"L'humanité redécouvre la solitude existentielle, le sens des limites et la mortalité." |
(Interview
donnée par Julia KRISTEVA au Corriere della Sera le
29 mars 2020, traduction de Henri José Legrand)
>> ”Humanity is rediscovering existential solitude, the meaning of limits, and mortality.”
« Nous sommes restés à Paris, mais beaucoup
dans notre quartier sont partis passer ailleurs les jours de confinement.
Alors, le soir à 20 h, quand, des balcons, on applaudit les médecins et les
infirmiers, mon mari (le philosophe Philippe Sollers, ndlr) et moi nous servons
de casseroles pour faire un peu plus de bruit », raconte au téléphone
Julia Kristeva, la grande intellectuelle européenne (elle se définit bulgare
d’origine et française d’adoption) qui vient de publier un essai sur
Dostoïevski et qui, avec cette « lecture », s’efforce de réfléchir sur
l’individu en temps d’épidémie.
Stefano Montefiori, Corriere della Sera : A
côté des élans de solidarité et des moments de communion sur les balcons, le
confinement commence à provoquer aussi de l’envie et de l’agressivité. Il y a
de la haine pour ceux qui ont rejoint leur résidence secondaire ou pour ceux
qui sont suspectés de faire un peu trop de jogging. Le coronavirus risque-t-il
de miner les rapports sociaux ?
Julia Kristeva : — C’est curieux comme le mot
« viral » a déjà été très utilisé depuis quelque temps. Les réactions
virales font déjà partie de notre actualité politique et économique
hyperconnectée. Tout ce qui procède par contagion, par diffusion, après un début
brillant lié au plaisir, en arrive à une explosion mortifère. La viralité fait
partie de notre environnement, par exemple sur les réseaux sociaux où l’on s’exalte
même pour maltraiter et détruire. Dans les comportements que vous citez, il y a
quelque chose de viral, mais nous l’avions déjà vu agir aussi chez les gilets
jaunes, dans un mouvement qui a surgi, mais qui finalement a détruit aussi, avec
les blackblocs qui saccageaient les rues de Paris. L’accélération de notre
civilisation en était arrivée à un stade viral et maintenant cette métaphore
nous bouleverse parce qu’elle s’inscrit dans le réel, parce que c’est une
menace externe mais aussi interne : peut-être n’avons-nous pas assez de
défenses immunitaires et le danger est aussi en nous. Certains ont peut-être le
virus sans même le savoir, mais nous survivons et d’autres mourront. Ceci nous
permet de nous poser des questions sur le monde où nous vivons, sur ses échecs
et sur ce que nous ne réussissons pas à penser. A commencer par l’Europe.
Comment jugez-vous la présence de
l’Europe dans cette période ?
— Je suis européenne, dans le livre sur
Dostoïevski que je viens de publier, j’en cherche le côté européen et moderne.
Je vois l’Europe partout et je veux la garder, même si elle traverse bien des
difficultés et se trouve à un moment de chaos. Mais le virus a montré que cette
Europe n’est pas seulement un marché dépourvu de politique, de défense,
incapable de réévaluer notre grande culture commune, mais que cette Europe
montre une incapacité sanitaire absolument stupéfiante. Les besoins en
instruments médicaux ont été gravement sous-évalués tant en Italie qu’en
France, et cela me semble traduire un refus de réfléchir à la fragilité de
l’espèce humaine. Et ceci nous renvoie au plan des comportements individuels.
De la métaphore virale nous passons à la réalité virale, à ce que l’épidémie
révèle de l’individu, de l’homme globalisé aujourd’hui.
Quelles sont les caractéristiques de
cet homme globalisé ?
— J’en entrevois trois. Solitude,
intolérance aux limites, refoulement de la mortalité.
Comment se manifeste la solitude ?
— Je suis frappée par l’incapacité
contemporaine à être seuls. Toute cette exaltation hyperconnectée fait vivre un
isolement devant les écrans qui n’a pas aboli la solitude, mais qui l’a enfermée
dans les réseaux sociaux, qui l’a comprimée dans les messages et les données.
Des personnes déjà dévastées par la solitude se découvrent seules aujourd’hui
parce qu’elles ont les mots, les signes, les icônes, mais elles ont perdu la
chair des mots, la sensation, le partage, la tendresse, le devoir envers
l’autre, la préoccupation de l’autre. La chair des mots, nous l’offrons en
pâture au virus et à la maladie, mais nous étions déjà orphelins de cette
dimension humaine qu’est la passion partagée.
La quarantaine révèle donc un état qui
était déjà présent ?
— Oui. Soudain, nous nous rendons compte
que nous sommes seuls et que nous n’avons pas de contacts avec notre for
intérieur. Nous sommes esclaves des écrans qui n’ont pas aboli la solitude,
mais qui l’ont seulement enfermée. D’où l’angoisse et la colère de ces derniers
jours.
Vous êtes psychanalyste,
vous continuez les séances ces jours-ci ?
— Oui, maintenant je me permets de prêcher
pour ma paroisse, comme on dit, mais j’avais peur que les patients ne veuillent
pas continuer et finalement, non, c’est tout le contraire. Au cours de nos
sessions de confinement téléphonique, comme nous les appelons, même sans la présence
physique de l’analyste, nous nous appelons, nous laissons le téléphone ouvert,
nous nous allongeons et nous restons en séance et il arrive des moments
d’effondrement archaïque : le cancer de sa propre mère refait surface, un
abandon enduré dans l’enfance, les maltraitances subies pendant l’adolescence.
Des choses dont d’abord on ne réussissait pas à parler sont affrontées avec
application, comme si le danger poussait à évacuer les douleurs les plus
profondes. Pendant ces jours, à travers le téléphone, nous arrivons à toucher
quelque chose de « nucléaire » : certaines défenses tombent, on
se met à nu avec une sincérité nouvelle.
Pourquoi cela arrive-t-il justement
maintenant ?
— Parce que l’épidémie nous oblige à nous
confronter aux deux autres points que je citais au début, en plus de la
solitude, c’est-à-dire les limites et la mortalité. La situation actuelle nous
fait comprendre que la vie est une survie continue parce il existe des limites,
des obligations, une fragilité : une dimension qui, dans les religions,
est bien présente et que l’humanisme contemporain tend à effacer. De même qu’on
tend à expulser de nous la question de la mortalité, la limite la plus grande
qui fait partie de la nature et de la vie.
Le refoulement de la mortalité est-il
un phénomène récent ?
— Depuis la renaissance nous avons
considéré la mortalité comme un attribut de la religion. C’était aux prêtres de
s’en occuper. Nous la trouvons aussi chez les philosophes, chez Hegel ou
Heidegger, mais la mortalité est absente du discours courant, populaire et
médiatique. On préfère l’oublier. Nous nous occupons des vieux, d’accord, mais
nous ne nous confrontons pas au fait que la mort est en nous, dans l’apoptose
qui est un processus continu de mort et de régénération des cellules, même à
l’instant, tandis que nous sommes en train de parler. Le nouveau virus nous met
devant le fait que la mortalité fait partie intégrante du processus vital.
L’art et la littérature, je pense à Proust ou Bataille par exemple, se sont occupés
de ces thèmes : l’acte même d’écrire est une confrontation avec la mort
mais l’attitude plus diffuse, médiatique, spectaculaire, à l’égard de l’humain,
évite d’habitude cette dimension.
Croyez-vous que l’épidémie changera notre
manière de voir ces choses ?
— Elle pourrait influencer nos rapports
familiaux, entre parents et enfants, inciter à repenser le consumérisme,
l’obsession des voyages, cette fièvre politique inspirée du slogan
« travailler plus pour gagner plus », la compétitivité exhibée comme
des paillettes. Je ne propose pas un culte de la mélancolie, mais de réfléchir
à l’ensemble de la vie, à commencer par la fragilité de tous à l’égard du
plaisir et de la sexualité.
Qu’entendez-vous par culte de la
mélancolie à éviter ?
— Je dis de ne pas rester enfermés dans la
finitude et les limites, mais seulement de les garder à l’esprit, de considérer
la mortalité comme partie de la vie. Dans toute religion il y a l’élément de la
purification, il faut se laver, il ne faut pas toucher ceci ou cela, il y a des
interdits. Ce sont des superstitions, elles deviennent des cultes obsédants,
mais nous pouvons tenir compte de cette tradition, la critiquer, la repenser,
tout en conservant le sens de la précaution, la préoccupation pour les autres
et leurs faiblesses, la conscience de la finitude de la vie. Nous pouvons
devenir plus prudents, peut-être plus tendres et aussi, de cette
façon plus durable, résistants. La vie est une survie permanente. Nous
sommes tous des survivants, rappelons-le nous. C’est une question de
comportement, d’éthique personnelle.
En définitive, êtes-vous
optimiste ?
— Je dirais une pessimiste énergique. Je
me vis comme ayant vécu trois guerres, j’étais nouveau-né pendant la
seconde guerre mondiale, puis j’ai vécu la guerre froide et mon exil quoique mon intégration soit exceptionnelle, et maintenant la guerre virale. Peut-être ceci m’a-t-il préparée à parler
de survie. Nous sommes prêts pour un nouvel art de vivre, qui n’aura rien de
tragique mais qui sera complexe et exigeant.
Julia Kristeva
propos recueillis par Stefano Montefiori, Corriere della Sera du 29 mars 2020
traduction de Henri José Legrand
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