantes foules d'étudiants, qui peupleront les courants d'airs des Grands Moulins naguère abandonnés, et empliront de matière grise leurs espaces hier encore désertés. Qui s'en plaindrait ? Qui n'apprécierait ces paysages : constructivisme soviétique des années 20 et 30 du siècle passé, ou, moins totalitaire, docks des rives de l'Hudson ou de l'East River à Manhattan, où Ubu aurait délocalisé Columbia ou Harvard ?
Arrêtons de rêver ! Entrons dans le bâtiment des Grands Moulins réservés aux lettres et sciences humaines. Ascenseurs aléatoires, escaliers "bruts de décoffrage", copier-coller de béton ancien et nouveau : l'art moderne au secours de la pénurie. Les "finitions tardent". Traduction : ni eau ni toilettes, ni ménage ni chauffage. Deux techniciens s'affairent, de préférence au bâtiment "Condorcet", celui des physiciens, ces scientifiques "durs" qui ont "la préférence", disent les mauvaises langues. Vieilles querelles ou vraies difficultés ?
Il manque 400 prises informatiques. On a oublié de sécuriser les portes de la superbe Bibliothèque de sciences humaines, fleuron du projet. 10 000 m2, 12 000 places assises, 900 postes électroniques ! Du jamais vu à Paris! L'Amérique ! Ou quelque autre grand pays européen ! Ou le Japon ! Ou l'Inde peut-être ? Et bientôt la Chine. Encore un effort ! Mais on ferme avant 20 heures : ni personnel ni sécurité.
Les cours ? Prévus dans la Halle aux farines qui, elle aussi, "manque de finition" : euphémisme pour des locaux "frustes", "inhospitaliers", "désolants", "pauvres". Projet "économique" oblige : Paris-Rive gauche souffre de "sous-financement". 1 500 euros le m2 en… 1997. Depuis, le m2 rénové à Jussieu, que Paris-VII "libère", a été multiplié par trois. C'est ça l'"université de l'avenir". 45 000 m2 amputés du projet initial. Ils seront rétablis en 2008-2010. La période préélectorale est propice aux promesses.
Détails secondaires ? Le nouveau site universitaire est privé d'un espace équivalent à "l'amphi 24" de Jussieu (cabine de projection, 220 places, abritant les activités prestigieuses du Centre du vivant, du Centre Roland-Barthes, de l'Université européenne d'été, et autres colloques). On le construira. Encore une promesse. En attendant, 250 personnes ne viendraient-elles pas participer à un "événement" à Paris-Rive gauche? Vous n'y pensez pas ! Dans ces moulins à vent, à paroles, à idées ?
"On" se renvoie la balle de la présidence de Paris-VII au rectorat, via l'Etablissement public de maîtrise d'ouvrage des travaux de la culture (EMOC). A droite et à gauche, on n'a pas lésiné sur les effets d'annonce. Mais on a sous-estimé les usagers : étudiants, enseignants, personnels.
Deux conclusions s'imposent : 1. L'autonomie des universités doit enfin devenir une réalité – chaque université responsable de ses projets et de ses résultats, plus une politique volontariste de l'Etat et des collectivités locales, plus des fonds privés. 2. L'Université reste l'enfant pauvre de l'éducation et de la recherche, dans notre France focalisée sur ses grandes écoles. La palme des pauvres parmi les pauvres va aux lettres et sciences humaines. Depuis Mai 68, "on" les traite avec les égards dus à un corps malade – de quoi calmer, mais jamais réorganiser, valoriser, stimuler. Sous-estimation ou mépris ? L'Université, et les sciences humaines et sociales en particulier, est un"sas", une "salle d'attente" pour de futurs chômeurs.
La vie de l'esprit
Or les "humanités" ont produit des pensées prestigieuses, gloire de notre pays à l'étranger. La communauté scientifique mondiale se dispute les philosophes, linguistes, littéraires, historiens, géographes, sociologues, psychanalystes… français. Or, avec et mieux que d'autres, Paris-VII - Denis-Diderot reste fidèle au projet interdisciplinaire de sa fondation. Impensable ailleurs, l'Institut de la pensée contemporaine – que j'ai créé avec Pierre Fedida (psychanalyste), François Jullien (philosophe) et Dominique Lecourt (épistémologue des sciences) – a sa place au dernier étage des Grands Moulins. Dans le même esprit, avec Danièle Brun, psychanalyste et professeur à l'UFR "Sciences humaines cliniques", nous constituons un "Groupe d'intérêt scientifique" (GIF), où linguistes, littéraires, philosophes, psychanalystes et médecins travailleront à de "nouvelles approches de la maladie et du handicap". Ce souci de la personne n'est pas oublié aux Grands Moulins : 250 m2 au Relais Handicap. L'afflux d'étudiants étrangers, férus de sciences humaines, s'accompagne d'un effort louable en faveur des thèses en codirection avec des institutions étrangères.
Mais la pauvreté décrite plus haut pointe les défaillances de l'enseignement et de la recherche en France. Après le mouvement "Sauver la recherche", après la crise du CPE, faut-il une nouvelle crise des universités ? L'enseignement supérieur reste négligé dans l'attente d'une loi d'orientation et de programmation : le budget par étudiant est inférieur d'un tiers au budget par lycéen. La valorisation et l'attractivité des carrières scientifiques des docteurs s'imposent aussi et surtout dans les sciences humaines et sociales. Le pilotage et l'évaluation des activités de l'enseignement supérieur doivent tenir compte de la spécificité épistémologique des disciplines en sciences humaines, auxquelles les normes d'évaluation des sciences dures ne sauraient être appliquées.
L'enseignant-chercheur au centre
Le pragmatisme du monde moderne exige la préparation des étudiants en "lettres et sciences humaines" au marché du travail. Au-delà des quelques "postes dans l'enseignement", les métiers de la communication, de l'édition, des médias, de l'image, des ressources humaines, de la culture, de la solidarité, etc., requièrent l'apprentissage de modalités de penser qui diffèrent de la pensée-calcul. Notre vocation, indispensable à la vie de la civilisation, est d'ouvrir les portes à ce que l'esprit humain a de plus précieux, énigmatique et fragile : la pensée innovante, qui trouve sa source dans l'acte de pensée lui-même – acte préproductif, hasardeux, voire improductif par définition, acte fondamental d'interrogation.
Névralgique, le secteur des sciences humaines et sociales est explosif. Il ne peut plus gérer la négligence, la désorganisation, le gaspillage et la pénurie qui lui sont imposés depuis des décennies ; ni l'exception française de la misère des bibliothèques ; ni le tarissement des recrutements de jeunes chercheurs ; ni la frontière entre sciences de l'esprit et sciences exactes ; ni la rareté des allocations de recherche et la pauvreté des salaires des chercheurs. La réorganisation globale nécessaire exige que l'enseignant-chercheur soit au centre du dispositif.
C'est en reconnaissant la spécificité de la pensée innovante préalable et sous-jacente à toute finalité productive, en optimisant les conditions d'existence et de travail des enseignants-chercheurs, en attirant l'attention de l'opinion publique sur la nécessaire solidarité nationale pour l'accomplissement de cette tâche, que la recherche française dans son ensemble sera réellement productive.
En ces temps d'attente électorale, où le pays fait le bilan de ses atouts et de ses faiblesses, il importe de transformer les ratés de ce déménagement précipité en une chance pour l'université sinistrée. Les étudiants et les enseignants-chercheurs sont prêts à faire valoir les richesses créatives réelles qui constituent l'Université du pauvre : elle sera indubitablement une expérience décisive dans les enjeux culturels et sociaux à venir.

Julia Kristeva

 

 

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