Daniel Widlöcher : L’imaginaire, les religions, la sublimation

 

       

 

         Je remercie les organisateurs de ce Jubilé, et tout particulièrement le Professeur .J.-F.Allilaire de m’avoir invitée à rappeler cette expérience innovante et, je crois, encore unique par son caractère interdisciplinaire tout autant que par l’esprit de collégialité et de recherche aussi audacieuse qu’authentique que nous avons réussi à y mener pendant 9 ans : de 1986-7 à 1994-5,  et qui délivrait un DRAPS (Diplôme de recherche approfondie  en psychopathologie et sémiologie) dont voici quelques thèmes annuels :  Langage, mémoire, affect ; Autisme et pensée ;Les défenses obsessionnelles ; Hystérie et angoisse ;Le transfert ; Inconscient et représentations ; Sujet, subjectivité, subjectivation : approches cliniques ; Approches des psychoses…. Il s’agit d’un  séminaire au carrefour des neurosciences, de la bio-pharmacologie, de la psychiatrie, de la psychologie, de la psychanalyse, de la linguistique, la théorie de la littérature, la philosophie, l’histoire de l’art…La seule énumération des thèmes et des disciplines qui se sont croisées à ce carrefour  indique combien ma mission « de vous restituer ses enjeux » est impossible.

         Je renonce donc à l’accomplir, autrement qu’en évoquant  d’abord le souvenir de deux anecdotes : ou plutôt de deux propos  qui ne sont pas si anecdotiques, réflexion faite. Pour aborder ensuite  un domaine  qui n’apparaît pas explicitement dans les thèmes du séminaire, mais  que nous avons  balisé sans le synthétiser, et sur lequel je voudrais m’arrêter aujourd’hui parce qu’il me parait fondamental dans la pensée de DW, d’une autre manière, dans les écrits de Pierre Fedida et aussi - narcissisme  oblige- parce que j’y reconnais une part essentielle  de ma propre recherche : l’imaginaire, les religions et la sublimation. Tel sera le titre de mon intervention.

 

Le pouvoir et le langage

Voici les propos « anecdotiques ».

         Le séminaire s’est consacré à des thèmes toujours liés  à la clinique psychiatrique et psychanalytique, avec des résonances   aussi  bien biologiques  que culturelles. Nos publications pendant ces années en font parfois échos, comme certains articles et publications collectives de la Revue internationale de psychopathologie (notamment les IIes journées scientifiques de cette revue, sous le titre « Actualité des modèles freudiens : langage, image, pensée »).  

Comment avons-nous pu tenir dans la durée, face à cette diversité  mais aussi avec des personnalités « directrices »  aussi diverses elles aussi – Daniel Widlöcher, Pierre Fedida, Julia Kristeva- et dont les travaux se font mutuellement écho, mais ne se recouvrent guère et même sur certains plans divergent voire se contredisent ? ça aurait dû « éclater ». Pourquoi nos différences n’ont-elles pas donné lieu à des conflits et des ruptures, si fréquentes dans les sociétés, notamment psychanalytiques ?  J’ai formulé un jour la réponse suivante : « Parce qu’aucun de nous ne veut le pouvoir. » Aussi bien Daniel Widlöcher que Pierre Fedida, qui pourtant sont hommes à ne pas se désintéresser du pouvoir (je le savais, vous le savez, ils le savaient), et qui ne s’attendaient pas du tout à ce qui, de ma formule, pouvait paraître comme une simplification naïve, l’ont approuvé avec  une complicité aussi amicale que  lucide. Je pense que ce « ne pas  vouloir le pouvoir » s’enracine - chez chacun de nous et différemment-  dans notre conviction que la psychanalyse n’est pas une « discipline » comme les autres. Ni science, ni art, ni religion retrouvée/recrée. Mais une expérience de cet objet inouï  appelé « l’inconscient », qui n’est autre qu’un ACTE IMAGINAIRE. Et de ce fait,  un acte infiniment constructible/déconstructible. Si c’est le cas- et j’y reviendrai dans la deuxième partie de mon intervention- être dans la vérité de cet acte imaginaire infiniment constructible/déconstructible conduit ses protagonistes à s’affronter à la réalité de l’illusion, jusqu’à la considérer comme  co-substantielle à l’être parlant, et donc à considérer le prétendu « pouvoir » lui-même comme un  acte imaginaire. Avouez que ce n’est pas si courant, de ne pas vouloir le pouvoir, mais d’en savourer l’inde porteuse : l’imaginaire. 

         Le deuxième propos concerne un débat que nous avions avec les biochimistes de la Salpêtrière qui avaient inventé les premiers anti-dépresseurs.  Supposés experts en « sciences humaines », nous exprimions des craintes concernant les carences voire les traumatismes  que produisent les interventions chimiques sur la substance neuronales et par conséquent à long terme sur les capacités cognitives et plus largement psychologiques. Et c’est de la part des biochimistes qu’est venue cette réplique : « Bien plus qu’une molécule, c’est la parole  qui est plus traumatisante, en profondeur et dans la durée. » Je n’oublierai jamais cet échange qui, en réalité, ne faisait que confirmer ce que nous pensions, mais peut-être sans trop y croire, comme si nous attendions une confirmation de la part des « autres », de ceux  qui étaient de l’autre côté, des experts du « hors-langage ». Leur réponse nous rassurait, en fait, qu’il n’y a pas de hors-langage chez le parlêtre que nous soignons. Si et seulement si on se donne la peine de penser l’inconscient dans son hétérogénéite (c’était et c’est toujours mon souci : entendre et analyser le langage au carrefour entre pulsion et sens, biologie et représentation, ou « chora sémiotique » et « intentionalité  symbolique » selon ma terminologie) et comme  une « réalité psychique » : autre, que Daniel Widlöcher a défini comme une « action fictive »

         Ces deux événements discursifs de notre séminaire s’éclairent mieux à la lecture de quelques textes de DW sur lesquels repose la suite de mon intervention et qui conduisent, vous l’avez compris, à l’inconscient dans son apport à l’imaginaire, aux religions et à la sublimation : «  Pour une épistémologie psychanalytique de l’imaginaire (IM, 2009) ; « Psychanalyse de l’instant » (INST, 1994), « Croire à l’inconscient » (CR,1993) et une communication personnelle de DW pour laquelle je le remercie très vivement : « Sous les mots…l’inconscient » (REL, sans date)

 

L’imaginaire 

         Il nous manque une théorie cohérente de l’imaginaire : on ne le dira jamais assez, bien que le rêve et le fantasme soient les objets centraux de la découverte freudienne, ainsi que la référence constante du docteur viennois aux œuvres d’art et à la littérature comme « voie royale » vers l’inconscient. Chez Lacan lui-même, l’imaginaire semble déconsidéré parce que extérieur à l’élucidation de la vérité qui serait de l’ordre du symbolique. On peut se demander si ce n’est pas  cette position paradoxalement scientiste, qui non seulement oriente le discours psychanalytique vers l’université (ce qui est indispensable) et vers le mathème (ce qui le réduit à un métalangage), mais insidieusement  freine l’écoute de l’inconscient. Au contraire, parce qu’il est une action  érotique et thanatique, l’inconscient peut et doit non seulement être  « connu » (le titre de la revue Scilicet signifie « tu peux savoir »), il induit aussi, sinon surtout,  de la jouissance. Et je rejoins ici Daniel Widlöcher : seule une connaissance de l’inconscient porteuse de jouissance, peut permettre au  discours analytique d’exercer un impact dans le temps, et dans les temps qui viennent.

         En lecteur de l’imaginaire selon  Sartre,  Lacan, mais aussi la phénoménologie, Daniel Widlöcher propose une conception de « l’événement imaginaire comme acte mental ».(I.M.,41) Pour ce faire, il commence par réhabiliter  la notion freudienne de « réalité psychique » : distincte non seulement de la réalité matérielle externe, mais surtout  distincte de l’image tout autant que du mot-signe  (entendons : du « signifiant » avec son référent-chose ou objet,  isolés du texte et du contexte). Ce faisant, il  définit  la réalité psychique comme « acte de pensée  qui ne peut être assimilé à un comportement (je souligne) » et « ne peut être décrit que par un énoncé (je souligne) » (I.M.,40). Retenez : la psychanalyse entend l’acte mental comme un « acte » et non comme un « comportement ». La différence ?- Le « comportement réel » échappe à  toute description exhaustive, tandis que l’action- comme acte de pensée avec son énoncé qui en fait partie- « ne vise pas à trouver sa référence dans la réalité extérieure, « mais se satisfait de son accomplissement-même »(I.M.,40). C’est dire que l’action spécifique de cette réalité psychique comprenant l’inconscient  « se satisfait » - s’accomplit et  jouit  -  du processus de dire et de penser annonçant son accomplissement : elle s’accomplit et jouit du dire pensant, de penser en disant. En ce sens, la réalité psychique de l’inconscient est « une action immédiatement transposable en acte de langage », et c’est « satisfaisant ». Pour DW, cet « acte de langage » (I.M.,41) est précisément ce que nous livre « le travail interprétatif de l’analysant » : il n’est  pas une « description » d’objet, mais la « représentation » de cet objet, une « expérience présente (hallucinatoire) »(I.M.,42) laquelle « découpe » dans le monde extérieur et intérieur un « scenario ».

         Cette définition, qui extrait le discours de l’analysant du langage réduit aux mots-signes et leurs référents-objets, et lui confère la dramaturgie d’une action : « scène », « scenario ». J’y ajouterais seulement  deux paramètres qui me semblent éclairer l’extension de  cette  « action fictive » (IM, p. 47) que Daniel Widlöcher développe dans des travaux évoqués ici par les divers intervenants, mais qui ne sont pas discutés dans les trois articles sur l’imaginaire et la croyance qui nourrissent ma réflexion aujourd’hui.

         D’une part, cet acte langagier  qu’est le travail introspectif langagier est tributaire du transfert et de  l’interprétation formulée dans le transfert/contretransfert, et ne peut s’accomplir  sans eux. L’analyste connait ces moments de la cure où la parole du « comportement » - le parler pour ne rien dire- se transforme en  discours d’une « intention en action », accomplissant le désir du sujet qui pense et se pense en train de penser avec un autre : c’est ce que DW appelle une « présentation d’action » (IM,p.42). « Il fait acte en le voulant /comme Dieu ?/ ». (CR,p.110)« L’inconscient ne désire pas, il exprime le désir sur le  mode de son accomplissement, en mimant la réalisation…/.Il/ fait exister ce qui cherche à l’être…il procède comme Dieu…ou.. Dieu (ou les dieux, le divin)  est fait à l’image de l’inconscient » (IM,p.42) « L’inconscient comme Dieu ne pense rien que sur le mode de l’accompli »(CR, p.110) ; « Dans cette perspective, l’inconscient apparaît moins  comme porteur de vérité, que comme agent d’un pouvoir illusoire »( IM, p.42). J’ajoute donc que cet accomplissement  hallucinatoire de l’action dans la cure de l’analysant (mais aussi dans le fantasme, dans l’état amoureux, et aussi dans l’état d’écriture) partage et met en œuvre  les latences hallucinatoire du désir et du fantasme : seulement à condition que du transfert et du contre-transfert opère, - même si « je » suis seul(e) et que le destinataire du transfert  reste inconscient.

         D’autre part, je soutiendrai avec Daniel Widlöcher, et en débat avec lui, que l’ « action fictive » qui constitue  la réalité psychique sous-tendue par l’inconscient, s’effectue dans une narration. Des travaux récents sur la narration ont avancé l’hypothèse que ce n’est ni le mot seul, ni même la structure syntaxique (sujet-verbe-objet), mais les « enveloppes pré-narratives » comme « représentations des événements »  sous-jacent à tout énoncé, fut-il elliptique (Cf. Daniel N. Stern et l’Ecole des cognitivistes de Genève).  Le récit n’est-il pas  la règle fondamentale de la psychanalyse : racontez-moi …Mais quel récit ? Pas n’importe quel « racontar ». Il s’agit d’un récit par lequel, à la fois,  « je » me construis dans le temps- à commencer par la temporalité  du triangle oedipien, tout en traduisant (j’insiste sur cette « traduction » des sensations en représentations) les représentants psychiques des pulsions par des « processus primaires ». Comment ? Les mots de ce récit qui devient  une « présentation d’action » parviennent à condenser les sensations, les affects et les signifiants verbaux : l’inconscient est toujours « sous la domination du langage », écrit Freud  dans son modèle que j’appelle un «modèle  optimiste du langage » dans l’Interprétation des rêves. Même si l’inconscient n’est pas un langage, il est nécessairement chez l’être parlant une figurabilité trans-linguistique : puisqu’il traduit en langage les énergies pulsionnelles. J’ai appelé « sémiotique » ces « présentation de l’action » pulsionnelle, pour les distinguer du « symboliques » où opère l’intentionalité prépositionnelle, grammaticale et logiques et ses modalités psychiques ( exposer, supposer ,douter, désirer, croire, savoir, etc.

 

         Cette narrativité spécifique de la « présentation d’action » se construit en définitive par et dans l’Œdipe : autant dire qu’elle n’est jamais définitive, mais aussi qu’elle possède des variantes  qui non seulement dérogent au récit classique canonique, mais que ces variantes  se modulent selon les structures  des sujets parlants (la narration hystérique n’est pas celle de l’obsessionnel, du border-line ou du paranoïaque). Ces structures subjectives modulent  aussi la narration des  personnalités créatrices et par conséquent elles se laissent déchiffrer dans  le style et dans  les caractères littéraires, qui n’offrent pas la même « présentation d’action », s’il s’agit de Proust, de Colette ou de V.Woolf (INST). Proust par exemple parvient à capter les potentialités perverses, sado-masochistes, du désir dans les abondances de ses métaphores surchargées de sensations, ou dans les interminables accumulations de subordonnées dans ses phrases et « paperoles ». Tandis que Woolf, tant prisée par DW, procède par  dissociation  et suggestion elliptique de l’intimité sensorielle, repliée dans l’instant mélancolique voire dans le hors temps autistique, plutôt que les liaison-déliaison des conflits oedipiens.

         Ainsi constitué, par le transfert et dans une narration chargée d’indices sensoriels révélateurs de la structure psychique, la réalité psychique de l’analysant- ou de manière codée et exemplaire celle de l’écrivain- est une action imaginaire : non parce qu’elle décrit des images, mais parce que la « parole inconsciente fait exister ce qui cherche à être » (IM, p.42) : autrement dit, les métaphores de ces récits-là sont des métamorphises, et des « illusions » une « autre scène », voire l’ « univers » d’un écrivain, distincts de la réalité.

         Nous touchons ici à l’omnipotence de la pensée, et à cette propriété fondamentale de l’inconscient qui est de  créer une nouvelle réalité. Il s’agit de  la réalité psychique désirante, parce que accomplissant le désir. Mais aussi d’une  réalité psychique destructrice, quand elle accomplit, par sa propriété compulsive, le fantasme de destruction : « le mal s’accomplit dans le ça au même titre que l’objet de désir. » (I.M., p.44).

         Vous l’avez entendu : l’hallucination et la croyance sont inhérentes à cette « présentation d’action » qu’est la réalité psychique sous-tendue par l’inconscient. Je les ai référées, pour ma part, au développement de l’infanile, dans l’Einfühulung selon Freud- l’osmose empathique, l’unification  dans l’ « attente croyante »  (Gläubige Erwartung) avec ce Père que Freud appelle, dans le Moi et le ça, un « Père de la préhistoire individuelle » : celui qui me reconnaît, et que je reconnaît, et qui – aurore de la tiércité - m’écarte de la dyade mère/bébé. Hallucination et croyance aussi, que l’on retrouve dans le meurtre du père : fantasme oedipien ou mythe originaire, constante compulsionnelle de la désirance oedipienne.

 

Cet incroyable besoin de croire

         Cette manière d’entendre l’inconscient comme un imaginaire en l’acte, confère un sens nouveau  à l’acte même de « croire », ainsi qu’à l’ « illusion », et jusqu’à l’ Avenir d’une illusion  de Freud. Loin d’être une simple faiblesse de la croyance rationnelle, il existe une  croyance inhérente à la réalité psychique - celle qui constitue le sujet paradoxal de la réalité psychique, depuis le sentiment océanique avec maman et l’Einfühlung avec papa, et jusqu’à l’Œdipe et ses accidents,  comme la croyance qui me fait entreprendre une analyse  parce que je cherche la vérité de ma réalité psychique, donc je reconnais que cet « autre réel » existe. En d’autres termes : la réalité psychique inconsciente est « le modèle de la pensée imaginaire de l’illusion » (I.M.,p.45).  C’est pourquoi l’illusion a bien plus qu’un avenir, elle est inhérente à la réalité psychique.

         La gravité de cette conclusion ne vous échappe pas. Est-ce que nous disons désormais que l’illusion –au titre de la croyance et donc la religion- est indépassable à l’infini ? Oui. Mais,  puisque c’est ainsi, la psychanalyse justifie-t-elle la religion ? Ou, au contraire, avec un peu de recul, se « réduit-elle» (CR,p.112) à « croire seulement » à l’inconscient, tout simplement  pour l’interpréter sobrement et sans fin ? DW pense que même cette  attitude prudente demeure sourdement religieuse, bien  qu’elle prétende  déconstruire  la religiosité. Il s’en distancie,  en  formulant ce que je considère comme un athéisme aussi radicale que subtile et que je partage, en essayant de le  pratiquer par des travaux  précis sur des expériences littéraires et mystique ,- et  avance la possibilité d’une « croyance irréligieuse ». De quoi s’agit-il ? Ni plus ni moins que de dépasser position freudienne dans Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), selon laquelle le divin est une « projection de l’inconscient dans le monde extérieur »(CR, p.99). « Appliqué ou projeté », « l’inconscient n’est pas pour autant dépossédé de sa toute-puissance d’illusion. C’est le moi, dans son « obscure connaissance » de l’inconscient-ça, qui construit le divin à l’image de l’inconscient. » (CR,p.111). De telle sorte que l’inconscient, on a pu le soutenir, possède les qualités mêmes de Dieu : intemporalité, infinité, absence de contradiction, déplacement et condensation, réalité psychique (spirituelle) (cf.R.Bomford, CR,p.111).

         Qu’il me soit permis cependant de rappeler deux différences majeures qui écartent l’expérience analytique de cette identification de l’inconscient  avec le divin. D’abord, l’’expérience analytique n’idéalise pas l’inconscient ni ne l’érige en modèle : elle l’interprète. Par ses interprétations des logiques du désir et de sa destructivité, l’analyste déplace et désacralise  l’inconscient à l’infini, et ceci en dévoilant le caractère  illusoire des vérités inconscientes. De surcroît, ces dernières  elles mêmes se  distinguent de l’éternité immuable du divin en ceci  qu’elles sont mobiles. L’inconscient procède peut-être comme Dieu parce qu’il « pense le monde sous le mode de l’accompli » ; mais « l’inconscient (comme le rêve)  ne pense ni ne calcule, il se contente de transformer », souligne Freud dans l’Interprétation des rêves. J’entends par là qu’avant même l’interprétation analytique,  l’inconscient  n’érige pas  l’illusion en dogme ni en « vérité » , - tout en reconnaissant la part toujours indéfiniment résiduelle et indispensable de la « croyance »  au sens d’un investissement dans l’autre, qui caractérise  l’être parlant comme agissant, certes : mais un agissant avec quelqu’un d’autre . Credo : du sanscrit  + kred, +sradha, signifie «  j’investis »   ma force vitale en attendant rétribution. Dans l’attente croyante, j’investis le tiers (l’autre) pour m’autonomiser du holding maternel, sans fin, par le truchement  par…l’investissement/croyance : en latin credo, en français croyance ou investisement/crédit,  en anglais cathexis, en freudien : inversissement.

         Trois mouvements s’esquissent ainsi. 1. Le besoin de croire (acte hallucinatoire) est une composante universelle de la réalité psychique englobant l’inconscient 2. Débusquer  ce besoin de croire comme inhérent à a réalité psychique n’implique pas forcément qu’on transforme le thérapeute en un militant contre ou pour  le retour du religieux. 3.  Mais, DW y insiste, débusquer le besoin de croire comme inhérent à la réalité psychique invite le psychanalyste à « jouir du travail de la découverte du sens ».  DW appelle cette jouissance « un nouveau pouvoir, de nature esthétique » (CR,p ; 113) ? Est-ce un pouvoir ? Ou bien encore un acte imaginaire,  une illusion ?

         Nous voilà ramenés à notre séminaire. « Personne de nous 3 ne veut le pouvoir. ». Parce que la toute puissance de la pensée  qui, dans notre culture, se manifeste de manière codée dans l’art, se donne explicitement, franchement, et s’élucide aussi dans cette joie unique qu’est l’expérience analytique. Une joie qui advient quand on a fait le deuil  des frustrations-séparations-castrations-dépressions : la joie de traverser le « manque à être »,  aussi bien que la « toute puissance ». Une sorte de dépassement, en effet,  que la fin de la cure  nous les signifie comme autant d’illusions traversées.  Comment  appeler cette construction-déconstruction des illusions, en connaissance de leur cause et de leur indispensable immanence à la vie psychique ?  La perlaboration analytique (Dürcharbeitung, Working through) seule peut-elle faire cette traversée de l’illusion : sans « obsessionnaliser » ou « scientifiser » la cure, sans verser dans la religiosité non plus ? A cet endroit précis,  Freud avance un  mot : sublimation. Il écrit à Jung : « Je ne pense pas à un substitut de la religion : ce besoin-là doit être sublimé » (13 ;2.1910). DW est sur la même voie.

         Il nous reste donc à construire une théorie de la sublimation et un discours psychanalytique capable de la mettre en acte. Pas seulement, pas forcément une épistémologie métapsychologique, métalangage ou mathesis en quête de vérité qui ferait fi, une fois de vie, de la « présentation d’action ». Mais en mettant en évidence cette latence sublimatoire de la réalité psychique  où l’on jouit du travail de la découverte du sens. Est-ce une jouissance esthétique ? mystique ? analytique ?

         C’est en tout cas  en cherchant un discours psychanalytique au carrefour de la perlaboration et de la sublimation que nous pourrons avoir la chance de trouver une réponse au fameux « retour du religieux, bien plus complexe et satisfaisante que la « laïcité positive » ou le  « heurt des religions ». Les psychanalystes  s’y intéressent  de plus en plus. Je rentre de Vienne où le célèbre Musée Freud de Bergasse  commence une série d’événements sur « Les forces du monothéisme » que j’ai été invitée à inaugurer. A Jérusalem, nous a avons créé avec le Département de psychologie de la Hebrew University et la Société psychanalytique d’Israël un Forum interdisciplinaire permanent  qui a commencé en 2008 sur le « besoin de croire » et qui se continuera l’année prochaine sur l ’Origine, l’originel et le maternel ». Pace que la religion interpelle  l’actualité ? Ou parce que l’illusion est inhérente à la réalité psychique ?

         A l’encontre de la croyance moralisante, DW cherche ce discours psychanalytique qui nous manque, et il  définit ce dépassement de la croyance dans ce que Freud appellerait une « sublimation »,  comme une « promenade dans la vie de l’esprit ». Je le cite, dans ce texte non daté qu’il m’a fait parvenir : « Une psychanalyse réussie serait-elle une façon  d’aller, pour l’analysant, au-delà de soi-même ? En fait, elle permet un dépassement du « moi » justement, de ce « je » qui se prend pour un « moi ». Elle nous permet de dépasser nos croyances naïves, mais elle est surtout un enrichissement, une extension. On se promène plus largement dans la vie de l’esprit : c’est davantage cela qu’un épanouissement. Le dépassement se placerait plutôt du coté du mystique. »

         Merci à Daniel Widlöcher d’avoir contribué à élucider que, parce que la réalité psychique de l’inconscient a le pouvoir d’une action fictive,  tout autre pouvoir est une illusion dont l’analyste ne peut se satisfaire. Notre séminaire était basé sur ce savoir inconscient, et nous l’avons arrêté quand ce savoir nous devint conscient, pour continuer à nous promener plus largement dans la vie de l’esprit- en écrivant, dépossédés de tout séminaire et de quelques séminaristes que ce soit. Le moment est venu de réunir, -dans ce que j’appellerai une « politique de la psychanalyse »- ces deux démarches que je viens d’évoquer :

-essayons d’insuffler à notre discours psychanalytique, ce «nouveau pouvoir, de nature esthétique » ;

-et ceci, sans oublier que ce discours psychanalytique, d’une nouvelle teneur, se construit patiemment ; et qu’il s’accompagne de ce travail de recherche audacieux et authentique que fut le travail du DRAPS,– de sorte qu’il convient de reprendre et d’actualiser l’expérience de notre séminaire.

 

Julia Kristeva

Jubilé Widlöcher

3 décembre 2009

 

 

 

 

 

Home