ENTRETIEN

(version longue)

Comment avez-vous vécu Mai 68 ?

 

Mai 68 fut tout d’abord pour moi l’ouragan du débordement des corps. Ma rencontre avec Philippe Sollers, en 1966, m’a appris ce que jouir veut dire. Plaisir érotique mais aussi libido littéraire et philosophique, avec la lecture de Marx et Rimbaud, Nietzsche et Freud, Barthes et Benveniste. Pour la jeune étudiante bulgare que j’étais et qui débarquait à Paris, Mai 68 découlait de la Révolution française et du libertinage. Un mélange de Robespierre et de Sade ou de Choderlos de Laclos. L’Incorruptible osa dire à la Convention : « Le peuple français semble avoir devancé de deux mille ans le reste de l’espèce humaine ». La phrase est évidemment outrancière, presque démente. Et si c’était vrai ? se demandait Sollers : « Les révolutionnaires français ont vécu en parlant sans cesse, pour mourir très vite » [1] .

 

 

Qu’est-ce qui vous a séduite dans l’effervescence intellectuelle de l’époque ?

 

J’ai plongé corps et âme dans cette liberté. La France, c’était la bibliothèque qui sortait et s’insurgeait dans les rues, c’était Sartre et de Beauvoir, Blanchot et le Nouveau Roman sur lequel je devais soutenir une thèse, qui fut en définitive consacrée aux origines du roman en France, avant Rabelais, au carrefour des chroniques historiques, du chant des troubadours et de la scène du carnaval, avec Lucien Goldmann, pendant les « événements ».

Dans mon premier roman, consacré au bouleversement culturel des années 1968-1990, avec Tel Quel et le post-structuralisme, j’ai choisi le titre de Samouraïs pour désigner ces créateurs de langues, qui allaient jusqu’au bout du sens de la vie, jusqu’au bout d’eux-mêmes. Mais pourquoi chanter L’Internationale qui me rappelait les apparatchiks de la bureaucratie communiste ? Pourquoi ces références aux pays marxistes-léninistes qui auraient envoyé ces libertaires, souvent issus de la bourgeoisie française, au goulag ? Je me précipitais avec Philippe Sollers sur les barricades, séduite en enivrée, j’étais ailleurs, « je me voyageais » - comme je l’ai dit plus tard dans un entretien autobiographique.

 

Quel était votre trouble lors des événements de Mai 68 malgré l’élan qui vous portait ?

 

« Nous ne sommes rien, soyons tout », chantaient mes amis, reprenant en chœur L’Internationale. Je me rappelais alors la mise en garde de Dostoïevski, qui avait pressenti en son temps la massification et le nihilisme : « Je suis seul et ils sont tous », écrivait le romancier russe. J’avais plutôt envie de dire : « Je suis seule, avec tous ». La liberté surgit dans ma solitude, mais ne se laisse pas dévorer par le « noutoussisme », comme l’écrit encore Dostoïevski, elle forge une pensée singulière, si et seulement si elle est reconnue comme telle par les autres.

 

Pourtant, vous avez adhéré au maoïsme et vous avez même fait, avec Roland Barthes, Philippe Sollers et une délégation de la revue Tel Quel, un voyage en Chine très encadré par le parti communiste, en 1974.

 

J’ai davantage aimé la Chine que le maoïsme, mon adolescence en Bulgarie m’avait vaccinée contre la dictature du Parti. Je voulais toutefois voir si, comme le disait Mao, un « socialisme chinois » favoriserait les femmes, brimées par le confucianisme patriarcal mais aussi héritières d’une tradition matrilinéaire et taoïste. Malgré l’éblouissement pour cette culture et cette langue - on me prenait même pour une Chinoise ! - ce voyage et ses déceptions, car on ne nous a pas autorisé à visiter le Tibet, m’a détaché de la politique et conduite vers la psychanalyse. Pour scruter la singularité humaine, plutôt que de rêver aux grands soirs des mouvements de masse.

 

 

Quel héritage retenez-vous de ces années pour le temps présent ?

 

Il n’y aurait pas eu le PACS, ni le mariage pour tous, ni les droits LGBT sans ce coup de fissure dans la structure familiale traditionnelle. C’est pourquoi je ne me reconnais pas dans ce conglomérat idéologique radicalisé qu’on appelle « French theory », et qui a connu un développement particulièrement  important dans le « wokisme » des campus  américains. De quoi s’agit-il ?

 Un événement s’est produit en Europe et nulle part ailleurs prévenaient déjà Alexis de Tocqueville et Hannah Arendt : on a coupé le fil avec la Tradition. Constater et éprouver cette coupure ne signifie ni dénier ni détruire la mémoire culturelle, philosophique ou éthique qui la précède, - comme le font ceux qui sombrent dans le nihilisme ou le matérialisme mécanique « laïcard ». Au contraire, la laïcité française se propose d’investir, d’approfondir et de singulariser la mémoire culturelle en amont et en aval de la sécularisation, dans l’expérience intérieure de chacune, de chacun. Dans cet esprit, la littérature elle-même s’était mise en question pour porter la musique et le rêve dans les lettres. Avec Mallarmé qui cherchait un « mot total, neuf, étranger à la langue » aux surréalistes avec Aragon, en quête d’« un style qui mine universellement la terre par métaphore » : à la fois poétique et politique, pour changer le monde et en révolutionnant le langage. Cette affaire nous a beaucoup occupés, Philippe Sollers et moi.

Au contraire, le « wokisme » extrêmiste qui se prétend tributaire de la soi-disant « French Theory » transforme cet héritage critique en dénonciation unilatérale de la société occidentale et ses valeurs.

Et en même temps, la déconstruction, pourtant inhérente à la capacité de penser, depuis au moins Saint Augustin et en passant par Nietzsche – se trouve diabolisée sur les écrans bavards, comme responsable majeure de la « perte des valeurs » !

 

N’y a-t-il pas des responsabilités de la génération 68 dans l’époque du « tout est permis » et de la liberté sans limite des libertariens qui déferle notamment aux Etats-Unis ?

 

L’image a posteriori de la « génération 68 » mélange les passions des Assemblées générales et des pavés avec les pensées qui n’ont pas cessé de réinventer leur rapport au vivant - en brassant l’histoire des religions, mais aussi l’écologie, mais aussi la psychanalyse.

La responsabilité, comme la culpabilité, sont-elles collectives, inhérentes à une génération (groupe social, nation etc.), ou bien relèvent-elles de la conscience individuelle ? Forcément coresponsable de l’image de ma génération, je m’interroge.

Comment le wokisme radical a pu jeter sur les campus et les rues des Etats Unis des masses d’étudiants (« libertariens » ou refoulés ?) qui exigent la destruction d’un État « from the river to the sea » ? Ignorance de l’histoire, de la mémoire métaphysique, de l’holocauste ? Manquements à l’éducation civique, politique, éthique ?

 Un tsunami d’antisémitisme déferle sur le monde entier. Et je ne pense pas que toute critique de la politique israélienne résulte de l'antisémitisme. Mais si un humanisme pouvait encore exister, dans l’accélération anthropologique, survivant à l’Europe nazi et à la Shoah, il se doit - notamment dans les Universités - de reprendre et développer l’inspiration biblique de nos valeurs pour soutenir l’imprescriptibilité de l’État d’Israël. Avant de refonder l’État Palestinien.

 

Quel regard portez-vous sur le moment géopolitique, notamment marqué par le second mandat de Donald Trump ?

 

Trump a fait entrer notre civilisation dans la société du deal et de la volonté de puissance, celle de l’efficacité de la brutalité. A observer Trump, Poutine et consorts, on a l’impression de lire Freud : les frères de la horde primitive se retrouvent pour se partager les produits de consommation, les armes et les femmes dans la dévotion à un père imaginaire tout-puissant. Le deal, c’est le degré zéro du contrat social. Mais une organisation sociétaire l’accompagne, qui s’ajoute à cette transaction originaire en instituant la cooperation et des activités que les « dealers » préfèrent ignorer quand ils ne s’en emparent pas pour les contrôler.     

    La version orthodoxe de cette brutalisation des relations n’est guère plus enviable, car elle s’inscrit dans une culture où le Fils (le croyant) est un serviteur du Père (Per Filium), tandis que dans le catholicisme et le protestantisme le fils est associé au père (Filioque), préfigurant ainsi l’autonomie et l’indépendance de la personne et ouvrant la voie à l’individualisme et au personnalisme occidentaux.

    Dans le virilisme et le masculinisme incarné par Trump et Poutine se joue une relation homoérotique de fascination réciproque. Cet affect est, lui aussi, issu du pacte de la horde primitive : comme le dit Sándor Ferenczi, un disciple de Freud, l’érotisation du semblable freine l’avidité sexuelle des mâles, en donnant un sens psychique à la pulsion. Ce qui n’empêche pas une homophobie manifeste, une violente aversion pour les trans particulièrement marquée chez ceux, tels Trump et Poutine, qui n'acceptent pas leur propre homoérotisme.

N’oublions pas que les nihilistes sont des serviteurs déchus du Seigneur ou du Maître. Dostoïevski est sans doute l’auteur qui a le mieux pressenti le tragique du XXIe siècle - féminicides, pédophilie, intégrismes qui traversent les âges - mais aussi les anxiétés des internautes et la haine en ligne qui semblent sorties des sous-sols des démons dostoïevskiens. Ses romans ont pensé le nihilisme universel porté par des héros comme Raskolnikov, Stavroguine ou Ivan Karamasov, des athées radicaux qui nient Dieu mais se tiennent contre, tout contre lui.

 

 Peut-on échapper à cette période mortifère dominée par la volonté de puissance ?

 

Face à cette situation, l’Europe apparaît comme une promesse, une voie singulière, une survivance contrariée et à contre-courant. Oui, plus qu’un « miracle grec », existerait-il un « miracle » gréco-judéo-chrétien, qui après avoir succombé aux dogmes identitaires, jusqu’aux crimes, et qu’il en fait l’analyse mieux que d’autres, se trouve en situation de faire face au malaise des démocraties libérales.  La laïcité française en est l’onde porteuse, aussi stimulante qu’incompréhensible hors hexagone. Il nous revient de les assumer, quand la cohésion européenne nous manque et que son autorité se trouve menacée par le « Sud global » et par les MAGA.

Avant de mourir, Philippe Sollers annotait L’histoire de l’estre, un double traité d’aphorismes et de pensées de Martin Heidegger, rédigé entre 1938 et 1940. Le philosophe allemand controversé pour son adhésion au nazisme, mais qu’il tenait aussi pour être malgré tout le plus grand penseur de notre temps, parle lui-même d’une confédération des États européens. Une confédération des nations dont le mode de vie ne cède pas mais résiste à la brutalité de la toute-puissance

 

Mais comment expliquer la permanence de la croyance et même de la résurgence du religieux dans ces formes les plus sectaires ?

 

La croyance religieuse n’est pas seulement une « illusion », selon Freud, ni simplement un « sentiment océanique » dont parlait Romain Rolland. Le fondateur de la psychanalyse découvre un « besoin de croire » anthropologique au coeur de la vie psychique qui ouvre la voie au « désir de savoir ». Le mot « croire » trouve sa racine dans le sanscrit « *kred » qui signifie « Je te donne mon cœur en attente de récompense. » Il ne s’agit pas de « croire » au sens de « je suppose », « je fais une hypothèse ». Mais d'une évidence, d’un vécu de « vérité » absolue, indispensable, vitale, sous-jacent à l’élaboration du lien à l’autre et sur lequel pourra se construire la capacité de parler et de penser : « J’ai cru et j’ai parlé », dit le psalmiste dans la Bible. Ainsi entendu credo se traduit « investir », comme le font Benveniste et Freud. D’où le crédit bancaire…

Mais j’investis d’abord et surtout un lien, une relation, « un autre » : personne-langage-activité… J’investis le transfert en psychanalyse qui m’aide à investir mes capacités psycho-somatiques, à le transformer, à revivre.

En revanche, la globalisation hyperconnectée, la finance et le marketing favorisent la pensée du comment au détriment du pourquoi. Et l’investissement se porte de préférence sur les techniques, le how to do, le calcul, le « gagnant-gagnant », le deal. L’espace psychique, l’expérience intérieure ne sont pas vraiment une « valeur » dans la société en voie vers le transhumanisme et le streaming des images, régression hypnotique et ivresse des affects s’ensuivent.

Les adolescents en particulier sont plus exposés à cette dépersonnalisation. Contrairement à l’enfant qui joue et qui cherche, l’adolescent est un croyant en quête d’idéal, forcément déçu, doublé d’un nihiliste qui détruit et se détruit. Il nous faudra réinventer l’École des parents, former un nouveau  « corps enseignant », avec des référents et tuteurs capables d’aider à la reconstructions de la vie personnelle et d’une vie sociale.

 

Pendant quelques années j’avais déplacé mon séminaire sur « Le besoin de croire » à la Maison des adolescents de l’hôpital Cochin, auprès d’une équipe soignante interdisciplinaire. Souad, appelons-la ainsi, s’était radicalisée en ligne. « Esprit scientifique », elle rejetait les cours de français et de philo, « langues de colonisateurs », se disait féministe, « ne faisait confiance qu’à Allah », et rêvait de djihad. Accueillie sans jugement, elle a mis du temps à s’ouvrir, à jouer, à rire, à se raconter. Puis elle a retiré sa burqa, repris le français, découvert la poésie arabe des soufistes sensuels... Il existe des chemins discrets qui rendent fierté aux identités en souffrance. Un travail de dentelle.

 

Nous vivons un nouveau malaise dans la civilisation, mais aussi des avancées notables, comme la place des femmes. Vous retrouvez-vous dans le nouvel âge du féminisme ?

 

Les femmes s’imposent comme un facteur majeur de la transformation anthropologique en cours, actrices de leur émancipation, elles conduisent le législateur à changer les lois ou modifient les standards éthiques, comme l’illustre le stupéfiant procès Mazan. Toutefois, je déclinerai à ma façon la fameuse maxime de Simone de Beauvoir. Dans Le Deuxième sexe, elle écrit, « On ne naît pas femme, on le devient ». Je dirais plutôt, « On naît femme, mais je le deviens ». Il y a du biologique, puis du psychosexuel. Mon expérience de psychanalyste m’a conduit à envisager l’identité féminine comme un processus ouvert, changeant et inachevé, constituée d’étapes successives, c’est pourquoi je parle d’un « féminin transformatif ». Ma divergence avec certaines perspectives du féminisme contemporain repose sur le fait que, pour moi, la différence sexuelle s’affirme dans une hétérosexualité qui transgresse les identités sexuelles et les codes conventionnels autrement que ne fait le genre. C’est bien à papa et maman que l’on joue avec le mariage pour tous. Mais le couple n’est pas aussi figé que le voudraient les « tradis ». C’est la rencontre de deux étrangetés. Dépense et confusion des sexes au zénith de la procréation, l’hétérosexualité qui « rompt la liaison de masse propre à la race et à la communauté » et « accomplit des opérations culturellement importantes » (Freud) est et sera le problème.

 

Vivons-nous le retour de « la France moisie » ?

 

Vous avez raison d’évoquer la tribune de Philippe Sollers intitulée « La France moisie » qui a exalté les uns, ravageait et enrageait les autres, car chaque mot fait mouche et tue pour stimuler et soutenir le réveil. France moisie, liquéfiée, pathétique … l’écrivain varie les adjectifs selon les années, mais sa France est toujours irruptive. Relisez-là, cette histoire n’a pas pris une ride, elle sollicite à lire l’œuvre. Alors, si la langue française a pu porter un écrivain qui fait vibrer ainsi son pays, c’est que la France en question n’est pas si hors jeu que le font croire ceux qui ont peur des prédicateurs menaçants.

D’avoir vécu quelques décennies avec l’auteur, j’ai appris que nulle part on n’est plus étranger qu’en France, nulle part on n’est mieux étranger qu’en France (Étrangers à nous-mêmes). Car il y a France et France. Et je me suis à tel point transférée dans cette autre langue, le français, que je suis prête à croite les américains qui me prennent pour une intellectuelle et écrivaine française. Le débat culturel et politique, plus dramatique et plus lucide en France qu’ailleurs, constitue un véritable antidote à la dépression nationale, ainsi qu’à son versant maniaque qu’est le nationalisme. Et c’est avec un sentiment de dette et de fierté que je rends hommage à la République française qui m’a adoptée, et qui n’est jamais plus française quand elle ne se laisse pas humilier, tout en se mettant en question. Jusqu’à rire d’elle-même – et quelle vitalité dans ce rire - en se liant aux autres.

 

 

Julia Kristeva

Propos recueillis par Nicolas Truong

 

 

 

 

 

 

[1] Philippe Sollers, Désir, Gallimard, 2020

 

twitter rss